Le projet Raconte-moi ton quartier
«Les performances des conteurs répondent à un besoin social, à des enjeux autres que ceux du simple divertissement» (Soazig Hernandez)
En tant que conteuse ayant participé au projet Raconte-moi ton quartier#2-Saint-Josse-ten-Noode, je propose de mettre en lumière quelques enseignements tirés directement de mon expérience. Ce projet, mené de juin à août 2015, est la deuxième édition d’un processus en cours, fruit d’une collaboration entre l’ARC (Action et Recherche Culturelles) et les Conteurs en Balade.
Le projet Raconte-moi ton quartier, animé en partenariat par l’ARC et les Conteurs en Balade, est né au carrefour des chemins de l’éducation permanente et du conte. Il a pour objectifs l’expression et la participation des citoyens sur et dans leur quartier, la création de liens sociaux en favorisant la rencontre entre les acteurs d’un quartier, la valorisation du conte et de sa dimension poétique de l’expression populaire. Il part d’une récolte des récits, rêves et représentations des habitants et habitués d’un quartier. Le fruit de ces récoltes est ensuite l’inspiration première pour la création de contes. Les histoires sont présentées au public et réunies dans un recueil. Raconte-moi ton quartier voyage et souhaite par ce biais mettre en perspective les réalités à la fois spécifiques et communes des différents quartiers. Nous aimons le présenter telle une création urbaine au cœur des questionnements contemporains.
Au fil du projet, une préoccupation est apparue: comment donner la parole aux bénéficiaires du projet, comment les transformer en acteurs du projet au moyen de dispositifs propres à la création en général et à l’art du conte en particulier? En somme, comment transformer le spectateur en ‘spectACTEUR’?
Trois moments possibles pour l’expression
Théorisons un tantinet en partant du postulat que toute œuvre artistique, toute production culturelle se fonde sur trois moments.
Le moment 1 est celui de l’imprégnation, de l’absorption plus ou moins consciente d’une série d’éléments qui plus tard se trouveront dans la création de l’œuvre.
«… c’est un artiste (…) Le connu lui suffit et il le prend comme ça vient, l’accepte sans s’émouvoir ni se poser de questions. Il l’avale, absorbe tout, il fait l’éponge (…) et <un jour> il va se mettre à restituer tout ce qu’il a avalé et vu et compris, en noir et en couleurs, ou en mots, ou en geste, en trois dimensions avec sono (…) et le monde s’en trouvera plus riche.»
Le moment 2 est celui de la création de l’œuvre. Le pinceau sur le tableau, la plume sur le papier… Ce moment sera plus au moins long et plus ou moins douloureux (c’est un poncif, mais qui reflète quoi qu’on en dise une certaine réalité: l’acte créateur est une nécessité pas toujours facile).
Le moment 3, enfin, correspond à la production de l’œuvre dans l’espace public. C’est le moment de rencontre entre l’œuvre (parfois l’artiste) et le public.
Cette rencontre est également une dépossession. L’œuvre n’est pas nécessairement perçue comme l’artiste se l’imaginait. La perception du spectateur recrée l’œuvre. Dans le cas précis du conte, ce moment 3 est également un moment 2: la parole contée, qui n’est pas récitation d’un texte, se recrée constamment dans le contact avec le public et est adaptée en fonction du ressenti du public, principalement lors des premières fois que le conte est dit en public. Peu à peu, le conte se polira pour atteindre une certaine forme définitive.
Par conte (ou art du conte) nous entendons un art de la parole.
Le conte signifie ici l’acte de raconter à un public un récit cohérent, en son nom propre (c’est le conteur qui narre le récit et non un personnage qu’il incarne), le tout en lien avec le public.
Le mot conte désigne donc une démarche/pratique artistique basée sur l’oralité. Il ne désigne pas ici un répertoire spécifique comme par exemple les contes de Perrault, les contes traditionnels de telle ou telle région du monde.
Voilà pour l’analyse en trois moments. Tentons à présent de l’appliquer au projet Raconte-moi ton quartier#2-Saint-Josse-ten-Noode.
Moment 1 – Atelier de recueil de paroles
Dans le cas du projet susmentionné, la participation du public se fait lors de ce moment, car c’est lors des ateliers que sont recueillies les paroles qui serviront de base aux histoires dites.
À noter que dans notre monde ultra connecté, la place pour l’expression est omniprésente mais que finalement, ce qui peut manquer, ce sont des lieux d’écoute. Les ateliers en offrent un.
Le conte possède la potentialité d’exprimer les représentations d’un groupe. Un des enjeux de l’artiste-conteur est de se faire le porte-parole d’une parole commune au sein d’une société axée sur l’individu et le développement personnel. Ainsi par exemple des préoccupations liées à la propreté, au trafic urbain, à la rencontre entre habitants ont émergé lors des ateliers de Saint Josse.
Le recueil de paroles constitue une possibilité de faire le lien: une parole personnelle est recueillie dans une animation collective, et dès lors d’emblée confrontée à d’autres paroles.
Un atelier de recueil de paroles est un moment organisé avec un groupe afin de permettre aux membres de ce groupe de s’exprimer librement sur un sujet donné.
