Contre vents pandémiques et marées sanitaires, les 13èmes Rencontres Images Mentales coordonnées par Psymages auront tenu bon en février 2021 ! Pas de projections en salle, bien sûr, il a fallu se contenter de regarder des films sur son ordi, seul dans son coin. Mais votre chroniqueur préféré (hum) est fidèle au poste.
Who’s afraid of Alice Miller ? (Daniel Howald, 2020, Suisse, 1h40)1 commence par l’extrait d’un enregistrement de la voix d’Alice Miller condamnant sans équivoque les parents qui maltraitent et violentent leurs enfants. C’est une éminente psychologue et psychanalyste, qui a publié plusieurs ouvrages faisant autorité. De la Pologne où elle naît en 1923 à la France où elle meurt en 2010, elle passe par la Suisse où elle émigre après la deuxième guerre mondiale. La journaliste qui est la seule à avoir pu – non sans peine – l’interviewer en France parle de « cette femme puissante qui contrôlait tout et qui voulait décider de tout. C’était une vraie terreur. »
L’homme à qui elle parle est Martin, le fils d’Alice. Il vit à Zurich où il est psychothérapeute. On entend des extraits de lettres accusatrices, impitoyables et effarantes qu’il a reçues de sa mère. Martin retrouve le dernier témoin de son histoire familiale en la personne d’Irenka, cousine d’Alice qui a émigré aux USA, où elle aussi travaille comme psychothérapeute.
L’image de la femme irréprochable, icône de la protection et du respect des enfants, va continuer à se fissurer au long de l’enquête – et quête – douloureuse de Martin. On apprend que son père le battait sans que sa mère tente d’intervenir. On comprend que celle-ci a rationnalisé son propre vécu et ses émotions (elle-même a été victime de violences), qu’elle a reporté sur son fils ses propres comportements et cherché à le culpabiliser en se servant des concepts de son métier.
Martin, grand et gros ours qui se déplace avec difficulté, noue avec Irenka (diminutif d’Irène, prénom qui signifie Paix…), petite femme bienveillante, une alliance et une amitié touchantes dans la recherche de la vérité. Un séjour en Pologne va l’aider à retrouver l’histoire de sa famille et de sa communauté – juives – avant et pendant l’invasion nazie. Et il va découvrir la souffrance qui se cache derrière la cuirasse agressive et la fausse image étincelante que sa mère a construites.
Le hasard fait que, la veille du jour où j’ai visionné ce film, j’avais regardé sur www.arte.tv Vienne avant la nuit, de Robert Bober, qui a résonné pour moi, après coup, comme un écho. L’auteur arpente Vienne sur les traces de son arrière-grand-père juif, en une quête identitaire doublée d’un portrait de cette ville cosmopolite avant le nazisme. Allez donc faire un tour sur le site d’Arte, accessible sans abonnement.
Monsieur Deligny, vagabond efficace (Richard Copans, 2019, France, 1h36)2 débute par une séquence muette pauvrement éclairée. Chacun a son rôle, comme dans une pièce bien répétée, mais pas un mot n’est échangé. A un moment, quand même, un des « personnages » regarde la caméra. Il faut attendre 8 minutes avant d’entendre une voix. Ce n’est pas un parti-pris de froideur, c’est que Fernand Deligny (1913-1996) travaille dans les Cévennes avec des enfants ou des adultes autistes, mutiques.
Instituteur de formation, il se retrouve en 1938 éducateur à l’asile public d’Armentières et constate le désintérêt des pouvoirs publics pour les malades mentaux. Il en tirera une durable méfiance vis-à-vis de l’institution, en particulier asilaire, un pari sur l’activité physique ou artistique et tout simplement quotidienne (mettre la table, ranger, donner un coup de main) et l’espace au grand air (la campagne, la montagne) : « un territoire où les autres sont à l’abri de la parole ». Autre citation, prise au vol : « une vie possible hors du langage ».
Et cependant, pas d’angélisme, car c’est un travail 24h/24 : « il fallait tenir, de jour et de nuit, malgré l’invivable ». Oui, un travail de militant.3
Deligny a misé sur l’image dès le lendemain de la guerre : en 1947-48, il entreprend un film dont les jeunes hébergés à La Grande Cordée sont acteurs, scénaristes et réalisateurs. Dix ans plus tard, il publie chez Gallimard un premier roman, Adrien Lomme, dont le personnage principal n’est pas sans lien avec l’Antoine Doinel des Quatre cents coups de Truffaut (1959). Les deux auteurs entretiendront d’ailleurs une correspondance et une collaboration, notamment à propos du scénario de L’Enfant sauvage (1970). De son côté, Deligny coréalisera Le Moindre Geste (1971) et Ce gamin, là (1976).
