Le 22 octobre dernier, l’asbl Question Santé fêtait ses 40 ans. Quarante années consacrées à rendre l’information santé accessible et ce, dans un souci d’émancipation de l’usager. Dans le cadre de cet anniversaire, une table ronde s’est tenue sur les évolutions de cette communication santé et sur le contexte de tension actuelle autour de la question. Compte-rendu des échanges.
Communiquer en santé c’est tout un programme. C’est en tout cas le programme de Question Santé depuis 40 ans : dès sa naissance en 1981 et ses premiers subsides en éducation permanente, l’association se pose la question de la communication autour de la santé. Bien sûr, en 40 ans, les choses ont évolué, des fiches-techniques à la mise sur pied du tout nouveau site internet de Question Santé, en passant par la création de multiples outils de communication, éducatifs, d’animation, des campagnes de sensibilisation et l’accompagnement et le conseil aux structures de promotion de la santé. Jusqu’à cette communication de crise autour du Covid qui nous occupe depuis plus d’un an et demi, avec la sensibilisation à la vaccination, aux gestes barrières, la publication d’outils de promotion de la santé ou dans le cadre des stratégies concertées.
Pour aborder la question de la communication santé sous tension, avaient été réunis sur l’estrade, Matthieu Méan, coordinateur de l’équipe de première ligne de Modus Vivendi, actif dans la réduction des risques pour les usagers de drogues, Godefroi Glibert, responsable de projets à la Plateforme Prévention Sida, Sophie Lefèvre, chargée de communication à la Direction Santé de l’ONE (Office de la Naissance et de l’Enfance), ainsi que Mark Hunyadi, professeur de philosophie morale et politique à l’UCLouvain, venu préalablement entretenir le public présent de ses réflexions sur la confiance dans un contexte numérique. Pour animer le débat, notre journaliste maison Pascale Gruber.
Quelles préoccupations en matière de communication ?
Un premier questionnement portait sur les préoccupations en termes de communication pour les trois associations de terrain, avant la crise sanitaire. Pour Matthieu Méan (Modus Videndi), il va sans dire que cette préoccupation se pose depuis longtemps, mais s’est transformée avec l’apparition des réseaux sociaux qui sont devenus rapidement incontournables. « Facebook, mais aussi Instagram, c’est très important aujourd’hui. Certes nous organisons toujours des permanences, trois fois par semaine, mais nous avons également créé un espace de permanence digital, pour permettre à ceux qui ne peuvent ou n’osent pas franchir le seuil de l’association de pouvoir entrer en contact avec notre service. »
Idem pour Godefroi Glibert (Plateforme Prévention Sida) qui confirme cette importance des réseaux sociaux, mais temporise : « Personnellement, je suis assez mitigé envers les GAFA qui représentent une menace pour les relations entre les personnes. En promotion de la santé, le message va vraiment passer, percoler, quand à un moment, à un instant d’une relation interpersonnelle, on emporte l’adhésion et qu’alors, un changement peut se produire. La question est donc : comment être proche en utilisant les réseaux sociaux ? On n’y arrive pas toujours, c’est sûr. On essaie. Un exemple : sur notre site Internet, on parle en « vous ». Sur Facebook, on parle en « tu », pour aller vers une proximité plus importante. »
Le numérique pour toucher son public ?
