Introduction: la peur et les médias
Les rapports entre peur et médias, dans un sens large, nécessiteraient de vastes développements. Les manières d’aborder cette thématique sont potentiellement multiples. Dans le cadre de cette contribution, nous entendons étudier la question de façon spécifique pour le domaine de la prévention et de l’éducation à la santé, en vue de donner des éléments de réponse à deux questions que se posent souvent les professionnels du domaine.
D’une part, il y a celle de l’efficacité de la peur comme moyen de prévention. Autrement dit, inscrire sur les paquets de cigarettes que “fumer tue” a-t-il un effet sur la consommation de tabac? Et comment cet effet est-il produit?
D’autre part la question de l’acceptabilité sociale de la méthode est difficilement contournable. La société n’est pas nécessairement prête à accepter des messages pouvant être perçus comme une agression à l’égard de parties plus ou moins importantes du public. En plus de la question de l’efficacité se pose aussi celle de savoir si “tous les moyens sont bons”, ou du moins acceptables ou souhaitables dans un contexte donné.
Notre contribution ne prétend ni faire le tour de la question, ni lui apporter une réponse “définitive”, pour autant que celle-ci existe. Notre objectif est bien plus modeste: il s’agit de donner des repères conceptuels et méthodologiques permettant au praticien, amené à concevoir des campagnes de prévention dans le cadre de son activité professionnelle, d’aborder de manière plus pertinente et autonome ces questions.
Pour ce faire, nous défendons qu’il faut éviter de se laisser enfermer dans un questionnement exclusivement centré sur l’usage de la peur ou la manière de la susciter. Il est nécessaire, au contraire, de prendre du recul pour mettre cette question en perspective par rapport à ce que sont la prévention et la démarche de conception d’un document de prévention. Nous adoptons résolument le point de vue du concepteur de médias de prévention pour qui la question pertinente ne doit, dès lors, pas être comment engendrer ou utiliser la peur mais comment peut – on engendrer l’effet souhaité à l’aide d’un média de prévention , le recours à la peur étant un moyen parmi d’autres. C’est pourquoi nous développerons dans le détail la démarche de conception des médias de sensibilisation, avant de revenir sur l’usage concret de la peur dans ceux-ci.
L’usage de la peur, une définition difficile
Spontanément, tout le monde a une représentation plus ou moins précise de ce qu’est une campagne de prévention utilisant la peur. Mais c’est en réalité quelque chose d’assez difficile à définir. Quand utilise-t-on exactement ce levier? Quand sort-on de ce registre? Les exemples souvent cités (comme des campagnes de sécurité routière montrant sans fard des blessés couverts de sang) peuvent souvent être considérés à la limite de la peur, de la surprise, du dégoût ou d’autres sentiments. Dans quelle mesure peut-on donc véritablement associer média de prévention et ce sentiment primaire, assez précis, qu’est la peur?
La peur n’est pas un objet mais un sentiment. Donc, elle ne peut pas être directement présente en tant que telle dans un document médiatique, quel qu’il soit. Elle peut être mise en scène (à travers la représentation de personnages sujets à la peur) ou suscitée (la réception du message provoque ce sentiment chez le récepteur). Ces deux aspects peuvent évidemment parfois être conjoints: la mise en scène de la peur peut avoir pour effet de susciter ce même sentiment chez certains récepteurs, par exemple par projection/identification.
La «boîte noire»
Il est difficile voire impossible de savoir exactement ce qui se passe “dans la tête” d’un récepteur de média. Cela reste en grande partie de l’ordre de ce que De Smedt (3) appelle la “boîte noire”. Pourtant, si nous pouvions connaître exactement la manière dont un public interprète un message, cela permettrait de concevoir les messages de prévention en maximisant leur efficacité. Faute de “lois” de la réception, il reste possible et nécessaire de formuler des hypothèses sur le contenu de celle-ci, c’est-à-dire explicitant le lien entre l’exposition au message et la réaction produite chez le récepteur. C’est en fonction de telles hypothèses que le concepteur doit élaborer le message (et ses différentes caractéristiques) s’il ne veut pas travailler à l’aveuglette. Ces hypothèses sont à développer en fonction des connaissances que l’on a des mécanismes de réception, du public et de ses représentations, du contexte culturel, du mode ou du moment de diffusion, etc.
