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La littératie en santé : une voie vers l’émancipation ? 

Le 31 Mar 25

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La littératie en santé renvoie à des compétences stratégiques pour la santé des personnes ; mais ces compétences servent-elles plutôt à se conformer à des normes ou à réaliser ses propres choix en matière de santé voire à transformer le système de santé ? Réflexion sur les approches, les risques et les défis d’une notion qui se cherche peut-être encore. 

Denis Mannaerts est directeur de Cultures et Santé asbl.

La capacité d’obtenir, de comprendre, d’évaluer et d’utiliser une information en lien avec la santé, c’est-à-dire la littératie en santé, constitue un facteur influençant la santé (1). Par ailleurs, renforcer cette littératie en santé permettrait d’atténuer l’effet négatif d’un faible niveau d’instruction sur la santé (2) ; la littératie en santé se plaçant comme facteur médiateur entre des facteurs structurels (comme l’éducation ou la position sociale) et individuels (psychosociaux et comportementaux) (3). Elle se profile dès lors comme un potentiel générateur ou modérateur d’inégalités au sein de la population (4). Cependant, en fonction de l’angle avec lequel on aborde la notion et des objectifs qu’on lui attribue, la littératie en santé sera associée à des actions et démarches en santé potentiellement différentes ; entraînant des effets qui n’iront peut-être pas toujours dans la direction de la promotion du bien-être (global et subjectif) de la personne et de l’équité au sein de la société. 

Une histoire, deux visions 

Le concept de littératie en santé est relativement récent (5). Apparu dans les années 1970, il renvoie à des actions qui ne concernent plus uniquement la transmission d’informations vers l’individu. Désormais, elles englobent aussi et surtout le développement des capacités à pouvoir les traiter. La notion prend véritablement son envol au tournant des années 2000, avec une intense production scientifique qui s’accompagne d’ailleurs d’une divergence de vue (6). Schématiquement, un premier mouvement défend une vision biomédicale de la littératie en santé où celle-ci est vue dans sa seule dimension fonctionnelle et comme un facteur de risque (ex. : la capacité à lire une notice de médicament) ; tandis que le second l’envisage comme un atout à nourrir, s’ouvrant à des dimensions d’interaction sociale et critique (ex. : la capacité à interagir dans un rapport égalitaire avec un·e professionnel·le de santé) (7). La manière dont la littératie en santé est revendiquée (notamment par le politique) et la façon dont les actions qui y font référence aujourd’hui se déploient montrent que ces deux tendances sont toujours bien d’actualité. 

La littératie en santé comme outil d’adhésion  

Le premier mouvement s’appuie sur une approche mécaniste de la santé et une approche utilitariste de l’action en sa faveur. La littératie en santé renforcée se met au service du suivi de normes prédéfinies. En d’autres mots, les compétences de traitement et d’utilisation de l’information sont à exercer en vue de respecter les prescriptions médicales ou les recommandations de santé publique. Ses tenants partent du postulat que l’obtention de la « bonne » information et sa « bonne » compréhension produiront ou contribueront à produire le comportement attendu et à engendrer les effets bénéfiques sur la santé physique ou psychique qui en découlent. Focalisée sur l’adhésion de la personne, la mobilisation en faveur de la littératie en santé via l’éducation thérapeutique, l’alphabétisation en lien avec la santé, les efforts en matière d’accessibilité de l’information… œuvrera à une meilleure observance des traitements et à une meilleure participation aux programmes de dépistage ou de vaccination, par exemple. Dans cette optique, le renforcement de la littératie en santé chez la personne relève d’une forme d’optimisation sanitaire.  

La littératie en santé quantifiée 

Par l’entremise d’une série de questionnaires d’évaluation, la littératie en santé devient un indicateur quantifiable. En mesurant la réalisation de certaines tâches (ex. : lire une notice) ou en soumettant un questionnaire d’autoévaluation, on pourra catégoriser une personne en fonction de son niveau de littératie : suffisant, limité ou insuffisant. À l’échelle de la population, cet indicateur devient épidémiologique et est mis en relation avec une série d’items de santé publique comme la prévalence de certaines maladies (diabète, cancer…), la consommation des services (urgences, médecine générale…) ou l’adoption de comportements (activité physique, alimentation saine, sédentarité…). Une littératie en santé insuffisante, déterminée par ces outils d’évaluation, sera quasi-systématiquement corrélée à de moins bons résultats selon les indicateurs de santé publique. Par exemple, les personnes ayant un niveau de littératie en santé limité ou problématique sont plus nombreuses à déclarer au moins deux maladies chroniques que les personnes ayant une littératie en santé suffisante (8). 

Risque de pathologisation et de disqualification 

Même si le niveau de littératie en santé peut se révéler un indicateur statistique intéressant à l’échelle d’une population pour légitimer ou prioriser des interventions, la logique de quantification entraîne deux risques majeurs. Le premier est d’établir un lien trop direct entre littératie en santé individuelle et état de santé oubliant que ce dernier n’est pas isolé de facteurs plus structurels. Dans cette optique, on peut avoir tendance à agir sur le seul levier des compétences de la personne, une stratégie qui se révèlerait trop responsabilisante pour elle et peu efficace quand on sait que la santé se fonde essentiellement sur des déterminants collectifs (revenus, logement, présence et accessibilité de services publics, affiliation sociale…). Le second est la pathologisation du « manque » de compétences. En effet, la littératie en santé quand elle est quantifiée, peut vite se muer en indicateur sanitaire à part entière, qu’il faut observer, diagnostiquer et influencer le cas échéant. À l’image d’une maladie, le faible niveau de littératie en santé serait à dépister afin de prendre les mesures ou traitements nécessaires pour y remédier. On imagine très bien alors une dérive, celle de la disqualification ou de la stigmatisation dont pourrait faire l’objet la personne supposée incompétente ou inadaptée à un système de soins et de santé extrêmement exigeant et normé. Cette approche portée sur l’individu et son niveau de littératie en santé a tendance à mettre au second plan les possibilités matérielles de la personne mais aussi ses registres de valeurs. 

La littératie en santé pour renforcer le pouvoir de dire, de choisir, de décider, d’agir 

busy hospital reception with diverse group of patients
Busy hospital reception with diverse group of patients in waiting room area, having consultation appointment with specialist for healthcare treatment. Reception desk in facility lobby.

Si la notion de littératie en santé est déjà présente dans son glossaire de 1998 (9) (réinscrit en 2021 (10)), le renforcement de la littératie en santé des populations devient, pour l’OMS, à partir des années 2010, une question importante à traiter dans une perspective d’amélioration de la santé. Il y a quelques années, elle a été inscrite dans les textes de référence internationaux de la promotion de la santé. En effet, deux des dernières conférences de l’OMS sur la promotion de la santé identifient la littératie en santé comme un axe prioritaire. La 9e Conférence mondiale sur la promotion de la santé qui s’est tenue en 2016 à Shanghai a fait de la littératie en santé l’un des 3 piliers pour promouvoir la santé des populations. Elle est considérée comme un levier pour développer le pouvoir d’agir des citoyen·nes et pour permettre leur engagement dans des actions collectives (11). La Charte de l’OMS sur le bien-être signée à Genève en 2021, prône, quant à elle, le développement de la littératie en santé tout au long de la vie afin d’assurer une couverture santé universelle (12). 

La littératie en santé vue à travers la promotion de la santé s’éloigne de l’approche par déficit individuel. Nous avons affaire ici au deuxième mouvement, celui qui relève du développement du pouvoir d’agir (13). Il ne s’agit pas ou plus de combler voire de compenser les insuffisances quantifiables des individus (14) dans le but de rendre le système de prévention, d’aide et de soins optimal (en suscitant de l’adhésion à ses normes) mais bien de leur permettre d’exercer des compétences afin :   

  • de comprendre le système de santé, d’y recourir et d’interagir de manière critique avec lui et ses acteur·rices ;  
  • de gagner en autonomie de réflexion et d’action par rapport à des questions relatives à sa propre santé ou à celle de ses proches ;  
  • de comprendre la santé et ses déterminants en vue de les influencer positivement ; 
  • de mieux appréhender les enjeux de santé de la communauté et de s’y engager (15). 

L’Union internationale de promotion de la santé et d’éducation pour la santé (UIPES) a formulé, il y a quelques années, des recommandations pour agir en faveur de la littératie en santé. Dans son document de positionnement (16), elle revendique une approche systémique et évolutive de la littératie en santé. Ceci revient à la considérer comme un ensemble de capacités influencées par une multitude de facteurs en interaction et évoluant tout au long de la vie en fonction des contextes et des situations vécues dans le quotidien. Elle devient dès lors difficilement quantifiable. L’Union appelle ensuite à une plus forte mobilisation des intervenant·es en faveur d’une action concertée et une adaptation des interventions en fonction des besoins et réalités. La littératie en santé s’inscrit donc dans un écosystème qu’il est nécessaire de prendre en compte et sur lequel il est indispensable d’agir.  

Deux défis d’émancipation de la littératie en santé 

Un des défis les plus actuels de l’action en faveur de la littératie en santé est de ne pas limiter sa focale aux aspects « accès » à l’information et « compréhension » de celle-ci qui ne ciblent qu’une partie des capacités qu’englobe la littératie en santé. La crise sanitaire de la Covid-19 a accentué les nouvelles caractéristiques du monde de la santé actuel, un monde qui est bien marqué par la numérisation, par la profusion d’informations (infodémie) et par une tendance de fond à la responsabilisation individuelle. Dans ce contexte, il est plus que jamais nécessaire de mettre à l’avant plan les deux autres dimensions qui fondent la littératie en santé à savoir l’évaluation et l’application de l’information. Il est certes indispensable que le système de protection sociale et de santé puisse proposer des informations-santé accessibles, fiables et appropriables pour chacun·e mais il est tout aussi fondamental d’accompagner les personnes à porter un jugement critique sur les informations qu’ils obtiennent et à se mobiliser (également collectivement) en lien avec celles-ci en faveur de leurs choix et besoins personnels (17). 

Le second défi qui sera souligné ici est d’améliorer l’exercice de la littératie en santé, non plus à travers une action exclusive sur la personne, ses compétences, ses connaissances, ses motivations… mais en créant de manière participative des environnements qui les prennent mieux en compte : mise à disposition d’informations de qualité adaptées, amélioration de la lisibilité des offres et services, accompagnement de la personne dans sa réflexion ou dans un processus de changement, prise en compte des registres de préférence et des déterminants sociaux de santé…  

L’approche organisationnelle de la littératie en santé  

C’est ainsi qu’il y a quelques années le concept de littératie en santé organisationnelle a émergé (18). Celui-ci induit une réorientation voire une inversion de la manière d’envisager la littératie en santé et son renforcement. D’une approche basée sur l’individu et ses insuffisances, on passe à une approche systémique qui invite désormais à porter son attention sur les environnements et le fonctionnement des systèmes (19). Agir pour la littératie en santé c’est aussi faire en sorte que les organisations, les professionnel·les, les politiques soient plus sensibles à la question, planifient, déploient et délivrent des interventions, des offres, des informations plus lisibles, adaptées et accessibles aux populations dans toute leur diversité. La littératie en santé organisationnelle se centre sur les potentiels des organisations (20). Via cette approche, il est question de les interroger pour qu’elles puissent agir sur différents aspects de leur fonctionnement à la lumière de l’exercice de la littératie en santé de leurs usager·es (21) : l’évaluation des activités et services, leur accessibilité physique et numérique, la communication orale et écrite, la formation des professionnel·les…(22) Ceci, afin de lutter contre une complexité inutile des services (23) et afin de rendre les organisations plus inclusives et porteuses d’égalité. 

Aller plus loin : la littératie en santé pour transformer collectivement un système de santé injuste 

Dans une perspective de promotion de la santé et de justice sociale, faire appel à la littératie en santé c’est sans doute aller encore plus loin et utiliser une clé d’émancipation à la fois individuelle et collective. Intervenir dans ce domaine renvoie au fait de rendre effectives les capacités des personnes à s’engager non seulement en faveur de leur propre choix de santé mais aussi au profit du collectif. C’est rendre les personnes plus à même de cerner les défis liés à la santé, son système, ses déterminants et de contribuer à créer des environnements plus justes et favorables. Quand une association anime un comité citoyen en vue de sensibiliser sur l’opacité de la fixation des prix des médicaments, quand un groupe d’habitant·es se réunit pour identifier des arguments et plaider en faveur de l’accès à des logements sains, quand des patient·es manifestent aux côtés d’une équipe soignante pour de meilleures conditions d’accueil et de soin, ils et elles s’inscrivent dans un mouvement d’éducation populaire pour la santé et de développement d’une littératie en santé émancipatrice. Il est ici moins question d’offrir de plus grandes opportunités de bénéficier de systèmes de protection sociale et de santé en définitive injustes que d’interroger ces systèmes empreints de rapports de domination (24). À travers des actions à divers niveaux, le renforcement de la littératie en santé devrait donc contribuer à enrayer la perpétuation d’inégalités fondamentales et soutenir une réelle transformation de société en faveur de la santé de toutes et tous. 

Littératie en santé Logique 1 Logique 2 
Visée individuelle Observer des normes  Réaliser ses choix 
Visée collective Compenser les failles du système et l’optimiser Transformer le système et enrayer le cycle des inégalités 
Méthode Education et adaptation fonctionnelles Education critique et action participative  
Mesure Quantitative et normative Qualitative et relative 
Vision de la santé Non-maladie Bien-être global et subjectif 

L’industrie pharmaceutique et la littératie en santé 

Depuis plusieurs années, l’industrie pharmaceutique s’intéresse à la littératie en santé. L’une des 5 sociétés les plus importantes au monde, Merck, finance d’ailleurs des initiatives dans ce domaine en Belgique (organisation de colloques, remise de prix…). On peut voir dans cet investissement, une démarche classique de responsabilité sociale d’entreprise souhaitant montrer que les objectifs de l’industrie ne sont pas uniquement rivés sur les parts de marché et le profit. On peut également formuler l’hypothèse que soutenir des actions en faveur de la littératie en santé n’est sans doute pas si anodin. Surtout si l’on prend la notion à travers son angle consensuel, la littératie en santé peut effectivement se mettre au service d’une consommation éclairée du médicament. Dans ce cas, intervenir en faveur de la littératie en santé ne remet aucunement en cause un système de santé reposant essentiellement sur l’expertise biomédicale et dans lequel le médicament est un des éléments centraux. En revanche, développer la littératie en santé des populations de manière critique et ouverte (logique 2), devrait contribuer à forger un système de santé orienté sur le bien-être et ses déterminants sociaux, un système qui devrait nous permettre de se passer le plus possible de médicaments, bien à distance des logiques marchandes. 

Pour en savoir plus :  

« Cap LSO », c’est le nom d’une nouvelle offre de soutien, conçue par Cultures&Santé 

Références  

  1. Van den Broucke S., La littératie en santé : Un concept critique pour la santé publique, in : La santé en action, n°440, 2017. 
  1. Stormacq C., Van den Broucke S. & Wosincki J., Does health literacy mediate the relationship between socioeconomic status and health disparities? Integrative review, in: Health Promotion International, 1-17, 2018. 
  1. Van den Broucke S. & Renwart A., « La littératie en santé comme facteur médiateur des inégalités sociales de santé et des comportements de santé », [Unpublished thesis], Université catholique de Louvain, 2014. 
  1. Stormacq C., idem. 
  1. De Broucker G., La littératie en santé sur l’agenda public. Ottawa : Université d’Ottawa, 2014, p. 6 . 
  1. De Broucker G., La littératie en santé sur l’agenda public. Ottawa : Université d’Ottawa, 2014, pp. 21-27. 
  1. Margat A., Gagnayre R., Lombrail P., de Andrade V. & Azogui-Levy S., Intervention en littératie en santé et éducation thérapeutique : Une revue de littérature, in : Santé publique, Vol 29 (6), 2017. 
  1. Charafeddine R., Demarest S., Berete F., Enquête de santé 2018 : Littératie en santé, Bruxelles, Sciensano, 2019. 
  1. Nutbeam D., Health promotion glossary: Health promotion international, WHO, 1998, 13(4). 
  1.  WHO, Health promotion glossary of terms 2021, 2021. 
  1.  WHO, Shanghai Declaration on promoting health in the 2030 Agenda for Sustainable Development, 2016. https://www.who.int/publications/i/item/WHO-NMH-PND-17.5
  1.  OMS, Charte de Genève pour le bien-être, 2021. 
  1.  Sørensen K., Van den Broucke S. (et al.) & Consortium Health Literacy Project European, Health literacy and public health: a systematic review and integration of definitions and models, in: BMC Public Health, 12(80), 2012, pp. 1-13. 
  1.  Van den Broucke S., Vandenbroeck P., Boon K. et Bravo A.M., Promouvoir la littératie en santé dans la première ligne : Les leçons de 24 pratiques en Belgique, Bruxelles, Fondation Roi Baudouin, 2021, 72p. 

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Soutenir des formes d’évaluation démocratiques et porteuses de sens

Le 3 Fév 25

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Faire de l’évaluation, un processus participatif et négocié ? C’est possible. Le 10 octobre dernier, ESPRIst-ULiège organisait un séminaire intitulé « L’évaluation : pour quoi faire ? », cet article vise à donner du corps aux réflexions qui y ont été partagées, ainsi qu’à réaffirmer la nécessité d’orienter l’évaluation vers des pratiques démocratiques, négociées et adaptées à la complexité des situations vécues tant par les professionnels que leurs « ayant droits ».

ESPRIst-ULiège est un Centre d’expertise en promotion de la santé agréé par la Région wallonne (AViQ). Outre ses missions de soutien à l’évaluation et de capitalisation des expériences en promotion de la santé, ESPRIst-ULiège soutient l’élaboration et le pilotage de politiques publiques.

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Les opérateurs agréés en promotion de la santé, avec des acteurs et actrices des champs de la santé, de la recherche et des administrations, se sont réunis pour partager leurs visions de l’évaluation, de ses finalités et enjeux le 10 octobre dernier. Les échanges (dont le compte-rendu est accessible en ligne) se sont rapidement orientés vers des constats similaires à ceux pointés par la Fédération wallonne de promotion de la santé, dans sa note stratégique du 18 juin 2024. Établie dans le cadre des consultations préalables à l’élaboration de nouveaux accords de gouvernement, elle soulignait notamment l’urgence d’une simplification administrative, de façon à permettre aux organisations à vocation sociale de consacrer leur temps au fondement même de leur existence : le travail de terrain (FWPsanté, 2024).

En effet, les professionnels s’accordent généralement sur un même constat : l’emprise toujours plus grande de logiques d’évaluation chronophages, déconnectées de leurs réalités et ne rendant pas suffisamment compte du sens de leurs actions. Indicateurs impossibles à documenter ou trop nombreux, pressions relatives à la production de données dites « de résultats » et perspectives politiques semblant annoncer la montée des exigences d’efficacité… Tous les ingrédients sont là pour que l’évaluation soit prise en grippe !

