Des constats aux actions
L’impact d’une mauvaise qualité de l’air intérieur d’une habitation sur la santé de ses habitants est de plus en plus souvent évoqué. Mais comment faire travailler de concert ceux qui constatent pour les uns des troubles de santé, pour les autres les problèmes de salubrité, afin d’établir les liens utiles entre les deux? Question que se sont posée les départements de médecine générale et santé primaire des Universités de Gand et de Bruxelles (ULB), qui ont organisé des tables rondes avec des professionnels de tous horizons, l’une à Gand, l’autre à Bruxelles le 30 mai dernier.
Le constat a été dressé il y a peu dans l’étude «Santé dans les grandes villes», réalisée en 2003-2004 par les deux universités, à l’initiative du ministre en charge des grandes villes à ce moment, Christian Dupont . Ses résultats montraient que ce sont les habitants des quartiers défavorisés qui présentaient un état de santé moins bon que la moyenne de la population, la qualité du logement étant l’une des explications. Partant de cette conclusion, les universités ont décidé de passer à l’étape suivante: celle de la réflexion pour comprendre le lien entre la qualité de l’habitat et celle de la santé de ses occupants, mais surtout pour trouver des méthodes de travail efficaces pour résoudre ce problème.
Les équipes impliquées ont auparavant étudié les résultats des enquêtes sur la santé et l’atlas des quartiers défavorisés, pointant quelques différences: « Alors que 78 , 6 % des personnes de quartiers non défavorisés s’estiment en bonne santé , ils ne sont que 69 , 5 % dans les quartiers défavorisés ; 4 , 4 % des premiers disent souffrir d’asthme , 4 , 6 % de BPCO et 2 , 9 % de maladies cardiaques graves ; ils sont respectivement de 6 , 8 %, 7 , 4 % et 4 , 7 % chez les seconds . Et en santé mentale également , on constate une différence : 16 , 6 % des défavorisés souffrent d’un trouble mental probable contre 13 , 4 % des non – défavorisés , 11 , 4 % d’un état dépressif ( contre 8 , 5 %), 8 , 8 % d’un état d’angoisse ( contre 6 , 2 %) et 22 , 8 % de troubles du sommeil ( contre 19 , 7 %). Nous avons également constaté des différences quant aux accidents à domicile ayant causé une limitation fonctionnelle , avec 5 , 2 % chez les défavorisés contre 2 , 5 % chez les autres », commente le Dr Valérie Alaluf , du Département de médecine générale de l’ULB.
Nuisances à l’origine de troubles
Lorsqu’on examine les nuisances qui sont le plus souvent à l’origine des plaintes, la différence est énorme: 11,5 % des personnes de quartiers défavorisés se plaignent des odeurs dues notamment à une industrie proche, contre 3,3 % des autres; 11,1 % de l’humidité (contre 2,4 %), 5,7 % des moisissures (contre 1,5 %), par exemple. Selon cette étude, il existe donc une accumulation des problèmes d’environnement dans les quartiers urbains défavorisés, laissant présager un impact négatif sur la santé. « Il existe par ailleurs un lien univoque entre la qualité de logement et le niveau socio – économique . En effet , si l’on étudie les facteurs déterminants de la santé des populations , on retrouve le patrimoine génétique , le statut et l’environnement social , le statut et environnement économique , les modes et conditions de vie , l’environnement écologique , le fonctionnement mental , le milieu culturel , le système de soins , pour l’essentiel . Entre quartiers favorisés et défavorisés , il existe une différence d’espérance de vie de 5 ans , et d’espérance de vie en bonne santé de … 18 ans !», renchérit le Pr. Michel Roland , également du Département de médecine générale de l’ULB.
« C’est pourquoi nous avons décidé de passer à l’action , en développant un modèle innovant de détection et de transmission des problèmes de logement et / ou de santé . Nous voulons donc faire l’inventaire des pratiques existantes . Par exemple savoir qui se rend au domicile des patients / clients ? Dans le cadre de quel service ? Détectent – ils des problèmes de santé et / ou de logement ? Si oui , ces problèmes sont – ils enregistrés et comment ? L’information est – elle transmise et comment ? Existe – t – il des procédures ou un travail en réseau avec d’autres intervenants ? Ces professionnels disposent – ils d’une formation à la santé suffisante ?», enchaîne le Dr Alaluf.
C’est pour se rendre compte de ce travail déjà réalisé et réfléchir à un bon moyen de collaborer qu’ont été organisées ces tables rondes. « Notre question est de savoir si ce qui existe est efficace ou s’il faut par exemple créer un système standardisé pour relever les problèmes constatés ?», poursuit-elle.
