La résistance m’a toujours fascinée. Ou plutôt, la Résistance, celle des réseaux clandestins, organisés durant la Seconde Guerre mondiale par des personnes comme vous et moi, des hommes et des femmes qui ont pris conscience qu’ils devaient agir au quotidien pour combattre les nazis, ou du moins ne pas collaborer avec eux. Des personnes qui n’ont pas fait le choix de la facilité et qui ont décidé que leur quotidien serait moins sûr et moins confortable pour défendre une valeur : la liberté. Certains ont mis en place de petites actions, d’autres de plus spectaculaires, mais tous se sont dressés contre l’injustice, et ce, souvent au péril de leur vie.
Je me suis souvent demandé si j’aurais eu le courage, comme toutes ces femmes et tous ces hommes, d’entrer dans la Résistance si j’avais eu 20 ans en 1940. Aurais-je accepté de distribuer des tracts interdits, de faire passer des messages codés, ou d’abandonner ma famille et ma ville pour mener des actions dans la clandestinité pour défendre mes valeurs ? Les jours où je m’insurge contre les injustices, je sens qu’une énergie venue du plus profond de mon ventre me fait pousser des ailes et me donne envie de me battre pour des idées, pour des valeurs. Je suis alors persuadée que j’aurais fait partie de ces héros ordinaires. Mais bien souvent, alors même que je me sens submergée par les motifs d’injustice, je dois reconnaitre que je me contente de m’insurger, parfois même de lever les épaules d’impuissance, et de poursuivre mon train-train quotidien.
Est-il nécessaire de résister aujourd’hui ?
Aujourd’hui la résistance s’est institutionnalisée. Elle est portée par le réseau associatif. C’est ce qui fait à la fois sa force et sa faiblesse : elle s’est organisée en associations et en institutions qui permettent de fédérer les résistances et de rassembler les efforts et les énergies. Ce faisant, l’individu n’a plus à se soucier des personnes dans le besoin, puisqu’il y a des prises en charge. Il n’a plus à se mobiliser pour faire pression sur les politiques ou pour aller manifester puisque c’est le rôle des associations de défendre des valeurs.
« On tergiverse, on déplore et quelquefois on pétitionne, mais on n’entreprend rien de sérieux ni d’effectif. On attend, avec bienveillance, que d’autres remédient au mal, afin de n’avoir plus à le déplorer »1.
Mais la résistance, qu’elle soit individuelle ou collective est encore et toujours nécessaire. Ainsi, Stéphane Hessel, écrivain et ancien résistant nous enjoignait à ne pas nous laisser envahir par un sentiment d’impuissance et à ne pas nous endormir face aux injustices qui nous entourent : peu avant sa mort (en 2013), il nous laissait deux livres, l’un intitulé Indignez-vous, l’autre, Engagez-vous. Il y a rappelé à quel point les mouvements de résistance, qu’ils soient individuels ou collectifs, doivent, aujourd’hui plus que jamais, revivre. Il appelle à ne pas baisser notre vigilance.
« Résister, c’est considérer qu’il y a des choses scandaleuses autour de nous et qui doivent être combattues avec vigueur. C’est refuser de se laisser aller à une situation qu’on pourrait accepter comme malheureusement définitive »2.
Pour résister, il faut tout d’abord avoir ou préserver la capacité de s’indigner. Et cela ne peut venir que d’un effort individuel de prise de conscience, de travail d’esprit critique, d’ouverture au monde qui nous entoure. S’indigner contre les véritables injustices que l’on côtoie tous les jours c’est déjà faire preuve d’une certaine résistance, parce que cela signifie que l’on ne laisse pas notre conscience se reposer ou être dominée. Si l’on n’a pas les moyens d’agir, au moins nous avons les facultés de nous insurger, de nous révolter intérieurement.
« La pire des attitudes est l’indifférence, dire « je n’y peux rien, je me débrouille ». En vous comportant ainsi, vous perdez l’une des composantes essentielles qui fait l’humain. Une des composantes indispensables : la faculté d’indignation et l’engagement qui en est la conséquence »3.
Résister, oui, mais à quoi ?
Les raisons de s’indigner et de résister, sont plus floues qu’avant, du temps de Stéphane Hessel. Car, si l’on voit bien quels étaient les motifs de résistance dans le contexte de la Seconde Guerre mondiale et de l’occupation, aujourd’hui les choses sont nettement moins évidentes : lorsque la vie nous est (relativement) confortable, que l’on a accès à différents biens de consommation, que personne ne nous empêche de vivre et qu’aucune forme de violence physique n’est exercée à notre encontre, que signifie résister ?