Les objectifs de ces ateliers, dans le cadre de Raconte-moi ton quartier, sont de:
- recueillir histoires, anecdotes, contes des habitants en lien avec leur quartier;
- recueillir des représentations autour du quartier (en d’autres termes les ressentis des citoyens et leurs conceptions, l’image qu’ils en ont);
- recueillir les revendications par rapport au quartier.
De l’interaction entre participants ressortent les préoccupations et les représentations les plus fortes. Vient ensuite l’interaction avec l’imaginaire du conteur… Passons donc au moment 2.
Moment 2 – Création des récits sur base des paroles recueillies
Dans le cadre du projet, la création de l’œuvre nait de la rencontre entre les paroles recueillies et l’imaginaire du conteur, imaginaire nourri à de multiples sources (contes traditionnels, littérature, cinéma…). De cette rencontre, ‘binôme imaginatif’, surgissent les histoires.
Le travail du conteur consiste en un tri dans les paroles recueillies (qu’est-ce qui a été dit, quels sont les points qui émergent de manière la plus évidente), le choix de ce qu’il souhaite dire, ne pas dire et, enfin, comment il le dit.
L’enjeu consiste à se faire le traducteur, le porteur d’une parole qui reflète les représentations, les univers des participants aux ateliers, sous forme d’un récit cohérent. Le conteur mêle «son expérience au point de vue culturel et idéologique de <la> communauté».
Un des outils dans ce travail de composition est la métaphore. Dans le cas précis du conte, le recours à la métaphore se définit comme l’utilisation d’images concrètes pour désigner des notions abstraites par substitution analogique.
Par exemple, l’impression d’être perdu face à l’administration, évoquée par un habitant, a été traduite par une succession d’interlocuteurs à rencontrer avant de pouvoir parler au roi, métaphore de l’objectif à atteindre.
La métaphore du conte offre l’avantage de créer une distanciation: «une trop grande proximité est inquiétante, intrusive, tandis que, grâce au déplacement provoqué par la métaphore, il (le specta(c)teur, dans le cas qui nous occupe) trouvera des mots qui lui rendront le sens de son expérience ou lui permettront au moins une échappée».
Dans le projet Raconte-moi ton quartier, le public ne participe pas à ce moment 2, pour diverses raisons. D’une part, le plaisir de la balade contée provient entre autres de la surprise de découvrir les histoires. D’autre part, la création des histoires par les habitants nécessiterait un autre type de processus, qui pourrait comprendre par exemple des ateliers d’écriture, d’art de la parole contée, etc.
Moment 3 – La production dans l’espace public
Ici, cette mise en espace se fait sous forme de balade contée. Ce dispositif permet une appropriation de l’espace public (le même espace servant de thématique aux ateliers de recueil de paroles), voire une réappropriation nouvelle de ‘l’espace-quartier’ et de l’espace urbain, mode de vie a priori collectif mais nécessitant aujourd’hui des actions de cohésion sociale en vue de trouver des terrains/points communs. L’un des enjeux du conteur et de son public, dans le cadre d’une balade contée urbaine, est la création d’un espace scénique. La parole, par sa densité, crée un espace particulier.
Par ailleurs, au sein du récit en lui-même, certains dispositifs de l’art du conte permettent la participation des spectACTEURS: poser des questions, faire répéter quelque chose, proposer des devinettes, des formulettes, des chansons… Ceci n’est pas anodin. L’acte de parler, même pour ‘seulement’ répéter ou répondre à une question, a un impact, car il active dans le cerveau les circuits liés à la parole, le tout dans un contexte de plaisir, sans stress, ni enjeux.
Enfin, les récits permettent un enrichissement des représentations, autrement dit «nous donner un autre point de vue sur <les> réalités (…), nous aider à les mettre à distance, à les décortiquer, à en voir les ficelles, à en critiquer les fictions sous-jacentes».
«Le conte offre un large champ de significations potentielles aux auditeurs qui ne reçoivent pas le récit passivement: celui-ci continue son travail après avoir été entendu».
Dans le cadre qui nous occupe, les récits résultent de la rencontre de différentes représentations, mise en travail dans les ateliers de recueil de paroles puis dans le cadre de la création des histoires. Ces représentations mêlées, entrelacées, métaphorisées en récits vont, par le pouvoir de la parole, être transmises aux spectACTEURS et un travail souterrain pourra s’opérer.
En guise de conclusion
Une des spécificités du conte est le lien avec le public. L’adresse est directe, le public est «partenaire du conteur». Le conte possède en germe les ingrédients pour créer une complicité entre spectateur et conteur.
Si cet enjeu essentiel à la pertinence du projet est inhérent à la rencontre entre l’éducation permanente et le conte, sur le terrain, il se re-découvre un peu plus chaque jour. D’un côté, le conteur peut s’appuyer sur la sagesse des contes traditionnels, sur leur pertinence sociale pour aborder des thèmes qui le dépasseraient autrement en tant qu’individu, tels le racisme, les rapports de forces, la relation au pouvoir, l’exclusion… De l’autre, lors de la création des histoires, il doit veiller à ce que le choix de son propos soit bien celui des publics qu’il a rencontrés.