Plusieurs intervenants sont susceptibles d’apporter un angle de réflexion utile, raison pour laquelle ils ont tous été invités pour rassembler les expériences. Qu’ils soient médecins, infirmières, assistants sociaux, responsables de logements, de la construction ou de la santé publique, les participants à ces tables rondes ont tous amené aux chercheurs leur vision de ce qu’ils constatent dans les quartiers défavorisés. « Notre objectif est d’évaluer l’état de santé en milieu urbain , d’optimaliser les soins de santé dans les grandes villes et de donner une série de recommandations pour la gestion des grandes villes », conclut Valérie Alaluf.
Un SQAT?
Plusieurs personnes interviennent dans la santé des patients: médecins généralistes, infirmières, ergothérapeutes, ambulances vertes, mais aussi des assistants sociaux ou des aides familiales. Ils sont souvent interpellés sur ces sujets, notamment lorsque des patients soupçonnent leur habitat d’être malsain et demandent à leur médecin d’établir les formalités pour analyser la présence de toxiques. « Face à ces demandes , la situation du médecin généraliste n’est pas aisée . D’une part , il se retrouve entre les intérêts de ses patients , ceux des autorités et des experts scientifiques en environnement ; d’autre part , il doit décider s’il lui faut adopter le principe de précaution ( en liant expressément la pathologie de son patient et la qualité de son habitation ) ou l’indifférence par rapport aux risques ( en disant que tant qu’il n’existe pas de preuve que le produit incriminé est toxique , il n’y a pas de raison d’agir )… Par la suite , il doit donc tenter d’établir des rapports aussi objectifs que possible entre le tableau clinique et la présence d’agents potentiellement toxiques . In fine , il doit lancer la patate chaude aux décideurs , à qui il appartient de prendre des mesures …», précise le Pr. Michel Roland.
Cette position centrale occupée par médecin généraliste lui confère un statut d’interlocuteur privilégié des décideurs et des citoyens.
« Il est au centre des soins à domicile avec une approche globale , continue et intégrée . C’est confirmé lorsque l’on sait que la quasi totalité de la population a son médecin attitré et que les généralistes voient au moins une fois 70 % de leurs patients en un an , 85 % en 2 ans et 95 % en 3 ans …», poursuit-il, en soulevant également la problématique d’établir des liens entre des facteurs environnementaux et des problèmes de santé.
« Le médecin se retrouve face à un nombre important de questions . Tout d’abord , le fait que nous sommes confrontés aux problèmes d’environnement intérieur , mais aussi extérieur , qui peuvent contribuer à aggraver ou faire apparaître une pathologie ; par ailleurs , celles qui ont une étiologie unique sont rares : c’est peut – être le cas pour le saturnisme dû à la présence de plomb , mais pour l’essentiel des maladies , l’étiologie est plurifactorielle . Il y a de plus des liens établis par la communauté scientifique , mais aussi bon nombre de liens supposés , avec le plus souvent pas mal de controverses … Il faut aussi savoir si le rôle causal direct est déclencheur ou aggravant chez des personnes déjà atteintes ; savoir s’il existe un seuil d’exposition acceptable à la substance incriminée , ce qui n’est pas évident , puisque ces taux limites varient non seulement d’un pays à l’autre , mais également d’une région à l’autre ! Les différentes expositions ont – elles un effet cumulatif ou additif , voire indépendant ? De plus , le délai entre l’exposition et l’apparition d’une pathologie peut être très long , ce qui complique encore les constats . Autrement dit , les rapports étiologiques entre l’environnement et la santé sont nombreux et difficiles à démontrer de façon conjointe …», regrette le Pr. Roland.
Face à des pathologies potentiellement imputables à des problèmes d’environnement, le Dr Roland prône pour une approche sous forme d’acronyme, SQAT, qui squatte la maison du patient: « S pour suspicion d’une telle pathologie , Q pour les questions à poser aux patients sur leur habitation , A pour analyse de la situation ( qui peut être faite en collaboration avec les ambulances vertes ) et T pour le traitement adéquat .»
Des tables rondes productives
Après ces constatations, la pratique. Lors de la table ronde organisée à Bruxelles, les situations concrètes, exposées par les intervenants, ont permis de dégager plusieurs axes de réflexion.
Tout d’abord en ce qui concerne la détection des problèmes . Il a été démontré que, si bon nombre de personnes ressources existent, comme le soulignait le Dr Roland, il y a un cloisonnement entre les secteurs, malgré quelques synergies davantage liées au hasard qu’à une volonté structurée. Par exemple, l’infirmière sociale qui travaille dans le même bureau qu’une assistante sociale sera mise au courant des conditions de vie de certains habitants… Et cet échange peut amener la réflexion sur l’impact des conditions de vie d’une famille sur sa santé. Ce cloisonnement mène donc à une détection insuffisante des problèmes et de leurs causes.
