Janvier 2005 Par H.-P. CEUSTERS Initiatives

Cet article a pris sa source dans une série d’échanges que nous avons eus Philippe Bastin d’Infor-Drogues et moi-même lors de réunions de préparation de la journée ‘Les jeunes et l’alcool’, qui s’est tenue à Louvain-la-Neuve le 18 mai (1). Son propos ne sera pas ici d’apporter des réponses préalables aux questions liées à la problématique de la consommation d’alcool chez les jeunes ni sur la seule bonne manière de concevoir la prévention. Son objectif est de proposer une série de questionnements et d’étonnements par rapport à cette thématique et son inscription dans le contexte actuel, d’aborder un certain nombre de balises permettant de penser la prévention en tentant de resituer l’ensemble dans une optique de promotion de la santé, et de «survoler» quelques «évidences» dont on nous «abreuve» concernant l’alcool et les jeunes afin de tenter d’éviter d’entrer dans un processus de stigmatisation et de généralisation abusive. En effet, il n’y a pas une seule manière de consommer de l’alcool et ces consommations d’alcool s’inscrivent parmi une diversité d’autres consommations, certaines problématiques, d’autres non…
Et puis, «être jeune» n’est ni un syndrome ni une catégorie sociologique uniforme…
Aussi quand un phénomène est pointé à un moment donné comme un problème de société, il importe de se pencher sur ce phénomène, de prendre la mesure de sa complexité et d’éviter toute approche réductrice, stigmatisante et génératrice d’effets pervers.
Après un long temps de focalisation sur les drogues illicites, des discours alarmistes se développent sur des produits jusque là plus ou moins épargnés par la diabolisation. Les temps changent et l’on se rend compte que le caractère licite ou illicite d’un produit n’est pas la conséquence directe de son degré de dangerosité. Le classement de certaines substances psychoactives dans la catégorie des produits illicites n’a aucun fondement scientifique. Mais, par rapport aux produits légaux (et il suffit de voir ce qui se passe actuellement au niveau du tabac !) et à la manière de concevoir leur inscription (ou désinscription) sociale, n’est-on pas en train de refaire le même chemin semé d’embûches, d’exclusion et de moralisme que par rapport à ce que jusqu’il y a peu on considérait comme les «seules» drogues? Va-t-on répéter ad libitum les mêmes stratégies et discours préventifs visant uniquement l’abstinence comme seule voie de salut sans prendre en compte ce qu’ont pointé les expériences et les échecs de la «guerre à la drogue»?
On ne peut donc que s’interroger sur l’actualité et tenter de penser d’autres voies de sortie ou d’amélioration des situations…

