Juin 2002 Par R.-M. VANDER LINDEN S. BOURGUIGNON Initiatives

C’est au titre d’experte indépendante que la psychologue Reine Vander Linden a intégré le comité de pilotage de la campagne de prévention de la maltraitance lancée en avril dernier. Elle a également collaboré à la conception du magazine Yapaka en association avec l’équipe rédactionnelle du Journal de votre enfant. Rencontre. Education Santé: Comment avez-vous déterminé le contenu du magazine Yapaka?
Reine Vander Linden : Dans l’équipe du ‘Journal de votre enfant’, il y a d’autres cliniciens: pédo-psychiatre, pédiatre, des psychologues et une journaliste. Nous nous sommes demandé quelles étaient les difficultés actuelles des parents, les demandes adressées dans le cadre de consultations, les points de rupture qui amènent des parents à la maltraitance… Ce dernier point fait partie de mon expérience de clinicienne dans une équipe SOS et de mon expérience actuelle en prévention précoce périnatale en milieu hospitalier.
E.S.: A première vue, cette campagne de prévention ne parle pas directement de maltraitance…
RVL : Non et c’est tout l’esprit de la campagne. En Belgique, on a beaucoup médiatisé les histoires de maltraitance lourde. Il y a eu l’affaire Dutroux mais avant ça, il y a eu d’autres drames. La maltraitance est devenue une sorte de caricature de l’exploitation et de la torture de l’enfant alors qu’elle recouvre des réalités parfois beaucoup plus quotidiennes. Nous avions envie de ne plus réemployer ce mot pour ne pas donner l’impression que la maltraitance était l’affaire de quelques monstres et que les autres étaient sains et saufs par rapport à cela.
Par contre, nous avons estimé important de souligner que la plupart des parents ont des préoccupations personnelles liées à leur rythme de vie, aux difficultés personnelles qu’ils peuvent vivre dans leur couple ou par rapport à leur insertion socio-professionnelle .
Parfois, les enfants sont les oubliés de l’affaire. On les oblige à suivre nos rythmes, à se mettre dans nos logiques de pensée. L’idée est d’arrêter un peu le temps, de dire aux parents que les besoins et les rythmes des enfants ne correspondent pas nécessairement aux leurs et aussi comment on peut essayer de les comprendre en tentant de rentrer dans leur logique.
E.S.: En quoi ces différences de rythmes peuvent-elles provoquer des situations à risque?
RVL : Quand on est tendu, c’est souvent l’entourage immédiat qui en paie les conséquences. Les enfants sont plus vulnérables que les adultes qui peuvent lancer un coup de gueule ou prendre la porte. L’enfant, au contraire, a plutôt tendance à penser que si ses parents sont énervés, c’est parce qu’il est difficile et qu’il n’a pas de valeur. Il s’attribue des choses qui ne lui reviennent pas.
Prendre le temps de vivre ensemble, c’est aussi pouvoir se dire: ‘J’ai vraiment été une mère embêtante ou un père agressif, ça ne te revient pas, c’est davantage lié à mon patron, à mes collègues ou à des soucis d’adultes.’ Même très petit, l’enfant est capable de le comprendre. Ça lui permet de sortir de son rôle d’enfant ‘mauvais’ et ça permet aux parents d’oser exprimer qu’ils sont en difficulté, qu’ils vont parfois faire porter à l’enfant des choses qui ne lui reviennent pas. On le fait tous dans la vie de tous les jours à un moment ou à un autre. Pouvoir s’y pencher, y revenir, c’est une façon de générer plutôt de la bientraitance.
E.S.: Pour vous, qu’est-ce que la maltraitance?
RVL : J’ai travaillé pendant 13 ans dans une équipe SOS et j’ai souvent eu des discussions très animées avec d’autres collègues à ce sujet.
Je voudrais considérer la maltraitance dans sa définition la plus large. Certains disent qu’il y a maltraitance à partir du moment où il y a des coups ou des traces visibles. Personnellement, je constate que l’on peut rapidement être entraîné dans une dynamique de maltraitance ou d’abus de la place de l’enfant. Quand on utilise un enfant dans un conflit de couple, on le projette à une place d’adulte sans respecter sa position d’enfant qui a à garder l’esprit libre et disponible à l’apprentissage, à l’exploration du monde.