L’idéologie cachée de l’évaluation  

Les techniques et outils de la gestion de projet, en ce compris l’évaluation, se présentent généralement comme des instruments objectifs visant à améliorer les projets et les politiques publiques. Les professionnels de terrain, aux prises avec ces outils, perçoivent cependant bien qu’ils ne sont pas réellement neutres. Vincent de Gaulejac en parle d’ailleurs comme d’une idéologie, c’est-à-dire un ensemble de représentations du monde au service d’une forme de pouvoir politique (De Gaulejac, 2014). En d’autres termes, l’évaluation repose sur un imaginaire social (Dejours, 2003), une image idéalisée de la société et de comment celle-ci devrait fonctionner. Pour le dire encore différemment, l’évaluation traduit une manière de gouverner (Martuccelli, 2010) en un ensemble d’outils et de techniques. 

Cette idéologie, quand elle est managériale et technicienne (Aggeri, 2023), prête à l’évaluation de nombreuses vertus, parmi lesquelles l’égalité (tout le monde peut ou doit être évalué), la gestion transparente du pouvoir, le choix des pratiques les plus efficaces, la bonne utilisation des ressources, voire encore la capacité de l’évaluation à motiver les individus à travailler mieux (Martuccelli, 2010). Elle sous-entend que la société et les problématiques sociales peuvent être gérées grâce à un ensemble d’indicateurs (Salais, 2010) qui permettent des prises de décisions rationnelles et objectives. Mais l’évaluation de type managérial est-elle vraiment l’option la plus efficace ?  

L’évaluation ne peut pas tout mesurer  

L’idée d’un monde qui soit entièrement mesurable, observable – et donc évaluable – réduit les interactions et les activités humaines en un ensemble de propositions plus ou moins simples dans leur formulation : des indicateurs. Il est vrai que cette simplification donne l’impression que les problèmes sont plus faciles à gérer mais elle occulte complètement l’interrogation qui devrait pourtant être centrale : a-t-on bien compris quel est le problème ? (Hamant, 2023). En effet, les professionnels se sont vite aperçus de l’incapacité des indicateurs à rendre compte de leurs pratiques. 

D’un côté, les indicateurs quantitatifs sont soutenus par la confiance encore largement répandue envers les données chiffrées, perçues comme moins discutables et plus scientifiques (Salais, 2010). Pourtant, ces indicateurs reposent souvent sur des données de faible qualité (car peu nombreuses), difficilement comparables entre elles (car récoltées sans une méthodologie commune), décontextualisées et sujettes à une diversité d’interprétations selon les regards qui seront portés sur elles.  

D’un autre côté, les indicateurs qualitatifs se présentent souvent, eux aussi, comme des simplifications abusives. Le vécu des individus, de même que les situations sociales dans lesquelles ils évoluent, constituent un ensemble de phénomènes mouvants et protéiformes difficiles à appréhender. Le monde qui nous entoure n’est pas compris, ressenti de la même manière par tout le monde. Par ailleurs, les interactions humaines sont faites de paradoxes, d’évolutions constantes et interviennent dans des contextes parfois radicalement différents les uns des autres. La richesse de l’expérience, pour beaucoup, réside d’ailleurs dans ses dimensions invisibles et subjectives (les savoir-faire et les émotions, par exemple) (Dejours, 2003). 

Trop éloignée du réel, l’évaluation qui se focalise exclusivement sur la production d’indicateurs ne dit finalement rien – ou très peu – du travail accompli. Elle ne laisse pas de place à l’échec, aux essais-erreurs, à l’adaptation aux imprévus, à la spontanéité des réponses apportées et aux bricolages dont les pratiques professionnelles sont constituées, ni à tous les aspects invisibles du travail (Dejours, 2003). Les indicateurs sont rarement en mesure de rendre compte du savoir-faire déployé par les professionnels parce qu’ils dénient la capacité de ces derniers à produire une « mise en récit authentique » de leurs pratiques (Périlleux, 2005, p. 131).  

L’insistance grandissante de produire des indicateurs de « résultats » doit à ce titre être surveillée avec attention. En effet, ceux-ci ne disent rien des efforts mis en œuvre par les professionnels (Dejours, 2003), ni de la légitimité des actions entreprises. Par exemple, vouloir à tout prix mesurer les changements de comportements à l’issue d’une formation ne dit rien de l’intelligence, de la qualité, de l’ingéniosité avec laquelle une formation est conçue et donnée, ni de sa pertinence au regard d’objectifs sociaux ou de santé. Notamment parce que les changements de comportements ne sont pas simplement le résultat d’un lien de causalité direct entre un incitant et un changement mais dépendent tout autant de l’environnement dans lequel évolue l’individu et des déterminants sociaux qui le caractérisent. Par ailleurs, le pas est vite franchi de transformer les apprenants d’une formation en des consommateurs passifs qui évalueraient leur satisfaction en fonction de leurs attentes individuelles vis-à-vis d’une formation (Faulx & Danse, 2021). Enfin, les changements qu’une formation peut induire chez un individu ne sont pas toujours immédiatement visibles ; certains peuvent prendre des années avant de se manifester. 

Par ailleurs, le plus grand danger, en réduisant les interventions des professionnels aux résultats à mesurer, est sans doute de continuer à faire reposer la responsabilité des changements souhaitables sur les épaules des professionnels qui consacrent leur énergie à alléger, autant que possible, le poids des inégalités sociales, plutôt que de concentrer le regard sur les politiques publiques qui créent ou renforcent ces mêmes inégalités (Kinet, 2022).  

L’évaluation ne permet plus de prendre des décisions éclairées 

Nous avons vu que l’évaluation n’est pas neutre mais sous-tendue par une idéologie. Il faut, à présent, souligner que l’évaluation n’est pas un objet inerte. Au contraire, la manière dont elle est conçue entraine des modifications dans les pratiques mêmes des professionnels. Poussée par l’idéologie managériale, l’évaluation dérive vers un nouvel enjeu : il n’est plus tellement question de bien faire son travail, mais de montrer que l’on fait bien son travail (Martuccelli, 2010).  

Les discours construits autour des actions de terrain s’enferment dans un langage de gestionnaire (Dejours, 2003) qui ne correspond ni aux finalités premières des organisations à vocation sociale, ni aux valeurs qu’elles portent (Hardy, 2024). Les professionnels en viennent à s’interroger sur les modifications à apporter à leurs pratiques, de façon à rencontrer les exigences de l’évaluation qui leur sont imposées. Puisque les « résultats attendus » doivent être définis à l’avance, ils et elles sont incités à se concentrer uniquement sur la maximisation de ces résultats, plutôt que sur la nature même de leurs actions (Salais, 2010).  

Face à ces logiques dénuées de sens pour les professionnels, ces derniers sont de plus en plus amenés à séparer l’évaluation pour rendre des comptes de l’évaluation pour améliorer les pratiques. La première repose sur des indicateurs choisis pour satisfaire les attentes du pouvoir subsidiant, montrer qu’ils et elles sont « utiles » et « méritent » leur financement. La seconde, qui cherche à construire des connaissances partagées autour d’une action ou d’une problématique, est souvent laissée au placard, parce que la première prend déjà suffisamment de temps et que les professionnels sont désabusés vis-à-vis de la démarche évaluative.  

Si les choses en restaient là, nous pourrions collectivement et simplement déplorer une perte de temps généralisée, mais ce n’est pas le cas : ces évaluations à l’échelle des organisations sont censées nourrir une évaluation de la politique publique en matière de promotion de la santé. Il est alors, toujours collectivement et de manière légitime, normal de se demander : ces indicateurs, si largement dénoncés, sont-ils vraiment capables d’orienter les décisions politiques de manière pertinente et transparente ? (Salais, 2010). 

Si l’évaluation ne permet plus d’éclairer la prise de décision, elle en devient inefficace. Dès lors, ne faudrait-il pas, comme le proposait une participante au séminaire, évaluer l’évaluation ? En 1997, Pierre Bourdieu écrivait, à propos des autorités académiques : « Il est remarquable que ces responsables (…) se mettent soigneusement à l’abri de tout ce qui pourrait conduire à appliquer à leurs pratiques administratives les procédures dont ils préconisent si généreusement l’application » (Bourdieu, 1997). La remarque est volontairement provocatrice et pourtant, s’il fallait évaluer les pratiques d’évaluation imposées aux professionnels, les questions évaluatives seraient nombreuses.  

Quels sont les effets du temps que passent les professionnels à répondre aux exigences en matière d’évaluation sur le travail de terrain, sur la qualité des interventions… et sur la santé mentale des professionnels ? Comment les exigences en matière d’évaluation transforment-elles les pratiques professionnelles ? Permettent-elles vraiment aux professionnels de questionner leurs pratiques et de les améliorer ? Que nous dit l’évaluation sur les principes et les valeurs qui guident actuellement la prise de décisions en promotion de la santé ? Ces valeurs sont-elles les mêmes que celles portées par les acteurs de terrain ? L’évaluation leur permet-elle de prendre des décisions pour donner corps à leurs objectifs premiers, à savoir l’application de la Déclaration des Droits de l’Homme (Hardy, 2024) et la réduction des inégalités sociales de santé ? La liste pourrait être encore longue. 

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Soutenir des formes démocratiques d’évaluation 

Devrait-on pour autant abandonner toute forme d’évaluation ? Probablement pas. L’évaluation est un outil qui peut être riche en enseignements, pour autant qu’on la conçoive comme une démarche participative, négociée et, dès lors, démocratique. Cette conception devrait en premier lieu s’appliquer à la démarche même de l’évaluation. Les méthodes d’évaluation devraient toujours être négociées. En effet, « lorsque ses conditions, n’ont pas été élaborées de commun accord, l’évaluation peut être l’occasion d’un brutal rapport de forces, sous couvert de mesures objectives des performances » (Périlleux, 2005, p. 115).  

En deuxième lieu, il s’agit de construire une analyse commune d’une situation, en permettant aux différents acteurs d’exprimer les significations que cette situation revêt pour eux et les interprétations qu’ils en font. Puisque « personne, en effet, n’a l’exclusivité du sens » (Cardinet, 1990), mettre les acteurs concernés par un projet, y compris les ayant droits, autour d’une même table est probablement le meilleur moyen de parvenir à des décisions qui soient pertinentes, parce que fondées sur la construction d’une vision partagée d’un problème à résoudre au travers de sa mise en discussion (Salais, 2010).  

Enfin, en troisième lieu, il s’agit également de reconnaître qu’il existe d’autres formes d’évaluation, orientées vers la formulation de questions évaluatives et de mises en récit qui ne conditionnent pas l’analyse à des propositions préalablement définies mais s’octroient la possibilité d’une démarche inductive et véritablement qualitative (Kinet et al., 2022). Une telle démarche est d’ailleurs conciliable avec la formulation d’indicateurs d’évaluation pertinents, comme le montre le travail réalisé par Estelle Georgin (ESPRIst-ULiège) en collaboration avec la Fédération wallonne de promotion de la santé (Georgin, 2022). 

C’est cette conception de l’évaluation comme un processus participatif et négocié qui est défendue par l’équipe d’ESPRIst-ULiège et qui continuera de sous-tendre les prochains « séminaires évaluation ». Ceux-ci visent avant tout à favoriser les échanges de pratiques et les réflexions, la diffusion d’outils méthodologiques et à soutenir les professionnels dans leurs démarches d’évaluation. Les séminaires contribuent aussi à soulever les incohérences des conceptions actuelles de l’évaluation et à promouvoir des démarches alternatives plus démocratiques et plus justes. Le prochain séminaire (14 avril 2025, La Louvière) sera consacré à l’identification et la formulation de questions évaluatives.  

Toutes les informations relatives aux séminaires sont disponibles sur le site internet d’ESPRIst-ULiège (Séminaires évaluation 2025)  

Bibliographie 

Aggeri F., L’innovation mais pour quoi faire ? Essai sur un mythe économique, social et managérial, Paris, Seuil, 2023

Bourdieu P., Les usages sociaux de la science, Versailles INRA Éditions, 1997

Cardinet J. , « Vers une nouvelle conception de l’évaluation ? », in Revue française de pédagogie, n°90, 1990

De Gaulejac V., La société malade de la gestion. Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement social, Paris, Points, 2014

Dejours C., L’évaluation du travail à l’épreuve du réel. Critique des fondements de l’évaluation, Paris, Éditions Quae, 2003

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Nature sur prescription :  les sillons convergent 

Le 1 Oct 24

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Repartir de chez le médecin avec une prescription de nature ? Aller travailler chez un maraîcher pour sortir du burn out ? Les Soins verts sont en plein essor en Belgique. De plus en plus de professionnel.les du soin et de la promotion de la santé veulent montrer que cette intervention thérapeutique non-médicamenteuse a fait ses preuves.

l’équipe du CISC de Sprimont avec le carnet de prescription verte illustré par Lucyle Massu, illustratrice et graphiste. De gauche à droite : le Dr Xavier Giet, Nolwenn Lechien, le Dr Fannette Brendel, le Dr Thomas Daltin. Cette photo a été prise fin mars 2024, au commencement du projet avec les patients.
L’équipe du CISC de Sprimont avec le carnet de prescription verte. De gauche à droite : le Dr Xavier Giet, Nolwenn Lechien, le Dr Fannette Brendel, le Dr Thomas Daltin. Cette photo a été prise fin mars 2024, au commencement du projet avec les patients.

Au cours des six derniers mois, une cinquantaine de patients de la maison médicale de Sprimont en province de Liège ont reçu une ordonnance pas comme les autres : une prescription de nature. Le carnet de 50 pages, couverture verte estampillée par le cachet et la signature d’un des onze médecins généralistes du Centre de Santé Intégrée des Carrières (CSIC) est sobrement illustré d’un dessin d’arbre stylisé. 

A la lecture du carnet, les patients découvrent les fondamentaux de la prescription de nature. Le concept de « Green prescription » est né en Nouvelle Zélande en 1998 et plusieurs pays lui ont depuis emboîté le pas : Etats-Unis, Canada, Royaume-Uni, Japon, Suède, Suisse. Les différentes études menées sur ces terrains constatent que le fait de passer deux heures dans la nature par semaine, par tranche de 20 minutes minimum est bon pour la santé. Une recommandation qui figure d’ailleurs en couverture de la prescription de Sprimont. 

« Actuellement, nous avons 25 patients qui suivent le programme d’activités. Certains ont terminé, d’autres prolongent le programme initial » précise Nolwenn Lechien, l’initiatrice du projet. Chargée de promotion santé au sein de la maison médicale de Sprimont, elle a coordonné un groupe de travail associant patients et professionnel.les pour co-construire cette prescription verte sur le fond et sur la forme. 

Dans ses pages intérieures figurent un calendrier proposant huit semaines d’activités de (re)découverte et de (re)connexion à la nature. Chaque participant a la possibilité de s’inspirer d’une liste d’activités individuelles et collectives à faire à la maison ou en extérieur :  une marche de 30 minutes, une visite de la réserve naturelle de la Heid des Gattes (sur la commune d’Aywaille), l’écoute d’un épisode du podcast de Quentin Travaillé « La Vie Partout », etc… Chaque patient dispose d’une double-page par semaine avec d’un côté une check liste, de l’autre une page vierge pour des annotations. 

Un projet d’inspiration néo-zélandaise  

Pour concevoir le dispositif, Nolwenn Lechien s’est inspirée de l’expérience d’un membre de sa famille qui vit et travaille en Nouvelle-Zélande comme « garden prescriptor », littéralement un prescripteur de jardin. Elle découvre ce modèle pendant ses études d’infirmière. « On était nombreux à s’interroger sur le paradigme du soin où prime le « tout curatif », à se demander si on n’était pas en train de devenir des prescripteurs sur pattes, explique-t-elle. On se demandait comment redonner du pouvoir à nos patients, en leur proposant, quand c’est possible, une alternative aux médicaments ». 

Petit à petit, l’idée fait son chemin. Et si la Belgique suivait cette voie ? Dans le cadre d’un master en santé publique à la Faculté de Médecine de l’Université de Liège, la jeune femme décide d’explorer la faisabilité des prescriptions vertes. Elle lance un questionnaire auprès des maisons médicales de la province de Liège, rencontre 69 professionnels de santé et sent un frémissement. Tous ses interlocuteurs sont « persuadés » des bienfaits de la nature, décrit-elle. Ils ont toutefois « besoin de preuves scientifiques » pour faire face au possible scepticisme de leurs patients et à l’incrédulité que peut générer cette proposition dans l’opinion publique. 

Le lien avec la nature est-il tellement fragilisé, qu’il faut que ce soient les médecins qui la prescrivent ? Malheureusement, il semble que oui. Au cours de ses échanges, la chercheuse objective les obstacles qui entravent l’accès à la nature : le manque d’expérience, d’habitude, l’éloignement (pour ceux qui habitent en ville en particulier), la mobilité et les blocages psychologiques. « Ce n’est pas parce qu’on habite en milieu rural ou en campagne qu’on est connecté à la nature. Pour certains, le végétal génère plutôt de la contrainte : il faut tondre, parfois traiter, certain.es prennent leur voiture pour se déplacer » relate Nolwenn Lechien, qui détaille les obstacles et les solutions dans un article initialement publié sur le site de Canopéa (anciennement Inter-environnement Wallonie) et repris sur ce lien.

Des patients-bénévoles convaincus dès le lancement 

prescription de nature

Et pourquoi passer par une formalisation écrite, alors qu’une partie des médecins généralistes ploie sous la surcharge de prescription ? « Un conseil écrit a toujours plus de force qu’un conseil oral, précise Sarah De Munck, médecin généraliste au sein de la SSMG et chargée de projet Santé Environnement chez Canopéa. Les médecins jouissent d’une place particulière auprès des patients qui leur font confiance grâce à leur connaissance et leur proximité. Ils jouent donc un rôle essentiel dans la prévention et la transition vers un système de santé moins dépendant des médicaments, ainsi que dans la sensibilisation aux bienfaits de la nature ». 

A l’été 2023, Nolwenn Lechien présente son mémoire de fin d’études intitulé « Prescription de la nature par les professionnels de santé en maison médicale : exploration en région liégeoise des perceptions, freins et leviers de cette pratique innovante ». Il est distingué par le prix HERA de la Fondation pour les Générations Futures. Aussitôt, le CSIC lui ouvre la perspective d’une mise en pratique concrète à Sprimont, en proposant à la jeune diplômée de devenir responsable de projet en promotion de santé – et d’y mettre en œuvre les prescriptions de nature. 

Les réflexions démarrent en octobre 2023 avec les professionnel.les de la maison médicale et un groupe de travail auquel participent sept patient.es volontaires, dont l’une est guide nature. Fin mars, le carnet est finalisé et les premier.es patient.es reçoivent des prescriptions vertes.  

« Cinq patient.es de notre groupe de travail ont voulu s’impliquer au-delà de la création du carnet. Ils animent bénévolement des activités collectives : des marches de remise en forme, des marches de découverte historique autour de Sprimont, des balades en pleine nature et en pleine conscience, des rencontres de maraîchers pour parler alimentation ou potager » se réjouit Nolwenn Lechien. 

Réflexivité et changement de pratique 

« Au départ, on pensait prescrire de la nature pour un maximum de patient.es avec ou sans pathologie chronique, explique le Dr Xavier Giet. Dans la pratique, on remarque qu’on en prescrit principalement pour des problèmes d’anxiété, de burn out, d’isolement, ou parfois quand un patient est en rémission d’un cancer. » 

Le projet pousse les médecins de la maison médicale à la réflexivité. « Ce n’est pas évident de changer notre pratique pour que la prescription de nature devienne un acte naturel pour nous et qu’on y pense aussi pour les maladies chroniques comme le diabète et l’hypertension » ajoute le praticien. Celui-ci partage d’ailleurs les préoccupations de Nolwenn Lechien quant à la sur-médication. Il passe régulièrement en revue les plans de traitement de ses patients pour tenter de diminuer les doses, ou le nombre de molécules quand c’est possible. 

