Juillet 2010 Par V. BELLEFONTAINE et al. P. JONCKHEER J. LAPERCHE Réflexions

Certains auteurs frappent les esprits lorsqu’ils arguent que la médecine préventive n’est pas éthique. Leurs arguments portent généralement sur l’inévitable conflit entre la liberté individuelle et les choix imposés par la santé publique. Ils mettent aussi en exergue la difficulté pour les généralistes de consacrer une partie du temps normalement alloué aux soins curatifs pour faire de la prévention. Certains vont même jusqu’à dire que la médecine préventive systématique sert les intérêts financiers des firmes pharmaceutiques (1). Nous vous proposons quelques réflexions à ce sujet.
La question de l’éthique en prévention n’est pas neuve. Plusieurs aspects poussent en effet le corps médical à une saine prudence dans ce domaine. Quatre de ces aspects nous semblent essentiels: la volonté de ne pas nuire; le respect de la liberté individuelle; le désir de justice sociale; la question de la responsabilité de la prévention.

Primum non nocere

Commencer par ne pas nuire à son patient, voici un principe d’Hippocrate bien ancré dans nos mémoires. Il est d’ailleurs régulièrement évoqué en médecine préventive pour justifier l’abstention. Non sans raison d’ailleurs.
Car la prévention s’adresse à des personnes a priori non malades, ou à tout le moins non atteintes de la maladie que l’on veut prévenir. L’acte que l’on pose dans ce cadre ne vient pas soulager une souffrance mais vise à éviter un évènement de santé potentiel. Or qui dit potentiel, dit qu’on n’est pas sûr que la personne qui est en face de nous présentera vraiment un jour ce problème de santé. Avant d’agir, mieux vaut donc être sûr du bien-fondé de cette action.
Des balises existent. Que ce soit en vaccination, en dépistage ou en modifications de comportement, des recommandations sont régulièrement publiées. Celles-ci se basent la plupart du temps sur des analyses coût/efficacité.
En matière de dépistage , le Conseil supérieur de promotion de la santé de la Communauté française a rappelé récemment les critères de l’OMS à appliquer aux examens de dépistage pour de bonnes pratiques (2).
Synthétiquement, on peut dire qu’un examen de dépistage ne se justifie que si la maladie qu’il dépiste est sévère, fréquente, curable, décelable très tôt dans l’histoire de la maladie et si son pronostic peut être amélioré grâce à une prise en charge précoce. Le test de dépistage doit être efficace mais aussi acceptable par la population, continu dans le temps (le test ne peut être pratiqué une fois pour toutes) et d’un coût raisonnable. Les programmes de dépistage doivent par ailleurs répondre à certaines caractéristiques d’organisation (par exemple en termes de délai le plus court possible entre l’examen et la transmission du résultat et entre le résultat et le traitement), de gestion, d’assurance de qualité et de respect de l’autonomie des personnes ciblées.
Il n’est donc pas question de recommander un dépistage de problème de santé que l’on ne peut soigner ou pour lequel le dépistage serait synonyme de diagnostic avancé dans le temps sans modification de l’évolution de la maladie. Il n’est pas question non plus de recommander un dépistage qui entraînerait un coût excessif pour le patient, un taux de faux positifs excessif (avec la batterie d’angoisse et de prise en charge médicale inutile que cela entraîne) ou un taux élevé de faux négatifs (avec la fausse réassurance qui y est liée et qui peut entraîner une perte de confiance dans l’examen, voire un diagnostic trop tardif car différé).
C’est ce qui explique un nombre relativement restreint de dépistages recommandés et une nécessité impérative d’évaluer en continu ces dépistages. Car ce qui semble être une évidence aujourd’hui peut être mis à mal demain.
En matière de vaccination aussi, des balises existent. L’efficacité du vaccin doit être démontrée, avec un nombre et une forme d’effets secondaires acceptables. La faisabilité d’obtention d’une couverture satisfaisante du groupe cible doit également être prise en compte. Car un taux insuffisant de couverture peut avoir des effets délétères sur la population notamment parce qu’il n’empêche pas la circulation de l’agent infectieux. Celui-ci peut alors toucher d’autres groupes non protégés de la population, des personnes plus âgées par exemple.
Dans ce domaine, protection individuelle et protection publique ne vont donc pas toujours de pair et certains actes opportunistes peuvent avoir des effets extrêmement négatifs sur la communauté. Ce fut le cas de la rubéole, dont la vaccination opportuniste ne permit d’atteindre que 60-70% de couverture avec un déplacement de l’infection chez les adultes et une augmentation du risque de rubéoles congénitales par primo-infection chez des femmes en âge de procréer. Une systématisation de la vaccination fut nécessaire et recommandée. La question de l’impact collectif d’une vaccination opportuniste ne peut donc être ignoré (et devrait peut-être être posée pour d’autres vaccins comme la varicelle par exemple).
Outre le dépistage et la vaccination, la prévention peut également appréhender les facteurs de risque des maladies. La consommation d’alcool, de tabac, l’obésité, le manque d’exercice physique ont montré clairement leur impact délétère sur la santé. Oui mais… ces comportements ne sont pas là par hasard et concourent à un certain équilibre de la personne.
Pour ne pas nuire en tentant de modifier ces comportements, il faut aussi des balises. Un savoir, un savoir-faire et un savoir-être mais aussi des relais à qui faire appel en cas de difficulté sont indispensables.

