Juillet 2001 Par M. VANMEERBEEK Locale Wallonie

Présentation

Un certain nombre de nourrissons et d’enfants nés normaux présentent dès les premiers mois un retard de développement psychomoteur sans cause organique décelable. Plus âgés, ils connaissent des difficultés psychomotrices et accusent un retard scolaire majeur. Parfois, la cause paraît d’origine sociale: le phénomène se reproduit de génération en génération. Nous postulons qu’une forme de négligence parentale peut en être la cause, et nous proposons une méthode d’intervention efficace qui respecte la dignité et la culture propre des familles.
La négligence se définit comme étant l’incapacité du parent à répondre aux besoins de base de l’enfant aux niveaux physique (hygiène, nourriture, santé) et psychologique (affection, stimulation). Dans certaines familles, il semble y avoir une relation dynamique entre la violence et la négligence. Parmi les familles ‘ mal traitantes ‘, les familles négligentes sont les moins scolarisées et les plus pauvres de la société, mais d’autres facteurs peuvent y être associés: ignorance des soins à donner aux enfants, problèmes de santé physique ou mentale, problèmes de toxicomanie ou d’alcoolisme, manque de maturité affective des parents, valeurs particulières par rapport à l’éducation, fanatisme religieux, piètre qualité du milieu social environnant, statut socio-économique faible, jeune âge de la mère, famille nombreuse, famille monoparentale, parents ayant subi de mauvais traitements dans l’enfance, violence conjugale, grossesse non-désirée ou attitude parentale négative à l’égard de la grossesse, présence d’abus sexuels intra familiaux, etc.
Le professeur Hainaut , chef du service universitaire de pédiatrie de la clinique de l’Espérance à Montegnée, aujourd’hui intégré aux cliniques St-Joseph de Liège, s’est intéressé de près à la pédiatrie sociale depuis une vingtaine d’années. Il n’a cessé de militer pour permettre une stimulation ‘ alternative ‘ de ces nourrissons en danger. La rencontre avec notre équipe de première ligne lui a permis de concrétiser un modus operandi .
La Maison médicale de Tilleur fonctionne comme centre de santé intégré de première ligne depuis près de 25 ans dans un quartier populaire de la banlieue de Liège. Elle intègre une quinzaine de travailleurs de santé. Depuis dix ans, elle a opté pour le mode de paiement forfaitaire pour les médecins, kinésithérapeutes et infirmières. Dans le cadre du règlement belge d’assurance maladie-invalidité, les mutuelles paient au centre un forfait mensuel à la capitation, ce qui garantit l’accessibilité des soins aux populations les plus défavorisées.
L’idée d’un partenariat entre les deux structures est née en raison de la grande proximité géographique d’une part, et de la complémentarité des spécificités de chacune d’autre part.
Un groupe de pilotage s’est constitué, comprenant 4 membres de la maison médicale (2 médecins, une kinésithérapeute et une assistante sociale) et 2 du service de pédiatrie (une psychologue et une assistante sociale de l’équipe ‘S.O.S. Enfants’).