Quelques constats relevés dans l’actualité

La presse nous renvoie des constats et informations en apparence contradictoires.
Le 04/03/2004 on pouvait lire dans «La Tribune de Bruxelles»: «L’alcool, fléau européen. Dans toute l’Europe, les jeunes consomment de plus en plus d’alcool. En Norvège, l’association Actis combat le mal depuis plus d’un siècle…».
Alors que la veille, La Libre Belgique titrait: surtout ne pas arrêter de boire modérément. Les personnes qui arrêtent de boire de un à deux verres de boissons alcoolisées par jour, courent 29 % plus de risques de mourir d’une maladie cardiovasculaire que les buveurs modérés qui continuent (et cela, selon deux enquêtes danoises publiées dans la revue internationale «Epidemiology»). Ainsi selon le Professeur Morten Groenbaek de l’Institut de l’Etat pour la Santé publique, «le risque de décéder d’une crise cardiaque augmente chez les gens qui ont une consommation modérée d’alcool, et qui cessent de boire. Et ceux qui n’ont jamais bu améliorent leur protection contre les maladies coronaires s’ils commencent à boire un peu.» Cet appel à la consommation modérée de bière, de vin et de spiritueux, a été accueilli avec prudence par les autorités sanitaires qui n’ont pas voulu contester les résultats mais n’envisagent pas de lancer des campagnes pour inciter les citoyens à boire, dans un pays où l’on sait que l’alcoolisme est un problème majeur.
Dans la publication de décembre 2003, «La santé et le bien-être des jeunes d’âge scolaire. Quoi de neuf depuis 1994?», les chercheurs de PROMES signalent entre autres résultats:
– chez les élèves de 13, 15 et 17 ans la proportion des jeunes qui déclarent avoir déjà goûté une boisson alcoolisée varie de 94% en 1986 à 81% en 2002. L’essai de consommation s’observe plus fréquemment chez les élèves plus âgés et parmi ceux de l’enseignement général. On observe une diminution de l’essai par rapport à 1986 et cela pour toutes les enquêtes suivantes.
– l’étude de la fréquence de consommation confirme que pour certains jeunes, le fait de boire de l’alcool n’est pas occasionnel même si l’évolution dans le temps montre que le nombre de consommateurs réguliers est le plus bas ces dernières années. De 1986 à 2002, le pourcentage de buveurs hebdomadaires est passé de 48 % à 28 %.
Ne pas considérer la question dans sa complexité peut générer en terme de prévention des effets contre-productifs si l’objet pris en considération est la «santé» des individus.
Ainsi, fin des années nonante, un chercheur canadien a pu montrer que la diminution de la consommation d’alcool dans la population générale ne signifiait pas la diminution des problèmes de consommation. Ce qui, avant d’aller plus loin, nous renvoie à l’un des constats de début d’exposé concernant les rapports que les jeunes Belges entretiennent avec l’alcool: globalement depuis plusieurs années on note une diminution du nombre de jeunes disant avoir consommé au moins un verre d’alcool dans l’année, par contre on pointe une tendance à la hausse du nombre de jeunes disant avoir été ivres plus d’une fois dans l’année.
Pour en revenir à notre chercheur canadien, dans un ouvrage intitulé «La modération a bien meilleur goût, mais…», il nous dit «L’idée derrière la politique québécoise est bien sûr d’atténuer les problèmes liés à l’alcool. Mais une baisse de la consommation moyenne ne se traduit pas nécessairement par un règlement des problèmes. Loin de là.» Des analyses faites en Australie, en Angleterre, en Ontario et au Québec ont mis en évidence que les problèmes viennent vraiment des intoxications. En d’autres termes, il existe deux catégories de consommateurs d’alcool qu’il faut éviter de confondre.
Premier type de consommateur: une personne boit ses deux verres de vin à chaque souper. Son médecin peut la féliciter: l’alcool à doses modérées et régulières réduit les risques de maladies cardiaques. De très nombreuses études indiquent que la santé des buveurs modérés est meilleure que celle des abstinents, même après avoir exclu l’influence des variables comme l’âge ou l’activité physique (ce qui est en cohérence avec la nouvelle recherche mentionnée dans La Libre et ce qui a été appelé le «paradoxe du sud-ouest» par des chercheurs danois dans les années quatre-vingt).
Bref, pour cette personne, l’alcool est source de plaisir et de santé, pas de problèmes.
Il en va tout autrement pour la seconde catégorie de personne qui ingurgite le même volume d’alcool par semaine mais en une ou deux occasions. Là, dit notre auteur, «le médecin n’est plus d’accord et le travailleur social ouvre l’œil.»
Pourquoi?
Une fraction importante de ceux qui s’intoxiquent à l’alcool boivent parce qu’il ont des problèmes … et ils ont des problèmes parce qu’ils boivent… Et c’est ici, dit-il, qu’on découvre un «hic» dans les données de Santé Québec.
Suite à cette grande campagne visant à diminuer la consommation d’alcool sur l’ensemble de la population on constate que la catégorie de buveurs modérés a fondu au profit des abstinents. Pour reprendre l’exemple, les personnes de la première catégorie ont remplacé leur vin par de l’eau. Si boire n’était pas politiquement incorrect, leur médecin devrait leur dire qu’ils arrêtent un comportement favorable à leur santé. Ici, cette baisse de consommation a donc un effet pervers.
Mais il y a pire, les mêmes données montrent que les gros buveurs, ceux qui s’intoxiquent, ont maintenu leur niveau de consommation…
« Au Québec , les buveurs qui sont encore excessifs forment un noyau dur . Pour les rejoindre il faudra changer de message mais , dit Louise Nadeau , du département de psychologie de l’université de Montréal, il faudra surtout changer d’objectif et ne plus le fixer en fonction du volume global d’alcool consommé mais bien viser à réduire le nombre d’intoxications . »
Dès lors, lorsqu’on envisage de mettre sur pied des projets de prévention d’abus d’alcool, comme d’autres produits psychotropes licites ou illicites, et qu’on souhaite les inscrire dans un cadre de promotion de la santé, l’objectif serait non pas l’abstinence ou la réduction de la demande mais la réduction des dommages, des problèmes liés à la consommation. Et ce, en favorisant les possibilités d’augmenter, pour les personnes, leurs compétences, leur estime de soi, leurs capacités à faire des choix en étant mieux informées mais aussi en ayant accès à de meilleures ressources.