Pourtant, les motifs de résistance sont nombreux : la gestion de la crise des migrants (qui flirte, selon certains témoignages, avec nos années les plus sombres), les inégalités salariales hommes/femmes, toutes les formes de discriminations, la destruction de l’environnement… Le monde est devenu un enchevêtrement complexe de causes et d’effets, d’interdépendances dont il est souvent bien difficile de démêler les fils et d’identifier des responsables. Il suffit de se rendre dans le centre d’une ville et de voir le nombre de personnes qui dorment dans la rue, de passer devant un centre pour réfugiés ou une maison d’accueil pour femmes battues, d’écouter, de regarder ou de lire les informations…pour prendre immédiatement conscience des nombreux combats que l’on pourrait mener. Mais face au nombre croissant d’inégalités et d’injustices près et loin de chez nous, on peut se sentir paralysé.
Quels sont nos moyens de résistance ?
La difficulté aujourd’hui pour définir les moyens de résistance est que les ennemis sont bien souvent invisibles ou difficilement identifiables comme tel. Dans notre société capitaliste, l’ennemi est plus insidieux, et d’ailleurs ne peut pas être appelé ennemi en tant que tel, car les injustices qu’il crée ne relèvent généralement pas d’une volonté propre : c’est par exemple la société de consommation et ses conséquences sociales éthiques et environnementales catastrophiques. Personne n’en est directement responsable, il est donc difficile d’identifier les moyens à utiliser : je peux m’opposer à une personnalité politique, ou à une multinationale. Je peux essayer de faire tomber la tête de la première et de démanteler la seconde. Mais dès lors que ce sera fait, une autre personne prendra la place de la personnalité politique, et une autre multinationale reprendra les parts de marché laissées par sa concurrente. C’est ce qu’on appelle le système.
« Penser que le capitalisme va accepter en son sein sa propre destruction, c’est illusoire. La lame de fond néolibérale est parvenue à tout balayer sur son passage. Les grands discours ne suffisent plus et on ne peut plus tout attendre de l’État : la solution viendra d’en bas, dans des initiatives locales, incarnées, citoyennes, reliées entre elles »4.
C’est contre ce système inégalitaire que Stéphane Hessel appelle à résister :
« Une véritable insurrection pacifique contre les moyens de communication de masse qui ne proposent comme horizon pour notre jeunesse que la consommation de masse, le mépris des plus faibles et de la culture, l’amnésie généralisée et la compétition à outrance de tous contre tous »5.
Il y a bien sûr la résistance héroïque, qui consiste à risquer sa vie. Dans nos pays, elle est rare (une grève de la faim pourrait relever de ce type de résistance). Il existe aussi la résistance « coup de poing », qui repose sur un acte flirtant avec l’illégalité, comme par exemple l’occupation physique de lieux stratégiques, entarter une personnalité connue… Pour certains activistes, la violence est aujourd’hui nécessaire pour arriver à marquer les esprits et à faire bouger les choses, même dans nos démocraties. Leur argument est le suivant : nous ne sommes pas assez nombreux à résister, l’action pacifique est dès lors vouée à l’échec. Il faut donc tout faire pour se faire voir et entendre.
Mais pour d’autres activistes, la violence ne résout rien, car seule la force politique peut changer les choses. La violence (quelle que soit sa forme) entraine la méfiance, voire l’emprisonnement, et est dès lors inefficace, car elle diminue les forces vives de résistants. Si l’objectif est de faire plier les politiques par le nombre, alors mieux vaut être nombreux à résister pacifiquement et à envoyer de petits signaux, qu’un petit groupe destructeur.
On attribue à Henry d. Thoreau la paternité de la désobéissance civile. Cet homme s’est opposé farouchement à la pratique institutionnalisée de l’esclavage par le gouvernement américain. Il a commencé par refuser de payer un impôt local pour protester contre la politique esclavagiste américaine. L’idée qu’il revendique est d’agir selon ses principes, et donc de faire coïncider les actes avec les valeurs d’un individu. Et, selon Thoreau, si chaque individu agissait de la sorte, le changement serait possible. Il estime qu’il est de l’obligation individuelle d’agir selon ce qu’il considère être le bien. N’ayant pas le pouvoir ni la responsabilité d’éradiquer les maux de la société, son devoir est de ne pas y contribuer.
