Il y a de bonnes raisons de penser que la maltraitance infantile est sous-détectée dans notre pays. Pour améliorer cette situation, il est important de faciliter la collaboration entre les différents secteurs – et les différents niveaux de compétence – concernés.
Le Centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE) a été chargé d’examiner quelles pistes pourraient améliorer la participation des professionnels de la santé à cette détection. Ce travail, mené en collaboration avec l’ULB et l’UAntwerpen, propose un ensemble de 18 recommandations, parmi lesquelles un accent sur la prévention (dès avant la naissance), une attention particulière aux tout-petits, une meilleure formation des intervenants à la détection des risques et des signaux d’alarme, la mise en place de protocoles d’action clairs et concrets, et une adaptation du secret professionnel.
Étant donné que les compétences à l’œuvre dans les différents secteurs concernés par la maltraitance infantile sont désormais réparties entre les différents niveaux de pouvoir, le KCE insiste pour que la coordination de la prise en charge de la maltraitance infantile soit portée à l’agenda de la Conférence interministérielle santé publique.
Une ampleur méconnue
Même si la maltraitance infantile soulève toujours une extrême émotion, son ampleur n’est pas connue avec précision dans notre pays. Seuls les cas déclarés sont enregistrés et les termes utilisés pour qualifier les faits sont disparates (p.ex. coups et blessures, ‘enfant en danger’…). Mais il reste tous les autres, dont on ne sait rien…
Améliorer la détection de ces cas est certes l’affaire de tous – certaines initiatives ont d’ailleurs été mises en place en ce sens, comme des lignes téléphoniques gratuites – mais certains secteurs sont particulièrement concernés, comme l’aide à la jeunesse, la police, la justice, l’enseignement et bien sûr la santé.
Une sous-détection parmi les professionnels de la santé
Parmi les professionnels de la santé, c’est souvent le médecin de famille qui est pressenti par les autres intervenants comme un acteur clé, étant donné sa relation privilégiée avec les familles. Pourtant les chiffres des services spécialisés (Équipes SOS Enfants et Vertrouwenscentra Kindermishandeling) montrent que seuls 2 à 3% des signalements de maltraitance infantile (ou de présomption de maltraitance) proviennent de médecins généralistes. En tout, le secteur de la santé est à l’origine d’environ 20% des signalements en Flandre, et de 9% dans la partie francophone du pays.
C’est sur la base de ce constat assez étonnant que le KCE a été chargé de définir des pistes d’action pour améliorer globalement la détection de la maltraitance infantile par les professionnels de la santé.
Les raisons du manque de réactivité
Les équipes de recherche ont interrogé des médecins généralistes sur les raisons de leurs réticences à signaler leurs soupçons de maltraitance. Leur première réponse a été qu’ils ont peur de se tromper et de porter à tort des accusations graves, car les signes de maltraitance sont souvent difficiles à interpréter. De plus, comme ils ont généralement une bonne relation avec l’ensemble de la famille, ils craignent de perdre ce lien de confiance, qui peut être important pour le suivi ultérieur de l’enfant. Ils ont également déploré qu’une fois un cas signalé, il leur est souvent «retiré des mains» et qu’ils restent alors sans plus aucune nouvelle sur le devenir de l’enfant. Et enfin, on constate un manque de confiance global dans les services et structures existants, qu’ils savent surchargés.
Agir à tous les niveaux à la fois
Toutefois, considérer isolément le secteur de la santé serait une démarche stérile pour une problématique qui embrasse autant de secteurs différents. Cette analyse a donc été complétée par des rencontres avec des experts des différents secteurs concernés (aide à la jeunesse, enseignement, justice et police) et traduit en 18 recommandations susceptibles d’améliorer la situation, tout en respectant les particularités du travail des uns et des autres. Mais les participants au projet soulignent que ce n’est qu’en agissant à plusieurs niveaux à la fois que ces différentes pistes pourront converger vers leur objectif.
Avant toute chose: la prévention
Le premier axe est la prévention, et elle doit commencer dès avant la naissance, par exemple par le biais des consultations prénatales. En effet, les données de la littérature montrent que la maltraitance, même si elle se rencontre dans toutes les couches de la société, est souvent liée à une accumulation de facteurs de risque tels que la pauvreté, le chômage, l’isolement, les familles monoparentales ou nouvellement recomposées, les assuétudes, les antécédents personnels de maltraitance, etc.Identifier les familles vulnérables et les accompagner durant des périodes cruciales comme la grossesse, l’accouchement et le début de la parentalité permet de réduire les risques. Rappelons ici que le KCE avait déjà insisté l’année dernière sur l’importance de la continuité des soins dans la période postanatale.
Une attention particulière pour les tout-petits
Les statistiques montrent aussi que les tout-petits de moins de 3 ans sont plus exposés, d’une part parce que plus vulnérables et dépendants, et d’autre part parce qu’ils n’ont pas accès à des structures protectrices telles que l’école. Il faut donc investir davantage dans la formation du personnel des crèches et des gardiennes à domicile à la détection des risques. Et aussi dans l’éducation à la parentalité.