Sophie Lefèvre (ONE) estime pour sa part qu’il faut s’interroger sur l’accessibilité de l’outil numérique pour tous « car s’il se généralise, il n’est pas pour autant abordable pour une série de publics. J’ai déjà entendu : ‘Tout le monde sait utiliser un smartphone et va sur Internet’, mais ce n’est pas encore une réalité. On fait appel à des capacités de littératie médiatique (comme on parle de littératie en santé) que tout le monde n’a pas. Parmi les chiffres cités par la Fondation Roi Baudouin en matière de fracture numérique, j’ai été interpellée par ceux montrant une sous-utilisation de l’e-santé : seulement 16 % des personnes se sentent à l’aise avec l’outil numérique en santé. C’est pour cela que je plaide vraiment pour une utilisation multimodale des canaux d’information. »
En guise de relance, Pascale Gruber (QS) posait la question un peu iconoclaste de savoir si le numérique atteint en fin de compte sa cible. Pour Godefroi Glibert, « Avec le numérique, tout est comptabilisé, le temps de rebond, les temps de visites, etc. Mais en même temps, c’est vrai que l’on a peu de retours. Or c’est important d’être en contact avec les publics, d’être dans les festivals, les fêtes, avec un stand d’information, il faut aller sensibiliser dans les écoles. » Mathieu Méan enfonce le clou : « Les réseaux sociaux sont un appui. Mais ils ne peuvent absolument pas se substituer à ce que l’on fait sur le terrain. Cela étant, au moment du confinement, on a dû trouver d’autres solutions. Donc, on a proposé des tables de discussion sur les réseaux sociaux. Avant, en présentiel, on arrivait, pour les gros événements, à 30 personnes. Avec la discussion en ligne, on est monté à 1.500. Donc, c’est intéressant. Mais c’est aussi très loin des journées festives où l’on en touche 30.000. »
Information ou communication ?
Il s’agit aussi de replacer la question de la communication dans le contexte actuel de l’infobésité ou l’excès d’information propre à l’ère numérique. Comme l’a souligné Mark Hunyadi (UCLouvain), « Avec la multiplication des réseaux de communication et des messages, différents à chaque fois, l’utilisateur ne sait plus comment s’orienter dans cette immense manne, cette mer à messages. En fait, cette prolifération dévalue les informations elles-mêmes. Un message à faire passer, sur ceci ou sur cela, tout le monde en a. Mais c’est très différent des informations, supposées être vraies, vérifiées et donc vérifiables. Je me demande dans quelle mesure cette prolifération des messages de la com’ et les stratégies de com’ ne participent pas à cette défiance généralisée. »
Pour Sophie Lefèvre (ONE), la clé réside dans l’éducation aux médias, mais aussi dans l’expérience des personnes avec les institutions. Quand elles sont déçues, la confiance est rompue. Ça peut être le cas si, par les expériences de vie que l’on a, la manière d’être intégré dans la société, on se rend compte qu’on est en marge, pas pris en compte… « D’où l’importance de ne pas laisser des gens sur le côté, de prendre en compte la diversité. S’adresser à une famille avec Papa, Maman, Boule et Bill et le SUV, comme cela a pu être le cas avec le Covid, cela ne va pas : ceux qui ne correspondent pas à ce schéma vont se sentir à l’écart et vont rejeter les messages qu’on a envie de faire passer… »
Bernadette Taeymans, directrice de l’asbl Question Santé jusqu’en 2020, resitue les enjeux : « Si on se rapporte à 1981, quand Question Santé est née, l’information était aux mains du pouvoir médical. Parfois, il y avait une Encyclopédie médicale dans les maisons, et c’est tout. Il n’y avait pas moyen d’avoir accès à l’information santé sans passer par le pouvoir médical. Donc, il y a quarante ans, l’enjeu de Question Santé était de donner accès à cette info. »
Aujourd’hui, cet enjeu est bouleversé, il y a de l’info partout et de la communication partout. La question est donc de savoir comment aider les personnes à trouver leur chemin et à faire des choix éclairés en matière de santé. « On ne sait plus très bien comment être entendu, sachant qu’avec les outils du numérique, mais aussi avec les médias en général, ce qui attire et intéresse, ce sont les infos qui sortent du lot, créent l’événement, choquent… Or, en éducation permanente comme en promotion de la santé, on n’est pas là pour choquer ou pour faire peur. Donc le risque est de ne pas être entendus dans le brouhaha et cette dérégulation informationnelle. On est donc vraiment dans un moment assez compliqué. Comment continuer à travailler en restant en accord avec nos objectifs et nos valeurs, et, en même temps, en arrivant à toucher le public ? »
Une réflexion partagée par les participants à cette table ronde qui plaident pour un usage raisonné des réseaux sociaux, pour des messages de qualité, qui sensibilisent sans choquer et en restant connectés à tous les publics, dans l’interpersonnel, mais sans bouder le numérique, tout en gardant la confiance. Tout un challenge !
