Aujourd’hui, la médecine se révèle de plus en plus divisée en spécialisations multiples et la santé[1] de chacun-e n’est plus que très rarement analysée dans sa globalité. C’est l’approche biomédicale qui s’impose principalement, proposant une vision de la personne, de la santé et de la maladie axée sur la biologie. Pourtant, d’autres approches de la santé ont toujours coexisté et continuent de se développer un peu partout, et tout particulièrement au Québec. Celles-ci remettent en cause le modèle biomédical dominant. Le présent article se focalise sur une théorie québécoise, dite de l’approche globale et féministe de la santé.
Particulièrement utile pour réaliser des diagnostics, le modèle biomédical réduit la santé à l’absence ou à la gestion de la maladie, alors qu’il s’agit d’un concept bien plus large. Il se focalise sur des facteurs biologiques pour expliquer une maladie, sans inclure des facteurs sociaux et psychologiques ni prendre en compte les interactions réciproques entre le physique et le mental. Ce système s’inscrit dans une médicalisation croissante de la santé, soutenue par le poids toujours plus important des firmes pharmaceutiques, notamment au travers des publicités.
Depuis toujours, d’autres approches de la santé remettent en cause ce modèle biomédical, estimant, entre autres, que celui-ci est dépassé au vu de l’évolution du secteur de la santé : si pendant longtemps les principales causes de décès étaient des maladies infectieuses, pour lesquelles le diagnostic était fondamental (tuberculose, pneumonie, grippe, etc.), aujourd’hui ce sont les maladies chroniques, dites « de société » (c’est-à-dire liées à nos modes de vie), qui sont en hausse (crises cardiaques, cancers, accidents cardio-vasculaires, etc.). À cela s’ajoute également les maladies mentales, de plus en plus identifiées et médicalisées. Celles-ci sont par contre encore parfois considérées comme moins graves que des maladies physiques, le biomédical établissant une sorte de « hiérarchie » du corps sur le mental.
Une approche globale, genrée et inclusive ?
Outre les soins, la santé englobe également le bien-être, le bien-vivre, la santé mentale, et bien d’autres éléments. Pour l’appréhender dans sa globalité, toutes les facettes de la santé doivent être prises en compte de manière équivalente et complémentaire : tout le monde gagnerait à ce que notre système de santé soit moins « compartimenté ».
Afin de développer une approche globale, il est également nécessaire de prendre en compte divers facteurs fondamentaux (sociaux, environnementaux, économiques, etc.), oubliés du système biomédical. Parmi ceux-ci figure le genre. On ne le répètera jamais assez : l’égalité entre les femmes et les hommes est encore loin d’être acquise et le domaine de la santé n’échappe pas à ce constat. Report plus fréquent des soins de santé, plus forte consommation d’antidépresseurs, etc.
Divers éléments indiquent des différences significatives entre les femmes et les hommes en matière de santé, qui ne sont pourtant que peu (voire pas du tout) prises en compte dans notre système de santé. Certains pans de la santé des femmes (notamment en matière de santé sexuelle, comme l’endométriose ou encore le vaginisme) ne sont encore que très peu explorés. De plus, l’approche biomédicale a tendance à ne pas considérer l’influence du patriarcat et des phénomènes sociaux dans le développement d’un éventuel mal-être, axant la santé sur l’aspect curatif et interventionniste, au détriment de la prévention et de la promotion de la santé.
L’ approche globale et féministe de la santé
Cette théorie québécoise s’articule autour de huit axes fondateurs.
- Concevoir l’être humain comme un tout
Plutôt que de segmenter la personne au travers d’une conception mécaniste du corps, une approche globale de la santé se base sur la conception de l’être humain comme un tout (physique et mental), en perpétuelle interaction avec son environnement social et physique. La santé est dès lors considérée aussi comme le résultat de rapports sociaux et est définie de manière holistique, c’est-à-dire considérant l’humain comme un tout indivisible.
- Prôner l’intersectionnalité
Dans cette logique holistique, l’approche globale et féministe remet également en question la vision « uniformisante » de la santé : les spécificités physiologiques et sociales de chaque sexe et de chaque genre doivent être prises en compte. Cela peut se faire au travers de l’intersectionnalité, un concept utilisé principalement en sociologie pour « croiser » différentes caractéristiques d’une personne qui peut alors faire face à des discriminations multiples et/ou à des rapports de domination divers. C’est par exemple le cas du sexe, du genre, de l’orientation sexuelle, du niveau de vie, d’un éventuel handicap, de la religion ou encore de l’origine ethnique. Cette notion est particulièrement utilisée par les militant-e-s antiracistes et par les féministes car il permet de penser les discriminations dans des cadres plus larges et, à nouveau, moins segmentés.
