Alors que les offensives réactionnaires se multiplient en Europe et aux Etats-Unis, Charline Marbaix, appelle les soignant·e·s à ouvrir les yeux sur les violences exercées par et malgré elles et eux dans le cadre de leur pratique médicale en raison de biais sexistes, classistes, racistes et validistes.

Issue d’une famille de médecins, Charline Marbaix a étudié à l’UCLouvain. Elle se destinait à devenir psychiatre avant de s’orienter vers la médecine générale. Après quelques années de pratique comme généraliste en région bruxelloise, elle s’installe un an au Québec en 2020, où elle suit le certificat en études féministes à l’Université du Québec à Montréal (UQAM) avant de revenir en Belgique et de s’inscrire au master interuniversitaire en études de genre. Elle réalise dans ce cadre un mémoire intitulé « L’urgence du genre, comment le genre se traduit dans un service d’urgences médicales », qui a reçu le prix du Comité Femmes & Sciences et le prix de l’Université des femmes. Après avoir exercé un temps en maison médicale, Charline Marbaix travaille désormais pour l’asbl Promo Santé & Médecine Générale, qui forme les généralistes à la promotion de la santé. Elle est aussi la co-autrice du podcast « Pourquoi c’est comme ça ? », qui vulgarise des concepts féministes.
Les sciences humaines et sociales sont aujourd’hui très absentes de la formation des médecin·e·s. Étiez-vous déjà sensibilisée à ces questions et notamment au féminisme quand vous avez commencé vos études ?
Absolument pas. En revanche, pendant mes études de médecine, je me suis rapidement questionnée. Je trouvais qu’il n’y avait pas beaucoup d’espace pour critiquer le savoir, ouvrir la réflexion. J’ai été interpellée par le fait que nous étions censé.es proposer une molécule pour chaque problème de santé… alors que les problèmes sont tellement complexes et ancrés dans la société. Je ne comprenais pas très bien le sens. J’ai pratiqué pendant plusieurs années en tant que généraliste, mais je ne me retrouvais pas dans cette pratique médicale curative. J’ai plusieurs fois arrêté puis repris la pratique. Parallèlement à ces réflexions, les féminismes sont arrivés dans ma vie pour des raisons personnelles – mais le personnel est politique. J’ai reçu une éducation très très genrée, j’ai subi plusieurs agressions, j’ai subi un avortement. À l’époque, j’étais aussi en couple hétérosexuel et toutes ces expériences se sont accumulées pour finalement me faire ouvrir les yeux sur les féminismes qui m’ont énormément aidée dans mon parcours.
En 2020, je suis partie un an au Canada et j’y ai suivi un certificat en études de genre qui se donnait à l’université de Montréal depuis 20 ans… Les cours en sociologie de la santé et en « sciences, techniques et rapports de sexe » m’ont permis de faire le lien entre médecine et féminisme. C’était la première fois que je prenais vraiment de la distance par rapport à la formation que j’ai reçue grâce à des outils féministes, sociologiques et anthropologiques. Ça a été un énorme shift dans ma tête. C’était fabuleux et en même temps très inconfortable, dans le sens où je prenais aussi conscience des violences systémiques que je pouvais moi aussi reproduire en tant que personne blanche, médecin, etc. Je suis ensuite rentrée en Belgique et je me suis inscrite au master interuniversitaire en études de genre de l’ULB.
Dans le cadre de ce master, vous avez réalisé un mémoire portant sur l’impact du genre dans un service d’urgence. Qu’avez-vous observé ?
L’idée, c’était d’analyser comment « le système genre » se traduit dans un contexte d’urgences médicales. Je m’inscris donc dans une analyse matérialiste : les féministes matérialistes mettent en évidence que ce sont les rapports de pouvoir qui créent les catégories sociales. Les deux catégories créées par le sexisme dans notre société, ce sont les hommes et les femmes. Et ces catégories structurent toute la société. Il ne s’agit donc pas d’une analyse à travers les théories queer[1], qui vont davantage s’intéresser à l’identité de genre des personnes. J’ai fait une observation participante dans un service d’urgence et plus précisément aux consultations qui pouvaient attendre plus de 6 heures et qui sont des consultations très courtes, qui concernent particulièrement des pathologies orthopédiques comme des fractures, etc.