Quelle prévention pour les jeunes?

A ce propos je voudrais vous parler de deux chercheurs hollandais ( De Haes et Schuurman : «Results of an evaluation study on three drug education models» in Journal of Health Education, 18, supplement, 1975) qui ont étudié l’impact de différents modèles de prévention sur la consommation des jeunes.
Ils ont essayé de trouver laquelle des trois approches suivantes était la plus efficace:
– l’approche axée sur la peur, centrée sur la mise en garde;
– l’approche informative «neutre», «objective» centrée sur le produit;
– l’approche centrée sur les personnes et leurs problèmes offrant la place au dialogue, à la rencontre.
Leur expérience a été réalisée à Rotterdam, auprès d’environ mille jeunes de 14 à 16 ans, provenant de cinquante écoles différentes. Après analyse, les comparaisons avec un groupe contrôle où il n’y a aucune intervention montrent que les deux premières approches ont un effet pervers. Seule la dernière approche a un effet positif. D’autres études, effectuées par la suite, confortent ces résultats. Ainsi, toutes ces littératures semblent confirmer le fait que les programmes centrés sur les approches d’avertissement et la seule information, n’ont soit aucun effet, soit un effet négatif inverse de celui escompté (on constate plus du double de consommation pour la population étudiée dans le cas de l’approche centrée sur la peur par rapport au groupe contrôle où «on ne fait rien»). Par contre, les programmes qui portent leur attention sur les jeunes (qui ils sont, comment ils vivent, leur apprenant à surmonter leurs difficultés au jour le jour…) sont efficients pas seulement dans la diminution de la consommation de drogues, mais aussi dans leurs comportements rebelles, de recherche d’attention…Type de «manipulation expérimentale»

Première consommation dans les 7 mois suivant la «manipulation expérimentale»
Prévention axée sur la peur, la mise en garde 7,3 %
Information «neutre», «objective» centrée sur les produits 4,6 %
Approche centrée sur les personnes et leurs problèmes offrant la place au dialogue, à la rencontre 2,6 %
Groupe contrôle – pas d’intervention 3,6 %

De Haes, W. & Schuurman , J., Results of an evaluation study on three drug education models (1975).
(International Journal of Health Education, 18, Supplement).Au Québec de nouveau, Line Beauchesne (Professeure de criminologie à l’Université d’Ottawa) a mené pendant plusieurs années des recherches sur l’efficacité des programmes de prévention en matière de psychotropes chez les jeunes en milieu scolaire.
Elle a pu dégager un certain nombre d’indices à ce sujet.
Le premier indice est la nécessité d’une stratégie multiple d’interventions qui répondent à la multiplicité des motifs de consommation.
Les jeunes ne consomment pas les produits psychotropes uniquement parce que ces produits sont disponibles, d’où la faiblesse des programmes axés uniquement sur la nécessité d’abstinence ou de «savoir dire non». Ni parce qu’ils sont mal informés, d’où la faiblesse des programmes axés uniquement sur la présentation des produits particuliers et de leur potentiel de toxicité. Ni encore parce qu’ils ont des problèmes, d’où la faiblesse des programmes axés uniquement sur la perception des jeunes consommateurs comme des jeunes à problèmes.
Les consommations de psychotropes, licites et illicites, relèvent des interactions entre la personne, le produit et l’environnement, et ce rapport s’inscrit dans des modèles socio-culturels.
Il importe alors, dans l’élaboration d’un projet de prévention pour les jeunes, de présenter les modèles socio-culturels de consommation, de discuter de l’ensemble des motivations à consommer (et elles sont nombreuses et diversifiées!), et d’échanger sur les différents usages des produits que les jeunes seront le plus susceptibles d’expérimenter.
Le deuxième indice est que la démarche en matière de consommations de psychotropes doit s’inscrire dans un discours global de promotion de la santé englobant entre autres le développement d’habiletés qui augmentent l’estime de soi et le goût de vivre et non pas être isolée dans une problématique à part. Cela permet d’intégrer cette approche très tôt dans la vie des jeunes et non après qu’ils aient déjà acquis des habitudes de consommations plus ou moins adéquates pour leur bien-être. Cela permet également de s’inscrire dans une démarche de dialogue avec les jeunes sur ce qui les aide à vivre, leur estime de soi et leur qualité de vie.