« A cela , il faut aussi ajouter , comme l’ont souligné plusieurs intervenants , les craintes qu’ont certains locataires à se plaindre de leurs conditions de vie , par peur de représailles du propriétaire ! Sans compter le fait que détecter des problèmes , c’est une chose , sortir l’argent pour les résoudre en est une autre . Et comme il s’agit de quartiers défavorisés ( et là on parle surtout des propriétaires de leur logement ), on comprend très vite qu’un frein financier existe , et que même les aides apportées par les Régions sont soit méconnues , soit insuffisantes …», explique le Pr Roland. « Nous avons proposé de centraliser les données recueillies , mais les avis sont partagés . Certains avouent qu’une telle solution pourrait exercer une pression pour contraindre les autorités à prendre des dispositions structurelles , objectiver le problème , arrêter l’éclatement des compétences , limiter l’inertie des pouvoirs publics et développer des projets . D’autres considèrent qu’une pareille masse d’information serait in fine inefficace parce que trop lourde , qu’elle ferait perdre la singularité des problèmes , absorberait la dimension de proximité et aurait des implications éthiques négatives , notamment par un droit du refus des patients de figurer dans pareille liste .»
Vient ensuite la question de l’inexistence des réseaux . En effet, malgré un nombre important d’intervenants susceptibles de constater des problèmes dans des habitations, il n’existe pas de liens entre eux. « Mais d’aucuns se demandent à qui échoit ce rôle , même s’ils regrettent la plus – value d’un travail interdisciplinaire . Par exemple , les ambulances vertes pourraient être un chaînon établissant un lien entre les constats et l’action , mais même ces structures manquent de coordination et sont organisées différemment selon les provinces … D’autres ont souligné le fait qu’il ne faut pas tout remettre entre les mains des différents intervenants , mais impliquer aussi la population .»
Il fut également question de la responsabilisation des propriétaires . Car certains d’entre eux, comme ces tristement célèbres marchands de sommeil, n’hésitent pas à mettre en location des biens dans un état de quasi délabrement. Ces cas extrêmes relativement peu fréquents cachent une vérité qui peut être tout aussi dramatique, avec des logements à la limite de la salubrité.
« Des participants se disent favorables à activer les législations et structures existantes , développer le cadre juridique notamment par le « permis de location » avec des contrôles plus stricts , un service d’insalubrité au niveau communal , avec une dimension répressive , de définir plus précisément et concrètement , voire donner une dimension juridique à la notion de ‘ salubrité’ . Néanmoins , il faut garder à l’esprit les difficultés à rendre ces législations plus contraignantes , vu la crise du logement : ces derniers sont de plus en plus chers , de taille insuffisante et il n’y a pas de logements de transit pour des locataires lorsque des travaux doivent être réalisés dans leur appartement …» Sans compter que non seulement ces propriétaires pourraient s’opposer à l’obligation d’entreprendre certains travaux, mais que de plus, ils pourraient eux-mêmes ne pas en avoir les moyens…
Au vu de ces difficultés, il n’est donc pas étonnant que des mesures draconiennes n’aient pas encore vu le jour. Et la difficulté d’agir en réseau en collaboration avec les locataires et propriétaires est réelle.
Du côté des médecins
Les médecins généralistes, avec leur préoccupation pour la santé de leurs patients et la possibilité qu’ils ont de se déplacer à leur domicile et de prodiguer des conseils, sont évidemment au cœur de cette question. « Nous nous sommes interrogés sur la nécessité d’une formation spécifique : faut – il créer au niveau communal un poste de médecin environnementaliste de 2e ligne en lieu et place du médecin hygiéniste qui existe dans certaines communes ? Ou bien faut – il former tous les médecins à cette question d’influence de l’environnement de vie sur la santé , que ce soit par la formation continue en collaboration par exemple avec la SSMG , ou intégrée dans le cursus de base de médecine générale , avec des formateurs spécifiques ? La question est ouverte et méritera également d’être correctement étudiée . »
On soulignera enfin la collaboration du CSTC (Centre scientifique et technique du secteur de la construction) qui commence également à s’intéresser de très près à l’impact sur la santé de certains matériaux courants de la construction… et à la possibilité de sensibiliser les architectes et entrepreneurs à la question!
Cette table ronde est un premier pas. Car faire travailler de concert des professions d’horizons aussi différents ne sera pas chose aisée… On attend donc avec impatience la dernière phase de travail pour les équipes de chercheurs, qui consistera à analyser toutes ces interventions et pistes de réflexion, afin de développer un scénario et de le confronter à un groupe d’experts.
Néanmoins, il est rassurant de voir que des équipes se mobilisent pour trouver des solutions concrètes et pratiques pour enfin prendre à bras le corps cette pollution trop longtemps sous-estimée…
Carine Maillard