À ce titre, l’étape de modélisation de l’activité de l’utilisateur et la réflexion sur la manière de l’opérationnaliser concrètement dans le message constituent le cœur et la spécificité du travail du concepteur de médias éducatifs. Cette activité est commune à tous les concepteurs, quel que soit leur domaine de prédilection: prévention dans le domaine de la santé, sécurité routière, sensibilisation à l’environnement, initiation aux risques du web, etc. En ce sens, on peut affirmer que par-delà les différences de message, il s’agit bien du même métier.
Lorsque l’on parle d’“usage” de la peur dans les médias de prévention, on se réfère généralement à des campagnes visant à susciter la peur chez le récepteur en vue de provoquer certains effets. Aussi, nous parlerons plus précisément de l’induction de la peur comme stratégie de prévention.
Cela nous mène à la définition suivante, adaptée de Alexandra de Hemptinne : l’induction de la peur est une politique de prévention consistant à montrer les conséquences d’un événement non souhaitable (maladie, accident, etc.) ou à faire entrevoir plus ou moins directement le malheur qui s’en suit dans l’espoir que cela amène un changement d’attitude par rapport aux causes de cet événement (1, p.15).
Au-delà de cette définition assez “expositive”, divers travaux permettent d’identifier une gamme relativement variée de façons de présenter cet “événement non souhaitable” ou ses conséquences.
Le point commun de ces modes de présentation est généralement la présence d’une menace ou de ce qui sera perçu comme un danger pour le récepteur, sa santé, sa vie, ses proches ou la société dans laquelle il vit, ou des conséquences négatives de celui-ci (mort, répression sociale, punition, accident, perte d’intégrité physique, etc.) (1, p.27).
La manière de figurer ou formuler le danger, la manière de le mettre en scène peut par contre varier considérablement d’un cas à l’autre. Nous référant toujours à de Hemptinne, ainsi qu’au travail de Corinne Tarpataki (2), nous pouvons identifier deux grandes tendances: l’évocation directe du danger, en le donnant à percevoir directement (ou ses conséquences), et l’évocation “inférentielle”, c’est-à-dire laissant entrevoir la situation fâcheuse ou ses conséquences moyennant un travail de raisonnement, d’inférence (à des degrés plus ou moins forts).
Un passage en revue de campagnes de prévention suivant ces modèles permet aussi de constater que le danger peut référer au récepteur à titre personnel (sur le modèle: si tu fais / ne fais pas ceci , alors voici ce qu’il va t’arriver ), ou peser sur un personnage mis en scène (par exemple, sur le modèle du spectateur d’un Hitchcock qui sait que l’assassin va perpétrer son forfait, impuissant face à son écran et à la victime qui ne se doute de rien).
Le travail de mise en forme du message, en fonction des spécificités de son support et de la configuration des éléments permet de construire cette présentation de la menace ou de guider son interprétation. Nous y reviendrons. Mais avant cela, il convient de s’interroger sur la pertinence même de l’induction de la peur en recadrant cette stratégie éducative, parmi d’autres, dans la démarche globale de conception d’un média de prévention. En effet, l’analyse des caractéristiques et mécanismes de médias de prévention basés sur l’induction de la peur ne permet pas de répondre à ce que nous avons identifié comme étant la question essentielle pour aborder de manière pertinente et critique la question de la peur, à savoir comment peut – on engendrer l’effet souhaité à l’aide d’un média de prévention ?
La démarche de conception d’un message médiatique de prévention
L’objectif de l’action de prévention est d’agir sur des représentations, des attitudes ou des comportements parce que l’action sur ceux-ci contribue à la résolution d’un problème (de santé, de sécurité, etc.) se posant dans l’espace social. Les actions de prévention ne sont donc pas nécessairement communicationnelles.
