Le travail mené par le Centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE) sur les ‘indicateurs de performance en promotion de la santé’ est intéressant à plus d’un titre. D’abord, il a le mérite de considérer la promotion de la santé comme un des éléments constitutifs du système de santé belge. Ensuite, il tente de dépasser les indicateurs classiques de santé physique en abordant, notamment, la notion de littératie en santé. Enfin, il s’attelle à débroussailler un champ d’investigation complexe qui en raison de ce caractère ne pourra jamais être appréhendé dans sa totalité. Cela dit, il nous semble qu’il aurait pu mieux encore s’inspirer du paradigme de la promotion de la santé.
Parfaitement conscients que vouloir mesurer l’impact de la promotion de la santé est loin d’être une sinécure, notre propos à l’égard de la démarche réalisée par le KCE est d’y apporter notre regard de praticiens afin de l’améliorer. Si nous prenons la plume à ce sujet, c’est aussi parce que nous éprouvons parfois des difficultés à relier ces indicateurs aux pratiques menées en Fédération Wallonie-Bruxelles.
Accroître la participation citoyenne et diminuer les inégalités
Pour commencer, deux éléments fondamentaux auraient, d’après nous, pu être davantage pris en considération par les auteurs dans la sélection des indicateurs. Premièrement, la promotion de la santé vise, comme prévu dans la Charte d’Ottawa de 1986, le bien-être et confère aux populations et aux personnes davantage de maîtrise sur l’amélioration de leur santé. Il s’agit donc d’«augmenter la capacité des personnes à choisir et maîtriser leur projet de vie et à agir sur leur environnement dans un souci de bien-être collectif et individuel».
Ce souci de rendre les populations et les personnes actrices de leur bien-être, mérite qu’il y ait davantage d’indicateurs qui témoignent de cette prise d’autonomie. Ainsi, le reflet de cette autonomisation passe, non seulement, par l’élaboration ou la recherche d’indicateurs relatifs à l’acquisition de compétences psychosociales (médiation par les pairs, capacité à demander de l’aide, renforcement de l’expression de soi, etc.) mais aussi, sur le plan politique, par la recherche d’indicateurs qui permettent de suivre l’évolution des mesures destinées à renforcer les égalités sociales (amélioration de l’accès aux soins, diminution des risques professionnels, renforcement de l’intégration sociale, réduction de la pauvreté, etc.).
Les recommandations de collecter des informations sur le concept de littératie en santé vont heureusement dans ce sens mais cette avancée reste, néanmoins, marginale par rapport à tout ce qui s’effectue sur le terrain. Pour nous, les indicateurs proposés reflètent peu notre souci d’accroître la participation citoyenne et d’atténuer les inégalités sociales de santé qui s’appliquent, aussi, parfois aux relations intervenants-bénéficiaires.
Bien-être et qualité de vie
Deuxièmement, la promotion de la santé est une démarche pratique qui a évolué et s’est transformée au fil du temps. Il ne s’agit donc pas d’une notion abstraite mais d’une réalité pragmatique. Or, à partir du moment où dans les interventions, nous mettons davantage les personnes au centre de l’action, c’est la définition même de la santé qui se transforme avec, notamment, un accent plus marqué sur sa dimension subjective. Sur le terrain, cette dimension se retrouve particulièrement bien dans les concepts de bien-être et de qualité de la vie qui se sont en partie substitués au concept de santé, notamment parce que les personnes se reconnaissent mieux dans ces notions.
Ces deux fondements de la promotion de la santé nous paraissent peu transparaître dans les indicateurs proposés, qui restent à nos yeux, en grande partie, des manifestations objectivement mesurables (surpoids, usage de tabac, consommation de fruits, offre d’activités physiques, etc.) en lien avec la dimension physique de la santé.
