Plaisir et sécurité : ces deux émotions sont déterminantes pour la participation du public à des activités collectives en promotion de la santé. Une étude se penche sur les déterminants personnels et interactionnels au cœur de l’expérience des contributeurs et donne des clés d’action aux professionnel.les.
Plaisir d’apprendre, plaisir lié à la création, plaisir lié à la sociabilité, sécurité liée à l’écoute, sécurité liée au matériel, sécurité liée au corps : ces émotions sont bien plus que de simples indicateurs. Le plaisir et la sécurité sont les deux principales logiques émotionnelles favorisant l’engagement individuel dans une activité collective en promotion de la santé. Mieux, elles sont clairement des conditions nécessaires qui dominent les trois temps de la structuration d’une activité collective dont chacun possède une fonction spécifique : le temps ante, qui développe une fonction d’adhésion, le temps « t », qui vise la stabilisation de l’engagement lors de son déroulement, et le temps post qui permet d’évaluer l’expérience contributrice du public.
Ce sont les conclusions de l’étude qualitative menée dans le cadre de la chaire Be-Hive, qui portait sur les déterminants de la participation du public à des activités collectives. Celle-ci analyse de manière micro-sociologique les activités de trois organisations du Namurois.
Trois terrains d’observation
La première organisation est un service de réinsertion par le logement qui propose une diversité d’activités collectives mêlant professionnels et usagers/patients. Il compte une quinzaine de travailleurs (infirmiers, assistants sociaux, éducateurs, etc.) pour un total d’usagers avoisinant un peu plus de mille personnes.
Le second terrain est une maison médicale dont une section orientée sur des projets en santé communautaire permet de réaliser des activités en collaboration avec les habitants du quartier. Elle compte une petite vingtaine de travailleurs : médecins, travailleurs sociaux, kinésithérapeutes. Une partie de son public cumule des facteurs le précarisant1 tels que l’isolement relationnel, la perte d’emploi et des comorbidités.
Le troisième est un service lié à l’Office de la Naissance et de l’Enfance (ONE), regroupant plusieurs communes et destiné à tous les parents d’enfant jusqu’à l’âge de 7 ans. Il propose des activités collectives qui impliquent les parents, leurs enfants et le professionnel « partenaire enfants-parents » (PEPS), tout en collaborant avec d’autres professionnels de disciplines variées (psychomotricité, kinésithérapie, etc.). Le public est très hétérogène, car certains territoires comptent des publics pluri-précarisés, quand d’autres sont plutôt favorisés.
Ces trois organisations situées sur le même territoire, se connaissaient et ont déjà collaboré autour d’usagers/patients commun, ce qui a facilité l’accès au public.
L’étude se base sur 27 sessions d’observation, dont 15 activités collectives différentes comptant six à trente participants en moyenne par le biais de la méthode d’observation directe2. Parmi celles-ci figuraient entre autres des « cafés papotes », une assemblée d’usagers/patients, une conterie. Leur durée variait entre 1h30 et 5h. Les données ont été passées au crible de l’analyse thématique3, puis complétées par des entretiens semi-directifs individuels de type compréhensif4 auprès de treize professionnels et dix-huit usagers/patients.
De la reconnaissance du besoin à l’adhésion
Le temps ante est dédié à la préparation et à la planification d’activités collectives. En raison du caractère non-obligatoire de ces activités cette temporalité instaure aussi, à travers la relation avec l’usager/patient, des moments où le professionnel en vient à « aller chercher » le public pour lui proposer de se rendre à l’activité.
Divers obstacles jalonnent la venue du public : le manque d’habitude de participer aux activités, des épisodes d’isolement relationnel, la sédentarité, ou encore à des états psychiques stagnants. Les professionnel.les du care prêtent une attention particulière au fait que le public puisse avoir accès au contenu de l’activité pour son « intérêt ». Il semble qu’ils et elles soient conscients du coût social que cela représente.