Rares sont les problèmes (alimentation trop grasse, cancer du sein, bonnes pratiques d’allaitement, tabagisme, etc.) qui ne présentent qu’une seule “solution” du point de vue de la démarche à entreprendre pour aller vers leur résolution. Au contraire, la plupart nécessitent des approches multiples impliquant différents acteurs et/ou différentes formes d’action sur l’espace social: actions législative (normes, interdiction), économique (augmenter le prix du tabac), d’équipement (rendre un centre facilement accessible), d’éducation formelle (école, diplômes), etc. Le vecteur communicationnel est donc une façon parmi d’autres à la disposition des pouvoirs publics, des acteurs sociaux, des institutions publiques ou privées de traiter un problème.
Il est du ressort du concepteur de concevoir son document de prévention dans le but de produire l’effet sur le public le plus adéquat en regard du problème traité. A ce titre, son domaine de compétence est limité (il n’est qu’un maillon de la “chaîne” de résolution d’un problème posé dans l’espace social), mais au sein de cette sphère d’action, son travail est essentiel quant à la traduction des objectifs sociaux au sein d’une stratégie éducative susceptible d’amener un public donné à évoluer d’un état A (par exemple considérer que le cancer est un problème qui ne nous concerne pas) à un état B (considérer comme envisageable de mener un dépistage au-delà d’un certain âge) quant à ses représentations, ses attitudes ou ses comportements par rapport au problème (3).
Modélisation des effets du média: les ressorts de l’action
Un média éducatif de prévention est un message (de toutes natures, de l’affiche au théâtre de marionnettes en passant par le spot TV ou l’autocollant) adressé à un public et visant à agir sur les représentations, les attitudes ou les comportements de ce public en matière de santé, de soins, de maladie, etc. La réussite du message de prévention tient donc bien dans le fait que l’effet escompté a bien été produit dans le sens souhaité, et pas simplement à ce que le message ait été émis.
Cet objectif doit donc être modélisé en termes d’effets à produire: à quoi sait-on que l’objectif est atteint? Ou, autrement dit, que doit-il s’être passé, que doit-on pouvoir observer pour s’assurer que l’action communicationnelle de prévention a été couronnée de succès?
Il s’agit de savoir ce qui est supposé se passer dans la tête du récepteur pour le faire passer de l’état A à l’état B cités plus haut. Certes, on n’aura jamais de certitudes à ce sujet —seulement des hypothèses— même en menant une recherche précise, mais cette étape est une des plus importantes de la démarche de conception. En effet, si cette modélisation est bien entendu utile pour évaluer a posteriori une campagne (et définir des indicateurs pertinents de la réussite de celle-ci), elle est aussi (et surtout) indispensable au concepteur pour savoir a priori comment, dans quel sens, en fonction de quoi il va devoir travailler pour atteindre son objectif auprès du public. Il est nécessaire pour le concepteur d’élaborer ces hypothèses, car ce sont elles qui vont guider la stratégie éducative à l’œuvre dans le document en cours de conception. Enfin, c’est par rapport à ces hypothèses que nous pourrons (en partie) situer et évaluer la question de l’induction de la peur comme stratégie de prévention.
S’interroger sur ce qui doit se passer dans la tête du récepteur d’un message de prévention pour que celui-ci fasse son effet revient à poser la question de “qu’est-ce qui pousse quelqu’un à agir?”, à adopter un point de vue, à changer d’opinion, etc. Avec des étudiants de ces dernières années (3), nous avons élaboré une liste des différents ressorts possibles de l’action humaine en général.
Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut retenir des causes de relativement “bas niveau” (comme satisfaire des besoins primaires, agir par réflexe ou dépendance physiologique acquise, par contrainte technique —on ne peut pas faire autrement, par exemple—) et des causes plus élaborées où interviennent les relations sociales, les croyances, les valeurs, etc. Par exemple, agir par adhésion à des valeurs, par goût du risque ou du défi, par soumission à une autorité, par crainte d’une sanction, par conscience morale, par désir mimétique, par assurance identitaire (rester dans la norme, ou au contraire s’en démarquer), par adhésion rationnelle, etc.