Respect de la liberté individuelle

Notre société a fait de la liberté individuelle une valeur centrale. Et l’on ne peut envisager un acte médical sans que le patient ne puisse y opposer un refus, ou à tout le moins ne puisse donner son consentement éclairé (hormis les situations de grande urgence, ce qui n’est pas coutumier de la prévention, reconnaissons-le). L’adhésion de la personne à qui on propose un geste préventif est cependant perçue comme plus importante qu’en curatif parce que son objet est le futur, le probable même.
En dépistage, trois critères de l’OMS évoquent clairement cette préoccupation.
1) La procédure de recrutement ne doit pas constituer une entrave à la liberté des gens de participer ou non au programme de dépistage.
2) Les participants potentiels doivent recevoir une information adéquate sur le pour et le contre d’une participation. Les bénéfices ainsi que les risques devraient également être bien connus des prestataires de soins.
3) Les campagnes grand public doivent promouvoir une large accessibilité du programme mais sans exercer une pression morale .
Avec ces 3 critères, on aborde donc la possibilité de refus, la nécessité d’informer et le respect de l’autonomie.
Malgré tout, il faut être clair. Pour qu’un programme de dépistage soit efficace, il doit atteindre une couverture suffisante de la population. Sinon, les moyens alloués à ce programme ne sont pas rentabilisés et le rapport coût/bénéfice est négatif. Donc un patient peut refuser mais il ne faudrait pas qu’ils soient trop nombreux à faire de même. En matière de vaccination, le raisonnement n’est pas différent. En cas de refus, non seulement l’objectif de protéger la population risque de ne pas être atteint mais en plus il risque de mettre particulièrement en danger des sous-groupes de population.
Et dans le domaine de la modification des comportements? C’est le domaine où la question de la liberté individuelle se pose de la manière la plus cruciale. Le style de vie est par essence individuel, fruit d’une histoire personnelle, participant (ou non) à l’équilibre de l’individu. Il ne peut être changé qu’avec l’accord, la volonté de l’individu concerné. Il n’est pas question d’imposer du jour au lendemain l’abstinence à tous les patients consommateurs de tabac, l’exercice physique à tous les sédentaires ou l’amaigrissement à toutes les personnes obèses. Et c’est heureux car on plongerait dans un totalitarisme préventif qui ne nous grandirait pas.
Alors comment gérer cette apparente contradiction: systématisation versus respect de la liberté individuelle? En abandonnant tout objectif collectif? Certainement pas. En donnant une information éclairée pour que chaque individu puisse choisir en connaissance de cause? Oui mais sans tomber dans la persuasion ou la pression morale. Alors? Et si nous pensions à la promotion de la santé?
Le concept de promotion de la santé rassemble différents niveaux d’actions: politique, organisation des services de santé, environnemental, communautaire. Certaines de ses caractéristiques peuvent nous être utiles.
Un des objectifs clé de la promotion de la santé est de favoriser la participation des populations. La définition de la promotion de la santé telle que proposée par l’OMS en 1986 est « le processus qui confère aux populations les moyens d’assurer un plus grand contrôle sur leur propre santé , et d’améliorer celle ci . Cette démarche relève d’un concept définissant la santé comme la mesure dans laquelle un groupe ou un individu peut d’une part , réaliser ses ambitions et satisfaire ses besoins et , d’autre part , évoluer avec le milieu ou s’adapter à celui ci .
La santé est donc perçue comme une ressource de la vie quotidienne , et non comme le but de la vie ; il s’agit d’un concept positif mettant en valeur les ressources sociales et individuelles , ainsi que les capacités physiques . Ainsi donc , la promotion de la santé ne relève pas seulement du secteur sanitaire : elle dépasse les modes de vie sains pour viser le bien être
En promotion de la santé, le citoyen doit recevoir les moyens de prendre une décision sur sa santé en toute connaissance de cause. Cela implique que ce citoyen ait le savoir mais aussi que l’on prenne en compte ses priorités, sa perception du risque, de la maladie, sa représentation de la santé. Cela implique une vision globale et respectueuse de la personne avec laquelle on ouvre le dialogue.
Un meilleur taux de couverture pour les vaccins ou les dépistages ne suffit plus. Aujourd’hui, pour améliorer la santé des personnes concernées, c’est avec elles, dans le colloque singulier, que des décisions réalistes pour leur santé sont réfléchies. Chaque patient peut avoir ses propres priorités et il faut pouvoir en tenir compte: le dépistage et l’attitude à avoir en cas de risque ne doivent pas être mécaniques. L’autonomie de la personne, l’équité ou la bienfaisance ne peuvent se décider de manière unilatérale par les professionnels, mais dans un dialogue permanent où la participation des premiers concernés — les usagers — est encouragée.
En promotion de la santé, le refus d’un acte préventif est clairement envisagé. Il faut l’accepter mais ne pas en rester là. Il faut apprendre à négocier avec le patient, s’accorder sur le fait de pouvoir en reparler plus tard, suivre les étapes du processus de Prochaska. C’est là où le savoir, savoir-faire et savoir-être prennent tout leur sens. Or, une spécificité de la médecine générale est précisément ce travail de fond de rester présent au fil des ans, d’être disponible et de revoir chaque patient autant de fois que nécessaire pour sa santé. Et cela, quel que soi(en)t le(s) problème(s) de santé qui motive(nt) chaque contact. L’autonomie de chaque patient écouté et correctement informé est un objectif éthique des généralistes. Négocier — sans imposer — est une attitude favorisant la participation des patients.