- Prendre en compte les déterminants sociaux
Selon toute approche globale de la santé, il est nécessaire de prendre en compte une série de déterminants sociaux, c’est-à-dire des facteurs définissables qui influencent l’état de santé d’une personne ou qui y sont associés. En interagissant entre eux, ces déterminants engendrent des conditions de vie qui ont une influence sur la santé de chacun-e. Ces facteurs peuvent être classés de diverses façons, en voici un exemple[2] :
- Le niveau de revenus et le statut social
- Les réseaux de soutien social
- L’éducation
- L’emploi et les conditions de travail
- Les environnements sociaux
- Les environnements physiques
- Les habitudes de santé et la capacité d’adaptation personnelle
- Le développement de la petite enfance
- Le patrimoine biologique et génétique
- Les services de santé
- Le sexe
- La culture
Parmi ceux-ci, les déterminants sociaux sont l’une des principales causes d’inégalités en matière de santé, car ils conditionnent les circonstances dans lesquelles chacun-e naît, grandit, vit, travaille et vieillit, influençant ainsi la façon dont chaque personne peut faire face à une éventuelle maladie.
- Privilégier la prévention et la promotion de la santé à une médecine interventionniste et curative
Dès le moment où l’on appréhende la santé de manière plus large que les maladies, il est également nécessaire de ne pas considérer la médecine interventionniste et curative comme l’unique solution. C’est dans ce cadre que la prévention et la promotion de la santé jouent un rôle fondamental.
L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) définit la promotion de la santé comme « le processus qui confère aux populations les moyens d’assurer un plus grand contrôle sur leur propre santé, et d’améliorer celle‑ci ». Dès lors, la santé est considérée comme une ressource de la vie quotidienne (et non comme le but de la vie) ; c’est un concept positif qui met en valeur les ressources sociales, individuelles et les capacités physiques. Au-delà de prôner des modes de vie sains, la promotion de la santé vise le bien-être : la santé n’est donc pas réduite au secteur sanitaire.
Dans ce cadre, l’approche globale et féministe de la santé considère que « la santé est affaire de justice sociale. C’est pourquoi les pouvoirs publics ne doivent pas abdiquer leur devoir de légiférer et de règlementer dans tous les domaines qui touchent les déterminants de la santé[3] ».
- Développer l’autosanté
L’autosanté implique une démarche personnelle permettant à chacun-e de percevoir les liens entre sa santé et sa situation de vie. L’autosanté est trop souvent réduite à l’autodiagnostic (autopalpations, autotests permettant le dépistage de certaines pathologies, etc.), mais ce concept est plus large : il implique que chaque personne puisse agir sur elle-même et sur son environnement dans le but d’améliorer son état de santé et sa qualité de vie. L’autosanté n’est pourtant pas qu’une démarche individuelle, elle peut également être collective. De tous temps, les femmes en particulier, se transmettaient des connaissances pratiques, de génération en génération, au sujet de la santé féminine, mais ces traditions se sont petit à petit perdues, à l’avantage du savoir médical.
L’autosanté s’inscrit dans le développement global de l’empowerment, soit « la prise en charge de l’individu par lui-même, de sa destinée économique, professionnelle, familiale et sociale[4] ». L’empowerment en matière de santé recouvre notamment l’éducation thérapeutique du patient, décrit par l’OMS comme « un processus continu, intégré dans la démarche de soins et centré sur le patient. Il comprend des activités organisées de sensibilisation, d’information, d’apprentissage et d’accompagnement psychosocial concernant la maladie, le traitement prescrit, les soins, l’hospitalisation et les autres institutions de soins concernées. Ce processus éducatif vise à aider le patient et son entourage à comprendre la maladie et le traitement, à mieux coopérer avec les soignants et à maintenir ou à améliorer sa qualité de vie » [5].
Promouvoir l’empowerment en matière de santé permet de rendre chacun-e véritablement actrice/teur de santé et ce même en-dehors de toute prise en charge, par exemple en développant de saines habitudes de vie. Prévenir des problématiques de santé s’inscrit dans une attention aux attitudes et aux comportements qui construisent la santé (privilégier une alimentation saine et équilibrée, veiller à conserver une activité physique quotidienne et modérée, accorder de l’importance à la relaxation, limiter la consommation de tabac et d’alcool, etc.). Les patient-e-s sont dès lors partie prenante de leur santé mais cela ne les en rend pas responsables pour autant : l’empowerment doit toujours s’inscrire dans un cadre d’accompagnement professionnel psycho-médico-social et n’exclut en rien la possibilité de recourir à la médecine « classique ».
- Favoriser l’autonomie des patient-e-s et respecter leur droit au consentement éclairé
Cet axe est une illustration « miroir » du précédent : si l’autosanté se développe, le corps médical se doit de respecter cette autonomie croissante des patient-e-s et de s’y adapter. En Belgique, depuis 2002, une loi est consacrée aux droits des patient-e-s. Celle-ci reprend entre autres le droit au consentement éclairé, qui est un droit fondamental, signifiant que toute l’information disponible doit être transmise aux patient-e-s afin de leur permettre de prendre une décision en toute connaissance de cause et de comprendre chaque acte médical posé.