Face à ce “catalogue” valable de manière générale, concevoir une stratégie de prévention revient à identifier les ressorts possibles par lesquels l’objectif éducatif poursuivi peut être atteint en termes de comportement ou de représentation. Cela nécessite, dans toute la mesure du possible, une bonne connaissance de la sociologie du public auquel on s’adresse, de ses croyances, de ses références, de ses habitudes, du moins quand elles ont trait au problème posé ou aux éléments susceptibles d’intervenir dans un mécanisme de changement de représentation, attitude ou comportement.
Pour prendre un exemple simple, le public adolescent est généralement en recherche et construction identitaire, avec un souci particulier de reconnaissance et d’appartenance à un groupe de pairs. Dans ce cas, il y a de fortes chances qu’une stratégie de communication invitant à adhérer/s’identifier à un modèle connoté positivement ait une résonance particulière auprès d’eux dans un sens de l’adhésion au message ainsi présent. Le recours à un argument d’autorité sera beaucoup moins efficace sur ce public qui se construit en partie contre l’autorité parentale, scolaire, etc. La mise en œuvre du document visera alors à construire cette adhésion en définissant le type de “modèle” qui sera présenté, ses caractéristiques, la manière dont le récepteur pourra s’y reconnaître ou se sentir interpellé.
Il faut cependant être conscient des limites de la formulation que nous proposons ici. Celle-ci est un outil de travail utile au concepteur, mais pas une formule magique: il convient de prendre garde à une vision par trop mécanique de la communication, potentiellement manipulatoire, et heureusement sans garantie d’efficacité (les êtres humains ne sont pas des robots qu’une instruction prédéterminée permet de commander). La question est au contraire à (re)poser pour chaque problème particulier, pour chaque document, pour chaque public.
L’induction de la peur comme stratégie de prévention
Dans ce cadre, et rapportée à la modélisation de l’activité du récepteur et aux multiples causes d’action, la peur n’apparaît-elle tout au plus que comme un moyen possible parmi d’autres à disposition du concepteur pour remplir un objectif éducatif. “Faire peur” n’est pas un objectif en soi. Ce n’est qu’un “outil” au service d’une stratégie dans laquelle on peut montrer (ou postuler) que l’induction de la peur va engendrer un type d’effet donné. Et que cet effet va dans le sens souhaité. L’induction de la peur n’est donc intéressante comme stratégie éducative que par les effets de cette induction sur le récepteur. Il convient donc d’être conscient des différents types d’effets que peut provoquer l’induction de la peur. Nous allons le montrer avec un exemple concret et un modèle.
“Faire peur” en invoquant le risque de maladies graves liées au tabac peut être une stratégie dans un contexte où l’on a suffisamment d’éléments permettant de croire que la menace est nécessaire et suffisante pour inciter le fumeur à réduire sa consommation de tabac.
Il faut “modéliser” la manière dont la menace est susceptible d’entraîner cette réduction de consommation. Par exemple, cela est envisageable si l’on sait que le public visé est soucieux de sa santé d’une part, et que cet objectif va le pousser à un comportement rationnel. Mais cela ne peut marcher que dans une perspective où le fumeur s’adonnerait à son vice par habitude, inconscience ou ignorance et qu’une mise en garde sur les risques qu’il encourt est suffisante pour le ramener à la raison.
Par contre, il est moins sûr que cela fonctionne si le fumeur est convaincu que “le cancer, ça n’arrive qu’aux autres” ou, au contraire, que de toute façon, vu toutes les cigarettes qu’il fume depuis des années, ce n’est pas une de moins qui va endiguer la maladie inéluctable.
Enfin, cela risque franchement de poser des problèmes si le fumeur fume en regard de motivations différentes, qu’il s’agisse de l’appartenance à un groupe social, d’une manière de gérer son stress, d’un plaisir physique ou d’une dépendance physiologique. Dans ces cas, il est loin d’être certain que l’induction de la peur sera une stratégie payante, soit parce qu’elle n’est pas en mesure de contrebalancer le rapport qu’entretient le fumeur à la cigarette, soit parce qu’elle risque d’entraîner des effets indésirables voire contraires, comme un renforcement du comportement combattu à travers le rejet du message ou l’effet de stress provoqué par celui-ci.