Mark Hunyadi : « Quelle confiance dans un contexte numérique ? »
Lors de cet après-midi de réflexion qui ouvrait les festivités des 40 ans de Question Santé, Marc Hunyadi, philosophe et professeur à l’UCL, est venu parler de son ouvrage « Au début est la confiance »1,
publié en pleine pandémie et qui a beaucoup résonné durant cette crise sanitaire. Son propos est de documenter la notion de confiance qui a été mise à rude épreuve durant cette période. Pour Mark Hunyadi, « La perte de confiance que la crise sanitaire a entraînée s’est avérée extrêmement large car elle a touché à notre relation aux objets, à l’environnement où le virus était présent, mais aussi à nos interactions avec les personnes, possiblement contaminées, ainsi qu’à la confiance dans les institutions amenées à gérer cette crise. »
Or la confiance est transversale à l’ensemble de l’agir humain et s’appuie sur des attentes réciproques de comportements qui sous-tendent le collectif. Sans confiance, comment fonctionner ? « Quand on circule en voiture sur la route, on s’attend à des comportements dans le chef des autres usagers de la route, en fonction de la sécurité routière. Pourtant il n’y a pas de véritable définition de la confiance, ni dans le chef des philosophes, ni chez les grands auteurs. Les économistes utilisent cette notion mais dans une vision réductrice et utilisatrice, en l’associant à la prise de risque et à la gestion de l’incertitude. »
Dans ce contexte, l’auteur pointe le numérique comme un élément qui a modalisé fortement le collectif et in fine la confiance, notamment en la médecine. Cela a été le cas durant le Covid, mais aussi bien au-delà de la crise sanitaire que nous avons traversée. « De plus en plus, le numérique devient une médiation obligée au monde, que ce soit pour des achats, des réservations, le contrôle de son diabète, repérer des champignons, obtenir un CST… Chacun satisfait ses besoins dans sa petite bulle, dans son cockpit, en gérant sa relation au monde derrière son écran. Et ça a été d’autant plus vrai avec le Covid. Dans un tel système, la sécurité tend à remplacer la confiance naturelle. »
Quant à la médecine dans un tel paysage, si le numérique a permis des progrès extraordinaires et des acquis sans précédent, on assiste, pour Mark Hunyadi, à une numérisation de celle-ci : « Les gens se plaignent : « On ne nous écoute plus, on nous mesure ». La médecine devient uniquement technologique, quantitative, ne fonctionne plus que sur des mesures, au détriment de la relation médicale et la perte de la dimension relationnelle. L’Evidence-Based Medecine qui avait pour but, il y a 20-30 ans, d’évaluer la littérature médicale est devenu le paradigme général, avec une substitution tendancielle de la relation technique à la relation naturelle. » De plus en plus la relation fiduciaire est mise à mal et l’inquiétude de Mark Hunyadi réside dans le fait que si la confiance est remplacée par la sécurité, tout devient automatisé. « Obéir à des machines fait de nous des machines obéissantes, des pièces du système. C’est pourquoi des associations comme Question Santé sont salutaires. Car elle est merveilleusement résistante parce qu’elle installe de la proximité là où le numérique met de la distance froide. A Question Santé, on met du commun, du sens là où le numérique en est bien incapable. »
[1] Mark Hunyadi, « Au début est la confiance », Editions Le bord de l’eau, 2020, 240 p.