Deux institutions qui font autorité par leurs avis scientifiques en matière de soins de santé se sont lancées dans une expérience inédite : l’écriture collective de scénarios de ‘futurs possibles’ pour sortir de l’impasse des prix toujours plus élevés des nouveaux médicaments.
Le KCE et le Zorginstituut Nederland (ZIN) ont réuni à cet effet un think tank international qui n’a pas hésité à déconstruire quelques-unes des caractéristiques du système actuel, considérées aujourd’hui comme indéboulonnables. Point commun des différents futurs ainsi imaginés : c’est le patient et le citoyen qui se réapproprient le contrôle de l’accès au médicament, considéré comme bien à caractère public, et qui devrait donc être accessible à tous sans distinction. Le rapport commun publié aujourd’hui se veut un aiguillon pour stimuler et nourrir le débat de société sur les futures politiques du médicament.
Le prix élevé des nouveaux médicaments menace de plus en plus l’équilibre des budgets de santé de tous les pays. Il confronte les décideurs politiques à d’épineux dilemmes moraux : puiser dans les fonds réservés à d’autres besoins et fragiliser ainsi l’ensemble du système de santé ou refuser aux patients le remboursement de médicaments susceptibles d’augmenter leurs chances de survie ou leur qualité de vie. Un nombre croissant d’observateurs – dont certains leaders du secteur pharmaceutique – reconnaissent que la tendance actuelle n’est pas tenable à long terme.
Des scénarios du futur
C’est dans cette optique qu’un groupe de travail s’est réuni, à l’initiative du KCE et du Zorginstituut Nederland (Institut néerlandais des soins de santé, ZIN), avec pour mission d’imaginer de nouvelles façons, plus durables, de développer des médicaments innovants, sûrs et efficaces, en se concentrant sur les besoin de santé réels. Des experts du ZIN et du KCE y ont été rejoints par des représentants d’organisations de patients, des leaders de l’industrie, des universitaires, des instances régulatrices, des payeurs et des représentants gouvernementaux, tant européens que nord-américains.
Ces délibérations ont pris la forme d’un ‘atelier de scénarios’, une méthode qui permet aux participants d’imaginer des solutions inventives sans se laisser brider par les contingences – des utopies en quelque sorte. La méthode permet d’imaginer des ‘futurs possibles’ dans lesquels certaines caractéristiques jusqu’à présent incontournables du système actuel sont déconstruites.
Rendre aux citoyens les bénéfices de la recherche
La première dérive du système actuel à avoir été remise en question est la privatisation des résultats de la recherche et du développement financés par des moyens publics. Étant donné que la plupart des grandes découvertes biomédicales sont basées sur des recherches menées par des universités et des instituts de recherche subsidiés par les pouvoirs publics, c’est finalement le contribuable qui finance les innovations menant au développement de nouveaux médicaments, dont les fruits se retrouvent privatisés. Le contribuable – via ses gouvernements – paie donc doublement : d’abord pour financer la recherche, ensuite en déboursant des prix prohibitifs lorsque ces nouveaux médicaments sont mis sur le marché.
Réinventer la propriété intellectuelle pour les produits de santé
Le système actuel de développement et de commercialisation des médicaments repose essentiellement sur les brevets, ce qui le rend particulièrement vulnérable aux pratiques monopolistiques, parce que les fabricants bénéficient pendant une certaine période de droits exclusifs sur la vente de leurs produits et peuvent de ce fait demander des prix très élevés. De plus, les brevets ont tendance à stimuler la recherche de progrès marginaux (par exemple les médicaments me-too, qui ne diffèrent de l’original que par de petits détails sans grande plus-value et qui sont pourtant vendus plus cher) au détriment de l’innovation réelle et de la prévention. On connaît plusieurs exemples de médicaments efficaces et peu coûteux qui sont remplacés par des médicaments brevetés très chers, dont la valeur ajoutée clinique est limitée.
Prendre en compte les besoins réels de santé publique
L’industrie médico-pharmaceutique pose ses choix stratégiques et oriente ses recherches en fonction de ses propres valeurs et objectifs, sans nécessairement tenir compte des besoins réels des patients et des priorités de santé publique. D’ailleurs, les pouvoirs publics ne disposent souvent même pas des moyens d’identifier précisément ces besoins. Dans une certaine mesure, le processus d’innovation actuel gaspille donc des ressources.
Revoir les critères d’autorisation de mise sur le marché
Pour autoriser la mise sur le marché d’un nouveau produit, les agences du médicament se satisfont aujourd’hui de la preuve de son efficacité par rapport à un placebo. Or cela ne constitue pas une preuve qu’il soit supérieur aux autres traitements déjà existants. Il n’y a donc pas d’exigence de valeur ajoutée clinique. Ceci encourage à nouveau la recherche de bénéfices marginaux plutôt que le développement de médicaments véritablement innovants, efficaces, et répondant aux besoins réels.
Quatre scénarios pour élargir le débat
Quatre scénarios ont été imaginés dans le cadre de ce think tank international.
Scénario 1. Des partenariats publics-privés axés sur les besoins
Dans ce premier scénario, les pouvoirs publics et les développeurs de médicaments établiraient des partenariats via des marchés publics, avec pour objectif de répondre à des priorités de santé publique. Les développeurs seraient disposés à conclure de tels partenariats et à revoir leurs prix à la baisse contre la garantie d’accès au marché et de remboursement, si leurs produits satisfont certaines conditions fixées au préalable. Cela leur permettrait de limiter les risques liés au développement.
Scénario 2. Le développement de médicaments dans un système parallèle
Dans ce scénario, les états membres de l’Union européenne mettraient en place un système parallèle de développement de médicaments sans but lucratif qui coexisterait avec l’industrie pharmaceutique et biotechnologique, mais de manière indépendante. L’objectif de ce système parallèle serait donc de développer à moindre prix des médicaments pour combler les vides dans lesquels l’industrie n’est pas disposée à investir (p. ex. nouveaux antibiotiques, maladies négligées, certaines maladies rares…). C’est un modèle qui a déjà fait ses preuves pour certaines maladies tropicales.
Scénario 3. Rachat des brevets
Ce scénario imagine qu’un consortium de pays européens met en place un fonds commun pour scruter en permanence le marché de la recherche et y dénicher des molécules prometteuses qui répondent à des priorités de santé publique. Le fonds rachèterait les brevets de ces molécules, finaliserait les dernières phases de recherche, y compris la procédure de demande d’autorisation de mise sur le marché. Un tel système découplerait la recherche et le développement de la fabrication et de la vente. Le médicament serait alors disponible à un prix relativement bas.
Scénario 4. Un bien public de A à Z
Dans ce dernier scénario, le plus radical, le développement des médicaments serait essentiellement une entreprise publique, exclusivement orientée vers la satisfaction des besoins réels. Les entreprises pharmaceutiques privées pourraient toujours produire des médicaments et assurer des prestations de service pour le fournisseur public, sur une base concurrentielle. Quant aux brevets et monopoles, ils n’auraient plus de raison d’être puisque les médicaments et autres technologies de la santé seraient devenus des biens publics.
Ces quatre scénarios ne constituent pas des solutions immédiates et réalistes à court terme mais cherchent plutôt à inspirer et à élargir le débat de société autour du prix élevé des médicaments, en montrant qu’il est possible de bousculer une certaine vision de l’innovation médico-pharmaceutique qui, tant en Europe qu’ailleurs, reste fort dominée par les aspects économiques, au bénéfice d’une vision plus ‘citoyenne’ défendant un accès équitable et durable à un bien considéré comme public.