Après une prescription de nature, le médecin revoit son patient au bout de quatre semaines d’activités nature pour assurer le suivi médical. En parallèle, Nolwenn Lechien assure une consultation d’une heure toutes les deux semaines pour identifier si l’activité a pu donner le goût de la nature, de nouvelles habitudes et s’il subsiste des freins. 

« Certaines personnes ont des difficultés d’accès. On ne peut pas encore financer le transport pour celles qui sont privées de mobilité, qu’elles soient précarisées, âgées ou handicapées », explique-t-elle. Pour le moment, l’initiative fonctionne sur fonds propres, sans aide de la commune de Sprimont.

Cet automne, le carnet va évoluer pour s’adapter aux critiques des médecins et des patients. « Il était très centré sur Sprimont et ses alentours, il va se diversifier pour permettre son utilisation ailleurs en Wallonie, gagner en souplesse en supprimant la checklist. Il fera aussi plus de place aux prises de notes des patients, et fixera un objectif au début des deux mois, pour permettre d’objectiver la réalisation de celui-ci ». 

La nature, une alliée thérapeutique 

Si le dispositif de Sprimont est encore trop jeune pour pouvoir présenter une évaluation médicale précise, il met toutefois en avant la liste des bienfaits de la nature dans une double-page illustrée. 

Extraits sur les bienfaits de la nature dans le carnet de prescription verte illustré par Lucyle Massu, illustratrice et graphiste au CISC
Un extrait du carnet de prescription verte illustré par Lucyle Massu, illustratrice et graphiste (DR)

En 2005, le journaliste américain Richard Louv présentait le « syndrome de manque de nature » (Nature Deficit Disorder) dans son livre Last Child in the Woods. Il y constatait le fait que les humains, et notamment les enfants, se trouvent de plus en plus confinés en milieu urbain, et tissait un lien de cause à effet sur le moindre usage des capacités sensorielles, des difficultés d’attention et un impact sur des pathologies comme l’obésité. 

Ce n’est que depuis 2010, que la littérature scientifique caractérise véritablement les effets des « thérapies assistées par la nature », notamment de l’agriculture sociale et publie des preuves scientifiques. 

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De nombreuses études sont en cours actuellement. En Suisse, le médecin Mathieu Saubade mène par exemple une recherche pour Unisanté Lausanne sur les bains de forêt. Il documente les effets de balades immersives en forêts sur les maladies cardiovasculaires et l’hypertension en mesurant les constantes des participants. Il est parvenu à mettre en évidence la différence entre un bain de forêt et une balade en milieu urbain. Il étudie aussi les effets du groupe de pairs, de l’état méditatif et de l’expérience multisensorielle.  

Lors de la présentation de ses travaux, en septembre 2022, il dressait la liste des bienfaits physiologiques et psychologiques. L’environnement forestier se distingue par la qualité de son air, notamment une plus forte concentration d’oxygène, des sons de faible intensité entre silence et sons de la nature. Chez les participants, il mesure une diminution significative du rythme cardiaque, une diminution de la tension artérielle et du cortisol (l’hormone du stress) après la marche en forêt. Cette diminution est plus forte qu’après une marche en ville. Il constate aussi une augmentation des niveaux de sérotonine et d’endorphines, améliorant ainsi l’humeur, le sentiment de bien-être général et l’attention. Enfin, l’exposition à des phytocides, des composés organiques volatils libérés par les arbres, contribue à renforcer le système immunitaire. 

Essaimer et évaluer les soins verts en Belgique 

Partout en Belgique, les initiatives fleurissent autour des soins verts, qu’il s’agisse d’horticulture thérapeutique, d’activités de conservation de la biodiversité, d’exercice physique en pleine nature (marche, vélo, escalade…) ou d’art thérapie en extérieur. En Flandre, l’hôpital de Courtrai a aménagé son parc et y organise des activités de connexion à la nature. A Wépion, le Jardin Animé (une asbl agréée en promotion santé) est un éco-lieu orienté vers la santé globale. 

A l’échelle du pays, la fondation Terre de Vie a lancé un programme baptisé « Soins verts – Groene Zorg ». Il vise en particulier à mettre en valeur une pratique qui a fait ses preuves : l’accueil de patients en burn out dans une ferme pour leur permettre de se rétablir. Une évaluation quantitative et qualitative se met en place avec les équipes de la KULeuven. L’ASBL Nos Oignons, agréée en santé mentale en Wallonie et en promotion santé à Bruxelles joue le rôle d’ensemblier.  

« On souhaite recruter 60 personnes à l’échelle de la Belgique, la moitié en Flandre, et l’autre en Wallonie. On étudiera les effets des ‘soins verts’ sur ces personnes, afin d’identifier les facteurs facilitant ou empêchant une amélioration de leur état de santé et de leur motivation », précise Samuel Hubaux, le directeur de Nos Oignons, qui publie un article détaillé et un “call to action” dans le numéro 108 de Santé Conjuguée.  

La Fondation Terre de Vie avait organisé une journée d’études sur le sujet le 15 mai dernier au Parlement de Wallonie à destination des élus et invité entre autres Nolwenn Lechien pour qu’elle y présente l’initiative de Sprimont. Elle plaide pour que la prescription verte soit à l’agenda de l’accord du prochain gouvernement fédéral. A l’échelle de la Belgique, le terreau semble prêt. Les acteurs et actrices de la promotion de la santé arrosent les petites pousses doucement, mais sûrement, pour tresser un futur maillage commun.

garde à domicile avec une personne âgée

Aide et soins à domicile : participer aux décisions pour ne plus être pressées comme des citrons 

Le 1 Oct 24

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Vieillir chez soi, n’est pas toujours une mince affaire. C’est un défi tant pour les personnes âgées que pour les travailleuses qui œuvrent au quotidien pour favoriser le bien-vieillir à domicile. En Wallonie et à Bruxelles, des structures ont pu donner la parole aux travailleuses du care pour leur permettre de contribuer à l’amélioration de leurs conditions de travail.

Dans sa thèse de doctorat soutenue en janvier 2024 à l’ULB, Rachida Bensliman décrit cette recherche d’équilibre entre bien-être des travailleuses et bien-être des bénéficiaires de care.

garde à domicile avec une personne âgée

En Wallonie et à Bruxelles, de nombreuses initiatives innovantes, soutenues par les pouvoirs publics et portées par des associations à but non lucratif, ont vu le jour pour permettre aux aînés qui le souhaitent, de poursuivre leur projet de vie à domicile le plus longtemps possible. Cette orientation est qualifiée dans la littérature d’« Ageing in place » (Vieillir chez soi), en alternative au modèle d’hébergement et de soins résidentiels. Ainsi, les organisations d’aide et de soins à domicile offrent des services multiformes, repensés pour mieux correspondre aux besoins du terrain tels que des accompagnements spécialisés pour les personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, des services de répit à horaire flexible, du soutien psychologique ambulatoire, ou encore des solutions technologiques pour améliorer la gestion des prestations à domicile. 

Néanmoins, ces efforts sont freinés par un enjeu invisibilisé mais fondamental : les conditions de travail des travailleuses du care, en particulier des aides familiales et des gardes à domicile. Souvent isolées et peu impliquées dans les décisions qui les concernent, elles sont particulièrement exposées à des risques professionnels liés à l’environnement de travail domestique, mais également aux risques psychosociaux. Ces derniers peuvent impacter tant leur santé physique et psychique que la qualité des prestations délivrées auprès des personnes âgées.

Le terme « care » est polysémique. Il est employé dans cette thèse pour caractériser le vaste champ d’activités visant à prendre soin des personnes âgées, à les accompagner, les soigner, les soutenir et les aider aux activités de la vie journalière afin de favoriser leur bien-être et leur autonomie à domicile. Ces activités du care concernent une pluralité de métiers offrant une aide, une assistance, une présence, un accompagnement psycho-social, des soins non-médicaux, d’hygiène, infirmiers, médicaux ou paramédicaux. La recherche s’intéresse particulièrement aux « travailleuses du care », terme employé pour qualifier le personnel travaillant dans les services d’aide et de soins à domicile. 

Méthodologie mixte et participative 

Ma thèse de doctorat s’intéresse particulièrement à deux facteurs de risques psychosociaux spécifiques : l’organisation de travail et la participation aux processus décisionnels sur le travail (Lien vers la thèse complète). L’objectif de la recherche est d’analyser l’impact de la participation sur la santé et le bien-être des travailleuses du care, offrant des services d’aide et de soins à domicile aux personnes âgées.  

Cette recherche scientifique, menée dans le cadre d’un projet interdisciplinaire, partenarial et interuniversitaire appelé WISDOM, s’est déroulée principalement en région Wallonne, en partenariat avec 14 organisations de l’aide et des soins à domicile qui ont développé des innovations sociales pour le vieillissement chez soi. 

Bénéficiant d’un ancrage fort sur le terrain, une méthodologie mixte a été réalisée avec une phase participative par méthodes qualitatives (analyse documentaire, entretiens individuels, méthode d’analyse en groupe, workshops) et une phase statistique par méthode quantitative (questionnaire sur les risques psychosociaux sur un échantillon de plus de 1100 travailleurs et travailleuses du champ d’activités du care). D’autre part, une approche originale de promotion de la santé au travail avec une démarche participative et de renforcement de l’empowerment a été expérimentée. Elle a été menée avec des groupes de travailleuses du care qui ont peu l’opportunité d’être entendue et encore moins, d’analyser leur situation et de proposer des pistes de solutions pour repenser l’organisation et les conditions de leur travail. 

Expérimenter une approche participative avec des travailleuses du care 

Dans la phase participative, deux groupes de 9 à 12 travailleuses ont été constitués dans deux grandes organisations d’aide et de soins à domicile à structure hiérarchisée, et porteuses d’innovation sociale pour l’Ageing in place. Trois ateliers de trois heures ont été réalisés mobilisant la méthode d’analyse en groupe pour co-construire un diagnostic de situation concernant les facteurs liés à leur santé et bien-être au travail et définir les pistes de solution à mettre en œuvre pour améliorer l’organisation et leurs conditions de travail.  

Cette méthode comporte l’avantage d’impliquer directement les travailleuses dans la production et l’analyse des données durant les ateliers. En outre, les résultats sont rendus plus robustes grâce à l’étape de validation des résultats structurés par la chercheuse au fur à mesure que progressent les phases de la recherche (les détails du processus sont décrits dans le tableau ci-dessous). 

A l’issue des trois ateliers, les participantes des deux services étudiés ont formulé le souhait de mettre en place une intervention concrète afin de donner suite à ce processus. Elle s’est concrétisée par la préparation et l’organisation d’un 4e atelier « interventionnel » offrant l’opportunité aux travailleuses du care, généralement peu écoutées, de s’exprimer et porter leurs revendications à la direction et la ligne hiérarchique concernant leurs conditions de travail et l’impact sur leur santé et leur bien-être. 

Ces ateliers ont été l’occasion pour les participantes d’expérimenter et de s’approprier le processus participatif initié dans le cadre de cette thèse et de le poursuivre en interne avec leur ligne hiérarchique. De plus, la démarche a contribué à développer leur empowerment, les rendant plus confiantes et légitimes pour s’exprimer, et affirmer leur rôle essentiel dans la participation aux réflexions et aux processus décisionnels liés à l’organisation de travail. 

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L’intensification des rythmes et de la charge de travail : une réalité préoccupante  

Les résultats transversaux de la thèse combinant les différentes méthodes, révèlent une exacerbation des conditions de travail défavorables dans les services d’aide et soins à domicile, tant au niveau de l’environnement psychosocial que physique et organisationnel. En effet, l’intensification de l’organisation du travail, dictée par la nécessité de répondre aux demandes croissantes de soins à travers les innovations sociales, a conduit à une augmentation significative de la charge et du rythme de travail, générant une source de stress. 

«J’arrive au domicile de la personne âgée et je suis déjà stressée par l’obligation de scanner avant 8h15, au point d’oublier de dire ‘Bonjour’ ». (Aide familiale

Travaillant le plus souvent seules, dans des environnements domestiques dispersés, les travailleuses du care sont confrontées à une pression importante. Cette pression est générée par plusieurs facteurs organisationnels problématiques tels que : la multiplicité et le fractionnement des prestations quotidiennes, les horaires variables, les changements de planning imprévisibles, le contrôle accru sur le travail, la flexibilité imposée, la sollicitation excessive à des heures inconfortables, de longs trajets quotidiens, et la délivrance de services de care à des séniors dont la situation est parfois complexe. 

« On a l’impression d’avoir des journées énormes avec les coupés, quand on fait un 8h30 – 12h30 et puis qu’on fait un 15h – 20h, et qu’on sait que psychologiquement ce n’est pas facile (…) parce que ce sont des personnes Alzheimer. Il y a la maladie et pas que l’organisation du travail… Il y a les deux : physiquement c’est parfois lourd. Aussi bien par rapport aux horaires, on est crevées, et aussi avec nos bénéficiaires : les mettre au lit, ce n’est pas facile. Psychologiquement aussi, parce que c’est une maladie qui est difficile. » (Garde à domicile) 

Cette intensification des rythmes et de la charge de travail a été identifiée spontanément par les travailleuses comme une source de stress auto-rapporté. Elle génère un épuisement professionnel, des difficultés à conjuguer vie privée et vie professionnelle, outre les pénibilités psychiques et physiques liées au contenu du travail domestique (répondre aux besoins complexes de care aux personnes âgées) impactant la santé et le bien-être global des travailleuses. 

« La responsable m’a demandé de remplacer quelqu’un, elle sait très bien que si je n’accepte pas, ce sera un gros problème, car il n’y aura plus personne pour assurer le service. » (Garde à domicile) 

Face à ces pressions, aux mauvaises conditions de travail et aux faibles rémunérations, certaines travailleuses déclarent garder leur emploi principalement pour des motivations intrinsèques d’ordre relationnel.  

« J’en ai marre de tout, je veux changer de métier, mais je n’ai pas la possibilité d’aller ailleurs. Je suis sollicitée à temps plein et je ne suis payée qu’à temps partiel. J’aime ce métier, j’aime les personnes âgées, et c’est ce qui me fait rester dans ce travail. » (Garde à domicile).  

Les organisations axent sur la satisfaction des demandes 

La recherche a également révélé que les représentations sociales des acteurs du care à domicile privilégient une approche axée sur les résultats des services « goals oriented » plutôt que sur les processus de travail « process oriented ». Les acteurs et experts de ce champ d’activités se concentrent principalement sur la réponse aux besoins non satisfaits, l’identification de nouvelles cibles de bénéficiaires, l’innovation par rapport aux pratiques traditionnelles, la mobilisation d’un réseau d’acteurs, et la nécessité de reconnaissance politique pour assurer la viabilité des services. En revanche, l’amélioration des conditions de travail et la participation des travailleuses aux décisions sont souvent négligées. 

Cette vision, centrée sur la satisfaction de la demande et des besoins de care des bénéficiaires, influence les stratégies socio-politiques d’Ageing in place, mettant l’accent sur la qualité des services à domicile. Ainsi, la priorité est accordée au bien-être des personnes âgées, au détriment d’un juste équilibre avec la santé et le bien-être des travailleuses, essentielles au fonctionnement du système de soins à domicile. 

« Soyons clairs, on ne peut pas dire qu’il n’y a pas le bien-être des travailleuses, je pense qu’il est bien présent. Mais on est confronté, je crois aussi au fait que l’organisation a un peu sa marque de fabrique de pouvoir répondre rapidement à une prise en charge ». (Responsable d’un département) 

De ce fait, l’analyse a montré qu’il existe un déséquilibre entre la satisfaction des besoins des travailleuses et non professionnelles, le bien-être des bénéficiaires et les objectifs des organisations. Cette tension, exacerbée par une organisation du travail très exigeante, entraîne une détérioration de la santé mentale et physique des professionnelles, impacte la qualité de la relation de care, et met en péril la viabilité des services.  

« Je crois que notre cheffe est trop gentille à vouloir répondre à tout le monde. C’est là que le câble doit être resserré et dire non, on n’a pas de disponibilité, ce sont des heures qui sont déjà trop prises. Il faut dire simplement que mon équipe est sur les genoux, c’est tout ». (Garde à domicile) 

« Moi, je risque le burnout. On me dit ‘Change de travail !’. C’est parce qu’on nous presse comme un citron. On est en récup, on nous téléphone pour un changement d’horaire, tu dois faire un remplacement’. Je dis ‘Ok, je vais m’arranger’. Mais un jour mon mari m’a dit ‘Tu vas choisir, c’est le boulot ou moi’ ». (Garde à domicile) 

L’ensemble de ces éléments conjugués montrent qu’il existe une forte tension entre : 1) la préservation de la santé et du bien-être des travailleuses du care ;  

2) la satisfaction des demandes de care des personnes âgées et de leurs aidants proches ;  

3) l’atteinte des intérêts stratégiques des organisations. 

En conséquence, les travailleuses du care se sentent « pressées comme des citrons », expression qui a inspiré le titre du modèle d’analyse de santé au travail « Squeezed Lemon Model ». 

Le « Squeezed Lemon Model » (ou le « Modèle du citron pressé ») 

La recherche a conduit à l’élaboration du « Squeezed Lemon Model », un modèle d’analyse de la santé au travail qui propose entre autres, que la participation aux processus décisionnels puisse agir comme un facteur protecteur, pouvant contribuer à un certain niveau, à réguler des tensions et prévenir les impacts négatifs sur la santé des travailleuses. 

Ce modèle illustré dans la figure ci-dessous, est structuré en quatre volets. Le premier montre comment un contexte socio-politique requérant, celui du champ d’activités du care et de l’Ageing in place (Volet 1) produit des effets sur les conditions de travail des travailleuses du care, caractérisées par un accroissement des exigences et l’émergence de tensions entre les intérêts des organisations de l’aide et des soins à domicile, le bien-être des bénéficiaires, et celui des travailleuses du care (Volet 2) ; comment ces conditions de travail détériorées par une organisation de travail exigeante, impactent la santé mentale et physique des travailleuses du care, la relation de care et la viabilité des services, lorsqu’elles ne sont pas accompagnées d’une participation aux processus décisionnels à tous niveaux (Volet 3) ; et enfin comment, selon les travailleuses du care, ces tensions peuvent être régulées pour améliorer les conditions de travail et préserver leur santé et bien-être (Volet 4). 

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La participation : une ressource-clé pour améliorer les conditions de travail dans l’aide et les soins à domicile 

Les travailleuses du care sont souvent exclues des processus décisionnels concernant leur organisation du travail. L’absence de consultation et de participation aux décisions stratégiques limite leur latitude décisionnelle et contribue à un isolement professionnel significatif. Cette situation est aggravée par la rareté des occasions d’échange et de soutien social au sein des organisations. 