Le protocole de travail

Nous stimulons des enfants de 0 à 18 mois . Nous souhaitons agir dans cette tranche d’âge pour obtenir une emprise maximale sur le bébé et sa famille. L’âge à l’inclusion dans le projet varie d’un cas à l’autre, mais ne peut pas excéder 1 an pour permettre un délai d’action suffisant.
La stimulation a lieu à raison de 3 heures / semaine , en 2 périodes de 1 heure 30. La durée totale d’action est de 6 mois minimum, 18 mois maximum.
La stimulation des bébés se passe uniquement à leur domicile . Nous voulons absolument que les parents se sentent à l’aise et soient sur leur terrain. Le jeu avec l’enfant n’est pas une activité déconnectée de la vie de tous les jours.
Pour les enfants les plus jeunes (de 0 à 6 mois), l’activité de stimulation proposée est le massage du bébé , selon la méthode ‘ Shantala ‘ décrite par Frédéric Leboyer . Cette méthode privilégie l’aspect relationnel entre l’enfant et le parent à travers des gestes doux et tendres. Il nous semblait que le massage ne devait être effectué que par les parents eux-mêmes, c’est pourquoi nous avons acheté des poupées grandeur nature que les intervenantes massent pendant que le père ou la mère masse son bébé juste à côté. Bien que peu habituelle, cette méthode n’a recueilli que très peu de résistances.
Pour les enfants de 6 à 18 mois, nous avons conçu et équipé des coffres de jeux , suivant les conseils de la psychologue de la clinique de l’Espérance. Là aussi, la présence des parents est vivement souhaitée auprès de leur enfant pendant le jeu.
La formation des intervenantes au massage des bébés est un élément fondamental du projet. Le premier module comporte une introduction théorique sur le bienfait des massages pour le bébé, au point de vue médical et relationnel, des conseils généraux de massage, la différence entre caresse et massage.
Le massage est effectué par la formatrice et la stagiaire tout d’abord sur une poupée souple de la taille d’un nouveau-né. Après quelques essais sur les poupées, les manœuvres sont répétées par chacune sur l’autre personne, de façon à en mesurer l’effet sur l’être humain (stimulation, apaisement, souplesse, rigidité,…). La pratique de cette séance porte sur le tronc, faces antérieure et postérieure, et les membres supérieurs.
Le second module commence par une récapitulation des manœuvres apprises lors du premier, puis porte sur les membres inférieurs et le visage, et des manœuvres globales: gymnastique et bercements.
Chaque module comporte aussi un temps de questions/réponses. Les stagiaires sont invitées à s’entraîner entre les modules pour acquérir des automatismes.
En complément, une formation aux jeux psychomoteurs et à l’observation de l’enfant est réalisée par une psychologue de la clinique.
Supervisions . Le groupe de pilotage se réunit une fois par mois avec les intervenantes pour évaluer la progression du programme. Elles sont intégrées à l’une des deux équipes au sein desquelles des échanges informels sont possibles plusieurs fois par semaine. Elles ont en outre la possibilité de rencontrer dans l’intervalle la psychologue pour aborder les difficultés relationnelles en famille.

Une méthode de réflexion axée sur le principe de l’assurance de qualité

La méthodologie utilisée est celle du ‘ carnet de bord ‘, outil proposé par le groupe ‘ Agir ensemble en prévention ‘ au sein de la Fédération des Maisons médicales. Des critères de qualité choisis découlent les choix d’objectifs de travail et leur hiérarchisation.
Voici à titre d’exemple les objectifs par rapport à trois des critères de qualité retenus:

Acceptabilité

  • les familles concernées devraient intervenir dans l’évaluation en cours de projet;
  • permettre une expression par rapport à la stimulation avec les intervenants et les autres parents dans la même situation;
  • les intervenants respectent les valeurs propres au milieu dans lequel ils interviennent;
  • nous rédigeons un document qui présente le projet de façon positive, destiné aux thérapeutes qui prendront le premier contact avec les familles.

Participation des patients

  • un parent au moins entre en relation directe, physique, tactile, visuelle, verbale et ludique avec l’enfant (massage). Lui permettre de participer et s’intéresser aux jeux proposés;
  • permettre aux parents d’évoluer dans leur conception de l’éducation, de la relation parent/enfant.

Globalité (articulation santé/social)

Nous voulons sélectionner les familles bénéficiaires sur des critères objectifs, et en équipe pluridisciplinaire.
La charpente du programme se retrouve dans l’arbre des objectifs:

Evaluation

Population-cible

Après huit mois de fonctionnement, un questionnaire a été soumis à l’équipe de la maison médicale et aux membres du groupe de pilotage appartenant à la clinique de l’Espérance. Le but était de savoir sur quels critères de la liste proposée les familles incluses dans le travail avaient été choisies.
Pour la maison médicale, 3 critères ressortent nettement :

  • piètre qualité du milieu social environnant;
  • pauvreté ou statut socio-économique faible;
  • faible scolarisation des parents.