Les représentations, les métaphores et la distanciation, citées plus haut, sont des outils très actifs. Par contre, ils restent à disposition du conteur et de sa volonté propre vis-à-vis de laquelle il voyage tel un funambule, à chercher l’équilibre entre ses réalités et celles d’un monde contemporain, d’un quartier et de différents publics. Ces réalités présentent à la fois des différences profondes et des similitudes ancrées dans une collectivité à laquelle nous appartenons tous, d’humanité du XXIe siècle.
Par ailleurs, le conte est apte à créer un sentiment de groupe et d’appartenance au sein de l’audience. À l’origine, le conte exprime des représentations qui doivent leur survivance non à «leur exactitude mais à leur pertinence sociale». En d’autres termes, les motifs du conte sont ‘sélectionnés’ par le groupe (de manière inconsciente), afin qu’ils «véhiculent des préoccupations sociales essentielles». Activer cette capacité du conte est tout l’enjeu du projet Raconte-moi ton quartier et démontré dans cette analyse.
Enfin, le conte peut constituer un outil pour permettre aux gens d’ouvrir leur imaginaire, voire de s’approprier la parole, c’est entre autre pourquoi un projet tel que Raconte-moi ton quartier, initiateur d’une mobilisation et d’une expression collective autour du conte, pourrait veiller à produire des suites (par exemple: ateliers d’écriture, voir plus haut) permettant d’aller plus loin dans ce processus du spectACTEUR. Le but n’est pas que les gens deviennent eux-mêmes conteurs, mais de faire circuler la parole. Dans la lignée de Gianni Rodari, travailler l’imaginaire, donner l’accès aux mots, c’est marcher vers une plus grande justice sociale, car «la parole peut avoir une valeur de libération. ‘Tous les usages de la parole pour tout le monde’: voilà qui me semble être une bonne devise, ayant une belle résonnance démocratique. Non pas pour que tout le monde devienne artiste, mais pour que personne ne reste esclave».Analyse publiée par l’ARC en novembre 2015.
Hernandez Soazig, ‘Le monde du conte. Contribution à une sociologie de l’oralité’, L’Harmattan, 2006.
Cette théorie se base sur les interventions et ateliers suivis dans le cadre de Signal – Interventions urbaines, Université d’été du CIFAS (Saint-Gilles), du 9, 10 et 11 septembre 2015. Il n’est pas interdit de penser que d’autres l’ont déjà développée par ailleurs…
Lacq Gil, Personne ne m’aime, Duculot, 1986, pp.95-96.
Source: ‘Renégocier les relations de pouvoir – qui parle et qui écoute?’, atelier animé par Fiona Whelan le 9 septembre 2015, dans le cadre de Signal – Interventions urbaines, Université d’été du CIFAS (Saint-Gilles).
À noter que ces représentations ne correspondent pas nécessairement à une réalité ‘objective’ (si tant est qu’elle existe), ou simplement aux représentations des personnes qui animent l’atelier. Dans le cadre d’un atelier de recueil de paroles, il importe d’accueillir avec bienveillance les représentations des participants (surtout si elles ne correspondent pas aux nôtres), ainsi que de veiller à instaurer un cadre sécurisant et de respect (il peut arriver que les participants se heurtent entre eux au sujet de leurs représentations).
«Un pôle électrique ne suffit pas à faire jaillir une étincelle, il en faut deux» (Rodari Gianni, Grammaire de l’Imagination. Introduction à l’art de raconter des histoires, Rue du Monde, 2010.)
Hernandez Soazig, op. cit.
Se référer au recueil de contes issu de Raconte-moi ton quartier#2-Saint-Josse-ten-Noode.
Detambel Régine, Les livres prennent soin de nous. Pour une bibliothérapie créative, Actes Sud, 2015.
À ce sujet, je vous renvoie à l’analyse: Clerfayt Sophie, De Lœul Emmanuel, ‘Le conte, un art de proximité et de rencontre’, ARC – Action et Recherche Culturelles, 2015.
«Comment survivre? En se liant, en se liguant. La fonction primordiale des histoires humaines, c’est l’inclusion et l’exclusion. Le nous s’instaure et se renforce par le récit bricolé du passé collectif. Par la mémoire, c’est à dire par des fictions». In: Huston Nancy, L’espèce fabulatrice, Actes Sud, 2008.
On lira avec profit sur ce sujet: Sacks Oliver, Des yeux pour entendre. Voyage au pays des sourds, Seuil, 1996. Bien que traitant d’abord et avant tout de la langue des signes, cet ouvrage propose de passionnantes réflexions sur l’acquisition du langage en général.
Huston Nancy, op. cit.
Belmont Nicole, Poétique du conte. Essai sur le conte de tradition orale, Gallimard, 1999.
Voir analyse déjà citée: «Le conte, un art de proximité et de rencontre».
Voir analyse op. cit.
Hernandez Soazig, op. cit.
Ibidem.
Rodari Gianni, op. cit.