Numéro spécial des Cahiers de Prospective Jeunesse

Le comportement des jeunes face à l’alcool se modifie, il se rajeunit, il se féminise. Les stratégies commerciales mises en œuvre pour toucher cette cible essentielle deviennent de plus en plus variées et pointues. Comment faut-il réagir? En observant, en dénonçant, en éduquant?
Plusieurs associations des secteurs de la prévention et de la jeunesse ont organisé, le 18 mai 2004, un colloque consacré à cette question. Il s’agissait de faire un état des lieux:
– des données épidémiologiques de la consommation d’alcool par les jeunes;
– des stratégies commerciales et communicationnelles des producteurs et distributeurs d’alcool, ainsi que des messages véhiculés par les médias;
– des actions de prévention ou de promotion de la santé liées à la problématique;
– des aspects juridiques et législatifs de la question.
Le texte de Henri-Patrick Ceusters est extrait de ce numéro de grande qualité.
Le 32e Cahier de Prospective Jeunesse contenant les actes de ce colloque est disponible. Pour le commander (10 €) ou recevoir la liste des autres numéros parus, contactez Claire Haesaerts, Secrétaire de rédaction, tél.: 02 512 17 66, fax: 02 513 24 02, courriel : claire.haesaerts@prospective-jeunesse.be. Site internet : http://www.prospective-jeunesse.be
Pour en savoir plus sur la constitution du Réseau Jeunes et Alcool en Communauté française, contactez Florence Vanderstichelen ou Martin de Duve, à l’asbl Univers Santé, place Galilée 6, 1348 Louvain-la-Neuve. Tél.: 010 47 28 28, fax : 010 47 26 00, courriel:
jeunes-alcool@univers-sante.ucl.ac.be

Le troisième indice est que ce sont les adultes qui entourent les jeunes, qui sont les «messagers» les plus crédible de cette prévention. Donc il importe de sensibiliser ces personnes, interlocuteurs habituels des jeunes, à l’importance de ce rôle et de leur donner les moyens de l’assumer.
La promotion de la santé repose sur une conception globale, dynamique et positive de la santé et vise à augmenter pour l’individu et la collectivité le pouvoir d’agir sur leur santé. Plutôt que de vouloir bannir toutes les conduites à risque par l’exclusion ou l’interdit, cette approche se fonde sur un questionnement éthique et non sur une vision moralisatrice, elle vise à restaurer, pour la personne, des possibilités de choix concernant son «bien-être» et ses relations harmonieuses avec les autres dans la cité.

