Août 2005 Par Antoine BOUCHER Philippe BASTIN Initiatives

Le gouvernement français vient de lancer en février 2005 une très large campagne médiatique de prévention intitulée «Le cannabis est une réalité» (la campagne ainsi que l’ensemble du dispositif sont détaillés sur le site http://www.drogues.gouv.fr ). En lien avec cette campagne, le gouvernement a créé une ligne téléphonique spécifique «Ecoute cannabis», édité des millions de brochures d’information pour les jeunes et les parents et, enfin, ouvert 220 centres de consultations «cannabis» sur l’ensemble du territoire.

Le dispositif médiatique

Nous limiterons le présent article à l’analyse des messages télévisuels pour les jeunes.
Le dossier de presse stipule que « la campagne est destinée en priorité aux jeunes âgés de 15 à 25 ans , période d’expérimentation et à risque d’usage nocif . Elle a pour objectif d’informer des conséquences sanitaires et sociales en la confrontant à l’image que s’en font les jeunes . Elle alerte sur les risques aujourd’hui bien établis de la consommation de cannabis . Cette confrontation pourra alors amener chaque personne concernée à s’interroger sur sa consommation ou sur celle de son entourage et à amorcer une motivation à changer de comportement ou demander de l’aide .»
Mentionnons l’ampleur du dispositif médiatique: six spots TV diffusés sur les chaînes hertziennes (TF1, France2, France3…) ainsi que sur les chaînes câblées dédiées aux jeunes (MCM, RTL 9, MTV…) ainsi que huit spots radios… Des annonces ‘pleine page’ à destination des parents dans plusieurs titres de la presse écrite nationale. Le coût est de quelque 4 millions d’euros. Bref, difficile d’y échapper y compris pour les publics non directement visés par la campagne.
Que disent les spots destinés aux jeunes consommateurs?
Le principe est identique pour les six spots. Chaque film est construit sur la confrontation d’un mythe (« l’image que s’en font les jeunes ») et d’une réalité sur le cannabis. Une voix-off féminine commence par énoncer le mythe puis un témoignage vient contredire cette idée reçue. La voix-off clôt le témoignage en soulignant trois effets négatifs puis elle rappelle la signature de la campagne, «Le cannabis est une réalité» et mentionne le n° de la ligne écoute cannabis. Cela donne:
Spots 1 & 2: «Avec le cannabis on capte tout»; témoignage du vécu scolaire d’un consommateur: «déconcentration, perte de mémoire, difficultés scolaires: le cannabis est une réalité»;
Spot 3: «Avec le cannabis on se sent super bien»; témoignage d’un malaise d’un consommateur: «malaise, angoisse, bad trip: le cannabis est une réalité»;
Spot 4: «Avec le cannabis on se fait plein d’amis»; témoignage: «isolement, repli sur soi, perte de motivation: le cannabis est une réalité»;
Spot 5: «Avec le cannabis on s’ouvre aux autres»; témoignage: «isolement, repli sur soi, perte de motivation: le cannabis est une réalité»;
Spot 6: «Le cannabis c’est pas vraiment une drogue»; témoignage: «dépendance, repli sur soi, isolement: le cannabis est une réalité».

Analyse de la stratégie

Si les effets décrits sont basés, nous dit le dossier de presse, sur des témoignages réels, ceux-ci ont été recueillis par des professionnels dans des services d’aide spécialisés. Or, le nombre de consommateurs réguliers serait en France de 850.000 (10 usages ou plus au cours du dernier mois). Sur ce total, 42.000 ont été reçus en consultation. Notons enfin que seuls 10.578 ont été effectivement pris en charge dans des services d’aide spécialisés (1). Soit une proportion de 1,2 % des consommateurs «réguliers».
Dès lors, les témoignages à la base de la «réalité» décrite (déconcentration, perte de mémoire, difficultés scolaires, malaise, angoisse, bad trip, isolement, repli sur soi, perte de motivation) sont ceux d’une toute petite minorité. La question sera donc de savoir si une telle présentation de la réalité sera crédible aux yeux du public visé, public davantage encore constitué de consommateurs «expérimentateurs» et «occasionnels» que de consommateurs «réguliers», et encore moins composé de consommateurs «problématiques».
Si une campagne de prévention de la consommation d’alcool destinée au grand public faisait témoigner un alcoolique, un SDF, une personne atteinte d’une cirrhose et un chauffard, le public n’accepterait sans doute pas ce type de message. En effet, d’une part, en tant que consommatrice d’alcool elle-même, une grande majorité du public se rend compte que l’individu ne peut être réduit à un alcoolique du simple fait qu’il boit un verre. D’autre part, boire de l’alcool comporte souvent un sens social (convivialité, désinhibition…). Ainsi, la consommation d’alcool ne peut être réduite ni à la dépendance alcoolique, ni à une simple question de santé.
Dès lors, quelle sera l’attitude des consommateurs de cannabis face aux messages gouvernementaux? Après les avoir entendus, les considéreront-ils comme crédibles? Auront-ils envie de téléphoner à la ligne «Ecoute cannabis»? Et pour lui dire quoi?
Cette campagne ne risque-t-elle pas d’avoir pour effet une certaine indifférence dans le chef des consommateurs ou, pire, le renforcement de la défiance et du discrédit à l’égard du discours des autorités? Or, à l’égard de cette méfiance instinctive et quasi-systématique des jeunes vis-à-vis des informations et des messages émis par la société adulte en matière de drogues, cela fait belle lurette que les intervenants et experts recommandent d’autres stratégies d’information des jeunes et des campagnes suscitant la confiance des premiers intéressés plutôt que l’inquiétude.