Justice sociale et responsabilité en prévention

Depuis que la santé est devenue un ‘capital à préserver’, la responsabilité des individus est clairement pointée du doigt. Chacun doit en quelque sorte oeuvrer à la préservation de ce qu’il a reçu, en adoptant des comportements sains. Le concept de liberté individuelle est sous pression: on peut refuser un acte préventif, on peut refuser de modifier un comportement mais le risque est grand de se voir alors tenu pour responsable de sa situation en cas de maladie.
Pourtant, on sait que les comportements ne sont pas uniquement le fruit d’une décision raisonnée et individuelle. L’appartenance à un groupe social semble déterminante dans la prise de décision. Pour être juste et équitable, il ne faut pas ignorer les origines sociales complexes des problèmes de santé. Comme le disait déjà un auteur canadien en 1987, « L’accent mis sur le rôle central de l’individu risque de servir d’argument à une société pour fuir ses responsabilités à l’égard des groupes pauvres et culturellement désavantagés »( 3 ).
Pour être équitable, on ne peut donc se baser uniquement sur l’individu. Une vision plus globale s’impose. La prise en compte de l’environnement au sens large, physico-chimique mais aussi socio-économique est indispensable. Le travail en réseau, en collaboration, en partenariat peut s’avérer nécessaire dans ce cadre. Car le médecin ne peut résoudre à lui seul les problèmes sociaux de la communauté dans laquelle il officie. La responsabilité de la prévention ne lui revient pas plus qu’au patient seul. Elle est partagée par tous les niveaux de pouvoirs et d’actions. Elle exige l’action concertée de tous les intervenants. La prévention peut alors devenir promotion de la santé et dépasser le cadre des facteurs de risque pour s’intéresser aux conditions qui font que les gens se sentent en bonne santé et aux facteurs «producteurs» de santé (coping, self efficacity, locus of control) (4). C’est un angle différent de ce pourquoi le médecin est formé: la résolution de problèmes. D’autres partenaires sont dès lors indispensables, y compris des non professionnels de la santé (professeurs, parents, travailleurs sociaux, etc.).