Quatre étapes précèdent cette mobilisation du public par les professionnels :
– aller à la rencontre des usagers/patients lors d’entretiens individuels planifiés ou lors de permanences, et lorsque le public en question est déjà un minimum initié aux activités collectives ;
– sonder les attentes du public en étant attentif à son intérêt, à ce qui l’anime et l’enthousiasme tout en l’informant sur les activités collectives existantes qui sont proposées par l’organisation ;
– développer un argumentaire visant à persuader l’usager/patient de se rendre à l’activité, en mettant l’accent sur les bénéfices de sa venue à l’activité, le plaisir s’y rattachant, tout en explicitant les tenants et aboutissants qui s’y réfèrent. La persuasion ici est à entendre en tant que logique qui pousse à agir5 ;
– si la personne donne son accord pour participer, la quatrième séquence s’enclenche. Celle-ci a une fonction « opératoire », car elle se traduit par la planification de la venue avec l’usager/patient, le rappel de la plage horaire, le fait de s’assurer qu’il l’inscrive quelque part, tout en discutant avec lui sur les modalités constitutives du « rappel » (email, sms, coups de fil etc.) afin de s’assurer de sa présence.
Les professionnel.les veillent à attiser la curiosité du public pour le contenu de l’activité, et à suggérer l’intérêt qu’il peut en retirer par sa participation. De ce fait, ce temps ante développe une fonction d’adhésion : les professionnels veillent à ce que le public se sente un minimum enthousiasmé et sécurisé afin qu’il puisse marquer son accord en vue d’adhérer à l’activité6. Cependant, une fois que la personne s’y rend, encore faut-il qu’elle puisse s’y sentir à l’aise pour y participer.
Convivialité et sentiment d’utilité
Fabrice est impliqué dans son quartier. Il est membre du comité de riverains, participe à la création d’un potager partagé, initie un atelier sportif au centre d’éducation permanente et patient de la maison médicale. « On s’entend tous bien ici. Je n’ai pas de problème dans le quartier. Tout le monde me connaît. Je connais tout le monde. On est ensemble, on mange un morceau de gâteau, et, avant de commencer le mardi, on boit une tasse de café ou un jus d’orange… Et puis on partage les tâches sous la direction de Marceline (travailleuse sociale) et ceux qui sont responsables. ». Il accorde une importance toute particulière à la convivialité, à la vitalité des échanges et au plaisir d’être ensemble. Pour Fabrice, comme pour d’autres usagers interrogés, la notion du plaisir est centrale au sein de l’expérience. Elle est un réel moteur pour l’action à l’instant « t », car elle suscite une évaluation perçue comme positive 7. Elle permet également de renforcer l’engagement 8.
En outre, le sentiment d’utilité est majeur pour l’engagement dans l’activité. Dans le cadre d’un projet de piétonisation d’une rue, la maison médicale, le comité de riverains, l’association de concertation de quartier ainsi que le centre d’éducation permanente ont travaillé de concert. Au cours du printemps 2022, les habitant.es du quartier, épaulés par des professionnels d’une ASBL de construction éco-responsable, ont travaillé par atelier :
- sur l’agrandissement de l’espace « chalet », où a lieu le « café papote » hebdomadaire;
- sur le stand de découpe du bois équipé d’un établi avec une disqueuse et la manutention de marchandises utiles aux autres ateliers ;
- sur la conception d’un espace d’expression artistique (chant, stand-up, théâtre, slam) avec gradins et estrade.
Les professionnels de la première ligne passaient sur les stands et se mêlaient aux habitant.es. Certain.es mettaient même la main à la pâte et retrouvent ainsi parmi les participants, des patient.es de la maison médicale. C’est le cas de Nancy, qui travaille aux côtés de la coordinatrice de la maison médicale.
Nancy manipule une planche de plus de 2m de long au plus près de la disqueuse. La coordinatrice lui donne des conseils pour placer la pièce. Une fois sur les repères, Nancy actionne le bouton et surveille la découpe jusqu’à la fin. La coordinatrice la félicite. Nancy la remercie en souriant timidement. La coordinatrice s’exclame : « on forme une bonne équipe ! », Nancy confirme tout en souriant, et reprend son geste, affichant un sourire plus large.
