Plutôt qu’un exercice de synthèse, je propose ici quelques réflexions de type philosophique ou éthique autour du thème des soins palliatifs. Ces réflexions porteront d’abord sur les soins palliatifs et le sens de la médecine, ensuite sur la souffrance humaine, enfin sur ce qu’on entend par la dignité humaine et l’esprit de l’homme.
Le sens des soins palliatifs propose un nouveau sens à la médecine
L’apparition des soins palliatifs a constitué une révolution dans les mentalités médicales. Pour de multiples motifs, comme l’a par exemple bien montré David Le Breton , les médecins ne se sont que très lentement intéressés à soulager la douleur physique.
Il a fallu vaincre de nombreuses résistances pour faire admettre l’anesthésie dans la chirurgie. Il en a fallu tout autant pour faire admettre qu’une des tâches du médecin était de soulager les douleurs physiques, et plus encore pour admettre qu’il s’intéresse aux souffrances psychologiques.
Je ne m’étendrai pas sur les multiples motifs qui expliquent cette situation surprenante. Il en reste que, actuellement encore, de nombreux médecins et infirmiers ou infirmières doivent être formés pour prendre en compte les douleurs et les souffrances de leurs patients. C’est d’ailleurs un des rôles de formation qui incombent aux centres de soins palliatifs.
C’est en cela que les soins palliatifs apportent une révolution du sens de la médecine. Ils se centrent sur la soulagement de la douleur et de la souffrance, et veulent accompagner de leurs soins les malades jusqu’à leur mort. En fin de vie, ils prennent en charge également les souffrances de l’entourage, et cela même jusqu’au-delà de la mort du patient. C’est une révolution des mentalités parce que c’est un changement apporté aux buts, aux finalités de la médecine elle-même.
Médecins et soignants définissent généralement le but de leur métier comme la lutte contre la maladie et la restauration de la santé. L’important, c’est de guérir, et les progrès de la médecine sont d’abord des progrès dans les techniques de diagnostic et de traitement. Dans cet esprit, la douleur et même les souffrances que provoquent les maladies disparaîtront d’elles-mêmes si on guérit le malade. A fortiori, la mort sera évitée. C’est une des raisons pour lesquelles de nombreux médecins ressentent la mort comme un échec qu’ils répugnent à rencontrer et s’intéressent assez peu à la souffrance sous ses diverses formes.
Les soins palliatifs, en se donnant pour but de soulager les souffrances et d’accompagner la mort, changent le but de la médecine. Ils donnent un modèle de ce que la médecine, toute la médecine et pas seulement celle des mourants, pourrait être.
En quelque sorte, les soins palliatifs donnent l’image d’une médecine idéale, telle qu’elle devrait toujours se pratiquer. Non plus être centrée sur la guérison des maladies comme unique but, mais être centrée sur le soulagement des souffrances qui proviennent des maladies, sous toutes leurs formes.
Vous n’ignorez pas qu’on se plaint souvent du manque de compassion et d’humanité des soignants: ce sont d’excellents techniciens, mais ils ne savent pas écouter leurs malades ni leur parler, dit-on.
Si les soignants avaient en tête que leur métier n’est pas seulement de guérir, mais que l’essentiel est de soulager les souffrances qu’entraînent les maladies, ils retrouveraient leur compassion et leur humanité. Ils viseraient toujours la guérison, bien évidemment, mais comme moyen de soulager les malades, et pas comme but unique. Tout au long du processus, ils prendraient le soulagement des patients comme une tâche permanente.
C’est une médecine plus difficile, il ne faut pas se le cacher. Elle demande de s’adapter aux souhaits des malades, de négocier avec eux, d’avoir en tête le souci d’un coût-bénéfice qui ne se mesure pas seulement par des analyses médicales ou le coût des temps de travail perdus, mais aussi en termes de qualité de vie.
Tout cela nous le savons, et petit à petit ces dimensions apparaissent dans les soins, mais cette évolution reste difficile. La médecine palliative, en changeant résolument le but des soins, apparaît bien comme un modèle idéal pour tous ceux qui sont concernés par la médecine en général.