Le bon usage

La manière dont on parle du produit pointé comme problématique n’est pas anodine. Que ce soit dans les médias ou dans le discours ambiant, le vocable de «fléau» est souvent mis en avant, en ce sens que c’est ce produit qui contamine, «détruit» les jeunes… Le sensationnalisme est privilégié au détriment d’une approche plus nuancée. Dans ce discours réducteur, le produit est la cause de tout, c’est parce qu’il est présent et accessible qu’il y a des jeunes qui en deviennent dépendants et bien sûr dans ce schéma cognitif, ce sont les propriétés intrinsèques du produit qui poussent à sa consommation. Ce qui revient à nier la possibilité d’action du consommateur et l’influence d’autres facteurs.
Plutôt que de mettre l’accent sur le produit et sa dangerosité, il importe de se pencher sur les usages que les personnes font du produit, car ce qui peut faire problème ce n’est pas le produit lui-même mais la manière dont on en use. L’usage, c’est la rencontre entre un produit (avec ses propriétés pharmacologiques et son inscription culturelle), une personne qui le consomme (avec son histoire, ses valeurs, ses attentes par rapport à ce produit…) et un contexte (dans un espace-temps culturel, dans un groupe, dans une société avec ses lois…). Chaque usage est donc particulier et il existe une pluralité d’usages: occasionnel, récréatif, modéré, festif, traditionnel, problématique (par exemple en situation d’apprentissage pédagogique, sur les lieux de travail, ou encore lors de la conduite d’un véhicule…) et chaque usage répond à des motivations particulières. Ainsi, même si c’est le désir d’accéder à des états de conscience modifiée qui sous-tend souvent la consommation du produit, il arrive qu’on le prenne pour d’autres raisons.
Pour être bien parmi les autres , créer des relations: «Tchin!», «Santé», «A la vie!», «A l’amour!»… Dans nos contrées, les occasions de trinquer sont nombreuses car elles sont souvent associées à la notion de fête et constituent généralement des moments agréables, qui ont pour effet de rapprocher les personnes. L’apéritif, un repas d’anniversaire, un examen réussi ou une victoire sportive, une pendaison de crémaillère… en sont autant d’exemples. L’alcool nous rend moins timides, plus exubérants, plus joyeux… On parle plus facilement à l’autre, on aborde plus facilement quelqu’un… Quant aux drogues illégales, elles jouent un rôle similaire voire encore plus fort par le fait qu’elle rapprochent des personnes qui ont choisi de consommer des produits illégaux, de transgresser certains interdits.
Pour franchir les interdits , repousser des limites au-delà des effets individuels recherchés par la consommation d’un produit psychoactif, il y a toute une dimension sociale qui entre en compte, surtout lorsqu’il s’agit de substances dont l’accès est prohibé. Celles-ci sont porteuses d’interdits et de tabous ce qui a pour conséquence de leur conférer un pouvoir symbolique d’opposition très puissant. Les enfants découvrent très vite qu’on peut contrarier ses parents, ses professeurs, son médecin et toute autre autorité en prenant de tels produits. C’est bien pour cela, aussi, que l’adolescence est une période particulière où ces produits sont attirants aussi parce qu’ils sont interdits.
Pour faire comme les autres . Chaque famille, institution, groupe de personnes, bande… a ses propres usages et coutumes. Ainsi, le plus souvent les personnes ne choisissent pas de consommer ou non, mais finissent par le faire parce que c’est comme ça dans leur milieu, pour faire comme tout le monde! En de nombreuses situations ne pas consommer c’est prendre le risque de se voir rejeté. Ainsi quelqu’un qui décide de ne pas partager au moins un verre lors d’une «troisième mi-temps» risque fort d’être «regardé de travers».
Pour modifier son humeur . L’alcool et de nombreuses drogues sont consommées pour pallier l’angoisse, la dépression, l’insomnie, la douleur ou l’ennui, bref toutes ces humeurs considérées comme étant indésirables voire inacceptables. L’alcool peut aussi faire croître l’audace, et procurer la sensation d’être plus puissant. Encouragés par la publicité et par certaines croyances sociales, un grand nombre de personnes, quel que soit leur âge, consomment des drogues, qu’elles soient légales ou non, dans cette optique. Ainsi, avant un entretien pour un emploi, un individu peut consommer un léger calmant; dans le même ordre d’idées, pour diminuer son angoisse avant un match important un jeune choisira de fumer un pétard, alors qu’un autre, pour assumer une situation vue comme stressante va se jeter un petit whisky derrière la cravate…
Etc., car la liste des motivations et du sens donné à la consommation est loin d’être complète.

Tous les jeunes ou chaque jeune en particulier?

Les jeunes doivent se différencier des adultes, de leurs parents, de leurs éducateurs… avoir des pratiques qui les distinguent. La consommation de biens et de symboles marchands est, aujourd’hui, ce qui caractérise surtout le concept de «culture» des jeunes. C’est une façon privilégiée de s’affirmer. Les ados ont un pouvoir d’achat réel. Dès lors, ils sont des cibles spécifiques des opérations de marketing (cartes GSM, boissons «alcopops» de type «breezer»…).
Il n’est cependant pas raisonnable de penser qu’il existe réellement une seule culture ado en tant que telle (il y a trop de différences sociales, économiques, géographiques…) mais la consommation est néanmoins une des caractéristiques constantes des pratiques adolescentes.
Si la distinction psychologique de l’adolescence par rapport à l’âge adulte doit se faire, il faut rappeler que, finalement, les questions que se posent les ados sont les mêmes que les nôtres: sens de la vie, l’amour, la mort…
Les pertes de modèles et l’absence de repères ne sont pas uniquement un problème pour les ados. Le culte de la performance, la société de consommation, cela nous concerne tous. Les remises en question existentielles ne sont pas des préoccupations pour les seuls jeunes. Nous aussi, adultes, lors d’une crise individuelle grave, nous nous remettons en question…
La «crise» de l’adolescence est aussi la crise de tous les adultes: il faut se réinventer, s’adapter constamment à la mouvance de l’environnement professionnel, familial, social…

Tous concernés?