Cette observation, confirmée par des entretiens, montre que la valorisation de l’habitant, outre la fierté et la satisfaction qu’elle suscite sur le moment, nourrit surtout un sentiment d’utilité. La personne se sent reconnue dans une expertise autre que celle du patient stricto sensu. Le fait de travailler côte à côte entérine cet aspect en horizontalisant les rapports entre professionnel et public à l’instant « t » de l’activité. Inévitablement, le plaisir constitue donc une émotion qui alimente une aisance personnelle amenant l’individu à mieux comprendre les obligations et attentes de l’activité, ce qui le conduit à fournir les contributions correspondant au cadre de l’activité, donc à intensifier son engagement au sein de celle-ci.
Garantir le cadre bienveillant
Afin que ce plaisir soit porteur et concrétise un engagement stabilisé du participant, il convient que le cadre de l’activité soit propice à ce type de socialité chaleureuse et qu’il soit alimenté. En effet, les professionnel.les jouent le rôle de « gardiens » en garantissant le cadre, c’est-à-dire des conditions de format (règles, comportements autorisés/proscrits, manières de discuter etc.) et de réalisation (objectifs, concrétisation d’actions, etc.) constitutives de l’activité participative9.
Si les professionnels du care peuvent consolider des émotions mobilisatrices qui facilitent la contribution personnelle de chaque participant10, ils peuvent aussi endiguer les effets dépréciatifs des émotions qui démobilisent le participant comme l’illustre ce témoignage de Thibaut, assistant social travaillant dans le service de réinsertion par le logement.
« Les enjeux qu’ont les locataires c’est la première chose qui vient entraver [la dynamique des interactions], et il y a aussi la problématique de santé mentale et/ou, d’assuétudes… Donc un mec qui arrive complètement beurré à mon activité, je lui ai déjà dit : » écoute là pour moi t’es pas apte à faire l’activité », il disait » Si, si ça va « , je dis » non moi je suis désolé pour qu’il y ait un bon fonctionnement dans le groupe je dois refuser », donc c’est déjà arrivé que je dise non à la personne qui vient faire l’activité ».
Certaines conduites sont perçues comme socialement inacceptables car elles vont générer des émotions démobilisatrices qui risquent d’altérer l’engagement d’au moins une personne et, en cascade, de gripper l’harmonie du groupe voire d’entraver la réalisation effective de l’activité. En réponse, le professionnel procède à un rappel du cadre envers la personne commettant cette transgression. Si l’harmonie du groupe est toujours entravée, une proposition d’exclusion temporaire, de l’activité, peut être nécessaire, tout en veillant à permettre à la personne de revenir ultérieurement11.
Compte tenu des ambivalences émotionnelles qui peuvent se jouer lors du temps « t », qui développe une fonction de stabilisation de l’engagement du public, il semble également nécessaire de considérer que le temps « en dehors » de l’activité peut s’avérer tout aussi crucial tant pour le public que pour le professionnel concernant des implications futures lors d’activités.
La participation n’est pas un long fleuve tranquille
Le dernier temps de l’activité collective offre prioritairement un moment d’évaluation. Qu’elle se fasse à chaud ou de manière plus formalisée, impulsée ou non par les professionnels, elle porte sur les aspects techniques et matériels constitutifs du déroulement de l’activité, ainsi que sur l’expérience personnelle du participant.
« On utilise souvent le même canevas d’évaluation », explique Arielle, qui est animatrice en santé communautaire en maison médicale. « La plupart de nos évaluations sont des tours de table : « Qu’est-ce qu’il y a de positif ou de négatif ? », ou « Qu’est ce qui n’est pas à faire pour l’année suivante ? ». Il y a différents niveaux d’évaluation, certaines évaluations se passent au café papote, avec les gens qui y ont participé, qui n’iront peut-être pas plus loin. Et il y en a d’autres où on les encourage à donner leur avis ».