Ainsi, il existe aussi une multitude de formes légales et pacifiques de résistance individuelle ou collective, plus accessibles au commun des êtres humains. En voici une liste non exhaustive :
- S’informer, réfléchir et aiguiser son esprit critique : refuser les pensées « prêtes à porter », les clichés, les stéréotypes et les idées simplistes. Rester vigilant et entrer en débat ;
- Par la prise de parole : s’insurger oralement ou par écrit, tel que le font de nombreux journalistes ;
- S’engager (dans un mouvement social) ; Boycotter toute entreprise qui ne respecte pas des principes moraux et environnementaux
- Désobéir : rejeter une forme d’autorité (une norme sociale par exemple), que l’on juge liberticide ou néfaste. C’est refuser de se conformer ou de se résigner devant un ordre des choses établi.
- Manifester, faire la grève…
On s’éloigne bien entendu de la Résistance organisée où l’individu agit pour le collectif et au nom du collectif. Mais l’idée de vivre selon ses principes et ses valeurs n’est déjà pas si évidente qu’il n’y parait.
Concrètement : agir en pleine conscience
Ce que l’on peut retenir de toutes ces réflexions, c’est l’importance de se tenir informé, d’aiguiser son esprit critique et de poser des actes « en pleine conscience ». Cela signifie que je peux réfléchir à chaque acte que je pose et à leurs conséquences. À partir de là, je peux poser un acte en pleine conscience : si je ne participe pas à cette manifestation, est-ce que cela a un impact ? Si j’achète ce vêtement écologique, mais pas éthique, qu’est-ce que je privilégie ? Ayant pesé le pour et le contre, quel choix vais-je faire ? Et, sachant que je ne peux pas agir à tous les niveaux, c’est essayer de faire de mon mieux, chaque fois que je le peux. Malgré cela, la résistance n’est pas forcément facile, elle ne peut se contenter d’être menée simplement assis sur sa chaise en regardant la télévision ou en lisant un livre. Il y a forcément une forme de contrainte, puisque par définition, la résistance nous appelle à renoncer à certains de nos privilèges, à quelques-unes de nos habitudes.
Prenons un exemple, je prends la voiture pour me rendre à une réunion. Je sais exactement quel est l’impact écologique de ce mode de transport, je sais aussi qu’en utilisant de l’essence je favorise l’exploitation de ressources et d’humains par des grands groupes pétroliers. Je peux commencer par me demander si je ne peux vraiment pas prendre le train ou le bus. Ensuite seulement, si je me rends compte que pour diverses bonnes raisons ce n’est pas possible, j’accepte en pleine conscience d’avoir fait ce choix. Cela doit nous amener à ne pas culpabiliser inutilement. Autrement dit, je ne peux certes pas lutter contre tout, mais je peux choisir de faire « le moins de mal possible », de limiter l’impact de mes choix de vie, et d’essayer, dans la mesure du possible de vivre selon mes principes.
Ensuite, je peux choisir mon ou mes combats et tenter de mener celui-là jusqu’au bout. Par exemple, si je choisis le combat de l’écologie. Cela ne me laissera sans doute pas suffisamment de temps et d’énergie pour agir en même temps sur la pauvreté, les conditions de vie des migrants, les inégalités hommesfemmes, etc. Je ne me détourne pas pour autant de ces combats, je ne les porte simplement pas, je ne les incarne pas. Tout en les gardant en tête lorsque je dois voter, consommer ou m’exprimer.
Hélène Eraly
1. Thoreau, 20182. Hessel, 2011, p.153 Hessel, 2010, p.144 Benkhelifa, 2018 5 Hessel, 2010, p.226 Bossé, 2018, p.14 POUR ALLER PLUS LOIN…
Benkhelifa S., dans Imagine demain le monde, septembre-octobre 2018, n°129
Bossé J., Ligue de l’Enseignement et de l’éducation permanente asbl, (2018), « Désobéissance civile: nourrir la démocratie », Éduquer, tribune laïque n° 139 juin 2018. https://ligue-enseignement.be/ladesobeissance-civile-a-lecole/
Hessel S., (2010), Indignez-vous !, Indigène éditions.
Hessel S., (2011), Engagez-vous ! Entretiens avec Gilles Vanderpooten, Éditions de l’Aube.
Thoreau H.-D., (2018), La Désobéissance civile, Le mot et le reste.
Pour citer cette analyse
Eraly H., (2019), « Résister aujourd’hui », Énéo Focus, 2019/02.
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