La souffrance
En se donnant le soulagement de la souffrance comme but, on soulève nécessairement la question du sens de la souffrance, et ceux qui se consacrent aux soins palliatifs le savent bien. Question redoutable!
Il me paraît important de souligner l’influence de l’ambiance culturelle de la société sur le sens que les personnes peuvent donner aux souffrances qu’elles rencontrent. Jusqu’à la guerre 40 environ, le sens général était religieux. On y gagnait son ciel et on participait à la rédemption du monde.
Dans notre société laïcisée, ces significations ont disparu même parmi la minorité des personnes croyantes. Pour presque tous nos concitoyens, la souffrance n’est qu’une fatalité absurde de la vie humaine.
Parallèlement, en dehors de la maladie, le sens de la vie humaine a fortement changé. Dans le temps, ce qui faisait le sens de la vie était de se consacrer à un projet de société, ou tout au moins un projet qui concernait les autres.
Des milliers de personnes ont accepté des frustrations et diverses souffrances dans l’espoir de contribuer à l’avènement d’une société communiste, par exemple. D’autres ont consacré beaucoup de leur vie à la défense syndicale, ou à l’émergence d’une meilleure économie, ou de plus de libertés démocratiques, ou pour lutter contre la violence. Même aujourd’hui heureusement, il y a encore des parents pour qui le sens de leur vie est d’essayer de faire le bonheur de leurs enfants.
Ce qu’il faut comprendre, c’est que la culture ambiante proposait des idéaux de société et que cela mobilisait les énergies des citoyens vers une œuvre collective, vers les autres. Peu à peu cependant, sous l’impact des facilités de consommation, mais plus encore par une espèce de désenchantement, il ne se trouve plus guère de personnes qui proposent des idéaux de société. Nous manquons d’utopies qui nous mobiliseraient à travailler à un monde meilleur. Notre société ne propose plus guère de modèles collectifs pour lesquels s’enthousiasmer. Le but de la vie qui nous est suggéré par tous les médias est l’épanouissement individuel, que chacun doit réaliser par ses propres qualités. Ce n’est plus en se consacrant aux autres ou à de grands projets qu’on doit s’épanouir, c’est en soignant son hygiène, en restant jeune, en s’occupant de ses distractions, en se donnant une bonne vie sexuelle, en se construisant soi-même sa sérénité, et ainsi de suite.
Cet idéal de vie réussie est très pernicieux. Il encourage un solide égoïsme et ne crée pas de liens sociaux. On dit avec raison que nous sommes dans une culture très individualiste. La règle de l’économie libérale est le chacun pour soi et que le meilleur gagne. En outre, cet idéal de vie ne fait que renforcer l’absurdité de la souffrance. Or tout le monde rencontre dans sa vie des frustrations et des souffrances. La place du souffrant devient honteuse parce qu’il n’a pas réussi sa vie. Et même si tout va bien, nul n’est jamais assuré d’avoir atteint son plein épanouissement, ce qui laisse aux gens un sentiment d’insuffisance et de pessimisme. Le pessimisme de la culture ambiante est palpable.
La philosophie des soins palliatifs ne prétend pas créer un nouveau sens à la souffrance due à la maladie, mais elle prétend y apporter des réponses pratiques pour la rendre supportable. Nul au monde n’a jamais réellement expliqué le pourquoi du mal et de la souffrance.
La question est dès lors comment l’aborder pour qu’elle ne détruise pas les vies humaines et que les souffrants ne fassent pas l’objet de rejet voire de mépris. C’est par une sorte de découverte des soins palliatifs que cette réponse doit passer, non seulement par les aides techniques comme il est bien évident, mais tout autant par l’accompagnement bienveillant, affectueux même si possible venant d’autres personnes.
Cet accompagnement va plus loin que la pitié ou la compassion envers celui qui souffre. Ceux qui le pratiquent le savent bien: il se base sur la conviction, et sur l’expérience, que tout humain, même malade et diminué, apporte quelque chose de positif à ceux qui l’accompagnent et tentent de le soulager. Les soignants en soins palliatifs valorisent les malades au lieu de les considérer seulement comme des êtres diminués. Ils sont les témoins de ce que la maladie et même la mort font partie de toute expérience humaine, qu’il ne sert à rien de le cacher ou de le fuir, et que les humains ont assez de grandeur en eux-mêmes pour être capables de traverser ces épreuves sans perdre leur humanité et leur dignité. Mais cela, pour autant qu’ils trouvent des personnes pour les accompagner avec bienveillance et respect.