Pour la clinique, et en particulier le service ‘S.O.S. Enfants’, les critères sont un peu différents. Dans 2 des 3 familles, les parents sont tous deux toxicomanes; la troisième est soupçonnée de maltraitance.
Il a été remarqué également que tous les enfants retenus portent un nom à consonance ‘ belge ‘. Dans une commune où la proportion d’immigrés, toutes origines et générations confondues, atteint 50 %, ceci peut surprendre. Si une telle donnée devait se confirmer à l’avenir, elle indiquerait que si l’immigration pose des problèmes, ils sont ailleurs.

Acceptation par les familles de l’utilité de la stimulation

Un gros travail a été réalisé pour rendre cette recherche-action acceptable par ses bénéficiaires. Nous pensons qu’il y a là une place particulière pour les travailleurs de santé de première ligne, qui sont en relation personnelle, parfois depuis longtemps, avec les familles défavorisées. La relation directe entre des professionnels et des patients qui se connaissent et s’estiment est sans doute fondamentale au stade de la présentation du projet. Nous avons réussi à susciter un certain intérêt auprès des parents pour la stimulation précoce des bébés, tant pour une participation minimale aux activités proposées à domicile que pour venir au moins une fois à une rencontre sur ce thème à la maison médicale.
L’acceptabilité se mesure indirectement par l’accueil réservé aux animatrices à domicile: pièce dégagée, nettoyée, chauffée (!) ou non, participation plus ou moins rapprochée du (des) parents, nombre de rendez-vous manqués, et finalement poursuite ou abandon du programme (généralement après plusieurs absences aux rendez-vous).
Une famille sur deux nous pose des problèmes quant à ce critère. Nous en tirons plusieurs conclusions.
La présentation du projet doit être soigneusement travaillée avant le premier contact. Tous les intervenants qui connaissent la famille doivent pouvoir exprimer leur avis sur la meilleure tactique et sur le choix du thérapeute qui finalement ira rencontrer les parents. Aucune erreur n’est permise à ce stade.
L’intervenante à domicile doit être parfaitement informée des objectifs poursuivis avec chaque famille et travailler en étroite relation avec le groupe de pilotage et les autres intervenants qui ont initié cette prise en charge. Les changements d’intervenante en cours de projet ne sont pas souhaitables.

Association des familles à l’évaluation

Nous avons voulu dès le début de ce projet pouvoir associer les parents à notre évaluation le plus tôt possible. Après 3 mois de travail à domicile, il nous semblait que leur expérience et la nôtre auraient eu le temps de se confronter et que la discussion pourrait donc être alimentée. Nous avons donc organisé 2 rencontres où les 6 familles concernées à cette époque étaient invitées.
La première rencontre avait été présentée de façon très formelle. Nous avions préparé une liste de questions se rapportant à nos objectifs et une psychologue animait le débat sous forme d’un question réponse (focus group). Les membres du groupe de pilotage n’étaient pas présents pour laisser libre cours aux commentaires; les animatrices prenaient les enfants en charge dans une autre pièce. A ce stade, l’acceptation du projet est globalement bonne car il est perçu positivement pour l’enfant; des remarques ou questions de l’entourage, rapportées par les parents, représentent la résistance non dite à ce qui peut paraître intrusif. Le désir de poursuivre est présent chez tous, les qualités relationnelles des animatrices sont soulignées.
La seconde rencontre a été présentée tout autrement: elle s’est confondue avec le goûter offert par les premières animatrices (étudiantes de dernière année à l’école sociale) à la fin de leur stage. Y étaient présents deux membres du groupe de pilotage, les parents et leurs enfants. Le rôle de la maison médicale et de la clinique ont été expliqués, ainsi que l’implication personnelle des membres du groupe de pilotage. Deux nouvelles animatrices ont été présentées aux parents. Peu de réactions ont été exprimées en public, et les différentes familles se sont peu mélangées, mais en aparté les commentaires sur leur vécu ont été nombreux. Les réactions sont plus mitigées qu’à la première rencontre: des familles évoquent les ‘ pressions ‘ de SOS Enfants pour faire accepter l’entrée dans le projet, de même que le rôle de surveillance que les animatrices pourraient avoir sur la famille. Ces familles sortiront du programme dans les semaines ou les mois qui suivront. Par contre, d’autres sont enthousiastes et rapportent les progrès des enfants.