Les intervenants auprès d’adultes en difficulté sont également concernés: ils doivent être attentifs aux situations où il pourrait exister un danger pour les enfants et avoir systématiquement un ‘réflexe-enfant’ c’est-à-dire se demander: «Y a-t-il des enfants dans cette famille et comment vont-ils?»
Renforcer et soutenir les compétences des soignants
Il est également indispensable de renforcer les compétences des soignants : médecins généralistes certes, mais aussi pédiatres, (pédo)psychiatres, gynécologues, sages-femmes, urgentistes et beaucoup d’autres encore, qui pourraient jouer un rôle important dans la détection précoce et le diagnostic. En effet, poser un diagnostic de maltraitance est une affaire très délicate et complexe, qui demande une certaine expertise que tous n’ont pas. C’est pourquoi le KCE préconise de leur offrir la possibilité de faire appel à des médecins légistes.
Il serait également opportun de renforcer leurs connaissances au sujet des services existants et du cadre légal, et de leur proposer des techniques de communication qui leur permettraient d’aborder ce sujet difficile avec les familles concernées. Certaines formations existent déjà; elles sont proposées par plusieurs instances comme les Commissions de coordination de l’aide aux enfants victimes de maltraitance, l’ONE, YAPAKA, les VK, Kind & Gezin… mais elles ne font pas partie de la formation de base des prestataires de soins, et ne reçoivent pas assez de moyens pour pouvoir étoffer leur offre.
Des protocoles d’action sur mesure
Par ailleurs, comme il n’existe aucune obligation de signalement en Belgique, les soignants qui ont des soupçons de maltraitance doivent évaluer eux-mêmes s’ils doivent les signaler, quand et à qui. Une solution concrète serait la mise en place de protocoles d’action obligatoires qui décriraient clairement les démarches à entreprendre chaque fois qu’une suspicion se fait jour. Certains protocoles existent déjà mais ils sont assez généraux; les concevoir sur mesure pour les différents intervenants, et en particulier pour les médecins urgentistes et les pédiatres, aiderait ces acteurs à adopter la réaction la plus adéquate.
Repenser le secret professionnel
La communication et la collaboration entre les différents services d’aide, la police et les services judiciaires doit absolument être facilitée. Or, actuellement, le cadre légal qui régit le secret professionnel ne le permet pas toujours.
Un exemple : les politiques d’action des Communautés sont essentiellement axées sur la collaboration volontaire des parents. Cette approche a toutefois des limites. À un moment, les intervenants, quels qu’ils soient, doivent évaluer la nécessité de signaler le cas à la justice. Cette étape se déroulerait plus facilement s’il leur était possible de se concerter et d’échanger des informations avec les intervenants des autres secteurs. Car c’est l’intérêt de l’enfant qui doit primer.
Des projets pilotes en cours en Flandre testent certains assouplissements de ce secret professionnel – tout en restant dans des balises très strictes – et il sera intéressant de tenir compte de leurs observations.
Renforcer les services spécialisés
Les services spécialisés tels que SOS Enfants et les Vertrouwenscentra Kindermishandeling ainsi que les Services d’Aide à la Jeunesse ont un rôle essentiel dans la prise en charge de la maltraitance infantile. Les services spécialisés ont des fonctions de sensibilisation, de conseil, d’orientation et de coaching des familles ainsi que de soutien aux autres professionnels.
Tous ces services souffrent d’un sous-financement chronique; pour pouvoir mener à bien les différentes missions qui leur incombent, il est indispensable de leur accorder davantage de moyens. Pour les services spécialisés, il est en outre fort difficile de recruter du personnel. Investir dans un réseau d’experts de référence auxquels ces services pourraient faire appel serait une manière économique et efficace de disposer de l’expertise nécessaire.
Ouvrir plus de lieux d’accueil
Les enfants victimes de maltraitance sont parfois ‘parqués’ dans des hôpitaux car on ne trouve plus d’autre solution d’accueil pour eux. Il arrive qu’ils doivent séjourner longtemps en pédiatrie pour une observation et un suivi. Or un hôpital à haute technologie n’est pas l’environnement le plus indiqué pour ces enfants. Il faut donc prévoir des places (supplémentaires) dans les centres de réadaptation pour leur observation de longue durée, leur accueil et leur prise en charge. Cela doit se faire dans le cadre d’un réseau de manière à pouvoir faire appel à un hôpital si nécessaire (pour certaines techniques diagnostiques et/ou des soins médicaux).
Coordonner les différents niveaux de compétence
Étant donné que les compétences à l’œuvre dans les différents secteurs concernés par la maltraitance infantile sont désormais réparties entre les différents niveaux de pouvoir, le KCE insiste pour que la coordination de la prise en charge de la maltraitance infantile soit portée à l’agenda de la Conférence interministérielle santé publique.