J’ai observé comment le système genre se traduisait à travers trois piliers : la patientèle, les soignant·e·s et les connaissances. Tout le monde tenait des discours sexistes et le plus fréquent concernaient la masculinité hégémonique c’est-à-dire la masculinité la plus valorisée dans notre société : la prise de risques, la violence et la tolérance à la douleur. Ainsi, les fractures du cinquième métacarpe (auriculaire), aussi appelée « fractures du boxeur », qui surviennent typiquement après avoir punché dans une porte, seuls des hommes venaient pour ça…
Les normes qui définissent « ce que c’est d’être un homme » façonnent donc aussi les pathologies. De l’autre côté, il y avait les discours consistant à dire à une enfant qu’on était en train de plâtrer qu’avec ça, elle ne pourrait pas jouer à la princesse et mettre des talons hauts… À côté des discours, il y a aussi la socialisation et ce que la sociologie nomme l’habitus, comment notre corps bouge et est façonné par la société. Les hommes se permettaient de crier, d’être vulgaires tandis que les femmes s’excusaient tout de suite d’avoir crié, par exemple quand le soignant appuyait où elles avaient mal.
Par ailleurs, il y avait beaucoup plus d’accompagnantes que d’accompagnants : la mère, la fille, la voisine. Ça en disait beaucoup sur la notion de « care » et sur qui « a le temps ». Du côté des soignants, j’ai aussi observé que les médecines étaient beaucoup plus empathiques que les médecins, en particulier dans leurs gestes. Quand elles faisaient mal, elles avaient aussi beaucoup plus tendance à s’excuser. Enfin, elles étaient aussi beaucoup plus remises en question par les patients que les médecins. Ce n’est d’ailleurs pas forcément négatif : c’est aussi lié au fait qu’elles laissent plus d’espace pour la prise de parole.
Fin 2017, en France, une jeune femme de 22 ans, Naomi Musenga, décédait peu après avoir appelé le SAMU : l’enquête a montré qu’elle avait été victime d’un préjugé raciste selon lequel les personnes afrodescendantes exagèrent leur douleur (le « syndrome méditerranéen »). Dans le pire des cas, les biais sexistes et racistes peuvent donc mener à la mort.
Oui, on sait par exemple que les femmes qui viennent avec des douleurs thoraciques aux urgences ont beaucoup plus de chances de recevoir des anxiolytiques. On sait aussi que pour ces mêmes douleurs, le délai pour un examen par électrocardiogramme (ECG) sera plus long pour une femme noire que pour un homme blanc[2]… Or cela crée un « désavantage corrosif »[3], c’est-à-dire que les personnes qui sont déjà discriminées dans la société le seront aussi dans les soins et vont donc être en plus mauvaise santé. Et nous sommes tous·tes dans cette culture. Car non seulement les études montrent que les femmes sont moins crues mais aussi qu’elles expriment moins leur douleur. Une femme peut être en train de faire un infarctus et affirmer que ça va passer… On est socialisées à penser comme ça. C’est notamment ce qu’on voit avec l’endométriose : on est socialisées à penser que c’est normal d’avoir mal pendant ses règles et d’autant plus si le médecin l’a dit. C’est le pouvoir symbolique énorme de la médecine : si le médecin l’a dit, c’est vrai.
Vous donnez des conférences et des formations sur ces thématiques à destination des médecins généralistes. Vous paraissent-ils ouverts à ce questionnement autour des biais discriminants et du pouvoir symbolique qu’ils exercent ?
Aujourd’hui, dans la formation médicale en Belgique, il n’y a quasi pas de promotion de la santé. Quand ça existe, c’est toujours optionnel. Donc pour la plupart des médecins, cette approche de la médecine par les sciences humaines et sociales est assez neuve. Et je constate qu’il y a souvent un réel intérêt, beaucoup de questionnements aussi… Avec l’asbl Promo Santé & Médecine Générale, nous abordons différentes thématiques de prévention, que ce soit l’activité physique, l’alimentation, le dépistage des cancers… On rappelle par exemple aux médecin·e·s qu’il y a plein de déterminants sociaux qui font que leurs patient·e·s continuent de fumer et que ce n’est pas qu’une question de responsabilisation individuelle, comme on nous l’a appris pendant des années ! Bien sûr, de temps en temps, il y a quelqu’un qui n’est pas d’accord. Au cours du dernier module que j’ai donné sur la santé des personnes LGBTQIA+ et sur les discriminations qu’elles subissent, un médecin s’est levé et est sorti. Mais la plupart sont vraiment ouvert·e·s à la réflexion.
Que ce soit aux États-Unis, mais aussi un peu partout en Europe, l’offensive réactionnaire fait craindre une censure des chercheurs qui s’intéressent aux questions de genre et aux autres discriminations. Ce backslash vous semble-t-il menacer la Belgique ?