 « Ce serait plus intéressant d’avoir une table représentative comme ici (en désignant l’atelier 3 de la méthode d’analyse en groupe en cours) à propos de l’outil smartphone, et avec une personne du Call aussi. En interne, on pourrait arriver à trouver certaines solutions. Rien que le fait que chacune puisse parler de ces difficultés, permettrait de comprendre l’autre et ça, au niveau humain, ça changerait beaucoup. » (Aide-familiale) 

Le contexte de travail, marqué par une dispersion spatio-temporelle des prestations, limite leurs opportunités de se rendre au siège de leur organisation, de communiquer avec leurs collègues ou responsables, et de bénéficier de soutien social. Cette situation est exacerbée par le faible espace d’expression offert lors des réunions d’équipe mensuelles sur les questions relatives au bien-être au travail. 

« Maintenant, c’est vrai par rapport à ce que j’entends ici, je me dis qu’il faut qu’on ait des espaces de discussions autres que les réunions d’équipe. » (Responsable d’équipe) 

En parallèle, la participation des travailleuses aux processus décisionnels reste quasi inexistante. Les décisions relatives à l’organisation du travail, aux stratégies de l’organisation, et aux tâches discrétionnaires (activités du care à domicile) sont souvent prises sans consultation des travailleuses, ce qui augmente leur charge de travail et leur stress.  

Or, la recherche indique que la participation active des travailleuses dans les processus décisionnels pourrait jouer un rôle clé dans la régulation de ces tensions. En effet, d’après les résultats de la phase statistique de la thèse, sur un vaste échantillon de plus de 1100 de travailleurs et travailleuses du champ d’activité du care à domicile, la participation aux processus décisionnels est associée à une meilleure santé mentale et physique, ainsi qu’à un engagement plus élevé au travail. Dès lors, les démarches participatives pourraient avoir un impact positif sur la qualité des services offerts aux personnes âgées. 

Des recommandations pour diminuer la pression et favoriser l’équilibre 

Cette thèse de doctorat a permis de dégager une série de recommandations adressées aux acteurs des organisations de care, des fédérations d’employeurs, des organisations syndicales et des pouvoirs publics. En voici quelques-unes : 

  1. Réactualiser les guides de bonnes pratiques à destination des organisations, conçus sur base de données probantes, en y intégrant explicitement un axe spécifique concernant la participation comme facteur protecteur des risques psychosociaux et comme levier d’amélioration de l’organisation et des conditions de travail  
  1. Encourager les organisations à prioriser l’enjeu des conditions de travail favorables et à considérer d’une égale importance, le bien-être des bénéficiaires et celui des travailleuses du care dans leurs finalités sociales et institutionnelles. Mentionner clairement cette considération dans les guides, suivre les bonnes pratiques et les recommandations de prévention des risques professionnels et les risques psychosociaux, qui y figurent.  
  1. Développer des démarches participatives « directes » (par les travailleuses du terrain elles-mêmes) à travers trois axes :  
  • Elargir la latitude décisionnelle sur le contenu du travail (types et modalités des prestations à domicile) et créer de véritables équipes de travail.  
  • Créer des « espaces de réflexion participatifs » sur l’organisation de travail. 
  • Impliquer les travailleuses du care dans les réunions sur les décisions stratégiques concernant les objectifs de production de services  
  1. Articuler participation directe (avec le personnel) et indirecte (avec les représentants syndicaux) pour équilibrer les intérêts des différents acteurs et valoriser les contributions des travailleuses. 

Vers une gouvernance participative du champ d’activités du care  

Le champ d’activité du care est en pleine transition. Outre des innovations de services pour le « vieillir chez soi », il est crucial d’investir dans des innovations organisationnelles qui favorisent un management participatif. Cela peut inclure la création d’« espaces de réflexion participatifs sur le travail », (inspiré de la théorie des espaces de discussion de Mathieu Detchessahar, 2013), où les travailleuses du care peuvent partager leurs points de vue, leur expérience et leur vision de l’organisation de travail, du sens donné à leurs activités et des facteurs essentiels à leur santé et bien-être. 

En effet, les résultats de la thèse indiquent que les travailleuses du care ont une connaissance pointue de leur métier, de leur terrain d’intervention et des besoins des personnes âgées qu’elles accompagnent au quotidien. Leurs compétences et savoir-faire pratiques du care méritent d’être valorisés et considérés à leur juste valeur, autant que leurs réflexions sur les aspects organisationnels du travail, l’analyse de leurs conditions de travail ainsi que leurs propositions de solutions concrètes dans la résolution des problèmes. 

Concrètement, cet espace pourrait être systématisé, institutionnalisé et nourri des discussions qui ont lieu dans les organes des concertations. Il s’agira d’un cadre ouvert où les intelligences et savoirs multiples (théoriques, pratiques, organisationnels et expérientiels) se côtoient et se solidarisent pour produire des solutions sur l’organisation de travail, prévenir les risques psychosociaux et ainsi favoriser la santé et le bien-être des travailleuses du care

Promouvoir une gouvernance participative dans le champ du care à domicile représente une perspective prometteuse. Toutefois, il devient urgent que les pouvoirs publics et les responsables des organisations reconnaissent la protection de la santé et du bien-être des travailleuses comme une priorité, au même titre que celle des personnes âgées. Par conséquent, il est nécessaire d’investir pour atteindre un équilibre harmonieux qui respecte et répond aux besoins de tous les acteurs impliqués.

Pour en savoir plus :

  • Promotrice  : Prof. Céline Mahieu, CRISS – Centre de recherche Approches sociales de la santé, Ecole de Santé Publique, Université Libre de Bruxelles  
  • Co-promotrice : Prof. Annalisa Casini, IPSY – Institut de Recherche en sciences psychologiques, Faculté de Psychologie et des Sciences de l’éducation, Université Catholique de Louvain 

Coordonnées de l’auteure :  Rachida Bensliman, Chercheuse au CRISS, Ecole de Santé Publique, Enseignante à la Faculté de Médecine, Université Libre de Bruxelles  :rachida.bensliman@ulb.be 

Quelques références bibliographiques en lien avec la thèse : 

  • Bensliman R., Mahieu C., Casini A. (2023). The beneficial role of participation in decision-making process on the health and commitment of workers in a demanding work organisation context. A cross-sectional study in the health and homecare sector in French-speaking Belgium. Journal of Occupationnal and Environmental Medicine. Article accepté pour publication. 
  • Bensliman, R., Callorda Fossati, E., Casini, A., Degavre, F., & Mahieu, C. (2022). How local stakeholders’ social representations shape the future of ageing in place: Insights from ‘health and care social innovations’ in Wallonia (Belgium). Health & social care in the community. doi:10.1111/hsc.13815 2021  
  • Bensliman, R., Casini, A., & Mahieu, C. (2021). « Squeezed like a lemon »: A participatory approach on the effects of innovation on the well-being of homecare workers in Belgium. Health & social care in the community. doi:10.1111/hsc.13506 2018  
  • Callorda Fossati, E., Bensliman, R., Degavre, F., Casini, A., & Schmitz, O. (2017). Identifier et sélectionner des cas d’innovation sociale. Les apports de la méthode Delphi à l’élaboration d’un terrain empirique dans le champ l’accompagnement à domicile des personnes âgées en Wallonie: Vieillissement et entraide : Quelles méthodes pour décrire et en mesurer les enjeux? In A. Vandenhooft, S. Carbonnelle, T. Eggerickx, V. Flohimont, & S. Perelman (Eds.), Identifier et sélectionner des cas d’innovation sociale. Les apports de la méthode Delphi à l’élaboration d’un terrain empirique dans le champ l’accompagnement à domicile des personnes âgées en Wallonie. (1 ed., pp. 237-273). Namur: Presses Universitaires de Namur.(Univer’cité). 
  • Casini, A., Bensliman, R., Callorda Fossati, E., Degavre, F., & Mahieu, C. (2018). Is Social Innovation Fostering Satisfaction and Well-Being at Work? Insights from Employment in Social Enterprises Providing Long-Term Eldercare Services. Voluntas, 29(6), 1244-1260. doi:10.1007/s11266-018-0001-3 
  • Detchessahar, M. (2013). Faire face aux risques psycho-sociaux : Quelques éléments d’un management par la discussion. Négociations, 19(1), 57‑80. https://doi.org/10.3917/neg.019.0057 

« Ecoles promotrices de santé » une mise en œuvre parcellaire

Le 2 Sep 24

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Où en est le concept « Ecoles promotrices de santé » ? Quelle a été son évolution au cours des deux dernières décennies ? A la suite du colloque scientifique international francophone « Promotion de la santé en milieu scolaire : actualité de la recherche et de l’innovation » organisé par l’Institut national du cancer (INCa), les 30 novembre et 1er décembre 2023 dernier. Education Santé avait publié deux volets en mars, voici le troisième pan. Une rétrospective sur l’expérience belge.

Chantal Vandoorne est collaboratrice scientifique à ESPRIst-ULiège et représentante de la Fédération wallonne de Promotion de la Santé à la Commission de la Promotion de la santé à l’école

En 1991, l’OMS, l’UNESCO et l’UNICEF sont les premiers à avoir approché le concept « Ecoles promotrices de santé » (alors appelé « Comprehensive School health education » puis, rapidement, « Ecoles en santé »), qui a depuis lors été adopté dans plus de 90 pays et territoires (1). Cependant, peu de pays l’ont mis en œuvre à grande échelle, et moins nombreux encore sont ceux qui ont revu leur système éducatif de sorte à y inclure la promotion de la santé.

Faut-il distinguer les initiatives « Ecoles promotrices de santé » (plus globales, systémiques, participatives et échelonnées dans le temps) et d’autres programmes ou projets diversifiés qui participent au vaste courant de la promotion de la santé en milieu scolaire ? Nous approfondirons ce questionnement en revisitant l’évolution des dispositifs et démarches de promotion de la santé en milieu scolaire au cours des 40 dernières années en Belgique francophone. Comment la Fédération Wallonie Bruxelles s’est-elle emparée du concept HPS (pour Health Promoting School en anglais) au cours de cette période et qu’en est-il à ce jour ?

Les fondements de l’approche

En 1989, Ian Young et Trefor Williams posaient les fondements de l’approche HPS, en organisant de manière structurée les différentes dimensions sur lesquelles agir pour que la vie à l’école soit porteuse de santé et d’apprentissages en santé (2). Les différents leviers étaient structurés en trois pôles :

  • les activités menées de manière explicite et structurée au sein du curriculum pédagogique ;
  • les caractéristiques de l’environnement scolaire qui influent sur la santé (l’organisation du temps et des espaces, l’environnement matériel, le contexte relationnel, les services de santé scolaire, etc.) ;
  • les autres milieux de vie qui entourent l’école (famille, quartier et communauté locale, milieux de loisirs).

En 1992, à Liège, le colloque « Apprendre et vivre la santé à l’école » s’était donné pour but de diffuser ce concept et de provoquer ainsi un élargissement des approches d’éducation à la santé pratiquées à cette époque (3). La Belgique a participé activement à la diffusion de cette démarche entre 1993 et 2003 : quelques dizaines d’écoles pilotes ont été accompagnées au sein du Réseau Européen des Ecoles en santé, sous la coordination d’une équipe de la Croix-Rouge (lire sur Ecole en Santé).

Des rencontres, des publications méthodologiques ont favorisé la diffusion des expériences menées par ces écoles. On y insistait particulièrement sur la réalisation par chaque établissement participant d’une analyse des besoins fondée sur le recueil des avis et des représentations des différents acteurs de la communauté scolaire, dont les élèves. Venait ensuite la nécessité de choisir des priorités d’action de façon négociée, de définir un plan d’action comprenant à la fois des apprentissages éducatifs et des actions favorables au bien-être. Ce plan d’action privilégiait une approche globale de la santé incluant une diversité de thèmes. Le tout était soutenu par la constitution d’une équipe de projet par établissement et faisait l’objet d’une évaluation au terme de trois années scolaires.

Pour favoriser la dissémination de la démarche des « Ecoles en santé », les autorités ont souhaité confier aux équipes de santé scolaire la mission de soutenir chacun de leurs établissements sous tutelle dans l’élaboration et la mise en œuvre d’un projet santé. Le décret de 2001, qui réformait la médecine scolaire pour en faire des services PSEde « Promotion de la Santé à l’Ecole », a donc intégré dans leurs missions la mise en place de programmes de promotion de la santé et d’un environnement scolaire favorable à la santé. Les 20% de leur temps de travail attribués à cette mission ont été consacrés pendant deux ans à former les professionnels de ces services aux compétences nécessaires pour soutenir des démarches d’« Ecoles en santé ».

Quelques années plus tard, le constat a été posé d’une impossibilité pour les équipes PSE de consacrer le temps nécessaire pour accompagner chaque école dans un projet de santé spécifique, à la manière dont cela avait été réalisé dans le cadre du projet pilote « Ecoles en santé ». Les consignes de mise en application de cette mission d’accompagnement ont donc été revues et l’idée d’un « projet santé » par école fut abandonnée.

Dans le même temps, entre 1995 et 2010, se développaient des initiatives proches de la méthodologie des Ecoles en Santé, mais centrées sur une seule thématique. Les projets portant sur l’alimentation, par exemple « Je mange bien à l’école », « A table les cartables », « Les midis à l’école » intègrent, outre la phase de diagnostic partagé, des actions faisant participer les élèves à l’amélioration de leur environnement scolaire : cours de récréation, collations, repas. La prévention des assuétudes, elle, était fondée sur un travail d’accompagnement des équipes éducatives : passer au-delà des cas critiques observés dans l’école pour mettre en place des actions sur les déterminants collectifs des consommations et le vivre ensemble.

Des projets-pilotes à foison

Cette période consacre donc la mise en place d’approches par « setting » (ou milieux de vie) c’est-à-dire d’approches qui prennent en compte à la fois le contexte dans lequel vit une communauté éducative, les besoins ressentis par celle-ci et le développement de capacités propices à améliorer ce contexte. Toutes ces initiatives reposent sur la mise à disposition d’un accompagnement d’écoles volontaires dans le cadre d’un projet global soutenu par les autorités de l’enseignement, mais, le plus souvent, financé par les budgets de Promotion santé. La dissémination de ces expériences est fondée sur la diffusion de témoignages des écoles participantes, la formalisation et la diffusion d’outils et de démarches qui se sont révélés porteurs dans celles-ci.

Durant la même période , on voit aussi se diversifier les outils pédagogiques pour aller bien au-delà de simples brochures ou dépliants d’informations : se multiplient les mallettes pédagogiques proposant un ensemble cohérent de documents d’information à usage des formateurs ainsi que des outils et techniques d’animation sur un thème donné. La mallette de prévention du SIDA est une première en Belgique francophone.

L’éducation pour la santé s’ouvre à la confrontation des vécus, des valeurs, des représentations, au développement d’une approche positive de la santé et plus largement à la mise en action des compétences psycho-sociales et à la création de motivation pour une action collective sur le milieu de vie. La multiplication d’outils pédagogiques s’accompagne de la création du projet PIPSA : répertoire de supports, d’outils, de ressources qui sont évalués, en sus des éléments cités ci-avant, au regard de leur accessibilité, de leur potentiel de développement de pédagogies innovantes, participatives et ludiques, pour faire vivre concrètement les projets en prévention et promotion de la santé.

On développe aussi un projet-pilote d’implantation systématique et harmonisée d’animations EVRAS, dans certaines années du cursus primaire et secondaire, par une diversité d’acteurs extérieurs intervenant en concertation. A côté de ce foisonnement d’approches éducatives, on retrouve des initiatives émanant des autorités publiques qui incitent les établissements à créer des environnements soutenant l’adoption d’habitudes saines : des grilles de diagnostic, des modèles de cahier des charges pour négocier avec les restaurateurs des cantines, l’attribution d’un label « manger-bouger », etc.

Cette période est donc riche en diversification des stratégies d’éducation pour la santé et de promotion de la santé mises à disposition des établissements scolaires, jointes à une  professionnalisation des intervenants extérieurs pour ce faire : les acteurs de promotion de la santé introduisent des principes hérités du modèle des Ecoles en santé dans leur pratiques. Mais on n’assiste pas à un déploiement systématique, organisé et soutenu institutionnellement par les autorités de l’enseignement : les acteurs de promotion de la santé élaborent des propositions et les écoles se volontarisent pour accueillir ces initiatives, souvent de façon discontinue dans le temps. Ce sont souvent les mêmes établissements que l’on retrouve dans les projets-pilotes et l’on s’interroge sur l’accès à ces ressources pour les établissements qui accueillent les populations d’élèves les plus défavorisées.

Déploiement et institutionnalisation

A partir de 2007 se mettent en place des stratégies institutionnelles propices à favoriser un déploiement plus systématique dans l’ensemble des établissements scolaires.

  • L’organisation territoriale de l’accompagnement des établissements scolaires

Par l’intermédiaire de « points d’appui assuétudes » ou « EVRAS » , les centres locaux de promotion de la santé facilitent l’accès aux ressources humaines et pédagogiques aux acteurs scolaires. Ils valorisent et diffusent de bonnes pratiques locales, facilitent la mise en  réseau des opérateurs qui abordent une même thématique sur un même territoire. Certains observatoires provinciaux interviennent aussi en ce sens par leurs contacts privilégiés avec les autorité communales.

  • Les approches intersectorielles et multi-niveaux.

C’est le projet pilote baptisé « Cellules bien-être » qui a tenté de rendre la responsabilité aux établissements scolaires de définir sur le moyen terme leurs priorités en matière de bien-être et de santé et d’accroître la cohérence et la continuité entre les différentes initiatives en faveur du bien-être au sein de leur établissement. Par son abord transversal et son approche ascendante, ce projet pilote se rapprochait fortement des standards définis pour les Health Promoting Schools. Il prévoyait en outre des accompagnateurs issus de différents secteurs (éducation relative à l’environnement, promotion de la santé, éducation à la citoyenneté, aide à la jeunesse…) et des organes de concertation intersectoriels aux différents niveaux territoriaux (l’école, l’arrondissement, la FWB). Les politiques publiques développées au cours des années suivantes ont malheureusement peu capitalisé sur les apports très concrets de ce projet-pilote.

La diversification sectorielle, parente du concept de « Santé dans toutes les politiques », s’est accentuée depuis 2018 par des financements issus d’autres secteurs que la santé et l’enseignement. Ces apports influencent les déterminants de la santé  liés à la qualité de l’environnement scolaire : subvention pour les repas gratuits dans les écoles primaires et maternelles, accompagnement pour des cantines durables, financement du verdissement des cours de récréation, financement pour améliorer les infrastructures sanitaires…

  • Les cadres législatifs

Relevons, en 2006, la mise en place de l’interdiction de fumer dans les écoles, qui s’accompagnait de l’incitation à développer des pratiques de prévention du tabagisme. Ce décret a élargi le champ d’intervention des acteurs de prévention des assuétudes grâce au projet « Ecoles sans tabac ». Il ouvre aussi la possibilité d’un soutien à l’arrêt du tabagisme pour l’ensemble des membres de la communauté éducative.

Rappelons, en 2013, les décrets sectoriels et intersectoriels de la FWB, qui incitaient à une concertation entre les acteurs de l’enseignement, de la santé et de l’aide à la jeunesse en faveur du bien-être des jeunes à l’école, de l’accrochage scolaire, de la prévention des violences et de l’accompagnement des démarches d’orientation. Ce décret prévoit des organes et modalités de concertation intersectorielle aux trois niveaux : l’établissement, l’arrondissement et la FWB.