Autre situation: quand un enfant se fait systématiquement blâmer parce qu’il ne correspond pas à ce qu’on souhaiterait qu’il soit, ça le ravage dans sa perception d’un être qui a de la valeur. Je pense que la maltraitance commence dans ces petites choses qui paraissent anodines mais qui, à la longue, engendrent un réel travail de sape de la confiance de l’enfant.
E.S.: Est-ce un problème qui touche beaucoup de familles?
RVL : Je crois que tous les parents sont potentiellement maltraitants. Dans la société telle qu’elle est organisée, nous sommes coincés dans des paradoxes. Le premier est qu’on vit dans un temps minuté où les charges sont lourdes sur le plan professionnel, familial et autre, et en même temps, on n’arrête pas de dire qu’il faut s’occuper des enfants.
Un autre, c’est de dire que l’enfant a beaucoup de valeur mais de ne pas organiser socialement les choses pour effectivement témoigner de cette valeur. Les préoccupations d’organisation de la société partent rarement de l’enfant. Les crèches, l’accueil extrascolaire n’est pas du tout pensé en fonction de lui mais bien en fonction du travail de l’adulte. A la fois, on érige l’enfant comme un ‘enfant-roi’ qui a droit au bien-être, au bonheur, au confort matériel, à des gâteries – puisqu’on offre de plus en plus de choses spécifiques à l’enfant sur le marché – mais on ne donne pas la possibilité aux gens d’avoir du temps, des conditions rassurantes pour la garde des enfants.
Tous les parents, même ceux qui ont les meilleures intentions du monde, sont soumis à des stress qui risquent à un moment de générer des attitudes maltraitantes. Quand vous ne savez pas de quoi sera fait le lendemain financièrement, quand vous avez vous-même une fragilité parce que vous avez fait une dépression, parce que vous avez des relations familiales déplorables, qu’au lieu d’être soutenu par vos propres parents, vous n’êtes que blâmé, c’est difficile de fonctionner avec vos propres enfants autrement. Il y a mille et une raison à un moment de pouvoir disjoncter.
E.S.:En même temps, vous ne voulez pas culpabiliser les parents…
RVL : Non. La culpabilité est aussi un vecteur de maltraitance. Lorsque vous êtes culpabilisé et que vous ne pouvez prendre de recul face à ce sentiment, vous palliez bêtement en gâtant votre enfant. Finalement, vous vous mettez dans un cercle vicieux: vous le gâtez, vous avez l’impression qu’il ne répond pas adéquatement à vos gâteries, vous râlez sur lui parce que vous pensez qu’il pourrait quand même faire un effort en réponse à ce que vous faites pour lui…
C’est contre-productif. Je crois que les messages à donner aux parents sont des messages qui remettent en évidence leurs ressources, leurs compétences, qu’ils puissent utiliser cela comme levier pour faire du bien.
A la maternité, je vois beaucoup de familles. Quand on lance des messages positifs, les gens repartent avec une espèce de force supplémentaire qui leur donne envie de valoriser leurs bons côtés. Mais si vous les culpabilisez, si vous pointez le négatif, ils rentrent chez eux déprimés, découragés, avec l’idée qu’ils sont incapables et que de toute façon, il n’y a rien de bon qui sortira d’eux.
E.S.: Qu’est-ce que cette campagne apporte de neuf?
RVL : Ce qui me semble neuf, c’est qu’on a renversé la vapeur. Au lieu de continuer à taper sur le clou en disant que la maltraitance appartient à quelques personnes que le réseau surveille, nous disons qu’elle appartient à tout le monde. Les parents ont le droit d’être défaillants, personne n’est à l’abri de ça.
Le tout est de pouvoir s’arrêter, réfléchir à ce qu’on fait, éventuellement se faire aider. Il y a des gens qui réfléchissaient déjà comme ça depuis longtemps mais il y a eu toute cette vague de panique du côté des professionnels qui les incitait à dépister à tout prix les familles qui n’allaient pas bien.
L’effet que ça a eu, c’est que les familles qui ne se sentaient pas bien ont eu peur de se faire montrer du doigt et ont encore moins fait appel. Avoir une attitude inverse, essayer de retrouver les ressources des parents est plus productif.
E.S.: Sur le terrain, quels sont les problèmes que vous rencontrez?