Face à un phénomène aussi vaste et complexe que sont les usages de drogues (tant légales qu’illégales), tous les secteurs de la société sont concernés: l’enseignement, l’aide à la jeunesse, la santé, le monde des loisirs, les communes, etc.
Tous les secteurs, mais aussi tous les adultes qui ont une responsabilité éducative (éducateurs naturels tels les parents, mais aussi les enseignants, les animateurs…, en fait, tous les adultes responsables!). En effet, ces situations et ces problèmes ne peuvent être réservés aux seuls spécialistes: ceux-ci ne sont pas assez nombreux et ne peuvent de toute façon être partout pour apporter réponse à tout.
Comme pour beaucoup d’autres questions (la violence, la délinquance, le suicide, etc.), sans être un spécialiste, chacun peut, de sa place et à sa place, contribuer à l’éducation et à la prévention: en écoutant les jeunes, en étant un point de repère pour eux, en les conseillant, en les soutenant, etc. Il est nécessaire que les jeunes puissent s’appuyer et se sentir soutenus par des adultes qu’ils connaissent, là où ils sont, et en qui ils ont confiance.
En cas de problèmes graves ou lorsque nécessaire, ces adultes seront aussi les relais idéaux pour les orienter vers des professionnels et des services appropriés. Car même animé des meilleures intentions du monde, chacun a ses limites et on ne peut être «l’homme de toutes les situations».
Enfin, le rôle des intervenants spécialisés en prévention est d’aider les adultes de tous bords qui apportent au quotidien leur contribution dans ce domaine:
– en les informant sur cette question particulière (les drogues, leurs usages, les risques, les adresses utiles, etc.);
– en les aidant à mieux comprendre, écouter et accompagner les jeunes;
– en les aidant pour qu’ils soient mieux à même de gérer, dans les limites du raisonnable, les situations problématiques qui se présentent à eux.
Ainsi, du côté des intervenants, la prévention pourrait se définir alors comme une relation d’accompagnement, c’est-à-dire susciter, faciliter, encourager le choix libre et éclairé d’un comportement toujours à adapter. Bref, promouvoir plutôt que contraindre.
La prévention a une place… seulement si elle est à sa place.
Si la prévention est un pari sur l’avenir, c’est aussi un pari ingrat! Parce que l’adulte est là pour accompagner le jeune dans une aventure dont il (l’adulte) ne connaîtra pas l’issue. Conscient que son rôle n’est pas seulement de transmettre un savoir, mais aussi de donner aux jeunes les meilleures chances de devenir des adultes autonomes, critiques et responsables, il sème pour que d’autres récoltent, en visant un mûrissement lent et solide.
Je terminerai par une image qui me semble bien illustrer cette approche préventive inscrite dans un cadre de promotion de la santé: «Si une famille habite une maison au bord de l’océan, pour éviter qu’ils ne se noient, ne vaut-il pas mieux apprendre à ses enfants à nager plutôt que bâtir un mur autour de cette maison?»
Henri Patrick Ceusters , Psychologue, Consultant-formateur à Prospective Jeunesse, Rédacteur en chef des Cahiers de Prospective Jeunesse .
Ce texte reprend l’intervention de l’auteur lors du colloque ‘Jeunes et alcool’, qui s’est tenu à Louvain-la-Neuve le 18 mai 2004. Il apparaît aussi dans les actes du colloque, disponibles à Univers Santé.
Adresse de l’auteur: Prospective Jeunesse, rue Mercelis 27, 1050 Bruxelles. Internet: http://www.prospective-jeunesse.be .(1) Voir ‘Jeunes et alcool: un colloque pour une nouvelle dynamique préventive’ , n°192, août 2004.