Rappelons très récemment, en 2023, l’accord de coopération EVRAS entre les autorités de la Communauté française (enseignement, jeunesse, aide à la jeunesse), de la région wallonne et la Cocof, pour généraliser les animations EVRAS dans certains niveaux scolaires sur base d’un référentiel commun.

Mais, surtout, évoquons le Pacte pour un Enseignement d’excellence. Des préoccupations pour la santé et le bien-être y ont été introduites de diverses manières : d’un côté dans les curricula (référentiels d’éducation à la philosophie et à la citoyenneté, référentiels d’éducation physique et à la santé) et de l’autre dans les plans de pilotage, ceux-ci étant présenté comme un instrument pour soutenir la dynamique collective dans les écoles. Parmi les objectifs d’amélioration du système scolaire, on retrouve « Accroître les indices du bien-être et améliorer le climat scolaire ». Cependant pour réaliser cet objectif et disposer de moyens dédiés, les établissements doivent s’inscrire dans des programmes-cadres ou des appels à projets qui restent largement thématiques : climat scolaire et cyberharcèlement, prévention des assuétudes, gestes qui sauvent, alimentation saine, démocratie scolaire et activités citoyennes…

Que conclure de cette rétrospective ?

En Fédération Wallonie Bruxelles, nous avons développé au fil des années un ensemble de compétences, de ressources et même de cadres législatifs qui permettraient de déployer des Ecoles promotrices de santé selon les standards internationaux (4, 5). Cependant les politiques de financement et de soutien restent fragmentées soit entre secteurs et entités institutionnelles, soit au sein même de l’administration de l’enseignement, faisant porter le poids de la nécessaire cohérence sur les acteurs scolaires de première ligne. Des avancées devraient encore être réalisées pour soutenir les acteurs scolaires et leurs partenaires dans le développement d’un projet multi-facettes, transversal aux problématiques de santé physique, mentale et sociale. Ce projet s’inscrirait dans le temps long et serait spécifique au contexte de chaque établissement. Ce soutien passe non seulement par la mise à disposition d’un accompagnement et de ressources adéquates, mais surtout par du temps dédié pour la communauté éducative, garante de la cohérence et de la continuité des actions qui préservent et développent le bien-être et la santé.

Cet article a été élaboré sur la base des archives disponibles dans le service ESPRIst-ULiège (anciennement APES-ULiège), de la consultation du site enseignement.be et des archives de la revue Education santé. Il se peut que certaines initiatives particulièrement intéressantes aient échappé à l’autrice. Que les acteurs concernés veuillent bien l’en excuser et les lui signaler.

Références

(1) L’UNESO et l’OMS encouragent les Etats à faire de chaque école un lieu de promotion de la santé

(2) Young, I. & Williams, T. (1989). The Healthy School. Scottish Health Education Group/WHO regional office for Europe.

(3) Vandoorne, C. (1992). Quelles stratégies développer pour permettre à l’enfant de vivre la santé à l’école ? In G. Reginster-Haneuse, D. Leclercq, M. Demarteau (Eds.), Apprendre et vivre la santé à l’école – Tome I</em> (pp. 145-169). Liège, Belgium: Ecole de Santé Publique – Université de Liège. Consultable en ligne

(4) Simar C, Darlington E, Bernard S, Berger D.Promouvoir la santé à l’école : enjeux et perspectives scientifiques. Administration & Éducation. 2018;157(1):143-50.

(5) World Health Organization and the United Nations Educational. Making every school a health-promoting school: global standards and indicators for health-promoting schools and systems

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Littératie en santé : quand les organisations veulent faire la différence 

Le 28 Juin 24

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Pendant deux ans, des maisons médicales, des réseaux de première ligne, la ville de Gand et Solidaris ont travaillé sur le thème de la littératie en santé organisationnelle sous la houlette de la Fondation Roi Baudouin. Le 13 juin, les 18 « pionniers » présentaient leurs enseignements et des recommandations pour inspirer celles et ceux qui hésitent encore à se lancer. 

Extrait du petit film qui retrace le projet mené au sein de la maison médicale MeDiCi
Des patients de la maison médicale du Noyer à Schaerbeek préparent l’agenda des activités (extrait du petit film qui retrace le projet)

« Le système de soin évolue à une telle vitesse que les acquis actuels en littératie en santé ne sont plus suffisants. La fracture numérique et le vieillissement de la population rendent les personnes de plus en plus vulnérables », constate Patricia Adriaens, la présidente du Fonds Dr Daniël De Coninck. La vocation de ce Fonds, géré par la Fondation Roi Baudouin, est d’investir dans une première ligne humaine et de qualité, de soutenir les professionnels et d’améliorer les soins pour les plus précaires pour compenser ce mouvement d’accélération.  

« Les organisations n’agissent pas toutes de manière satisfaisante auprès des patients et des usagers. Si un patient reçoit une information complexe, et s’il n’ose pas demander de précision, on risque de créer un cercle vicieux de perte de confiance et de désaffection des soins », décrit Stephan Van den Broucke, professeur de psychologie de la santé et de prévention à l’Université Catholique de Louvain. Selon lui, les organisations doivent devenir « responsive », au sens anglo-saxon – c’est à dire « prendre leur responsabilité en mettant en place des mesures au niveau organisationnel pour améliorer la littératie en santé de tous ». 

18 pionniers en littératie en santé organisationnelle 

La littératie en santé organisationnelle consiste à faciliter l’accès à l’information et aux services de santé pour que les personnes puissent mieux les comprendre, les questionner et les utiliser pour mieux prendre en charge leur santé. Ces démarches permettent d’éviter le non-recours, d’améliorer la relation entre usager.es et système de santé, et d’améliorer le suivi des traitements et des soins. 

Car l’incompréhension n’est pas une fatalité. Selon Patricia Adriaens, « les organisations peuvent faire la différence, si elles portent un regard critique sur la manière dont elles communiquent et dont elles impliquent les groupes cibles ». De 2022 à 2024, le Fonds a soutenu 18 projets d’organisations « pionnières » comme elle les désigne, qui étaient désireuses de développer leur littératie en santé organisationnelle. Il s’est appuyé sur l’Asbl Cultures&Santé, qui a accompagné les acteurs côté francophone, tandis que ShiftN pilotait le côté néerlandophone. 

« Au-delà même de l’accessibilité, la littératie veut amener les usagers de service à apporter un changement et faire valoir leurs droits »

Jeanne Dupuis, chargée de mission en promotion de la santé pour l’Asbl Cultures&Santé.

Ces 18 « pionniers » ont travaillé comme « un réseau d’apprentissage » en mettant en regard leurs pratiques avec des publics et des objets sociaux parfois très différents. Le 13 juin dernier, ils partageaient leurs principaux apprentissages et leurs recommandations lors d’une journée, qui a eu lieu au Mix à Watermael-Boisfort. 

Les trois piliers de la démarche 

La mise en place d’une démarche en littératie organisationnelle repose sur trois piliers essentiels : 

  • S’appuyer sur une équipe 

La première étape consiste à former un noyau dur, car la responsabilité de la littératie en santé ne se porte pas seul.e. « On ne se lance pas seul dans cette aventure – il faut créer un groupe de travail, c’est le principe de l’organisationnel. Ce groupe est un moteur pour motiver le reste de l’équipe et les embarquer dans l’aventure » dit Sven De Bakker de l’ELZ Mechelen-Katelijne. 

Construire une vision commune nécessite de prendre le temps de former l’équipe. La Fondation Roi Baudouin formule ainsi deux recommandations de base :  

  • « Commencez par avancer avec les personnes motivées, les autres prendront le train en marche ».  
  • « Echangez aussi avec d’autres acteurs mobilisés dans un processus de littératie en santé organisationnelle ». 

L’équipe sera à géométrie variable en fonction de l’objet social de l’organisation. La zone de première ligne de Dender (ELZ Dender) a mené ce travail au niveau de son réseau  : professionnels de soins, pharmaciens, travailleurs sociaux, associations, patients et aidants. « Nous les avons sensibilisés grâce à des témoignages vidéo de personnes concernées par les difficultés en littératie en santé, puis nous avons organisé des formations thématiques sur la démence, sur l’universalisme proportionné » explique Lien Pots, sa coordinatrice. 

Pour s’adapter aux contraintes du milieu carcéral, Rachelle Rousseaux, la chargée de projet de l’Asbl I.Care, a elle-même animé un temps de sensibilisation au concept de littératie en santé à l’attention du comité d’accompagnement composé de la direction de l’administration pénitentiaire, des professionnel.les et des associations. (lire l’article paru dans Education Santé : educationsante.be/lhepatite-c-aujourdhui-on-en-guerit-meme-en-prison/) 

A Bruxelles, l’Association Bras dessus, bras dessous – issue du social – avait aussi besoin de s’approprier les termes, et de former ses bénévoles. « La littératie en santé organisationnelle est liée à de nombreux concepts complémentaires : les droits du patient, l’empowerment, le goal oriented care. Les membres d’une organisation ont besoin d’un peu de temps pour s’approprier ces concepts » précise Jeanne Dupuis. 

– Mettre en place la participation des patient.es et usager.es 

Les usager·es et les patient·es sont les mieux placé·es pour témoigner des obstacles rencontrés dans l’exercice de leurs compétences en littératie en santé. Pour autant, les impliquer représente un défi majeur pour les organisations peu rompues à ce type de démarches. Leur participation doit aller du recueil d’avis (déjà fréquent) à la reconnaissance d’un rôle plus décisionnel –ce qui implique d’assurer la représentativité des personnes qui fréquentent le lieu. 

Dans le projet de Katrol à Ostende, les usager·es ont pris une place active dans une recherche-action en littératie en santé. Le processus participatif visait à renforcer l’attention des soignants à la diversité culturelle et aux traumatismes afin de mieux répondre à leurs besoins. L’évaluation et l’ajustement permanent ont permis d’affiner les choix des thématiques, des produits finaux, de la forme de l’événement, des infos communiquées… et dans des consultations communautaires. L’organisation a fourni des efforts d’interprétation et a fait appel à l’expérience/expertise d’animateurs et animatrices qui travaillent avec des personnes immigrées ou réfugiées. 

L’asbl Oscare, qui vient en aide aux grands brûlés, a rencontré un fort enthousiasme chez ses patient·es. Cependant, l’organisation a appris au fil du temps qu’il n’est pas souhaitable de s’adresser toujours aux mêmes personnes. Celles-ci sont vite « sur-interpellées » et leur implication diminue. Une des solutions consiste à convaincre de nouvelles recrues, à définir ensemble les problématiques qui les intéressent et à voir quelle est la meilleure façon de les impliquer (par exemple, un panel, un groupe de discussion, une interview, etc.). 

– Inscrire les changements dans l’organisation 

Il n’est pas toujours aisé de passer d’une logique de projet à une inscription en tant que telle de la littératie dans le fonctionnement même de l’organisation. Jeanne Dupuis rappelle que la littératie en santé organisationnelle, « ce n’est pas du changement pour le changement. Il faut prendre en compte les contextes de travail, valoriser ce qui se fait déjà pour le renforcer ». 

La première étape consiste à analyser sa propre structure avant de définir des pistes concrètes d’action. La Ville de Gand a mené un diagnostic au sein de huit organisations gantoises de première ligne à l’aide du test en littératie mis au point par Pharos, un centre d’expertise hollandais qui cherche à réduire les inégalités sociales de santé. Les résultats ont permis aux organisations de mieux comprendre dans quelle mesure elles étaient déjà « pro-littératie en santé » et quels étaient les domaines à améliorer. 

La Fondation Roi Baudouin recommande d’avancer par petits pas. A Ciney, la Maison médicale MeDiCi a co-construit avec ses patient.es un carnet de bonnes pratiques intitulé « Le dialogue c’est bon pour la santé ». Certain.es patient.es ont découvert parfois, qu’ils et elles avaient le droit de poser des questions. La salle d’attente est devenue un lieu d’expression, d’animation et de répit. « Les patients se sont approprié l’espace, on y fait des sondages à l’aide de post it, d’écriture sur vitre – ils sont à la fois plus actifs collectivement et individuellement » explique Séverine Balleux, chargée de projet en santé communautaire. Si bien que la maison médicale a choisi d’inscrire la littératie en santé dans le socle de compétence de ses professionnels.

« Côté soignant, on travaille la posture de soin et la lutte contre les préjugés. On le vit comme un projet d’équipe. Le sujet est à l’ordre du jour de chaque réunion mensuelle. On va l’inscrire dans le plan d’action de la maison médicale et le règlement d’ordre intérieur »

Micky Fierens, chercheuse en santé publique qui a accompagné MeDiCi. 

Une nouvelle offre de formation dédiée 

Début 2025, une nouvelle offre de formation à la littératie en santé organisationnelle sera disponible pour faciliter l’ancrage au sein des organisations belges. Le Fonds a mandaté le Vlaams Instituut Gezond Leven et Cultures&Santé afin de couvrir les réalités francophones et néerlandophones du pays. Cette offre, construite sur base de l’expérience d’accompagnement des 18 organisations pionnières, se déclinera sous la forme suivante : 

− un cours en ligne sur le concept de la littératie en santé visant à sensibiliser les membres d’une même équipe à l’importance de la littératie en santé organisationnelle, partager un langage et un référentiel commun et motiver l’équipe à se mettre en mouvement ;  

− un outil de type « grille de diagnostic » adapté aux organisations de première ligne social-santé du contexte belge. Inspiré des outils déjà existants en la matière, les équipes seront invitées à se positionner sur un ensemble de critères et d’indicateurs, à identifier des actions qu’elles mettent déjà en place qui relèvent de la littératie en santé ainsi qu’à identifier des actions qu’elles pourraient développer et à les prioriser ;  

− des ateliers d’échange de pratiques entre « ambassadeurs et ambassadrices de la littératie en santé organisationnelle » afin de soutenir concrètement les structures dans le voyage qu’elles ont entrepris, à travers l’échange avec d’autres structures et un organisme de formation (Cultures&Santé ou Gezon Leven). 

Un appel aux pouvoirs publics 

Comme la bonne volonté des organisations ne suffira pas à créer un mouvement de fond, Patricia Adriaens a profité de la tribune offerte par la journée pour lancer un appel aux pouvoirs publics. « Il faut que les politiques nous suivent. Le fonds Dr Daniël De Coninck est convaincu que la littératie en santé sera de plus en plus importante dans les années à venir, et qu’elle nécessite un ancrage auprès de citoyens experts, des administrations et des soins de santé ». 

La mise en place de cette approche nécessite des ressources qu’il n’est pas évident de trouver, constate Cultures&Santé. « C’est la raison pour laquelle, à côté des stratégies de capacitation des individus et des organisations, il est indispensable, pour développer l’exercice de la littératie en santé d’une population, d’activer des leviers politiques et structurels qui vont pouvoir influencer à la fois les conditions de vie des personnes et l’offre de service des organisations », souligne l’Asbl. 

Le dernier débat de la journée a permis de dessiner des perspectives encourageantes. Brigitte Bouton, Inspectrice générale Aînés et Famille de l’AVIQ a assuré que les administrations et les gouvernements se coordonnaient fortement pour créer un cadre porteur et régulateur à tous les niveaux. « On parle souvent de la complexité du système belge, mais je vous assure que l’on se connait et qu’on se parle, pour justement ne pas faire peser le poids de cette complexité sur les épaules des citoyens ».

Côté SPF Santé Publique, Sébastien Brégy a reconnu quant à lui que « pour le moment, les moyens financiers sont limités », d’autant que la prévention et la promotion de la santé relèvent des Régions. Il espère toutefois que les initiatives menées dans le cadre des 18 projets pilotes feront « tâche d’huile ». 

Neuf critères pour une implantation réussie de la littératie organisationnelle 

• un management qui fait des compétences en santé une partie intégrante de la mission, de la structure et du fonctionnement de l’organisation et qui soutient cela en y allouant du temps et des moyens ;  

• un personnel qui est formé aux compétences en santé et qui possède lui-même les compétences communicatives nécessaires ;  

• un environnement physique qui stimule le développement des compétences en santé ;  

• un personnel qui utilise et qui développe des contenus compréhensibles dans des médias imprimés et audiovisuels et sur les réseaux sociaux ;  

• un personnel qui fait usage de stratégies qui tiennent compte des compétences en santé dans la communication interpersonnelle et qui vérifie la compréhension de la communication lors de tous les moments de contact ;  

• une organisation qui tient compte des compétences en santé dans ses modes de collaboration avec d’autres organisations ;  

• une organisation qui s’évalue et qui partage ses expériences de travail dans le domaine des compétences en santé ;  

• des usagers finaux qui sont impliqués dans le développement, la mise en œuvre et l’évaluation des services d’information sur la santé et apparentés ;  

• une organisation qui répond aux besoins des publics cibles avec une gamme de compétences en santé, sans stigmatisation. 

Mesurer la littératie en santé organisationnelle 

Depuis l’apparition du concept au cours des années 2000, deux approches co-existent pour mesurer la littératie en santé organisationnelle. La première dresse une liste de dix critères, dont quatre visent à proprement parler la littératie, tandis que les six autres concernent la qualité des soins, le principe de participation et la communication. La seconde approche est systémique. Elle décrit les capacités d’action d’une organisation pour améliorer la littératie en santé en s’appuyant sur les principes de la promotion de la santé. Elle se penche sur toute la communauté de pratique et valorise le processus.

BRI-Co organisé à Bruxelles en 2022

Insécurité alimentaire : terreau des petites et grandes précarités 

Le 28 Juin 24

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Alors que l’insécurité alimentaire s’accentue en Belgique, Céline Nieuwenhuys, secrétaire générale de la Fédération des Services Sociaux (FDSS) fait part de ses réflexions sur les relations entre social, environnement et démocratie. Elle revient sur l’exemple concret du dispositif des BRI-Co. qui tente de réparer les liens entre les habitant.e.s et leurs quartiers autour d’un repas gratuit.  

Céline Nieuwenhuis portrait

Les Belges les plus précaires ont des difficultés à accéder à une alimentation de qualité. Certains partis, associations et mouvements défendent la mise en place d’une sécurité sociale de l’alimentation. Cela vous semble utopique, pourquoi ?  

Céline Nieuwenhuys : Avant même d’envisager la création d’une huitième branche de la sécurité sociale, on pourrait mener plein d’actions intermédiaires intéressantes et réalistes à court et moyen terme pour mettre en œuvre de manière effective le droit fondamental à l’alimentation. 

Des acteurs associatifs construisent des projets d’accès à l’alimentation sous forme de cuisines de quartier, de potagers collectifs, de groupements de maraîchers. Ce sont des projets très enthousiasmants et essentiels.  

Avec la concertation des acteurs de l’alimentation (CAA), nous pensons que des décisions politiques courageuses pourraient avoir des effets structurels pérennes. Par exemple si les autorités décidaient de rendre les cantines scolaires gratuites et d’y servir des repas issus de filières locales. Côté fourche, cela permettrait aux agriculteurs d’avoir des débouchés sûrs qui les sortiraient de la dépendance à l’agro-industrie. Côté fourchette, cela réduirait les inégalités sociales de santé. Et progressivement on pourrait ainsi structurer des filières alimentaires de qualité et locales. 