RVL : Il reste des tas de terrains qui ne sont pas couverts comme celui entre l’intra- et l’extra-hospitalier qui font partie de champs politiques et de ministères différents: les hôpitaux, c’est la Santé fédérale, le monde extra-hospitalier et le réseau psychosocial, c’est la Communauté française. On a l’impression qu’il y a des jonctions qui ne peuvent pas se faire parce que les logiques d’action sont différentes. Travaillant aujourd’hui en maternité, je me rends compte de la difficulté qu’ont les professionnels à l’intérieur de l’hôpital de pouvoir se connecter avec ceux à l’extérieur.
E.S.: Pourquoi?
RVL : A l’intérieur de l’hôpital, nous sommes tenus à une rentabilité. Ceux de l’extérieur sont payés par des fonds publics. Ils peuvent prendre le temps de faire des réunions, de discuter entre eux, de réfléchir. J’ai longtemps fait partie du monde extra-hospitalier en râlant parce qu’on était prévenu la veille de la sortie d’un enfant qu’il fallait une prise en charge, et qu’on aurait aimé prendre le contact quelques temps avant avec les parents pour installer les liens. Maintenant, moi qui suis à l’intérieur de l’hôpital, je me rends compte qu’il n’y a pas beaucoup moyen de faire autrement.
Parfois, il y a des situations qu’on voudrait garder pour pouvoir peaufiner les contacts avec l’extérieur. On n’en a pas le temps parce que le service doit faire place à d’autres ou parce que l’hôpital ne veut pas agrandir son déficit financier en gardant des familles qui ne savent pas payer. Je trouve ça regrettable car c’est à partir de la maternité qu’une prévention précoce de meilleure qualité peut s’organiser.
Il y a d’autres aléas comme le manque de confiance entre les professionnels, qui peut être très défavorable aux familles. Lorsqu’on ne se fait pas confiance, on crée des dynamiques différentes et certains parents décrochent alors que les choses avaient bien démarré avec un premier professionnel.
Troisième problème, c’est la confiance que les professionnels peuvent faire aux familles. Pendant des années, on a fait pression sur les professionnels en leur disant que s’il arrivait un malheur, ce serait leur responsabilité. Ils ont tellement eu peur de se retrouver devant les tribunaux qu’il y a eu une espèce d’esprit de protection qui faisait qu’au lieu de travailler pour les familles, on travaillait pour soi-même, en pensant à se protéger. C’est lamentable. Je crois qu’on ne peut faire changer des dynamiques relationnelles difficiles qu’en les négociant en partenariat avec les personnes concernées. Gandhi disait : ‘Ce que je fais pour toi mais sans toi, je le fais contre toi.’
E.S.: La médiatisation de l’affaire Dutroux a-t-elle rendu votre travail plus difficile?
RVL : Oui mais il n’y avait pas vraiment moyen de faire autrement. Le problème, c’est qu’un amalgame a été fait entre une situation d’exploitation extra-familiale d’enfant et le concept de maltraitance intra-familiale qui prend évidemment des formes différentes. J’ai souvent rencontré des gens qui disaient: ‘oui, j’ai fait du tort à mon enfant mais je ne suis pas Dutroux’ comme si tout se réduisait à ces horreurs-là.
Je pense que cette affaire aurait pu être médiatisée de manière plus intelligente. Au lieu de mener une chasse aux sorcières pour dépister la maltraitance partout, il aurait été plus productif de dire qu’on était au sommet de l’horreur mais que ça nous permettait de réfléchir sur la façon dont on peut protéger nos enfants, sans toutefois mettre leur protection entre les mains exclusives d’autorités extérieures.
On voyait beaucoup cet autocollant: ‘Protégez nos enfants’, et non pas ‘Protégeons’! Il y a eu une sorte de déresponsabilisation des parents qui consistait à lâcher les enfants sur la place publique en disant aux politiques que c’était à eux de faire quelque chose, alors que cette problématique appartient à chacun.
Tout le monde a à protéger ses enfants, à se battre pour qu’ils évoluent dans des conditions de respect. Quand un prof maltraite ou blâme trop un enfant, comme parent, on doit aller en parler, non pas pour démolir le prof mais pour trouver une solution au problème. C’est une responsabilité quotidienne qui appartient à chacun.
Propos recueillis par Sylvie Bourguignon