Ce peu de considération pour la dimension psychique et sociale est particulièrement interpellant. Il nous renvoie, d’abord, à une démarche de promotion de la santé qui serait confinée à une ‘approche préventive’ au sein de laquelle les bénéficiaires n’auraient pas la capacité de poser des choix à l’égard de leur santé et ne seraient, in fine, que les réceptacles passifs des politiques qui leur sont destinées. Pour nous, acteurs de promotion de la santé, ce confinement est en soi peu acceptable parce qu’il met en marge un pan important de notre travail. En outre, en symbolisant davantage une approche orientée sur le risque, les indicateurs sélectionnés reflètent particulièrement mal l’aspect positif de la promotion de la santé (estime de soi, satisfaction au travail, soutien social, etc.) qui est pourtant l’un des fondements de la démarche et de la ‘mutation’ de l’éducation à la santé en promotion de la santé.
Il nous renvoie, ensuite, à une conception de la santé qui considère la dimension sociale et psychique des personnes comme étant entièrement déterminée par la dimension physique. Sur ce point, nous éprouvons quelques difficultés à établir des liens entre les indicateurs et les effets qu’ils sont censés mesurer dans le modèle de Nutbeam. À titre d’exemple, en regard de ce modèle, les indicateurs choisis pour évaluer les «effets sur le plan social (qualité de vie, autonomie fonctionnelle, équité)» et les «effets sur la santé (diminution de la mortalité, morbidité et des incapacités)» de la promotion de la santé sont:
- le pourcentage d’adultes en surpoids ou obèses,
- le pourcentage d’adultes obèses,
- la moyenne de dents cariées, manquantes ou obturées à l’âge de 12-14 ans,
- le taux de diagnostic du VIH dans la population belge.
Si, en matière de santé physique, ces mesures respectent plus ou moins les critères de qualité d’un bon indicateur à savoir être valides (représentent bien les effets sur la santé), fiables (ont les mêmes effets sur la santé lorsqu’ils sont réappliqués dans des conditions semblables), spécifiques (ne varient que lorsque les effets sur la santé varient) et sensibles (varient dès que les effets sur la santé varient), il est difficilement concevable de pouvoir faire, en tant qu’acteurs de promotion de la santé, le même rapprochement qualitatif entre ces indicateurs et, comme le font les auteurs du travail, des notions d’équité ou de qualité de vie.
Explorer la réalité des acteurs
Concernant cette dernière notion, nous sommes d’ailleurs loin de la définition de l’OMS de 1994 qui, en plaçant la personne au centre du jeu, évite le dogmatisme d’une approche qui appréhenderait «la qualité de vie indépendamment des gens qui la vivent, sans considération pour leurs vécus et les systèmes de valeurs qui les animent».
En caricaturant la situation, n’est-ce pas un des problèmes de l’approche choisie par les auteurs de cette recherche qui paraissent avoir chaussé leurs lunettes d’experts en soins de santé pour appréhender les interventions de promotion de la santé? Qui semblent s’être attachés à appliquer des méthodes scientifiquement rigoureuses à un objet de recherche sans en avoir préalablement cerné tous les contours, sans en avoir repéré les différentes facettes et composantes?
Avant de réaliser une recherche sur des indicateurs de promotion de la santé, n’aurait-il pas été pertinent d’analyser préalablement la manière dont la démarche s’est développée auprès des acteurs de promotion de la santé – exploration qui en sciences sociales est l’une des étapes de la construction du modèle d’analyse – afin de mieux faire correspondre les indicateurs à notre réalité d’intervenants.
Pour illustrer ce travail d’exploration, prenons un exemple. Si nous souhaitons nous faire une idée précise du taux d’activité physique dans la population, nous avons besoin d’explorer les diverses dimensions de la vie où la population étudiée effectue des activités physiques (pratiques sportives, activités domestiques, loisirs actifs, activités professionnelles, etc.). Ce travail de défrichement constitue un moyen de ne pas avoir une vision trop stéréotypée de la situation réelle en nous permettant, par exemple, d’élaborer un indicateur synthétique basé sur différentes informations. En outre, le recours à de multiples informations pour construire l’indicateur a souvent l’avantage de pouvoir atténuer les biais issus de la manière de collecter les données et l’imperfection même d’un indicateur simple.N’aurait-il pas fallu réaliser ce type d’exploration pour opérer une sélection d’indicateurs plus à même de refléter la diversité des situations que couvre la promotion de la santé?