Cet exemple illustre bien les deux problèmes à résoudre pour le concepteur: d’une part s’assurer que l’induction de la peur est une stratégie pertinente pour engendrer les effets voulus, et d’autre part s’assurer (avec les difficultés que cela comporte) que le média de prévention provoquera la “bonne réaction à la peur” parmi les différents types de réaction mis en avant par les travaux de psychologues ou psychologues sociaux. Ces types de réaction sont la fuite ou le déni, le sentiment d’être acculé et la nécessité d’affronter l’objet source de peur, et enfin la tentative de réduire l’impact de l’objet. Dans le cadre de l’action communicationnelle de prévention, il s’agit essentiellement de “viser” le troisième cas de figure en montrant au récepteur comment il peut agir pour faire diminuer la menace qu’il a identifiée.
Les effets de la peur
Dans la démarche de prévention, la peur n’est pas intéressante pour elle-même. Le recours à l’induction de la peur n’a d’intérêt que par les effets provoqués sur le récepteur.
Le problème, c’est que face à un danger perçu, différentes réactions du récepteur sont possibles. Cela peut le pousser à agir dans le sens souhaité, mais cela peut aussi le paralyser ou le pousser à une action contre-productive à travers le déni, par exemple.
Heureusement, des recherches en psycho(socio)logie ont pu montrer quels facteurs apparaissent comme les plus déterminants dans la réaction à une menace. Pour utiliser la peur “à bon escient”, il est donc utile pour le concepteur de se référer à un modèle issu de ces recherches pour encadrer précisément le message en fonction de ces facteurs. Ces travaux battent en brèche certaines idées reçues et parfois profondément ancrées, comme celle voulant qu’un message “choc” est supposé avoir plus d’impact, et donc être plus efficace, qu’un message moins percutant.
Cela montre aussi que dans tous les cas, le facteur déterminant est la nécessité de proposer au récepteur une parade à la situation indésirable qui lui est présentée: effrayer le récepteur est totalement inopérant si le message ne lui montre pas, en même temps, comment il peut contrôler la source de la menace. Autrement dit, ce n’est pas parce qu’une affiche de sécurité routière montre en gros plan un visage atrocement mutilé par un impact sur le pare-brise qu’elle est efficace, mais parce qu’en même temps elle propose au récepteur une solution efficace et crédible pour l’éviter: la ceinture de sécurité. Mais cela suppose que la ceinture est perçue comme efficace par le public visé, ce qui nécessite une bonne connaissance de celui-ci.
Beaucoup de recherches ont été menées dans ce domaine depuis cinquante ans pour expliquer les effets de la peur induite et leurs différents paramètres, donnant lieu à différents modèles. Dans le cadre de cette contribution, nous allons nous limiter à un seul dans la mesure où il a fait ses preuves dans le domaine de la prévention santé, et dans la mesure où il est souvent utilisé comme référence (même implicite) par les praticiens. Il s’agit de la théorie de la motivation à la protection (motivation-protection theory, dit “modèle PMT”) du psychologue américain Ronald Rogers (4).
Ce modèle donne une lecture cognitive de la réaction à la peur, montrant que cette réaction dépend de l’analyse que le sujet fait des causes de la peur et de ce qu’il peut faire face à ces causes.
On peut résumer grossièrement cette théorie en mettant en avant quatre facteurs importants: la crédibilité de la menace (pour entraîner l’action, la menace doit être jugée suffisamment crédible pour le récepteur), la nécessité d’une parade (il faut que le récepteur puisse voir une solution à la menace pesant sur lui), l’efficacité de la parade (cette parade doit être évaluée comme étant à la fois efficace et réalisable par le récepteur), et enfin l’intensité de la peur (une peur plus grande n’entraîne pas nécessairement des effets plus importants, au contraire). Il ressort donc que dans l’induction de la peur utilisée comme stratégie de prévention, le facteur le plus important n’est pas la peur elle-même, mais la réponse proposée à l’objet de la peur et les caractéristiques de celle-ci.
