La fonction de surveillance ou observation (1) peut être comparée à celle d’une lampe. Lorsqu’un appareil ne fonctionne pas correctement, il faut de la lumière pour bien voir où est le problème, ensuite il faut un technicien qui doit disposer des bons outils pour réparer.
S’il doit travailler dans le noir, il est fort probable que, malgré ses compétences et la qualité de ses outils, il ne puisse mener à bien son travail. Inversement, si on se contente d’éclairer l’appareil qui dysfonctionne, sans que personne ne s’attache à le réparer, ou que le réparateur ne dispose pas des outils nécessaires, cela ne servira à rien. L’objectif de l’éclairage en santé des populations n’est pas purement «descriptif»: on n’éclaire pas pour pouvoir «admirer» les inégalités de santé sous toutes les coutures mais pour mobiliser les décideurs et la société civile, pour engager à agir.
Éclairer le mieux possible, qu’est-ce que cela implique?
Pour rendre visible la réalité, il faut utiliser toutes les informations dont on dispose, qu’elles soient quantitatives ou qualitatives. La mesure des inégalités de santé implique une réduction de la réalité à une série d’indicateurs. Les indicateurs doivent être avant tout au service de la réalité qu’ils tentent d’appréhender. Trop souvent les indicateurs acquièrent une vie propre, qui les détache progressivement de cette réalité. Notre travail consiste à les relier à cette réalité, c’est-à-dire comprendre quelle réalité concrète est captée par un indicateur et comment le lien entre cette réalité et l’indicateur évolue dans le temps en tenant compte des évolutions démographiques, économiques, législatives, etc. C’est pourquoi il est indispensable que les services chargés de la surveillance maintiennent une interaction avec les acteurs de terrain.
Il faut donc choisir ou créer des indicateurs de qualité. Il ne s’agit pas ici d’un exercice méthodologique scientifique, visant à élaborer l’indicateur «idéal» mais plutôt de tenter de trouver le meilleur compromis possible dans les contraintes existantes: des indicateurs du statut social et de santé qui puissent être associés entre eux, qui soient pertinents dans le contexte donné, fiables, accessibles de manière régulière. Le rôle de la surveillance est aussi de plaidoyer et de guidance pour le développement de sources de données qui combinent santé et social.
Il faut cependant être conscient qu’une partie de la réalité échappe aux informations rassemblées, qu’elles soient issues de données d’enquête, de données de routine ou de données administratives. Pour élaborer une vision globale des inégalités sociales de santé dans un territoire donné, il est donc indispensable de combiner également d’autres types d’informations que les données chiffrées, comme celles issues de l’expertise des acteurs de terrain, de la population elle-même et de recherches qualitatives.
Comment maintenir l’attention sans répéter inlassablement les mêmes constats au risque de lasser? Comment rendre compte de la complexité de cette réalité et des liens intrinsèques entre les inégalités de santé et les inégalités sociales sans risquer de renvoyer vers un sentiment d’impuissance? Il est bien plus facile de mobiliser les décideurs en santé publique pour agir sur les inégalités face à l’accès aux soins (les réponses sont de leur compétence, les obstacles sont plus faciles à cerner et à surmonter) que de les mobiliser face aux inégalités sociales de santé dont les déterminants se situent très largement en dehors de leurs compétences et qui renvoient vers des questions idéologiques très fondamentales, ce qui a un effet «paralysant». Il faut donc rester attentif à la manière dont on maintient l’attention, en accompagnant la diffusion des informations et en donnant des outils qui guident vers l’action.
Se baser sur une relation simple et logique du type «bonne documentation = bonne information des décideurs = bonnes décisions d’interventions» relève un peu du fantasme. En effet, la question du passage de la mesure des inégalités à la mise en place de politiques efficaces est beaucoup plus complexe. Tout d’abord parce que les constats ne donnent aucune clé pour agir. Et plus fondamentalement encore parce que la réduction des inégalités sociales de santé concerne directement la question de la répartition des ressources dans une société.
De manière très simplifiée, on peut décomposer ce chemin en grandes étapes:
-intégrer les données concernant les inégalités de santé dans une vision globale et compréhensive (articuler les informations quantitatives et qualitatives);
-diffuser largement cette vision globale pour amener à une volonté de réduire ces écarts;
-proposer aux décideurs qui veulent agir des éléments concernant les stratégies efficaces dans le contexte précis de leurs compétences pour qu’ils puissent élaborer des politiques visant la réduction des écarts.