Intervention des parents dans la stimulation et augmentation de leurs compétences

Nous pensons que souvent en matière d’éducation, les interventions extérieures sont négligeables si le relais n’est pas pris par la famille. Il était donc intéressant d’essayer de mesurer l’impact que nous avions eu à cet égard auprès des parents. En croisant les déclarations des parents lors de la seconde rencontre en groupe et les observations des animatrices, nous trouvons des indices clairs dans la moitié des familles d’une appropriation de nos objectifs. L’implication personnelle des parents est plus nette dans la phase de massage (enfant de moins de 6 mois) que lors des séances de jeu chez les enfants plus grands, et nous devrons adapter notre méthode à l’avenir pour en tenir compte.

Conclusions

Nous avons tenté d’utiliser la complémentarité entre deux structures de dispensation de soins, l’une en première ligne, l’autre en seconde ligne, pour créer un protocole d’intervention auprès d’enfants de milieu défavorisé.
L’opportunité d’un stage d’étudiantes en action sociale nous a permis de démarrer rapidement l’action, moyennant une courte formation complémentaire des intervenantes. Le besoin de personnel permanent s’est fait rapidement sentir pour assurer la continuité et garantir une qualité de travail plus constante. Le projet a reçu le soutien financier du Fonds Johnson & Johnson pour la santé (Fondation Roi Baudouin) pour l’année 2001.
Un effort a été fait pour identifier la population cible et mieux connaître sa culture propre. Le travail de reconnaissance culturelle n’est cependant pas terminé, entre autre vis-à-vis des parents toxicomanes.
Depuis un an, tous les intervenants dans le domaine de la petite enfance de notre commune ont créé une structure de rencontre et d’échange sur leurs activités respectives (le C.R.I.). Les deux assistantes sociales impliquées dans notre projet (clinique et maison médicale) y participent. Un réseau existe, et on y trouve une structure d’accueil et de jeux pour enfants de 18 mois à 4 ans avec laquelle nous comptons envisager un relais.
A plus long terme, nous envisageons de suivre le maximum d’enfants qui seront passés par ce programme pour évaluer leur développement intellectuel et relationnel à 3 et 6 ans.Dr Marc Vanmeerbeek , Maison Médicale de Tilleur, rue Malgarny 2, 4420 Tilleur

Le commentaire du Centre liégeois de promotion de la santé

Le projet ETAPE mené conjointement par la Maison médicale de Tilleur et par l’équipe ‘ SOS Familles ‘ des cliniques St Joseph s’inscrit à plus d’un titre dans une démarche de promotion de la santé.
Il vise à réduire les inégalités sociales de santé en intervenant auprès d’enfants de 0 à 18 mois au sein même de leur famille. Il s’agit d’une approche globale de la santé car elle tient compte des réalités sociales des familles et du milieu environnant.
Les objectifs sont basés sur des critères de qualité tels que l’acceptabilité, l’accessibilité, la participation, la pertinence, l’équité et la globalité de l’approche. La méthode utilisée consiste à intervenir dans le milieu de vie des jeunes enfants afin d’enrayer l’hérédité du handicap psycho-social. L’action envisagée permet notamment de renforcer le lien affectif parent – enfant.
Les professionnels de santé de première ligne sont souvent bien intégrés au sein des familles, ce qui constitue un atout pour ce projet. Les intervenants sont particulièrement attentifs au respect des valeurs du milieu de vie des enfants. Ils impliquent les parents dans l’ensemble de leurs actions et dans l’évaluation. Celle-ci se base sur l’analyse de critères de qualité afin de réguler le processus de l’action.
Chantal Leva