Avec la diffusion de ce documentaire, Psymages manifeste à nouveau son souci de faire le lien avec le passé de la psychiatrie – pas si lointain historiquement ni intellectuellement, même s’il peut paraître ancien en ce début de 21ème siècle oublieux.
Le Monde normal (Hélène Risser, 2020, France, 52’) donne un éclairage complémentaire. Hélène, fille de deux psys débutants formés au début des années 60, a vécu avec ses parents dans le nord-est de la France, à l’hôpital psychiatrique de Hoerdt. On la confie à Erica, une patiente de 17 ans qui est sa nounou, attentive et extrêmement dévouée (lors d’une chute dans l’escalier, elle protège le bébé contre elle). Que faisait-elle donc là, Erica ? Tout simplement, beaucoup de patients n’étaient pas réclamés par leur famille même s’ils étaient stabilisés. Et comme ils n’avaient aucun revenu, ils restaient sur place. La petite fille grandit en contact avec les patients.
Dans la continuité du film précédent, des questionnements surgissent. Bien sûr, le contexte était très différent. Mais ce fut une époque de créativité et d’innovation – et aussi de prise de risques, pas forcément conscients, mais pas non plus toujours aussi fous qu’ils peuvent nous paraître maintenant. Et cela demandait un investissement personnel et familial énorme, auquel peu d’entre nous consentiraient sans doute.
Néanmoins, aujourd’hui, ne commence-t-on pas à remettre en question un système inverse que l’on pourrait résumer ainsi : professionnalisation-programmation-évaluation-subvention ? Voire retour à l’enfermement-surveillance.
« A certains moments, on se demande si ce qu’on fait, c’est vraiment du soin ou seulement de la surveillance. »
Un infirmier (Le Monde normal)
De la fin du film, il ressort que la psychiatrie pourrait s’ouvrir en renonçant à éviter de prendre le moindre risque. Car, lorsque l’institution le permet, les soignants redécouvrent que la liberté est bénéfique non seulement pour les patients mais aussi pour eux-mêmes.
Qu’est-ce que je fais là ? (Paule Muxel et Bertrand de Solliers, 2020, Belgique, 1h34) met en avant le point de vue des soignants de l’Unité de crise et d’urgences psychiatriques du CHU St-Luc (Bruxelles). La caméra se centre sur les chambres 158 et 159 ; les patients sont enfermés à clé et même la lumière est actionnée de l’extérieur. L’interrogatoire préalable est très médico-technique, on ne sent pas beaucoup d’empathie à ce stade. La froideur du monde hospitalier, qui ne vous surprendra pas si vous l’avez déjà fréquenté même dans un autre service, règne, y compris dans les volumes et les couleurs.
Mais on va percevoir le paradoxe constant entre l’univers technocratique de l’hôpital et le souci des soignants – qui se sentent parfois impuissants – de préserver le contact humain, la parole, l’expression de la souffrance : par exemple, ce long échange entre un patient et deux soignants, ou la complémentarité qui se manifeste entre deux psys.
J’ai noté mot pour mot ces paroles d’un patient, qui élargissent encore la perspective : « Je ne suis pas guéri, mais je suis soignable. (…) Ça fait rire, ça fait sourire, ça fait pleurer. Ça fait des chansons, ça fait des prières. »
Quand j’ai entendu ça et vu le regard du bonhomme, je me suis dit « je la tiens, ma chute ». Mais non, ce n’est pas une chute, c’est un envol.
[1] Allusion au titre de la pièce d’Edward Albee, Who’s afraid of Virginia Woolf ? (adaptée au cinéma par Mike Nichols en 1966, avec Liz Taylor et Richard Burton).
[2] Allusion au titre d’un ouvrage de Deligny, Les Vagabonds efficaces (Ed. Maspero).
[3] A ce propos, il faudrait qu’on se penche sur le rôle de militants ou sympathisants communistes (Deligny en était), clairement humanistes, dans des conquêtes qui nous semblent aujourd’hui fondamentales : pensons, en Belgique, à la lutte pour la liberté des femmes dans le champ de la sexualité (contraception, IVG), avec des gens comme Willy Peers ou Jo Boute.