Dépasser la prévention ‘traditionnelle’
Comme déjà souligné dans la première partie, les actions de promotion de la santé ne sont pas exclusivement centrées sur des facteurs associés à un problème de santé physique, une maladie ou un accident. Elles portent aussi sur des déterminants (promotion d’un environnement sain, capacité de gestion du stress, amélioration de l’intégration scolaire, renforcement de la confiance en soi, etc.) du bien-être en général et font appel à des stratégies qui dépassent le cadre de la prévention ‘traditionnelle’ (développement communautaire, démarche intersectorielle, réduction des risques en milieux festifs, etc.).
Elles sont de préférence, pour nous intervenants, le fruit de la participation des bénéficiaires et des autres secteurs partenaires. Elles sont au croisement de multiples disciplines (socio-pédagogie, psychosociologie, épidémiologie, démographie, anthropologie, etc.); positionnement qui, à nos yeux, appelle à la mise en place d’approche interdisciplinaire lorsqu’elle est un objet d’étude. Schématiquement, en promotion de la santé, l’intersectorialité est à la pratique ce que l’interdisciplinarité est à la recherche et l’interministérialité au politique. Ce principe de cohérence entre pratique, recherche et politique mériterait d’avoir une place plus importante dans la méthode choisie pour sélectionner les indicateurs d’autant plus que les démarches menées aux frontières disciplinaires sont souvent sources d’innovation. Ce croisement des regards qui permet une appréhension plus globale se retrouve également dans les recommandations de Nutbeam lorsqu’il prône de combiner les approches quantitatives et qualitatives dans l’élaboration de l’évaluation de la promotion de la santé. En effet, cette combinaison, que nous défendons dans nos pratiques, constitue un bon moyen de ne pas être dans une approche simpliste de la promotion de la santé qui se résumerait à l’observation de quelques indicateurs. Elle offre ainsi l’avantage de replacer ces indicateurs dans leur contexte, de mieux saisir les conditions de leur émergence et de mieux comprendre la manière dont ils s’agencent les uns avec les autres.
Pour finir et rebondir sur l’avantage de combiner les approches méthodologiques, il paraît important de ne pas oublier les limites de l’approche par indicateurs surtout si ces derniers se réfèrent à des comportements humains. En effet, dans l’étude des conduites humaines, «une même relation statistique peut faire l’objet de plusieurs interprétations souvent très différentes». En d’autres termes, c’est le critère d’‘interprétabilité des résultats’ de la fluctuation éventuelle des indicateurs qui présente des fondements en partie caducs.
Exemples concrets
Prenons l’indicateur de ‘consommation d’alcool problématique chez les personnes de plus de 15 ans’. Il est construit sur l’échelle de mesure CAGE qui est «destinée à identifier la consommation problématique liée à la dépendance alcoolique». Or, cette mesure n’est pas exempte de risque d’erreur d’interprétation. En effet, cette échelle est construite sur base de la réponse à quatre informations: avoir ressenti un besoin de diminuer sa consommation d’alcool, avoir été irrité par des critiques concernant sa consommation d’alcool, se sentir coupable à l’égard de sa consommation d’alcool, avoir eu un besoin d’alcool dès le matin. La réponse positive à deux de ces questions vous classe en consommateurs problématiques. Si cette échelle donne des résultats relativement probants dans une population d’adultes, ils sont, par contre, moins convaincants lorsqu’ils sont appliqués aux adolescents et aux jeunes. En effet, ces derniers, en raison notamment de leur moindre expérience, ont des conduites de consommation moins régulées. Un abus d’alcool de leur part ne peut donc pas être mis sur le même pied qu’un abus d’alcool à l’âge adulte. De plus, ces conduites s’intègrent aussi dans des relations parents-enfants caractérisées, entre autres, par des interdits parentaux. Soumis au contrôle parental, les jeunes sont donc plus enclins à être l’objet de remarques que ne le sont les adultes. Enfin, n’oublions pas que sous l’influence de l’évolution des connaissances, «des comportements jugés anodins dans le passé acquièrent le statut de risque dans le présent». Cette évolution du rapport au risque est susceptible d’influencer le regard des personnes sur leurs conduites. Ainsi, par exemple, une femme enceinte qui boit, de temps en temps, un verre de vin sera plus susceptible que par le passé d’avoir l’impression de boire trop d’alcool ou encore de recevoir les remarques de son entourage. En d’autres termes, ce que nous indique ce type d’échelle varie vraisemblablement avec le temps et perd donc progressivement de sa fiabilité.