Si nous revenons à la prévention et à notre exemple de la lutte anti-tabac, le fumeur qui pense que le cancer n’arrive qu’aux autres sera peu sensible à l’induction de la peur car la menace ne lui paraît pas suffisamment crédible. Celui qui pense que s’arrêter de fumer n’effacera pas vingt ans de tabagisme ne sera pas plus sensible à la stratégie d’induction de la peur car la parade ne lui paraît pas efficace, tout comme celui qui a déjà essayer d’arrêter sans y parvenir, à qui elle paraît inaccessible.
La conscience de ces mécanismes doit donc se traduire dans les éléments concrets du message qui reposerait sur une stratégie d’induction de la peur. Dans la construction de son argumentation, bien sûr, mais également dans les différents éléments sémiotiques (images, sons, etc.) utilisés.
Ainsi, dans une optique d’évocation directe, l’identification à un personnage peut être renforcée par des caractéristiques diverses (physiques, regard recherchant le contact du récepteur, etc.), cette identification pouvant par exemple renforcer la crédibilité de la menace en montrant au spectateur qu’il peut être concerné lui aussi.
Dans une optique d’évocation indirecte, le trajet inférentiel nécessaire à la compréhension du message peut être guidé de sorte à mettre en évidence certains aspects, comme par exemple amener le récepteur à en déduire l’efficacité de la parade proposée. On pourrait faire, au-delà de ces quelques exemples, une longue liste des mécanismes sémiotiques (choix des termes, des signes, des connotations, des métaphores, etc.) et pragmatiques (configuration relationnelle, interpellations, etc.) susceptibles d’intervenir dans ces mécanismes, sans parler des mécanismes perceptifs à l’œuvre dans la réception médiatique (par exemple immersion dans l’image), mais l’espace nous manque ici (5).
Il convient simplement de ne pas perdre cet élément de vue: ce sont tous les éléments constituant le message de prévention qui doivent être mis au service de la stratégie éducative, donc dans notre cas particulier, au service de la mise en avant de la “solution” proposée au danger, à la cause de la peur. Il est du rôle du concepteur d’envisager tous les éléments du message médiatique de prévention en relation avec leur pertinence par rapport au message et aux contraintes qui pèsent sur celui-ci pour qu’il ait l’effet souhaité.
Conclusions
Le récepteur est au cœur de toute démarche communicationnelle de prévention: il en est le destinataire mais aussi l’acteur par le biais des réactions qu’il va manifester au message de prévention. Par conséquent, c’est sur le récepteur que le concepteur doit centrer son attention, en travaillant en fonction de celui-ci.
Premièrement, il doit connaître son public pour pouvoir formuler une hypothèse pertinente et opérationnelle sur les ressorts pouvant mener celui-ci d’un état A à un état B. Ensuite, la stratégie de communication éducative vient opérationnaliser cette hypothèse, et tous les éléments du message de prévention sont à réfléchir en référence à cette stratégie.
C’est dans ce cadre que l’induction de la peur peut être envisagée, à condition de se centrer sur les effets de celle-ci et non sur la peur elle-même, en cherchant à garantir tant que possible que l’effet suscité ira dans le sens recherché, et ne sera pas la fuite ou le déni. A cette fin, le modèle PMT met en avant le fait que le facteur déterminant dans la réponse à la peur n’est pas la peur elle-même ou son intensité, mais la réponse proposée à celle-ci. Nous espérons que les éléments structurant de cette démarche sont à même d’aider le lecteur à aborder lui-même, de façon critique et autonome, les questions liées à l’induction de la peur lorsque celles-ci se poseront dans le cadre de sa pratique.
Cela dit, notre contribution s’est fondée sur le point de vue du spécialiste en communication à la recherche de l’efficacité. Mais nous ne vivons pas dans un monde parfait, et l’efficacité seule n’est (heureusement) pas la seule dimension qui intervient dans la problématique.