Ils apprennent à ceux qui les accompagnent comment rester humains malgré les fatalités de la vie humaine. Toutes les personnes qui s’occupent de soins palliatifs savent qu’elles ont été améliorées dans leur humanité par la relation aux malades qu’elles y ont rencontrés. Elles y ont appris une tolérance, une bienveillance et même une relation de tendresse envers l’humanité souffrante qu’elles n’auraient pas acquise sans ces rencontres.
La dignité humaine: l’esprit humain
Ces réflexions me conduisent à dire quelques mots de la dignité humaine. Vous savez que, dans notre société, on base cette dignité sur l’autonomie des personnes: le fait qu’elles soient capables de raison, et de choisir librement les valeurs qui conduiront leurs vies. Cette idée de la dignité humaine est une des raisons pour lesquelles l’idéal de la vie est l’épanouissement personnel. C’est la même idée qui défend l’euthanasie: chacun a le droit de décider librement de sa propre vie. S’il estime que la souffrance, l’impuissance où le plonge la maladie et la dépendance qui en résulte altèrent gravement son autonomie et donc sa dignité, il est en droit de demander la mort et qu’on la lui accorde.
Les soins palliatifs n’ont pas été créés pour s’opposer aux tenants de l’euthanasie. Ce n’était pas le souci de leurs fondateurs et ces soins existaient bien avant que la question de l’euthanasie se pose dans le domaine public et politique. Mais il est vrai que la philosophie des soins palliatifs, quant à ce qui fait la dignité humaine, est très différente d’une philosophie de l’autonomie.
Pour le point de vue des soins palliatifs, ce qui fait la dignité humaine c’est d’être reconnu par l’autre, estimé, respecté ou mieux encore aimé par d’autres. La dignité, dans cette optique, est comme une qualité que chacun accorde à l’autre dans ses relations, et attend de lui. La dignité se lit dans le regard de l’autre comme le dit un slogan d’ATD / Quart Monde.
C’est bien l’idée des soins palliatifs: c’est l’accompagnement respectueux et même affectueux des malades qui leur rend le statut d’interlocuteurs valables, le sentiment qu’ils sont acceptés par les autres malgré leurs faiblesses et qu’ils sont encore capables de susciter de l’intérêt, voire même de l’affection. Ils ne sont pas devenus des inutiles. Ils ont gardé leur dignité malgré leur maladie. Au-delà d’une bonne médecine, les soins palliatifs témoignent dans la société que la dignité humaine peut être comprise autrement que comme liée à l’autonomie ainsi que le pensent si souvent les comités d’éthique et les politiciens. En ce sens ils sont un espoir pour notre avenir.
Ceci me pousse à proposer, en terminant, quelques réflexions un peu moins habituelles et peut-être un peu plus difficiles. Elles concernent la dignité humaine en général, mais plus particulièrement la dignité des personnes faibles de tous ordres, de ceux que j’appellerais les paumés de la vie.
L’idée du philosophe Kant que la dignité vient de la capacité de l’humain à une autonomie que ne présente aucun animal est séduisante et exacte pour une part. Elle fonde par exemple l’idée de démocratie, qui veut que toute personne a le droit d’exprimer son avis. Mais elle protège mal la dignité des personnes mentalement atteintes et ayant donc perdu leur autonomie. D’autre part, défendre la dignité humaine à partir d’un principe religieux n’est pas parlant pour les non croyants, qui sont la majorité. Par contre l’idée selon laquelle tous les humains attendent des autres d’être traités avec dignité et reconnus comme partenaires humains est proche de la réalité vécue et s’adresse à tous, quelle que soit leur situation.