Vous proposez de créer un modèle de lutte contre la précarité alimentaire à partir des besoins des familles monoparentales. Pour quelle raison ? 

Je pense que toute politique devrait prendre pour référence une mère de trois enfants, monoparentale, précaire, qui est contrainte d’aller chercher un colis dans un service d’aide alimentaire. Quand elle en est là, c’est qu’elle a épuisé toutes les solidarités de quartier, familiales, et peut être même qu’elle a des dettes et fuit ses créanciers. 

Ensuite, l’alimentation, ce n’est pas qu’une question de moyens, c’est aussi une question de temps et d’espace. Je me mets à la place d’une maman solo. Si je vivais dans un espace minuscule, avec une toute petite cuisine, de l’humidité sur les murs, je pense que le soir, avant de rentrer chez moi, je me précipiterais au supermarché du coin, parce qu’à l’arrêt de bus, j’ai vu la promotion des lasagnes à moitié prix à 1,25 € au lieu de 2,50 €. Et je remplirais mon congélateur. 

L’insécurité alimentaire augmente, l’accès à la nourriture de qualité se dégrade, et la santé des populations les plus précaires aussi. 20% des Belges, 30% des Bruxellois·e·s et 18% des Wallon·e·s vivent dans une situation difficile, avec un revenu inférieur au seuil de risque de pauvreté. Cette situation constitue le terreau des petites et grandes précarités et est étroitement liée aux problématiques de santé. Pour nous cela pose à la fois une question sociale, démocratique et environnementale. Et la santé est dans les trois volets.  

L’insécurité alimentaire correspond au fait de ne pas avoir accès de manière régulière à des aliments sains et nutritifs en quantité suffisante. Une alimentation normale permet au corps de se développer normalement et de mener une vie active.  

Sur la question environnementale, vous utilisez souvent l’expression « fin du monde, fin du mois, même combat ». Comment la crise climatique aggrave-t-elle cette insécurité alimentaire ?  

L’insécurité alimentaire est indissociable de la crise environnementale et agricole. Toutes les semaines, une coopérative ou un agriculteur rend les gants. Si on n’agit pas là-dessus, on peut danser sur notre tête, on sera de plus en plus dépendants de l’agro-industrie polluante.  

Les personnes comme moi pensent limiter la crise écologique en utilisant un vélo électrique, et en faisant leurs courses au marché bio… Et pourtant, je consomme malgré tout beaucoup plus que mon voisin d’en face, qui roule avec une vieille voiture polluante et qui fait ses courses en grande surface, achète des bouteilles d’eau en plastique, parce que son fournisseur lui a coupé l’eau. Une personne issue de la classe moyenne, qui ne roule pas sur l’or, consommera toujours plus qu’une personne précaire.  

Ce qui est terrible, c’est que ces personnes précaires sont d’une certaine façon assignées à une dépendance à l’agro-industrie. Elles n’ont pas d’autre choix que de faire des courses dans une enseigne de hard discount, voire d’y travailler. Pire, quand elles doivent aller chercher un colis alimentaire, elles y trouvent à nouveau des aliments ultra-transformés. 

C’est d’une grande violence – surtout à l’heure où dans les écoles, on fait beaucoup de sensibilisation à l’environnement et où les modes de vie qui ne sont pas “écolo” sont stigmatisés. 

Depuis 2010, vous tentez de mettre l’aide alimentaire au cœur du débat public.  La concertation des acteurs de l’alimentation (CAA), que vous pilotez au sein de la FDSS, a publié un mémorandum en février 2024, pourquoi est-ce essentiel ?   

Déjà avant le Covid, près de 500 000 personnes dépendaient en partie des services d’aide alimentaire pour leur accès à l’alimentation. Le problème, c’est que l’aide alimentaire est devenue structurelle, alors qu’elle devrait rester ponctuelle de l’ordre de l’humanitaire. Cela devient un sous-secteur économique, organisé avec des bouts de ficelles ou par des professionnels non issus du secteur de l’alimentation sur base d’invendus de la grande distribution – ce qui dédouane l’agro-industrie de la culpabilité de la surproduction. Un problème environnemental en soi.   

BRI-Co organisé à Bruxelles en 2022

Sur la question de la démocratie, la FDSS a mené des expérimentations autour de cantines éphémères à l’échelle de micro-quartiers en Wallonie et à Bruxelles. Pouvez-vous nous les décrire ? 

Nous avons déployé un outil d’intervention dans des micro-quartiers pour créer des cantines de quartier, chaleureuses et éphémères, qui favorisent la rencontre entre et avec les habitants. Ces dispositifs baptisés BRI-Co (Bureaux de Recherches et d’Investigation sur les Communs) visent à réparer la relation entre l’habitant·e et son quartier (voisin·e·s, collectifs citoyens, associations, institutions locales…). 

Le tout premier BRI-Co a eu lieu avant la crise Covid à Bois-du-Luc dans le Hainaut. Le principe consiste à aller sur le territoire précaire – inviter les forces vives pour qu’elles nous racontent leur territoire. On choisit un lieu neutre : idéalement un vieux bistrot. A l’entrée du lieu, on affiche sur un grand panneau : « ici vous pouvez manger gratuitement, ici vous pouvez réparer » . On entend la réparation au sens large : réparer les liens sociaux. 

On invite les habitants de façon artisanale d’abord avec des invitations papier, puis un crieur harangue les passants dans la rue. Le premier jour, les personnes les plus téméraires, viennent seules, puis elles reviennent le lendemain, – on essaie toujours d’avoir un mercredi pour qu’elles puissent venir avec leurs enfants. Deux restaurateurs préparent un menu de haute qualité. Un repas gratuit, c’est une accroche très forte. Vient qui veut, libre à chacun.e de se présenter ou de rester anonyme.  

On entame la discussion. « Si vous deviez réparer quelque chose dans votre vie, qu’est-ce que vous feriez ? » Ce qui ressort en priorité concerne : l’accès à l’alimentation, l’emploi et l’amélioration du lieu de vie (la dératisation, la végétalisation des espaces, la pollution). 

On est dans de la démocratie primaire pour résoudre des problèmes quotidiens. Par exemple, à Bois-du Luc, la plaine de jeu était systématiquement démontée parce que les personnes se chauffaient au bois. En redonnant la parole, on redonne du pouvoir d’agir – surtout dans les quartiers où la communication est rompue.  

Est-ce que ces BRI-Co préfigurent des actions pour l’avenir ?  

Lors du Forum de la Transition Juste (organisé par l’institut fédéral pour le développement durable (IFDD), il est ressorti qu’il était important de construire une véritable démocratie territoriale. Les thématiques pointées dans le rapport final du comité scientifique du Forum recoupaient ce qui avaient émergé lors des BRI-Co (40 en région bruxelloise, 5 en Wallonie).  

Maintenant, il faut aller vers les gens et construire avec eux. Il n’existe pas de solution clé sur porte, il faut faire en fonction du territoire. Ce rapport est un bon outil pour aborder les questions environnementales à partir de ce qui préoccupe les gens. Il faut le faire de la manière la plus démocratique possible, consulter et entendre les habitants sur la manière d’affronter ces questions.  

Le BRI-Co est un outil, il en existe beaucoup d’autres. Ce qui nous semble important, c’est de sortir la question environnementale des débats techno-solutionnistes et d’embarquer la population, particulièrement celle qui est la plus touchée, sur les pistes à construire, collectivement à l’échelle des lieux de vie.  

un homme de dos, hésite devant un distributeur de snack

Haro sur les déterminants commerciaux de la mauvaise santé

Le 3 Juin 24

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Les industriels déploient des stratégies bien rôdées pour vendre certains produits au détriment de la santé des populations. Une matinée organisée par Cultures&Santé  a permis aux acteurs de la promotion de la santé de découvrir le terrain miné des déterminants commerciaux de la santé.

Un homme de dos, hésite devant un distributeur de snack alors qu'il s'apprête à taper un code

Tabac, alcool, glyphosate, PFAS, junk food. Au schéma des déterminants de la santé, il faut ajouter une nouvelle catégorie : celle des déterminants commerciaux de la santé, estime l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS). Ce concept récent se présente comme une sous-catégorie des déterminants sociaux de la santé.

Il désigne les pratiques qu’emploient les industriels, à travers la publicité et le marketing, mais aussi le lobbying pour imposer leurs produits sur le marché ou maintenir des autorisations alors qu’il existe un doute sur leur qualité. Ils peuvent être des déterminants de bonne santé si les intérêts commerciaux permettent d’atteindre des objectifs de santé publique en valorisant des produits sains, ou de mauvaise santé s’ils vont à leur encontre. 

Le 18 avril dernier, Cultures&Santé consacrait une journée à la thématique « plaidoyer communautaire versus lobbying industriel : influencer les décisions politiques pour la santé”. Elle mettait à l’honneur une fonction essentielle de la promotion de la santé : le plaidoyer comme levier d’émancipation et de transformation sociale. 

Contrer la sur-responsabilisation des individus 

Si le lobbying industriel fait pression sur le pouvoir politique – pour augmenter les profits d’un petit nombre en dehors de toute participation citoyenne, le plaidoyer communautaire vise quant à lui, à accroître le pouvoir des individus et des groupes et à faire en sorte que le politique, les institutions, les services en place répondent mieux aux besoins humains dans le respect des écosystèmes. 

L’Asbl Cultures&Santé s’intéresse depuis plusieurs années à ces rapports de force « pour les mettre en évidence », explique Denis Mannaerts, son directeur, et surtout accompagner « des groupes de citoyennes et de citoyens » qui s’emparent d’un enjeu collectif pour le porter à l’oreille des politiques et/ou des corps intermédiaires. 

« L’équité en santé se joue à un niveau collectif et politique » rappelle-t-il. Pourtant, les mouvements de plaidoyer sont souvent freinés par « l’atomisation des rapports sociaux et la marchandisation croissante de la santé. L’hégémonie de ce modèle rêvé par les lobbies marchands a des effets dévastateurs en matière d’équité en santé, car cela met toujours plus à la marge une partie de la population qui est sur-responsabilisée ». 

En terrain miné 

Pour planter le décor de la journée, Cultures&Santé avait invité la journaliste d’investigation Stéphane Horel. Spécialiste des lobbies, elle documente depuis plus d’une dizaine d’années, pour le quotidien français Le Monde, l’impact des pollutions chimiques sur la santé et les rapports de forces entre politiques, industriels et société civile. 

Le paysage est terrifiant, un véritable champ de mines. « Quatre secteurs industriels sont responsables d’au moins un tiers des décès au niveau mondial chaque année », dit la journaliste, dont les estimations oscillent entre 19 et 33 millions dans la fourchette haute. En tête, l’agro-industrie causerait ainsi 11 millions de morts en produisant et en commercialisant des aliments ultra-transformés. Le secteur des énergies fossiles à travers la pollution de l’air provoquerait 10 millions de décès, le tabac 9 millions et l’alcool 3 millions. A ces morts s’ajoutent les inconnues liées à l’imprégnation aux produits toxiques tels que le plomb, les opioïdes… et les effets cocktails liés au manque de contrôle des rejets industriels qui entraînent la pollution de l’eau et des sols.

girl drinking water from a fountain

A ce titre, la journaliste mentionne l’exemple des PFAS (le per- et polyfluoroalkylées), ces polluants éternels contenus notamment dans le revêtement des poêles antiadhésives. En février 2023, Stéphane Horel co-signait justement une grande enquête dans le Monde montrant une carte des eaux souterraines belge absolument saturée par les PFAS. Une publication qui faisait écho au scandale des pollutions autour de l’usine 3M à Zwijndrecht près du port d’Anvers découvert en 2021, qui a connu un rebond en novembre 2023, quand le magazine Investigation de la RTBF révélait une alarmante contamination de l’eau de distribution dans certaines communes du Hainaut. 

« Il se passe quelque chose autour des PFAS, peut-être le début d’une prise de conscience de l’influence majeure des pollutions industrielles sur la santé ? », espère la journaliste, qui tente de percevoir les prémices d’une prise de conscience au sein de l’opinion publique. « Nous vivons une triple crise planétaire en raison du changement climatique, de la perte de biodiversité et des pollutions chimiques, mais le niveau de conscience n’est pas encore équivalent sur ce troisième pan » ajoute-t-elle.  

Capturer le régulateur 

La journaliste, qui a décrit le torpillage en règle de la régulation européenne des perturbateurs endocriniens au cours des années 2010 ou encore sur la réautorisation du glyphosate, constate que « la manipulation est centrale sur les questions de santé et d’environnement ». 

Les industriels suivent des stratégies bien rôdées et disposent d’une armada de conseillers pour imposer leurs vues. Leurs lobbyistes-maison font rarement cavalier seul, car les firmes préfèrent s’organiser en puissante association sectorielle pour défendre leurs intérêts (pharma, chimie, agro-alimentaire, cosmétique). Ils s’appuient sur des cabinets de lobbying et de relations publiques, des cabinets d’avocats, des think tanks et des cabinets de défense de produits. 

Les industriels ont compris qu’ils ont tout intérêt « à participer à la rédaction de la loi, plutôt que de la subir », constate Stéphane Horel. Elle utilise d’ailleurs le concept anglo-saxon de « capture réglementaire » pour décrire comment les émissaires des fabricants vont agir le plus en amont possible pour « écrire la loi » en sollicitant l’administration avant même le premier livre blanc, puis à chaque phase de régulation, en rendant des notes ou en proposant des amendements déjà pré-rédigés.  

S’ils arrivent trop tard, ou que toutes leurs tentatives ont échoué, ils cherchent au moins à « édulcorer le projet de législation, en détournant les mesures à leur avantage, et s’ils ne parviennent pas à faire dérailler l’action politique, ils tentent a minima de retarder les décisions » explique la journaliste. 

La fabrique du doute 

Le second axe consiste à « véhiculer une parole qui a l’air neutre et indépendante et relaie des informations scientifiques biaisées ». Cela va permettre de fausser une partie du débat public. L’OMS le confirme dans sa définition des déterminants commerciaux de la santé. « Le secteur privé est connu pour influencer l’orientation et le volume de la recherche en finançant l’enseignement et la recherche médicale, où les données peuvent être biaisées en faveur des intérêts commerciaux. Pour façonner davantage les préférences, certaines entreprises s’adressent à la société civile en fondant ou en finançant des groupes de façade, des groupes de consommateurs et des groupes de réflexion, leur permettant de fabriquer le doute et de promouvoir leurs idées ». 

Ces stratégies – déployées pour l’industrie du tabac par Edward Bernays, père des relations publiques et accessoirement neveu de Sigmund Freud édictent que « le doute est le meilleur moyen d’être en compétition avec tout le corpus de faits qui s’oppose à nous ».  

Elles consistent à : 

  • mettre en avant la multicausalité, la (les) maladie(s) a (ont) souvent plusieurs origines, mais ce n’est jamais leur produit ;
  • créer une controverse ou une pseudo-controverse en expliquant qu’il n’existe pas de consensus scientifique sur les effets nocifs du produit grâce au “Science Washing”. Ainsi entre 1954 et 1998, l’industrie du tabac a sponsorisé 6 400 articles scientifiques pour 300 millions de dollars. « Le fait de mettre en avant l’incertitude permet de minimiser les faits produits par la science indépendante, ajoute Stéphane Horel. Quand les faits sont accablants, les industriels passent à l’offensive en attaquant et en sapant la réputation des scientifiques et des organisations, comme lorsque Monsanto a attaqué l’OMS qui avait classé le glyphosate comme cancérogène probable » ; 
  • exiger des preuves : la notion importée du monde judiciaire américain a été introduite en science – la science se réduit à une démonstration de cause à effet – cette notion pollue le débat scientifique ; 
  • mettre en doute les corrélations : une multitude de facteurs de confusion empêchent de conclure. « D’ailleurs, la vie elle-même finira par vous tuer » conclut la journaliste, ce qui fait sourire la salle. 

Traquer les compromis et les compromissions 

Au cours de ses enquêtes, la journaliste tente de mettre en évidence les intentions des industriels, en demandant l’accès à l’agenda des responsables européens et aux échanges de mail avec les lobbyistes. Ceux-ci permettent d’analyser une partie de ces déterminants commerciaux de la santé. Pour récupérer ces traces, des ONG effectuent des démarches auprès des tribunaux administratifs. Lora Verheecke, chercheuse à l’Observatoire des multinationales réalise souvent ce travail de fourmi. En parallèle, l’ONG cherche aussi à créer le débat et à politiser ces enjeux encore trop confidentiels « pour que les citoyens puissent passer leurs élus et l’administration à la casserole, pour savoir qui ils ont rencontré, quand, comment et qu’est-ce qu’ils se sont dit ? » 

L’ONG attire aussi l’attention de l’opinion publique à des moments-clés. En février dernier, l’Agence européenne des produits chimiques a proposé de restreindre l’usage de l’ensemble des polluants éternels. Un texte sera soumis aux États membres par la nouvelle Commission européenne d’ici 2025, ce qui pourrait ouvrir la voie à « l’une des plus grandes interdictions de substances chimiques jamais imposées en Europe » précise la chercheuse. Sans cela, l’Agence européenne des produits chimiques estime que 4,4 millions de tonnes de PFAS pourraient échouer dans l’environnement d’ici trente ans. 

Pour l’OMS, en établissant des partenariats avec la société civile, en adoptant des stratégies dites de « meilleur achat » et des politiques relatives aux conflits d’intérêts et en soutenant des espaces sûrs pour les discussions avec l’industrie, les pays peuvent aborder les déterminants commerciaux de la santé. 

Capitaliser sur les mobilisations

Après l’introduction de la journée par Stéphane Horel, Brieuc Dubois a présenté la campagne de plaidoyer portée par la société civile #VivreMieux, qui s’oppose farouchement à la marchandisation de la santé et à sa bio-médicalisation. 

Quatre ateliers ont ensuite permis de mettre en avant la mobilisation de collectifs de citoyennes et de citoyens qui visent le mieux-être de leur communauté. La Voix des sans-papiers, l’Asbl Les Pissenlits, le mouvement Contre l’ordonnance Bruxelles numérique, les collectifs No key west et Stalingrad, avec ou sans nous ?. 

Au cours de l’après-midi, Timothée Delescluses, responsable de projets à la Société française de santé publique a présenté le site CAPS qui capitalise les expériences en promotion de la santé. Le site publie des analyses transversales qui peuvent être utiles pour le plaidoyer en promotion de la santé.  

Enfin, des représentant.es d’O’Yes, d’Univers santé, du Réseau Wallon de lutte contre la pauvreté et de l’Observatoire des multinationales répondaient à la question de savoir si les politiques sont à l’écoute sur des enjeux tels que la généralisation de l’EVRAS, les tentatives infructueuses pour développer un plan Alcool ambitieux, l’abolition du statut de co-habitant·es, la possibilité d’organiser un contre-pouvoir. 

Pour Cultures&Santé, ces voix citoyennes contribuent à réenchanter le commun, à exercer une démocratie plus participative et mieux en phase avec les besoins. Des organismes de promotion de la santé, d’éducation permanente, de cohésion sociale accompagnent localement des groupes de citoyen·ne·s qui se mobilisent et proposent des solutions ayant des effets positifs sur la santé.  