- Développer un sens critique face aux savoirs à prétention universelle
L’empowerment réel et efficace des patient-e-s ne peut se faire qu’à travers une démocratisation du savoir (dans une logique de prévention) ainsi qu’une remise en question des savoirs à prétention universelle tels que la religion, la politique et la médecine. Cette dernière se fonde encore fortement sur des savoirs biomédicaux qui doivent être analysés avec un sens critique, notamment au vu de la norme masculine, blanche et hétérosexuelle qui reste la référence.Couplé au droit au consentement éclairé, le développement de ce sens critique permet également d’instaurer une relation plus égalitaire entre les patient-e-s et les thérapeutes. Il ne s’agit nullement ici de dire que les patient-e-s doivent se substituer aux médecins ou ne plus croire ce que celles/ceux-ci disent, mais bien de permettre une discussion plus équilibrée entre le savoir du corps médical et les volontés, souhaits, préférences de chaque patient-e afin de trouver ensemble la solution la plus appropriée à chaque situation.
- Favoriser l’ouverture aux approches alternatives
Toujours dans une logique d’adopter l’approche la plus adéquate pour chacun-e, il peut s’avérer utile d’être ouvert-e aux approches alternatives. Il ne s’agit pas de dire qu’il faut les préférer à l’approche « traditionnelle », mais qu’il faut être conscient-e que certaines d’entre elles conviennent mieux que d’autres à certaines personnes, ce que l’approche médicale dominante fait relativement peu.Nous insistons toutefois sur le fait que celles-ci doivent nécessairement être encadrées et règlementées de manière à assurer le respect total des droits de la personne, tout en lui offrant une solution de qualité, ayant fait ses preuves. Nous prônons donc la complémentarité des approches plutôt qu’une approche unique.
Des clefs pour penser la santé autrement
La santé est un domaine complexe dont on oublie trop souvent les multiples déterminants pour se concentrer sur les soins de santé. Ils sont bien entendu un aspect fondamental de la santé, mais celle-ci ne doit pas être réduite à cette dimension. Les influences réciproques du social et de la santé doivent impérativement être prises en compte pour tendre vers plus d’égalité en la matière.
L’approche globale et féministe de la santé présente des clefs pour l’appréhender différemment et permettre à chacun-e de se l’approprier pour en devenir actrice/teur à part entière. Cela ne signifie pas pour autant qu’elle soit parfaite ni que les autres approches soient à rejeter. Si les huit axes autour desquels elle s’articule sont pertinents, certains doivent être appliqués avec précaution. C’est notamment le cas de l’autosanté, qui doit s’inscrire dans un encadrement professionnel du secteur psycho-médico-social, ou encore des approches alternatives, qui doivent être règlementées.
Il est important de préciser que l’approche globale et féministe n’est pas contradictoire avec l’approche biomédicale, et que cette dernière ne doit donc en aucun cas être « rejetée en bloc », la médecine curative et interventionniste sauvant de nombreuses vies. Il s’agit plutôt d’une alternative pouvant s’avérer complémentaire à l’approche biomédicale dominante.
Les mouvements féministes ont toujours joué un rôle fondamental dans la remise en question et la contestation de l’approche biomédicale, celle-ci étant très « andronormée », c’est-à-dire que les hommes y constituent la norme. C’est pourquoi il est nécessaire que les soins de santé, et plus largement la vision de la santé, soient adaptés aux spécificités de genre. Cet aspect n’est encore que trop peu pris en compte, en ce compris dans les actions de prévention et de récolte des données. Afin d’agir également sur le plan collectif, nous porterons cette revendication afin que ces éléments puissent transparaître dans les futures déclarations politiques gouvernementales en matière de santé.
Pour aller plus loin :
|
[1] Nous utiliserons ici le terme « santé » dans son sens le plus global, sans connotation ni positive, ni négative. Nous ne suivons donc pas ici la définition de l’OMS qui considère la santé comme un concept positif : « La santé est un état de complet bien-être physique, mental et social, et ne consiste pas seulement en une absence de maladie ou d’infirmité. ». Pour plus d’information, voir www.who.int.
[2] Agence de la Santé publique du Canada, « Qu’est-ce qui détermine la santé ? », sur www.phac-aspc.gc.ca, URL : http://www.phac-aspc.gc.ca/ph-sp/determinants/index-fra.php#key_determinants.
[3] Isabelle Mimeault, Synthèse du cadre de référence en santé des femmes. Changeons de lunettes ! Pour une approche globale et féministe de la santé, 2008, p. 7, URL : http://rqasf.qc.ca/files/RQASF-Synthese_Cadre_PS_2009.pdf.
[4] Frédéric Orobon, « Promotion de la santé et empowerment : quelques ambiguïtés », Carnets de Santé, URL : http://www.carnetsdesante.fr/Promotion-de-la-sante-et.
[5] OMS-Europe, Therapeutic Patient Education – Continuing Education Programmes for Health Care Providers in the Field of Prevention of Chronic Disease, 1998, URL : http://www.euro.who.int/__data/assets/pdf_file/0007/145294/E63674.pdf.