L’histoire de cet exploit vaut d’être contée.
Elle remonte à plus d’un demi-siècle. Vers 1950, le biologiste américain Peyton Rous est intrigué par le comportement anormal d’une tumeur du poulet. Ce sarcome se développe à une vitesse surprenante. Or dans les cancers que l’on connaît, il y a à l’origine une cellule mutée, qui a acquis le pouvoir d’une prolifération anormale, et le transmet verticalement à sa descendance. Il faut le temps de nombreuses générations pour que la tumeur atteigne une taille détectable. Mais dans le cas du sarcome de Rous, chaque cellule crache une bouffée de virus qui va induire la transformation tumorale dans les cellules avoisinantes. Rous introduit la notion de virus cancérigène .
Sa découverte intéressera plus les biologistes que les cliniciens, car dans le monde animal et humain, presque aucun cancer ne présente les caractéristiques de celui de Rous.
Toutefois, l’intérêt pour les virus cancérigènes renaît lorsque des épidémiologistes suggèrent que le cancer du col utérin est une maladie sexuellement transmissible. Elle est fréquente chez les prostituées, et exceptionnelle chez les religieuses. Aux Etats-Unis, un homme qui divorce quatre ou cinq fois, apporte à ses femmes successives un risque de cancer du col. Il le fait en toute innocence, car au moment où il se marie une deuxième ou troisième fois, sa première femme n’a pas encore de cancer. Il lui a transmis un «germe» de cancer qui met longtemps à «fabriquer» la tumeur.
Un virus? Les laboratoires de virologie se lancent sur la piste pour le capter – y compris mon laboratoire, à l’Institut Pasteur. Or, la mode est au virus de l’herpès génital. En effet, avant l’apparition du sida, ce virus profite déjà de la libération sexuelle pour se répandre. Des cloques apparaissent sur le pénis ou sur la muqueuse vaginale sous forme de crises récurrentes, comme dans le cas de l‘herpès labial. Entre deux poussés, le virus reste latent. Heureusement, disent cyniquement les médecins, ces cloques sont douloureuses: ainsi les crises d’herpès diminuent l’envie de faire l’amour aux moments où l’on est contagieux. Une carte pour le 14 février porte le vœu suivant: «Je te souhaite un Valentin sans herpès.»
Nous voici donc, les virologues, à rechercher le virus de l’herpès génital dans les frottis de col effectués en routine avec le test de Papanicolaou. Nous partons de l’hypothèse qu’une sorte de variant aurait pu acquérir la propriété d’un virus cancérigène. Mais nos recherches nous laissent bredouilles. Nous ne trouvons pas trace de ce virus dans les cancers du col. Ni même dans une lignée de cellules obtenue par Gey , à partir du cancer du col d’une noire américaine du nom d’Helen Lane, d’où le nom de cellules HeLa.
Une réaction immunitaire sur la piste d’un vaccin
A l’écart, modeste, doué, persévérant et charmant, le virologue allemand Harald zur Hausen étudie les virus de papillomes dénommés HPV, pour Human Papilloma Virus. Les plus courants sont étiquetés HPV 1,2,3… dans l’ordre de leur découverte. Ils sont responsables des verrues dites vulgaires, qui sont très contagieuses mais bénignes, régressant spontanément. Harald en arrive ainsi à HPV 16 et 18, et c’est dans les frottis du col utérin qu’il les trouve. Et dans les cellules HeLa se cache le HPV 18, qui se trouvait-là à notre barbe! Helen Lane était morte d’une infection par HPV 18!
De nombreuses études vont faire apparaître que:
– toute infection par HPV 16 ou 18 ne conduit pas nécessairement à un cancer;
– mais presque tous les cancers du col hébergent l’un de ces virus: ils apparaissent donc comme une cause nécessaire mais non suffisante pour le déroulement vers le cancer;
– l’infection initiale par ces virus se guérit le plus souvent d’elle-même, grâce à une réaction immunitaire . Ce point met la puce à l’oreille et suggère que l’on pourrait susciter une telle réaction au moyen d’une vaccination.
On savait, avant la découverte de l’étiologie virale du cancer du col, que celui-ci survenait après une étape intermédiaire. La première, appelée maintenant lésion de bas grade, guérit souvent d’elle-même. Sinon elle évolue vers les lésions de haut grade, véritables cancers avec risque de métastases et décès en absence de traitement.
Pour pousser les lésions de bas grade vers un cancer, un cofacteur doit intervenir. Qui donc aide le virus dans son œuvre de cancérisation? Les soupçons vont d’abord vers les hormones contenues dans les pilules contraceptives. Des enquêtes sur ce point donnent des résultats peu probants. Seules les anciennes formules de pilules à dosage hormonal élevé ont peut-être joué un rôle favorisant.
Avec des gynécologues de la région bruxelloise, nous avons suivi le parcours de femmes testées pour la présence de HPV 16 ou 18 dans le col utérin. Après une contamination sexuelle, le virus disparaît en général en quelques semaines. S’il persiste, des lésions de bas grade apparaissent endéans les quelques mois.
Beaucoup de ces lésions régressent mais pas toutes. Quels événements de la vie d’une femme empêchent cette régression, et font courir la lésion vers le cancer? Dans notre étude, qui portait essentiellement sur un rôle éventuel de la composition des diverses pilules contraceptives, aucune influence statistiquement significative ne fut mise à jour.
J’allais refermer le dossier, lorsque mon œil s’accrocha sur une colonne des tableaux: tabagisme. Mais oui, c’est vrai: les gynécologues avaient accepté de s’enquérir du nombre de cigarettes fumées et de la durée de la consommation (bien que poser cette question ne leur avait pas beaucoup plu). Alors, nous retravaillons tous les chiffres et repérons que la cigarette n’empêche pas le HPV de déclencher des lésions de bas grade, mais empêche celles-ci de régresser. Il en résulte donc un nombre de cancers plus élevé.
Loufoque, cette insinuation que des produits du tabac puissent atteindre le col utérin? Pas tellement: chez la femme qui a fumé dans les 24 heures précédentes, on retrouve dans le mucus vaginal un dérivé de la nicotine!
Un vaccin disponible dans deux ans?
Grâce à des astuces remarquables, deux firmes ont réussi à préparer un vaccin efficace. Celui conçu en Belgique par GSK a été testé aux USA, au Canada et au Brésil. Les résultats de l’essai clinique phase 2 ont été publiés dans la revue The Lancet du 13 novembre 2004. Le dossier d’enregistrement devrait être déposé en 2006, et le vaccin pourrait être prescrit en 2007.
L’essai clinique porta sur 1100 participantes et s’étendit sur deux ans et demi. Fait remarquable, les femmes ont participé activement à l’enquête, dans la mesure où elles étaient invitées à pratiquer elles-mêmes le frottis du col. Une étude antérieure avait montré que ce procédé donnait de meilleurs résultats qu’une intervention du gynécologue. Moins crispée, la femme promène mieux la petite brosse sur le col. A l’issue de l’essai clinique, des lésions liées au HPV 16 ou 18 étaient apparues chez 2,5% des femmes ayant reçu le placebo, et chez aucune des vaccinées.
S’il est appliqué dans le monde, ce vaccin pourrait sauver du décès 270.000 femmes, par an, dont plus de 80 % dans les pays en voie de développement. Le couronnement d’une belle histoire pour Harald zur Hausen. Un prix Nobel mérité?
Lise Thiry