En 2018, Cultures&Santé éditait le guide “Osez le plaidoyer pour la santé”. Il donne les principaux repères d’une démarche de plaidoyer communautaire pour la santé : de l’identification d’une problématique partagée, la construction d’un argumentaire ou la formation d’une coalition jusqu’à l’évaluation de la démarche. Le guide relate aussi des expériences concluantes et met à l’honneur cette fonction essentielle de promotion de la santé.

Références :  

  • La carte européenne de la contamination des eaux souterraines aux PFAS publiée par Le Monde :
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Bruxelles : les inégalités sociales plus importantes que jamais

Le 30 Avr 24

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Les politiques de santé publique et de promotion de la santé ont eu un effet sur la santé et l’espérance de vie en Belgique. Dans son nouveau tableau de bord de la santé, l’Observatoire de la Santé et du Social de Bruxelles-Capitale montre que malgré la période Covid, certains indicateurs s’améliorent, mais les inégalités sociales persistent.

Dennis Mathysen, Elise Mendes da Costa, Sarah Missine, Joël Girès, Dalia Fele, Melody Yannart pour L’Observatoire Social Santé de Bruxelles-Capitale – Vivalis.brussels

Cette nouvelle édition du Tableau de bord de la santé de la Région bruxelloise propose un aperçu actualisé de la santé de la population bruxelloise, en tenant compte du contexte démographique, social et multiculturel en constante évolution dans la Région. Elle met en lumière des thèmes importants, tels que l’espérance de vie, les défis posés par les maladies chroniques et infectieuses et le rôle crucial des soins de santé mentale. 

Une attention particulière est portée à la relation complexe existant entre la santé et les inégalités sociales, qui sont plus importantes que jamais dans la région de Bruxelles. Ainsi, l’amélioration de la santé ne peut résulter du seul accès aux services de santé, mais dépend aussi d’une action menée envers les déterminants sociaux de la santé tels que l’emploi, le revenu, le logement et l’environnement.  

Le rapport met aussi l’accent sur les besoins et les défis spécifiques en matière de santé, à certaines étapes de la vie. Extraits choisis. 

L’espérance de vie à la naissance augmente 

L’espérance de vie des hommes et des femmes est en augmentation continue dans la Région bruxelloise sur la période 1999-2019, tout comme en Flandre et en Wallonie. 

Ce phénomène va de pair avec la diminution de toute une série de chiffres relatifs aux causes de mortalité (prématurée). Ainsi, pour les hommes bruxellois, les diminutions de taux de mortalité les plus frappantes concernent les deux principales causes de décès : les cancers du système respiratoire (larynx, trachée et poumons) et les cardiopathies ischémiques. La mortalité liée à ces deux affections a considérablement diminué en 10 ans. De nombreux facteurs contribuent à cette évolution, comme les nouvelles évolutions médicales et l’amélioration des traitements, mais la baisse du nombre de fumeurs (quotidiens) joue indubitablement aussi un rôle. Le tabagisme a en effet diminué de manière systématique. 

Parmi les facteurs qui ont amélioré l’espérance de vie, la promotion de la santé a joué un rôle. La population est mieux sensibilisée aux bienfaits des comportements de santé : en particulier sur la question de la diminution du tabagisme, ou encore sur l’attention accrue portée à l’alimentation et à l’activité physique. L’émergence du secteur témoigne aussi d’une prise de conscience croissante de la possibilité d’influencer sa propre santé. Toutefois, le niveau de littératie en santé, qui varie selon le statut socio-économique, a toujours un fort impact sur les comportements de santé. 

Des inégalités sociales mortifères 

Cette évolution positive ne doit toutefois pas nous faire oublier que les inégalités sociales sont encore importantes. Les habitants des communes à haut revenu ont ainsi une espérance de vie considérablement plus élevée que les habitants des communes plus pauvres. Ainsi, quand nous comparons les communes bruxelloises considérées comme « extrêmes », l’impact du statut socioéconomique sur l’espérance de vie apparaît clairement.  

L’espérance de vie est significativement plus élevée, tant pour les hommes que pour les femmes, dans les communes où le revenu médian est plus élevé. Woluwe-Saint-Pierre, par exemple, était la commune avec le revenu médian le plus élevé à Bruxelles en 2019 (26 812 €) et présente la meilleure espérance de vie, tant pour les hommes que pour les femmes. À l’inverse, Saint-Josse-Ten-Noode enregistrait le revenu médian (16 277 € en 2019) et l’espérance de vie (pour la période 2017-2019) les plus bas. Les habitant.es de St-Josse-Ten-Node ont ainsi perdu quasiment 3 ans d’espérance de vie entre 2014 et 2019, comme le montre le graphique ci-dessous. La différence d’espérance de vie entre les communes avec un niveau socioéconomique plus élevé ou plus faible semble plus prononcée chez les hommes que chez les femmes et le fossé entre les « extrêmes » semble s’être creusé au fil du temps.

schema 1 esperance de vie

Quand pollution rime avec précarité 

Les pollutions environnementales ont un véritable impact sur la santé. Le rapport en aborde trois :  dans l’espace urbain, dans l’emploi et dans les logements, et en conclut qu’elles ont une dimension inégalitaire tout à fait marquée. Les moins aisés résident dans des quartiers plus pollués, plus bruyants, à l’intérieur de logements qui présentent plus souvent de l’humidité et des moisissures. Par ailleurs, ce sont les emplois les moins valorisés qui sont soumis aux expositions professionnelles les plus pénibles.  

Cet état de fait révèle la nature structurelle des inégalités environnementales, connectées au fonctionnement ségrégatif du marché du logement, du marché du travail et ainsi aux inégalités socio-économiques dans leur ensemble. Les pollutions spécifiquement urbaines (liées au trafic routier ou au type de bâti) sont quant à elles plus fortes à Bruxelles que dans les autres régions, essentiellement du fait qu’il s’agit d’une ville-région. 

Covid et cancer 

Avant Covid, le cancer est responsable d’un décès sur quatre, toutefois l’incidence brute de cancer a légèrement baissé. Ces chiffres sont étonnants, étant donné que l’incidence brute du cancer a augmenté dans les deux autres régions belges : la Flandre et la Wallonie. Le fait que l’évolution soit différente à Bruxelles s’explique principalement par des différences dans la distribution des âges. Bruxelles a longtemps connu un rajeunissement de sa population, or le cancer est plus fréquent dans les groupes de population plus âgés. 

Pour ce qui est des maladies infectieuses, elles affectent de manière disproportionnée les groupes vulnérables. L’accès limité aux soins de santé et à la prévention ainsi que l’exposition accrue à des facteurs de risques contribuent à un taux de mortalité plus élevé dans ces groupes. La pandémie de Covid-19 et les mesures de lutte contre celle-ci ont aussi certainement eu un énorme impact sur les personnes vivant dans la pauvreté et la précarité, surtout dans la Région bruxelloise, où la pauvreté et les inégalités sociales et en matière de santé étaient déjà considérables avant la crise. Au début de l’épidémie, différents facteurs influençant l’exposition à l’épidémie avaient été identifiés, comme les conditions de travail (possibilité de télétravail, métiers essentiels avec de nombreux contacts rapprochés), la densité résidentielle (mobilité urbaine, manque d’espaces verts) et les conditions de logement (taille du ménage, type de logement). Les personnes en situation précaire cumulent souvent plusieurs facteurs de risque et sont donc particulièrement vulnérables. 

L’impact du Covid sur les troubles anxieux 

Les problèmes de santé mentale touchent une part non négligeable de Bruxellois, dont certains sont plus à risque comme les personnes rencontrant plus de difficultés financières pour les troubles anxieux et dépressifs notamment, ou les femmes et les générations plus jeunes pour les troubles anxieux. Les répercussions des problèmes de santé mentale peuvent par ailleurs être importantes pour les personnes elles-mêmes, leur entourage, et la société plus largement. Ils peuvent être la cause d’incapacités de travail de longue durée et également avoir un impact important en termes d’années de vie en bonne santé perdues. 

La pandémie de Covid-19 s’est accompagnée à Bruxelles d’une augmentation des troubles anxieux et dépressifs. La fréquence de ces troubles a augmenté durant la crise du Covid-19 et a fluctué, avec des pics qui semblent suivre l’évolution de l’épidémie de Covid-19 et les mesures prises face à celle-ci. Alors qu’en mars 2022, la fréquence des troubles anxieux et dépressifs avait diminué, en juin 2022, le bien-être psychologique s’est à nouveau dégradé, en particulier pour les troubles dépressifs, suite aux inquiétudes par rapport au prix de l’énergie, au changement climatique, au prix ou à la pénurie de nourriture, ou à un rebond économique du virus du Covid-19. La fréquence des troubles dépressifs a continué à augmenter jusque fin septembre-début octobre 2022 pour ensuite diminuer. 

Proportion de personnes âgées de 18 ans et plus* présentant un trouble anxieux généralisé** ou un trouble dépressif** : évolution entre avril 2020 et fin juin-début juillet 2023, Région bruxelloise

schema trouble anxieux tbs bxl

Alerte sur les besoins croissants des personnes âgées 

Au cours des 20 dernières années, le taux de mortalité standardisé par suicide a diminué de plus de la moitié passant de 22,5 décès pour 100 000 habitants en 1998 à 9,5 en 2021. Toutefois, la mortalité par suicide (taux brut de mortalité) augmente avec l’âge, chez les hommes et les femmes, mais de manière plus marquée chez les hommes, chez qui on observe par ailleurs une augmentation importante à partir de 75 ans, comme le montre le schéma ci-dessous. 

schema 3 taux de suicide 75 ans

Depuis 2010, la Région bruxelloise est confrontée à une augmentation du nombre de personnes âgées. Au 1er janvier 2022, 160 116 personnes âgées de 65 ans et plus habitent en Région bruxelloise. Elles représentent 13,1 % de la population totale bruxelloise. Selon les projections démographiques réalisées jusqu’en 2070, l’augmentation de cette population se poursuivra pour arriver, en 2070, à 223 273 personnes (soit 18,2 % de la population totale bruxelloise). Le nombre des 85 ans et plus – population plus vulnérable et plus à risque de dépendance aux soins – augmentera fortement à partir des alentours de 2030. Le profil des personnes âgées bruxelloises évolue également dans le temps : les personnes âgées sont plus à risque de précarité et culturellement plus diversifiées. L’évolution démographique et socio-culturelle de la population âgée impliquera potentiellement de repenser l’offre socio-sanitaire à Bruxelles (soins et aides à domicile, et types d’accueil et d’hébergement pour personnes âgées). 

Ainsi, la croissance du nombre de personnes âgées, l’augmentation de l’espérance de vie, la diminution de la durée des séjours hospitaliers et l’évolution du profil socio-culturel des personnes âgées bruxelloises influencent et influenceront le recours aux aides et aux soins à domicile ainsi que le choix d’intégrer un certain type d’accueil ou d’hébergement pour personnes âgées. En effet, les recours aux soins à domicile sont en légère augmentation ces dernières années, tandis que le taux d’occupation des MRPA/MRS est en baisse. En outre, selon l’étude de programmation relative aux structures de maintien à domicile et d’accueil ou d’hébergement pour personnes âgées de la Région bruxelloise, les structures d’accueil de types « court-séjour » sont à développer davantage dans la mesure où elles sont une alternative à la maison de repos en favorisant le maintien à domicile des personnes âgées.

Le rapport se clôture par une vue d’ensemble de l’offre et de l’utilisation des soins de santé et comment ces éléments affectent l’état de santé des Bruxellois. A lire de toute urgence ! 

Retrouvez le rapport complet  

Contacts : Dennis Mathysen, dennis.mathysen@vivalis.brussels et Elise Mendes Da Costa, elise.mendesdacosta@vivalis.brussels 

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Plaisir et sécurité : les clés de la participation du public 

Le 30 Avr 24

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Plaisir et sécurité : ces deux émotions sont déterminantes pour la participation du public à des activités collectives en promotion de la santé. Une étude se penche sur les déterminants personnels et interactionnels au cœur de l’expérience des contributeurs et donne des clés d’action aux professionnel.les.

Plaisir d’apprendre, plaisir lié à la création, plaisir lié à la sociabilité, sécurité liée à l’écoute, sécurité liée au matériel, sécurité liée au corps : ces émotions sont bien plus que de simples indicateurs. Le plaisir et la sécurité sont les deux principales logiques émotionnelles favorisant l’engagement individuel dans une activité collective en promotion de la santé. Mieux, elles sont clairement des conditions nécessaires qui dominent les trois temps de la structuration d’une activité collective dont chacun possède une fonction spécifique : le temps ante, qui développe une fonction d’adhésion, le temps « t », qui vise la stabilisation de l’engagement lors de son déroulement, et le temps post qui permet d’évaluer l’expérience contributrice du public. 

Ce sont les conclusions de l’étude qualitative menée dans le cadre de la chaire Be-Hive, qui portait sur les déterminants de la participation du public à des activités collectives. Celle-ci analyse de manière micro-sociologique les activités de trois organisations du Namurois. 

Trois terrains d’observation 

La première organisation est un service de réinsertion par le logement qui propose une diversité d’activités collectives mêlant professionnels et usagers/patients. Il compte une quinzaine de travailleurs (infirmiers, assistants sociaux, éducateurs, etc.) pour un total d’usagers avoisinant un peu plus de mille personnes. 

Le second terrain est une maison médicale dont une section orientée sur des projets en santé communautaire permet de réaliser des activités en collaboration avec les habitants du quartier. Elle compte une petite vingtaine de travailleurs : médecins, travailleurs sociaux, kinésithérapeutes. Une partie de son public cumule des facteurs le précarisant1 tels que l’isolement relationnel, la perte d’emploi et des comorbidités.  

Le troisième est un service lié à l’Office de la Naissance et de l’Enfance (ONE), regroupant plusieurs communes et destiné à tous les parents d’enfant jusqu’à l’âge de 7 ans. Il propose des activités collectives qui impliquent les parents, leurs enfants et le professionnel « partenaire enfants-parents » (PEPS), tout en collaborant avec d’autres professionnels de disciplines variées (psychomotricité, kinésithérapie, etc.). Le public est très hétérogène, car certains territoires comptent des publics pluri-précarisés, quand d’autres sont plutôt favorisés. 

Ces trois organisations situées sur le même territoire, se connaissaient et ont déjà collaboré autour d’usagers/patients commun, ce qui a facilité l’accès au public. 

L’étude se base sur 27 sessions d’observation, dont 15 activités collectives différentes comptant six à trente participants en moyenne par le biais de la méthode d’observation directe2. Parmi celles-ci figuraient entre autres des « cafés papotes », une assemblée d’usagers/patients, une conterie. Leur durée variait entre 1h30 et 5h. Les données ont été passées au crible de l’analyse thématique3, puis complétées par des entretiens semi-directifs individuels de type compréhensif4 auprès de treize professionnels et dix-huit usagers/patients. 

De la reconnaissance du besoin à l’adhésion 

Le temps ante est dédié à la préparation et à la planification d’activités collectives. En raison du caractère non-obligatoire de ces activités cette temporalité instaure aussi, à travers la relation avec l’usager/patient, des moments où le professionnel en vient à « aller chercher » le public pour lui proposer de se rendre à l’activité. 

Divers obstacles jalonnent la venue du public : le manque d’habitude de participer aux activités, des épisodes d’isolement relationnel, la sédentarité, ou encore à des états psychiques stagnants. Les professionnel.les du care prêtent une attention particulière au fait que le public puisse avoir accès au contenu de l’activité pour son « intérêt ».  Il semble qu’ils et elles soient conscients du coût social que cela représente. 

Quatre étapes précèdent cette mobilisation du public par les professionnels :  

– aller à la rencontre des usagers/patients lors d’entretiens individuels planifiés ou lors de permanences, et lorsque le public en question est déjà un minimum initié aux activités collectives ;  

– sonder les attentes du public en étant attentif à son intérêt, à ce qui l’anime et l’enthousiasme tout en l’informant sur les activités collectives existantes qui sont proposées par l’organisation ;  

– développer un argumentaire visant à persuader l’usager/patient de se rendre à l’activité, en mettant l’accent sur les bénéfices de sa venue à l’activité, le plaisir s’y rattachant, tout en explicitant les tenants et aboutissants qui s’y réfèrent. La persuasion ici est à entendre en tant que logique qui pousse à agir5 ;  

– si la personne donne son accord pour participer, la quatrième séquence s’enclenche. Celle-ci a une fonction « opératoire », car elle se traduit par la planification de la venue avec l’usager/patient, le rappel de la plage horaire, le fait de s’assurer qu’il l’inscrive quelque part, tout en discutant avec lui sur les modalités constitutives du « rappel » (email, sms, coups de fil etc.) afin de s’assurer de sa présence. 

Les professionnel.les veillent à attiser la curiosité du public pour le contenu de l’activité, et à suggérer l’intérêt qu’il peut en retirer par sa participation. De ce fait, ce temps ante développe une fonction d’adhésion : les professionnels veillent à ce que le public se sente un minimum enthousiasmé et sécurisé afin qu’il puisse marquer son accord en vue d’adhérer à l’activité6. Cependant, une fois que la personne s’y rend, encore faut-il qu’elle puisse s’y sentir à l’aise pour y participer.  

Convivialité et sentiment d’utilité 

Fabrice est impliqué dans son quartier. Il est membre du comité de riverains, participe à la création d’un potager partagé, initie un atelier sportif au centre d’éducation permanente et patient de la maison médicale. « On s’entend tous bien ici. Je n’ai pas de problème dans le quartier. Tout le monde me connaît. Je connais tout le monde. On est ensemble, on mange un morceau de gâteau, et, avant de commencer le mardi, on boit une tasse de café ou un jus d’orange… Et puis on partage les tâches sous la direction de Marceline (travailleuse sociale) et ceux qui sont responsables. ». Il accorde une importance toute particulière à la convivialité, à la vitalité des échanges et au plaisir d’être ensemble. Pour Fabrice, comme pour d’autres usagers interrogés, la notion du plaisir est centrale au sein de l’expérience. Elle est un réel moteur pour l’action à l’instant « t », car elle suscite une évaluation perçue comme positive 7. Elle permet également de renforcer l’engagement 8. 

En outre, le sentiment d’utilité est majeur pour l’engagement dans l’activité. Dans le cadre d’un projet de piétonisation d’une rue, la maison médicale, le comité de riverains, l’association de concertation de quartier ainsi que le centre d’éducation permanente ont travaillé de concert. Au cours du printemps 2022, les habitant.es du quartier, épaulés par des professionnels d’une ASBL de construction éco-responsable, ont travaillé par atelier : 

  • sur l’agrandissement de l’espace « chalet », où a lieu le « café papote » hebdomadaire; 
  • sur le stand de découpe du bois équipé d’un établi avec une disqueuse et la manutention de marchandises utiles aux autres ateliers ;  
  • sur la conception d’un espace d’expression artistique (chant, stand-up, théâtre, slam) avec gradins et estrade. 

Les professionnels de la première ligne passaient sur les stands et se mêlaient aux habitant.es. Certain.es mettaient même la main à la pâte et retrouvent ainsi parmi les participants, des patient.es de la maison médicale. C’est le cas de Nancy, qui travaille aux côtés de la coordinatrice de la maison médicale. 