L’évaluation permet aussi de prendre conscience du fait que l’activité peut avoir un effet délétère quand certains participants ressentent des émotions démobilisatrices. C’est le cas de Josiane qui essuyait des formes répétées de mépris au sein du journal de quartier. « A un moment, un des participants dénigrait notre journal, il trouvait qu’il ne ressemblait pas assez aux vrais journaux. […] Pour finir, tout le monde voulait quitter la rédaction. Donc, nous, les deux personnes qui étions là depuis le début, on en avait marre, on n’en pouvait plus […] On avait toujours peur quand on devait amener nos articles, on se demandait si ça allait passer ou pas… » raconte cette patiente de la maison médicale, coordinatrice du projet « café papote ».
De ce fait, un sentiment d’insécurité peut générer du déplaisir voire un ras le bol qui provoque un désengagement social à l’instant « t ». En cas de récurrence, il peut déboucher sur un désir de désertion totale pour de futures implications. En somme, les expériences narrées par Josiane et les variétés émotionnelles qui les constituent démontrent que le public, lors de ce temps post, en vient à évaluer son implication passée dans le temps « t » avec une logique de balance coût-bénéfice qui décidera de ses implications futures. En d’autres termes, ce temps post développe une fonction d’évaluation de l’expérience contributrice du public de manière à concevoir au moins son retour ultérieur lors d’autres activités, voire sa pérennisation. Dans ce processus, les émotions servent d’items évaluatifs et de points de repères pour l’implication.
En somme, plaisir et sécurité sont à la fois les effets et les ressources qui carencent ou subliment la contribution de chacun dans le dispositif participatif.
Une étude menée dans le cadre de la Chaire Be-Hive
Cette étude qualitative portant sur les déterminants de la participation du public fait partie du deuxième Workpackage de la chaire inter-Universitaire & inter-disciplinaire Be-Hive (2024) sur les phénomènes impliquant la première ligne d’aide et de soin en Belgique francophone, la participation et l’engagement du patient/citoyen (lire le papier « Santé communautaire: l’heure est à l’échange de pratiques » paru dans Education Santé n°406). Cette recherche a émergé dans la lignée d’une étude quantitative menée par Kirkove et al. (2021) sur une population de 300 professionnels de la première ligne.
Celle-ci avait mis en lumière que la participation du public, y compris le plus vulnérable, demeure une priorité dans l’exercice des pratiques en santé communautaire. Outre des difficultés relatives à la participation du public, l’étude a relevé que l’offre d’activités individuelles est beaucoup plus développée que celles d’activités collectives.
Références bibliographiques :
- Ott, L. (2019). Philosophie de la précarité : sortir de l’impuissance. Lyon: chronique sociale.
- Arborio, A.-M., & Fournier, P. (2015). L’observation directe: Vol. 4e édition. Armand Colin; Cairn.info
- Paillé, P. & Muchielli, A. (2021). L’analyse qualitative en sciences humaines et sociales. Armand Colin.
- Kaufmann, J.-C. (2016). L’entretien compréhensif: Vol. 4e éd. Armand Colin; Cairn.info
- Victor Ferry, « Exercer l’empathie : étude de cas et perspectives didactiques », Exercices de rhétorique, 5 | 2015
- Vermeersch S. (2013). Que faire du plaisir en sociologie : l’exemple de l’engagement bénévole. Dans : Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, n°12/2013
- Pierre A. (2023). Identité sociale & handicap : lorsque les cadres sociaux et attentes normatives influent les trajectoires. Dans « Edith. Histoire des savoirs ». Vol., 7./2023. Haute Ecole Libre Mosane
- Goffman, E. (1974). Les rites de l’interaction. Editions de Minuit.
- Charles, J. (2016). La Participation en actes. Entreprise, ville, association. Desclée de Brouwer.
- La Paglia V. & Harmegnies P. (2022). La responsabilité du travailleur social face à la participation de l’usager : entre l’éthique de la posture d’accompagnement, les besoins du public et la normativité du cadre de l’activité. Dans : Revue de L’AIFRIS.