Je suis inquiète de base… Et aujourd’hui l’extrême droite met clairement en avant des normes très traditionnelles où le système genre est particulièrement ancré. Je m’inquiète par exemple qu’en Europe, il n’y ait pas de législation commune sur le droit à l’avortement. Maintenant, bien sûr, c’est encore pire parce qu’il y a des gens au pouvoir qui disent que c’est tout à fait ok de raisonner comme ça. Certains mots sont bannis des projets de recherche aux États-Unis, mais même ici, il faut montrer patte blanche… Un projet de thèse ne doit pas être « trop » féministe, il doit justifier qu’il n’est pas seulement intéressant de ce point de vue.
Vous travaillez précisément sur un projet de thèse. Quel en est l’objet ?
Je voudrais analyser le système de production de connaissances médicales actuelles, à savoir l’evidence-based medicine, à travers le prisme des épistémologies féministes, et particulièrement de l’épistémologie du point de vue situé. Selon Sandra G. Harding (ndlr : philosophe et féministe américaine décédée en mars 2025), aujourd’hui, l’objectivité dans les sciences est faible car les chercheurs et chercheuses ne situent pas leurs propres positions. La question est de savoir comment atteindre une objectivité forte. Je crois que depuis le Covid, tout le monde s’est rendu compte qu’il y avait beaucoup de choses que la médecine ne savait pas. Et par ailleurs, même les choses qu’on sait sont des savoirs situés, c’est-à-dire qu’ils ont été façonnés d’une certaine manière, par certains chercheurs, qui ont utilisé certains outils, certains critères et certains seuils. Moi, ce que j’adore, c’est discuter avec les patients et qu’on mette nos cerveaux ensemble, même si aujourd’hui les savoirs expérientiels des personnes sont totalement dévalués.
Quels sont selon vous les outils qui permettent aujourd’hui de renforcer l’empowerment des femmes vis-à-vis des discriminations qu’elles subissent dans le domaine du soin ?
Les ateliers de self-help organisés par les associations féministes et qui consistent à apprendre à aller voir son col de l’utérus, regarder sa vulve, etc. sont des outils très intéressants. Quand les personnes ne connaissent pas leur anatomie et notamment leurs organes génitaux, ça reproduit forcément des tabous. Je trouverais ça génial que les femmes puissent faire elles-mêmes leur dépistage du cancer du col de l’utérus : poser pour soi-même des actes de santé plutôt que de laisser la médecine décider de tout. Les asbl Femmes et Santé et Garance ont mis au point un outil d’autodéfense féministe pour se préparer à la consultation gynécologique. Je trouve ça super et en même temps, même si on se prépare, les rapports de pouvoir seront quand même là. Donc pour moi, il ne faut pas s’en tenir à développer des outils pour la patientèle : il faut surtout sensibiliser les personnes qui sont en position de domination.
Prendre en charge les victimes, c’est très bien, mais quand est-ce qu’on va s’intéresser aux personnes qui commettent ces violences et à la culture qui légitiment ces violences ? Certes, ce n’est pas confortable. Moi, je n’ai pas envie de produire des violences, mais je le fais parce que j’ai cet héritage classiste, sexiste, raciste, validiste câblé dans mon cerveau et que j’essaie de déconstruire. Que les soignant·e·s reconnaissent que ces violences existent et qu’ils et elles les commettent, c’est déjà tout un travail mais c’est la base pour penser le changement. Et c’est ça qui est important pour moi : dire à chacun·e « prenons nos responsabilités ». Qu’on le veuille ou non, nous sommes dans ce système, nous reproduisons les violences de ce système, donc réfléchissons à comment faire pour les diminuer.
[1] Les théories sociologiques queer postulent que la sexualité, mais aussi le genre — masculin, féminin ou autre — d’un individu ne sont pas déterminés exclusivement par son sexe biologique (mâle ou femelle), mais par son environnement socio-culturel, par son histoire de vie ou par ses choix personnels.
[2] Coisy F, Olivier G, Ageron FX, Guillermou H, Roussel M, Balen F, Grau-Mercier L, Bobbia X. Do emergency medicine health care workers rate triage level of chest pain differently based upon appearance in simulated patients? Eur J Emerg Med. 2024 Jun 1;31(3):188-194. doi: 10.1097/MEJ.0000000000001113. Epub 2023 Dec 13. PMID: 38100643
[3] FitzGerald, C., Hurst, S. Implicit bias in healthcare professionals: a systematic review. BMC Med Ethics 18, 19 (2017).