Enfin, en fonction des stratégies choisies par les décideurs, proposer des indicateurs permettant d’évaluer à court, moyen et plus long terme les politiques mises en place, toujours dans le contexte spécifique du pays, de la région, de la localité.
La fonction de surveillance ne se limite donc pas à mesurer de manière régulière les écarts existants. Il faut aussi proposer des informations qui permettent de suivre les mécanismes qui créent, qui maintiennent ou qui réduisent les écarts dans ce contexte spécifique. Il faut aussi pouvoir éclairer les acteurs et décideurs qui sont en dehors du champ de la santé publique et qui peuvent agir via leurs compétences.
Par exemple, rassembler les informations utiles portant sur les liens entre logement et inégalités de santé pour éclairer ceux qui ont les compétences et la volonté d’agir pour réduire les écarts de santé par le biais du logement.
Pour mobiliser les niveaux de pouvoirs utiles, il est important de présenter les écarts à l’intérieur du territoire de compétence (national, régional, local); cela permettra également d’éviter que seules les autorités qui ont en charge les populations les plus défavorisées ne se sentent concernées.
La fonction de surveillance a aussi une responsabilité d’objectivation du débat
La question des inégalités sociales de santé pose des questions fondamentales sur l’organisation plus ou moins équitable de la société, questions éminemment idéologiques. Cependant, dans le cadre précis de la fonction de surveillance, il est important de garder une position, non pas neutre (le choix même de vouloir éclairer cette réalité n’est pas neutre) mais en recul par rapport au débat idéologique.
Les informations, rigoureusement documentées, que l’on diffuse doivent pouvoir alimenter le débat, en particulier sur les stratégies à mettre en place pour réduire les écarts. Mais il faut éviter d’induire des représentations et des modes d’interventions par le choix des indicateurs présentés.
Par exemple, la présentation des inégalités sociales par un rapport entre les groupes extrêmes peut induire une représentation «duale» des inégalités et des interventions ciblées uniquement sur les groupes les plus pauvres; la présentation des inégalités de manière spatiale (inégalités entre zones) peut induire des interventions ciblées sur les territoires. La diffusion répétée de données mettant en évidence la fréquence croissante de comportements «nocifs» pour la santé lorsqu’on descend dans l’échelle sociale peut induire l’idée qu’il faut avant tout éduquer et responsabiliser davantage les individus pour qu’ils arrivent au meilleur état de santé possible; à l’inverse, la diffusion d’informations mettant en évidence les mécanismes qui lient facteurs environnementaux et comportements (par exemple les liens entre conditions de vie et stress et le développement de certains comportements «à risque» comme une réponse au stress (ex. tabac, alcool)) peut conduire à des interventions portant davantage sur l’environnement ou les facteurs en amont des comportements.
Nous avons donc une responsabilité à présenter des informations en mesure d’éclairer ces questions sous des angles divers en tenant compte des connaissances accumulées par les recherches et recherches-actions. Il nous faut aussi diffuser les informations contextualisées sur ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas.
Enfin, la fonction de surveillance ou d’observation a une responsabilité dans le cadre de l’évaluation de l’impact des politiques, stratégies et interventions sur les inégalités de santé.
Cette évaluation doit se faire en partenariat avec les acteurs de terrain, les politiques ou les communautés. Des activités de promotion ou de prévention réduisent-elles les inégalités sociales pour les problèmes de santé précis qu’ils ciblent? L’amélioration de l’accès aux soins réduit-il les inégalités sociales face aux problèmes de santé sensibles aux soins?
Un peu en recul et sans lien direct avec les interventions menées, la fonction de surveillance peut évaluer l’impact positif ou les effets pervers éventuels des interventions sur les inégalités de santé et, par exemple, tirer la sonnette d’alarme si l’on constate que des interventions visant à améliorer l’accès financier aux soins augmentent les obstacles administratifs et le contrôle social au point de rendre l’accès encore plus difficile pour certains.
La fonction de surveillance est donc tout à fait complémentaire et au service des autres activités de santé publique et de promotion de la santé.
Myriam De Spiegelaere , M.D., Ph. D., Observatoire de la santé et du social de Bruxelles
(1) En fonction des pays et des contextes, plusieurs termes désignent la fonction de suivi de la santé des populations: observation de la santé en Europe, surveillance de la santé au Québec…