Le public vraiment concerné par cette campagne? Les parents

Par contre, un public qui ne possède pas ou plus (2) d’expérience personnelle et /ou culturelle de ce produit, se trouve dans une position tout à fait différente. Le message peut lui paraître crédible car soutenu par l’autorité publique et intégré dans un dispositif, à ses yeux, cohérent. Le message touche directement les parents en mettant en scène de jeunes adolescents (leurs enfants) fragiles, attachants et pris au piège (3).
De plus, l’ampleur de la campagne et les moyens déployés provoquent d’emblée un effet d’adhésion pour les parents, surtout s’ils sont à court de moyens et d’arguments: «l’Etat prend les choses en mains». Il ne nous étonnerait dès lors pas du tout que le public des parents ait été extrêmement mobilisé par cette campagne (4).
La question importante à ce stade-ci est de savoir si les informations contenues dans les messages vont induire un dialogue de qualité entre les parents et leurs enfants. A ce sujet, rappelons que les spots (mais aussi la brochure destinée aux parents, qui s’intitule d’ailleurs «Cannabis: les risques expliqués aux parents») décrivent les effets «réels» du cannabis unilatéralement négatifs. La campagne présente le discours des consommateurs comme des «idées reçues» à contredire. En cas de tentative de dialogue, parents et enfants pourront-ils sortir de ce débat des ‘vrais et faux effets’ pouvant très vite tourner en rond?
Or, il est primordial à propos de questions à grande valeur éducative, qu’un dialogue de qualité puisse s’établir entre les différents acteurs. En effet, il ne s’agit plus seulement de dire «je sais» mais aussi «je t’écoute».

Parodie

La Fédération des collectifs d’information et de recherche sur le cannabis (CIRC) a réalisé une parodie de la campagne gouvernementale sous le slogan ‘Le cannabis c’est trop mortel’. A voir sur le site http://www.circ-asso.net !A ce propos, une question importante est celle du sens. Quel sens le consommateur donne-t-il à son comportement? Poser la question du sens bien avant la question des effets permet de se mettre à l’écoute. Les effets (imaginaires ou réels) pourront alors être abordés dans un contexte moins dramatique et dans une optique de «recherche de solutions alternatives».En conclusion, aborder un comportement aussi intime (car en lien, notamment, avec la question du plaisir) et complexe que l’usage de cannabis par le biais d’une campagne massive attaquant de front les croyances des jeunes fera-t-elle mouche ou mouchera-t-elle son promoteur? L’évaluation, qualitative et quantitative, de l’action par les autorités françaises apportera sans doute des éléments de réponse à cette question.Pour Infor-Drogues, Antoine Boucher et Philippe Bastin
Adresse des auteurs: rue du Marteau 19, 1000 Bruxelles(1) Tous les chiffres sont extrait de «Le cannabis est une réalité», dossier de presse, MILDT, février 2005.
(2) Bon nombre d’adultes, fumeurs de cannabis dans leur jeunesse, deviennent en quelque sorte amnésiques lorsqu’ils sont parents d’adolescents et nourrissent parfois les pires inquiétudes à l’égard de leurs enfants consommateurs potentiels ou avérés de cannabis.
(3) Les caractéristiques des jeunes témoins renforcent cette perception de victimes: jeunes (voire très jeunes), filmés très près des yeux (yeux très mobiles, apeurés), pas du tout violents (certains sourient).
(4) De fait, il apparaît, selon des résultats encore très partiels de la campagne, que c’est l’entourage plutôt que les jeunes qui a le plus appelé la ligne téléphonique «Ecoute cannabis», Le cannabis est une réalité in Revue Toxibase n°17, premier trimestre 2005, p.44.