Conclusions

La médecine préventive a des particularités qui font peur. Elle s’adresse à des personnes non malades a priori, alors que le primum non nocere d’Hippocrate est gravé dans nos mémoires. Elle a aussi parfois un objectif plus public qu’individuel. Elle peut culpabiliser, stigmatiser. Mais ne pas prévenir peut aussi être nuisible. Est-il éthique de ne pas évoquer l’arrêt du tabac à un patient fumeur alors qu’on sait que cette simple suggestion sera efficace dans 5% des cas? Est-il éthique de faire courir à son patient mais aussi à la communauté le risque d’une flambée d’infections pour lesquelles on sait qu’il existe un vaccin efficace?
Des balises sont indispensables et elles existent. La promotion de la santé est une piste favorable au respect de l’éthique dans la préservation de la santé. Ce concept modifie les rôles de chacun: individus, médecins mais aussi politiques, enseignants, acteurs sociaux… Il implique pour le médecin généraliste une relation tournée vers le dialogue, la négociation, une ouverture à d’autres intervenants, une approche globale.
En 1999, Axel Hoffman soulignait déjà que, « la promotion de la santé invite à se pencher sur le sens de la santé et de la maladie , tant dans le vécu de l’usager qu’au niveau des représentations collectives , à se détacher des concepts figés pour répondre à la demande de sens » ( 5 ).
À quoi le médecin généraliste faisant de la promotion de la santé doit-il dès lors être attentif pour rester cohérent avec les dimensions de la promotion de la santé (6,7) ?
1) À l’écoute des patients et à la prise en compte de leurs connaissances et expériences antérieures.
2) À l’information, aux avis et conseils adaptés aux patients sur les comportements à risque et les comportements sains.
3) À la connaissance des conditions de la vie quotidienne des patients et des déterminants sociaux qui influencent leur santé: (non)emploi, logement, niveau d’éducation, risque social, situations de précarité.
4) À l’attention particulière à accorder aux populations fragilisées (8).
5) Au suivi dans le temps et à l’accompagnement des patients dans leurs changements de comportement de santé si ceux-ci sont nécessaires. Pour cet accompagnement, le généraliste n’est pas seul. Il peut orienter le patient vers une diététicienne, un club de sport, un groupe d’entraide, etc.
Ce travail pluridisciplinaire en réseau ou en équipe montre sa pertinence et son efficacité (9). Il est d’autant plus efficace quand les différents partenaires se rencontrent et apprennent à se connaître (10).
Pascale Jonckheer , Jean Laperche , Vinciane Bellefontaine , Valérie Hubens , Marianne Prévost , Pierre Legat , André Dufour
Article publié dans la Revue de médecine générale n° 266, octobre 2009, et reproduit avec son aimable autorisation

(1) Eeckeleers P. La médecine préventive est-elle éthique? RMG 2009; 259: 31.
(2) Conseil supérieur de promotion de la santé de la Communauté française. Examens de dépistage – pour de bonnes pratiques. Document approuvé par le Conseil supérieur de promotion de la santé, août 2007.
(3) Doucet H. Médecine et prévention: considérations éthiques. Médecine sociale et préventive 1987; 32: 38-41.
(4) Deccache A. Comment ont évolué les concepts et pratiques de prévention des maladies et de promotion de la santé? Vingt-huit ans après: une relecture de Pierre Mercenier. Santé conjuguée 1999; 10:30-33
(5) Hoffman A. Promenade de santé. Santé conjuguée 1999; 10:34-40.
(6) Provost M-H et autres. Description, impact et conditions d’efficacité des stratégies visant l’intégration de la prévention dans les pratiques cliniques: revue de la littérature. Québec. Ministère de la Santé et des Services sociaux. 2007. 168 p.
(7) Quint-essenz. Développement de la qualité en prévention et promotion de la santé: critères de qualité. Promotion Santé Suisse, version 5. Nov 2007.
(8) Éducation Santé. Réduire les inégalités sociales de santé. 245. Mai 2009.
(9) Giet D. Les grands défis à relever en médecine générale. RMG 2008; 252: 154-156.
(10) Jonckheer P, Hubens V, Laperche J, Prévost M, Legat P, Wathelet T et Dufour A. Les médecins généralistes et les associations de promotion de la santé… RMG 2008; 255: 289-291.