Même armé de tous les outils nécessaires pour accomplir sa tâche le plus professionnellement possible, le concepteur de média éducatif ne peut faire l’économie d’une réflexion sur sa responsabilité sociale. “Tous les moyens” sont-ils bons pourvu que l’efficacité soit au rendez-vous? Sur l’induction de la peur, comme sur la stigmatisation, la violence ou d’autres techniques, il y a généralement un débat social nécessaire, parfois vif, notamment sur ce qui est “acceptable socialement” ou non. Tout n’est pas nécessairement bon à montrer, ou pas partout.
Cette dimension doit donc faire partie des éléments pris en compte lors de la conception de campagnes: ce sont des éléments facilitateurs ou des contraintes pesant sur le processus éducatif, faisant intégralement partie du public et des hypothèses qui peuvent être formulées quand à son “fonctionnement”, et à ce titre, sont à prendre en compte.
Il ne faut pas considérer que ces éléments “pèsent” sur l’efficacité de la campagne (au sens de considérer que de néfastes principes puritains empêcheraient les concepteurs de médias éducatifs d’atteindre leurs objectifs), mais il faut privilégier ce qui semble le plus efficace compte tenu des contraintes. Ces contraintes d’acceptabilité font pleinement partie des données du problème, et à ce titre doivent être envisagées du point de vue de l’efficacité éducative de la campagne.
En effet, dans le cas contraire, le risque d’être contre-productif est important. Ainsi, lorsque le 13 décembre 2006 la RTBF effraie bon nombre de téléspectateurs en annonçant l’indépendance de la Flandre, la question de l’acceptabilité du procédé (ici, à travers un débat déontologique) a évincé, voire rendu impossible, chez une partie des téléspectateurs l’effet éducatif de l’action (à savoir sensibiliser aux conséquences possibles d’une scission du pays). Autrement dit, il vaut mieux parfois adopter une approche différente plutôt que tenir à tout prix à une approche “par la peur” si celle-ci n’est pas acceptée/acceptable socialement (par exemple, refus de diffuseurs, de subsides, etc.).
Si notre contribution ne prétend nullement dire quand ou pourquoi l’induction de la peur est acceptable, nous espérons que le cadrage de la question dans une méthode de conception aidera le lecteur à sortir du “piège” dans lequel nous pousse parfois le débat sur ces questions, à savoir une polarisation visant à opposer induction de la peur et inefficacité (supposée).
Baptiste Campion , Membre du Groupe de Recherche en Médiation des Savoirs (GReMS), Assistant au Département de Communication, Université catholique de Louvain
Adresse de l’auteur: ruelle de la Lanterne Magique 14, 1348 Louvain-la-Neuve. Tél. 010 47 28 06. Fax. 010 47 30 44. Courriel: baptiste.campion@uclouvain.be. Internet: http://www.uclouvain.be/comu
Bibliographie
(1) de Hemptinne A-G., L’induction de la peur comme stratégie éducative : comment mettre en œuvre les dispositifs d’énonciation dans une affiche de prévention ? Etude de cas : la sécurité routière , Mémoire de licence (Th. De Smedt promoteur), Faculté des sciences économiques, sociales et politiques (Département de communication), Université catholique de Louvain, 2004.
(2) Tarpataki C., La peur comme stratégie éducative dans les médias de prévention , Mémoire de licence (Th. De Smedt promoteur), Faculté des sciences économiques, sociales et politiques (Département de communication), Université catholique de Louvain, 2002.
(3) De Smedt Th., Atelier de conception et d’évaluation de médias éducatifs (COMU2286), cours du Département de communication, Université catholique de Louvain, 2000-2007. http://didac.comu.ucl.ac.be/Medias_educatifs/
(4) Prentice-Dunn S. et Rogers R.W., “Protection Motivation Theory and preventive health: beyond the Health Belief Model”, Health Education Research, vol. 1, n°3, 153-161, 1986.
(5) Meunier J-P. et Peraya D., Introduction aux théories de la communication, De Boeck Université, Bruxelles, 2004 (seconde édition), pp. 155-364.
Cet article est une version légèrement remaniée d’un article intitulé “L’usage de la peur dans les médias de prévention: repères méthodologiques ” paru dans Education du patient et Enjeux de Santé, vol. 25 n°2, 2007, pp. 39-44 et reproduit avec son aimable autorisation.