Prenons un autre exemple montrant la faiblesse des indicateurs relatifs à des conduites humaines pour évaluer des politiques spécifiques à un secteur: le ‘pourcentage de gens faisant au moins 30 minutes d’activité physique par jour’. D’un point de vue économique, les activités sportives (VTT, randonnée, jogging, etc.) sont devenues des ‘objets de consommation’ et «la société est saisie par le sport parce que le sport est saisi par l’économie». Ces activités sportives sont aussi en phase avec une partie des valeurs et normes (dépassement de soi, recherche de plaisir, compétition, etc.), produites par les divers secteurs d’activités (économique, politique, culturelle, sanitaire, etc.) et véhiculées par les médias. Associer les fluctuations de telles conduites humaines à une politique sectorielle s’avère donc particulièrement réducteur.
En résumé, pour «mesurer l’efficacité de la promotion de la santé», il semble d’abord important de bien cerner ce qu’est la promotion de la santé, d’ensuite impliquer davantage la multitude d’acteurs qui la ‘font’ pour élaborer cette ‘mesure’ et, enfin, de combiner plusieurs approches scientifiques pour effectuer cette observation.Voici quelques pistes de travail qui nous paraissent opportunes. Elles appellent à nous mettre autour de la table pour choisir et élaborer ensemble, intervenants et chercheurs, des ‘indicateurs’ qui couvrent davantage notre champ d’intervention.
Voir http://kce.fgov.be/sites/default/files/page_documents/KCE_196B_performance_systeme_sante_belge_0.pdf.
Voir aussi Renard F., Vrijens F., De Bock C. (2013), Des indicateurs de performance en promotion de la santé, in Éducation Santé, 293:2-4.
Programme quinquennal et législation de promotion de la santé de la Communauté française 1998-2003, Direction Générale de la Santé, Ministère de la Communauté française).
«La perception qu’a un individu de sa place dans l’existence, dans le contexte de la culture et du système de valeurs dans lesquels il vit, en relation avec ses objectifs, ses attentes, ses normes et ses inquiétudes. Il s’agit d’un large champ conceptuel, englobant de manière complexe la santé physique de la personne, son état psychologique, son niveau d’indépendance, ses relations sociales, ses croyances personnelles et sa relation avec les spécificités de son environnement» .
Lefèvre C., Insertion et qualité de vie: une approche multidimensionnelle, in L’insertion: défi pour l’analyse, enjeu pour l’action (G. Liénard éd.), Mardaga, 2001, 119-139.
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Une telle simplification peut s’avérer légitime si nous souhaitions réaliser des comparaisons internationales pour lesquelles nous avons besoin de dénominateurs communs aux divers pays étudiés, ce qui à notre connaissance n’est pas un objectif poursuivi ici.
Leigh (1999), cité par Peretti-Watel P. (2004), Du recours au paradigme épidémiologique pour l’étude des conduites à risque, in Revue française de sociologie, 45-1: 103-132.
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