Cependant cela pose au philosophe la question de préciser ce qui doit être respecté comme spécifiquement humain chez tous: quel est l’objet de ce respect? Ce que les gens en disent spontanément n’est guère éclairant: ils désirent être respectés ‘pour eux-mêmes’ disent-ils, c’est-à-dire indépendamment de leurs attributs sensibles, intelligence, santé, efficacité, argent, capacités diverses, etc. Quel est ce ‘soi-même’ que tous comprennent sans pouvoir en donner la définition?
Je ne puis ici faute de temps entrer dans les détails. En un mot je dirai que ce que les gens désignent de la sorte c’est qu’ils ont un esprit, qu’ils sont un esprit. Cette proposition n’a rien de religieux ni de métaphysique.
Il faut comprendre que tous les humains, par le fait qu’ils disposent d’une conscience réflexive, savent qu’ils existent. Les animaux sentent qu’ils existent. Les hommes également, mais en outre, ils savent qu’ils se sentent exister. Ils sont capables de se prendre eux-mêmes comme objet de leur pensée. Or, pour se penser, se prendre comme un objet de sa propre pensée, il faut se placer comme en recul, comme en dehors de soi-même de telle sorte que ce recul permette de se ‘voir’ comme objet de pensée. Or cette position ‘hors de soi’ n’est pas le corps, et n’est pas représentable, bien que chacun la ressente vivement comme le lieu essentiel de lui-même.
C’est en effet à partir de cette position qu’il pense, qu’il se pense, qu’il se juge et juge le monde. C’est une position de pure pensée, qui dépend de son corps mais qu’il ressent comme distincte de son corps. C’est d’ailleurs à partir de là qu’il peut parler de ‘son’ corps comme d’un objet qui ne le définit pas exactement dans l’essentiel de lui-même, dans son identité intime. Il peut d’ailleurs perdre des parties de son corps tout en restant la même personne. En un mot, c’est lui comme source de sa pensée, qu’il désigne d’habitude comme ‘lui-même’, ou encore ‘le vrai lui-même’, ou enfin comme son ‘esprit’.
Tout être humain se sent ainsi un esprit, au delà des avatars de son corps, de sa santé, de sa réussite, de sa richesse, de son efficacité, etc. C’est en tant qu’esprit que chacun demande à l’autre de le reconnaître quelle que soit sa situation. C’est quand on le reconnaît comme esprit, source de sa pensée, qu’il se sent vraiment accepté sur un pied d’égalité, comme vraiment un humain. C’est sur cette base que la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme édicte ses préceptes.
Accepter l’autre comme esprit, c’est l’accepter comme humain, différent des choses et des animaux. ‘On n’est pas des chiens’ disent ainsi les gens. Cette acceptation se manifeste par l’écoute, la prise au sérieux de ce que l’autre a à dire, la patience pour le comprendre, la bienveillance, la confiance qu’on lui accorde et, mieux que tout, l’affection qu’on lui porte.
La dignité humaine c’est le respect de l’esprit des humains.
Toute cette explication vous semble peut-être un peu difficile à suivre. C’est bien parce que nous vivons dans une société foncièrement matérialiste, qui ne s’occupe pas de l’esprit des gens, et que nous ne sommes plus habitués à penser l’esprit des gens.
La science croit qu’elle peut définir les humains seulement en connaissant les détails de fonctionnement de leur cerveau. Il faut bien sûr un cerveau pour penser, mais aucune analyse ne montrera que l’homme se sent et se sait être et qu’il y attache sa dignité. La dignité humaine ne se voit pas au bout d’un microscope. D’autres définissent l’humain par l’économie, ou par d’autres propositions matérielles encore. Mais tout cela n’est pas l’esprit qui fait la dignité de l’humain. La dignité est une qualité d’esprit que les personnes se reconnaissent entre elles.
C’est bien là ce que les soins palliatifs mettent en avant comme ce qui inspire et anime leurs pratiques, et c’est en cela, encore une fois, qu’ils sont un modèle d’humanité pour notre culture.
Prof. Léon Cassiers , professeur émérite UCL
Cet article a été rédigé à l’occasion d’une intervention donnée au cours d’un séminaire des Mutualités chrétiennes à Spa le 13 novembre 2008