Nancy manipule une planche de plus de 2m de long au plus près de la disqueuse. La coordinatrice lui donne des conseils pour placer la pièce. Une fois sur les repères, Nancy actionne le bouton et surveille la découpe jusqu’à la fin. La coordinatrice la félicite. Nancy la remercie en souriant timidement. La coordinatrice s’exclame : « on forme une bonne équipe ! », Nancy confirme tout en souriant, et reprend son geste, affichant un sourire plus large. 

Cette observation, confirmée par des entretiens, montre que la valorisation de l’habitant, outre la fierté et la satisfaction qu’elle suscite sur le moment, nourrit surtout un sentiment d’utilité. La personne se sent reconnue dans une expertise autre que celle du patient stricto sensu. Le fait de travailler côte à côte entérine cet aspect en horizontalisant les rapports entre professionnel et public à l’instant « t » de l’activité. Inévitablement, le plaisir constitue donc une émotion qui alimente une aisance personnelle amenant l’individu à mieux comprendre les obligations et attentes de l’activité, ce qui le conduit à fournir les contributions correspondant au cadre de l’activité, donc à intensifier son engagement au sein de celle-ci.  

Garantir le cadre bienveillant 

Afin que ce plaisir soit porteur et concrétise un engagement stabilisé du participant, il convient que le cadre de l’activité soit propice à ce type de socialité chaleureuse et qu’il soit alimenté. En effet, les professionnel.les jouent le rôle de « gardiens » en garantissant le cadre, c’est-à-dire des conditions de format (règles, comportements autorisés/proscrits, manières de discuter etc.) et de réalisation (objectifs, concrétisation d’actions, etc.) constitutives de l’activité participative9.  

Si les professionnels du care peuvent consolider des émotions mobilisatrices qui facilitent la contribution personnelle de chaque participant10, ils peuvent aussi endiguer les effets dépréciatifs des émotions qui démobilisent le participant comme l’illustre ce témoignage de Thibaut, assistant social travaillant dans le service de réinsertion par le logement. 

« Les enjeux qu’ont les locataires c’est la première chose qui vient entraver [la dynamique des interactions], et il y a aussi la problématique de santé mentale et/ou, d’assuétudes… Donc un mec qui arrive complètement beurré à mon activité, je lui ai déjà dit :  » écoute là pour moi t’es pas apte à faire l’activité », il disait  » Si, si ça va « , je dis  » non moi je suis désolé pour qu’il y ait un bon fonctionnement dans le groupe je dois refuser », donc c’est déjà arrivé que je dise non à la personne qui vient faire l’activité ». 

Certaines conduites sont perçues comme socialement inacceptables car elles vont générer des émotions démobilisatrices qui risquent d’altérer l’engagement d’au moins une personne et, en cascade, de gripper l’harmonie du groupe voire d’entraver la réalisation effective de l’activité. En réponse, le professionnel procède à un rappel du cadre envers la personne commettant cette transgression. Si l’harmonie du groupe est toujours entravée, une proposition d’exclusion temporaire, de l’activité, peut être nécessaire, tout en veillant à permettre à la personne de revenir ultérieurement11

Compte tenu des ambivalences émotionnelles qui peuvent se jouer lors du temps « t », qui développe une fonction de stabilisation de l’engagement du public, il semble également nécessaire de considérer que le temps « en dehors » de l’activité peut s’avérer tout aussi crucial tant pour le public que pour le professionnel concernant des implications futures lors d’activités. 

La participation n’est pas un long fleuve tranquille 

Le dernier temps de l’activité collective offre prioritairement un moment d’évaluation. Qu’elle se fasse à chaud ou de manière plus formalisée, impulsée ou non par les professionnels, elle porte sur les aspects techniques et matériels constitutifs du déroulement de l’activité, ainsi que sur l’expérience personnelle du participant. 

« On utilise souvent le même canevas d’évaluation », explique Arielle, qui est animatrice en santé communautaire en maison médicale. « La plupart de nos évaluations sont des tours de table : « Qu’est-ce qu’il y a de positif ou de négatif ? », ou « Qu’est ce qui n’est pas à faire pour l’année suivante ? ». Il y a différents niveaux d’évaluation, certaines évaluations se passent au café papote, avec les gens qui y ont participé, qui n’iront peut-être pas plus loin. Et il y en a d’autres où on les encourage à donner leur avis ». 

L’évaluation permet aussi de prendre conscience du fait que l’activité peut avoir un effet délétère quand certains participants ressentent des émotions démobilisatrices. C’est le cas de Josiane qui essuyait des formes répétées de mépris au sein du journal de quartier. « A un moment, un des participants dénigrait notre journal, il trouvait qu’il ne ressemblait pas assez aux vrais journaux. […] Pour finir, tout le monde voulait quitter la rédaction. Donc, nous, les deux personnes qui étions là depuis le début, on en avait marre, on n’en pouvait plus […] On avait toujours peur quand on devait amener nos articles, on se demandait si ça allait passer ou pas… » raconte cette patiente de la maison médicale, coordinatrice du projet « café papote ». 

De ce fait, un sentiment d’insécurité peut générer du déplaisir voire un ras le bol qui provoque un désengagement social à l’instant « t ». En cas de récurrence, il peut déboucher sur un désir de désertion totale pour de futures implications. En somme, les expériences narrées par Josiane et les variétés émotionnelles qui les constituent démontrent que le public, lors de ce temps post, en vient à évaluer son implication passée dans le temps « t » avec une logique de balance coût-bénéfice qui décidera de ses implications futures. En d’autres termes, ce temps post développe une fonction d’évaluation de l’expérience contributrice du public de manière à concevoir au moins son retour ultérieur lors d’autres activités, voire sa pérennisation. Dans ce processus, les émotions servent d’items évaluatifs et de points de repères pour l’implication. 

En somme, plaisir et sécurité sont à la fois les effets et les ressources qui carencent ou subliment la contribution de chacun dans le dispositif participatif. 

Une étude menée dans le cadre de la Chaire Be-Hive

Cette étude qualitative portant sur les déterminants de la participation du public fait partie du deuxième Workpackage de la chaire inter-Universitaire & inter-disciplinaire Be-Hive (2024) sur les phénomènes impliquant la première ligne d’aide et de soin en Belgique francophone, la participation et l’engagement du patient/citoyen (lire le papier « Santé communautaire: l’heure est à l’échange de pratiques » paru dans Education Santé n°406). Cette recherche a émergé dans la lignée d’une étude quantitative menée par Kirkove et al. (2021) sur une population de 300 professionnels de la première ligne.  

Celle-ci avait mis en lumière que la participation du public, y compris le plus vulnérable, demeure une priorité dans l’exercice des pratiques en santé communautaire. Outre des difficultés relatives à la participation du public, l’étude a relevé que l’offre d’activités individuelles est beaucoup plus développée que celles d’activités collectives. 

Références bibliographiques :

  1. Ott, L. (2019). Philosophie de la précarité : sortir de l’impuissance. Lyon: chronique sociale. 
  1. Arborio, A.-M., & Fournier, P. (2015). L’observation directe: Vol. 4e édition. Armand Colin; Cairn.info
  1. Paillé, P. & Muchielli, A. (2021). L’analyse qualitative en sciences humaines et sociales. Armand Colin. 
  1. Kaufmann, J.-C. (2016). L’entretien compréhensif: Vol. 4e éd. Armand Colin; Cairn.info
  1. Victor Ferry, « Exercer l’empathie : étude de cas et perspectives didactiques », Exercices de rhétorique, 5 | 2015
  1. Vermeersch S. (2013). Que faire du plaisir en sociologie : l’exemple de l’engagement bénévole. Dans : Cahiers de la recherche sur l’éducation et les savoirs, n°12/2013 
  1. Pierre A. (2023). Identité sociale & handicap : lorsque les cadres sociaux  et attentes normatives influent les trajectoires. Dans « Edith. Histoire des savoirs ». Vol., 7./2023. Haute Ecole Libre Mosane 
  1. Goffman, E. (1974). Les rites de l’interaction. Editions de Minuit. 
  1. Charles, J. (2016). La Participation en actes. Entreprise, ville, association. Desclée de Brouwer. 
  1. La Paglia V. & Harmegnies P. (2022). La responsabilité du travailleur social face à la participation de l’usager : entre l’éthique de la posture d’accompagnement, les besoins du public et la normativité du cadre de l’activité. Dans : Revue de L’AIFRIS.
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Un référentiel pour former la première ligne à la promotion de la santé 

Le 28 Mar 24

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La promotion de la santé et la prévention sont encore souvent considérées comme des matières secondaires dans les formations aux métiers de la première ligne de soins. Un consortium d’Universités, de Hautes Écoles et d’Associations de terrain proposent un référentiel de compétences essentielles pour combler les failles. Retour sur les trois études issues de la recherche REFORM P2.

étudiant.es sur un campus

L’auteure, Ségolène Malengreaux (UCLouvain/IRSS-RESO) a écrit cet article avec la collaboration d’Isabelle Aujoulat (UCLouvain/IRSS-RESO), Mariangela Fiorente (UCLouvain/IRSS-RESO), Gaëlle Fonteyne (Promo Santé & Médecine Générale), Marine Paridans (ULg) et Benoît Pétré (ULg)

Le développement de la première ligne est au centre des politiques régionales de santé en Belgique au Sud comme au Nord du pays : la Région wallonne met la touche finale à la réforme Proxisanté, la Région de Bruxelles-capitale s’est dotée d’un Plan Social Santé Intégrée (2022) et la Région flamande réorganise sa première ligne depuis 2017. Ces dynamiques régionales reposent toutes sur des approches territorialisée et intégrée des services de soins et d’aides dans le but d’améliorer la qualité du système de santé. Elles visent à développer la première ligne en renforçant ses missions de promotion de la santé et de prévention des maladies et des traumatismes.  

Ainsi, ces politiques régionales invitent à investiguer l’un des axes stratégiques de la Charte d’Ottawa (1986) consistant à réorienter les services de santé dans une perspective de promotion de la santé. Parmi les chartes et déclarations internationales qui ont suivi la charte d’Ottawa, cet axe stratégique a été le moins développé, alors même que l’organisation des soins et des services de santé contribue considérablement – estimé à 25% (1) – à l’état de santé et de bien-être des populations (2). 

Trois études pour cerner la place de la promotion de la santé 

En 2021, le Fonds Van Mulders Moonens, géré par la Fondation Roi Baudouin, a lancé un appel à projet de recherche pour avoir « une vue globale de la maîtrise des concepts et méthodologies de prévention et de promotion de la santé par les professionnels de santé de la première ligne et proposer des recommandations pour renforcer leur maîtrise notamment via une amélioration des formations de base et continue » (3).  

En juin 2021, une dizaine d’acteurs des champs de la promotion de la santé, de la prévention et de la première ligne ont saisi cette opportunité et déposé un projet de recherche collaborative visant à co-construire, valider et diffuser des recommandations pour le renforcement de l’enseignement de la promotion de la santé et de la prévention (PSP) dans la formation initiale et continue des professionnels de la première ligne en Fédération Wallonie Bruxelles (FWB). Le projet, nommé REFORM P2 (Recherche sur l’Enseignement et la FORMation en Promotion de la santé et Prévention) s’est donc inscrit dès le départ dans une perspective de formation tout au long de la vie, reconnaissant ainsi la complémentarité des pratiques de formation initiale et continue, au service du développement de compétences pour la promotion de la santé et la prévention (PSP). 

Encadrés par des principes de gouvernance inspirés de la sociocratie (4), le groupe de partenaires a conçu un design de recherche en trois études complémentaires. La première étude s’intéresse aux pratiques de formation continue en PSP. La seconde s’attèle à un travail d’analyse et de documentation de la présence et de la visibilité des cours contributifs à la PSP dans la formation initiale de filières préparant aux métiers de la première ligne suivants : médecin généraliste, infirmier de première ligne, psychologue, pharmacien et assistant social. La troisième analyse les facteurs structurels et contextuels à l’ancrage de la PSP dans la formation initiale et continue des professionnels de la première ligne de soins. 

Lignes de faille dans les parcours d’apprentissage 

L’analyse des pratiques des acteurs et actrices de la formation continue en PSP et l’analyse de l’offre de dispositifs de formation continue en PSP (première étude) en Fédération Wallonie Bruxelles a mis en évidence des caractéristiques et particularités intéressantes.  

Tout d’abord, les pratiques se rejoignent autour d’un socle théorique commun en matière de PSP. Elles mobilisent le plus souvent des démarches pédagogiques ayant pour finalité de dépasser une compréhension théorique des éléments de ce socle par l’expérimentation, le partage d’expérience ou de l’analyse de ses pratiques professionnelles entre participants qui permettent de dépasser une compréhension théorique. Les acteurs et actrices de la formation continue spécialisée en PSP sont nombreux à pointer l’écart qui existe entre les représentations des professionnels de la santé et certains prérequis importants en matière de PSP. Selon eux, cet écart entrave la continuité dans les apprentissages entre la formation initiale et la formation continue et obligerait à réaliser un important travail de déconstruction. 

Ensuite, la diversité des profils des participants aux formations continues en PSP invite à considérer la multidisciplinarité de ces espaces de formation, qui participent au décloisonnement des pratiques et à une compréhension plus transversale des différentes disciplines. Les pratiques des acteurs et actrices de la formation continue s’imprègnent également des dynamiques institutionnelles et cherchent à ce que les apprentissages des participants soient questionnés au regard de celles-ci. Ainsi, il a été relevé que les besoins de formation doivent se questionner au regard des réalités de terrain et institutionnelles. 

Enfin, les formations continues en PSP semblent inviter à un glissement, voire une rupture, de l’identité professionnelle. En positionnant la pratique du professionnel dans un espace de formation multidisciplinaire où les connaissances antérieures sont déconstruites pour être reconstruites collectivement sous le prisme de la promotion de la santé, la formation a pour effet de modifier les repères qui définissaient autrefois l’identité professionnelle des participants. Cette observation suggère par ailleurs l’existence d’un écart entre l’identité professionnelle que la formation initiale construit et les identités professionnelles nécessaires à la pratique de son métier dans une logique de promotion de la santé.  

Les résultats de cette première étude laissent supposer que la formation initiale des professionnels de la première ligne ne prépare pas à pratiquer les métiers de l’aide et du soin dans des logiques de promotion de la santé.  

PSP dans la formation initiale : peu visible et parcellaire 

Sur ces premiers constats, nous avons analysé les programmes de formation initiale de plusieurs filières de la première ligne, et plus particulièrement les cours relevés comme contributifs de la PSP (deuxième étude). Cette analyse a mis en exergue plusieurs constats relatifs à l’ancrage de la PSP dans la formation initiale de ces professions.  

D’abord, la majorité des contenus et acquis d’apprentissage relevant de la PSP se situe dans des cours dont l’intitulé ne le laisse pas prévoir (ex : « psychologie générale et médicale »). Quant aux cours dont les intitulés ne laissent pas de doute sur leur contribution à l’enseignement de la PSP (ex : « éducation du patient à sa maladie »), ils sont pour la plupart facultatifs ou font partie d’une orientation spécialisée, telle que la santé communautaire. Ainsi, la visibilité de la PSP est diffuse et peu assumée dans les programmes analysés.  

Ensuite, la plupart des cours contributifs de la PSP sont centrés sur le rôle des déterminants individuels de la santé et sur des stratégies de renforcement des aptitudes individuelles visant le contrôle de la maladie. Ces acquis d’apprentissage ne témoignent donc pas d’une ouverture à l’ensemble des déterminants de la santé et aux compétences en lien avec des approches collectives, telles que la santé communautaire ou l’exercice du plaidoyer. Par ailleurs, la cohérence et la progressivité des enseignements contributifs de la PSP au sein d’une même filière ne semblent pas assurées dans la majorité des programmes examinés. Les résultats ne nous permettent donc pas d’observer un « parcours d’apprentissage » en PSP.  

Enfin, les résultats obtenus laissent penser que les enseignants n’ont pas la capacité d’orienter leurs cours dans des logiques de PSP. En pratique, cela se traduit par des collaborations internes – avec d’autres facultés (comme la faculté de Santé Publique) – ou externes – tels que des acteurs de la formation continue spécialisée en PSP.  

Les résultats de cette deuxième étude semblent confirmer que, généralement, les programmes de formation initiale ne préparent pas suffisamment les professionnels à pratiquer dans des logiques de PSP, sauf (pour certaines filières, comme infirmier) si les futurs professionnels font le choix de s’orienter explicitement vers ce type de démarches dans le cadre de leurs cours optionnels. Ainsi, un déséquilibre persiste dans la formation initiale entre le développement des compétences curatives, de prévention et de promotion de la santé, pourtant nécessaires à l’exercice d’un mandat plus vaste des métiers de la première ligne.  

Un référentiel et des priorités pour créer des ponts

L’analyse des contraintes et leviers contextuels et structurels qui participent à l’ancrage de la PSP dans la formation des professionnels de la première ligne de soins (troisième étude) a mis en exergue le rôle d’une série de facteurs qui nous permettent de conclure que la question du renforcement de l’ancrage de la PSP dans la formation initiale et continue dépasse largement la simple ingénierie pédagogique et qu’elle interroge le cloisonnement entre la formation initiale et la formation continue. 

Notre démarche de recherche a certes permis de documenter les lacunes de notre système en termes d’ancrage de la PSP dans la formation des professionnels de la première ligne, mais elle a aussi permis de relever une série de repères pour orienter davantage les programmes de formation dans des logiques de PSP.   

Nous avons travaillé à l’intégration de ces repères sous la forme d’un prototype de référentiel de compétences en PSP pour les professionnels de la première ligne de soins. Ce prototype énonce six compétences essentielles, assorties d’acquis d’apprentissage et de contenus spécifiques, ainsi que d’exemples de méthodes pédagogiques et de champs de spécialisation (voir version détaillée du prototype dans le rapport final de la recherche (5)). Le prototype a été construit à partir des pratiques de formation et d’enseignement de la PSP repérées dans le cadre des études de REFORM P2.  

Six compétences de PSP essentielles à la première ligne 

1. Positionner théoriquement la promotion de la santé et la prévention dans son champ de pratique, et plus globalement, dans les domaines de la santé, du soin et du social. 

2. Témoigner de sa compréhension de l’action des inégalités sociales de santé et des déterminants de santé dans les situations rencontrées dans sa pratique. 

3. Exercer son métier au regard d’un cadre de renforcement de la capacité d’agir des individus et collectivités et dans le respect des contextes sociaux et culturels de ceux-ci. 

4. Chercher, initier et entretenir des collaborations interprofessionnelles, intersectorielles et transdisciplinaires en considérant la personne et les collectivités comme partenaires de leur santé. 

5. S’engager comme professionnel dans les défis sociaux, environnementaux et de santé publique dans une perspective de justice sociale. 

6. Évaluer et faire évoluer sans cesse sa pratique, ses actions, sa posture professionnelle dans une perspective de justice sociale et de participation. 

Notre prototype de référentiel repose sur des bases solides issues d’une exploration de la littérature, d’une analyse systématique de la documentation afférente à de nombreuses offres de formation initiale, d’une démarche rigoureuse de recherche participative, et d’expériences diverses et complémentaires, y compris de confrontation directe aux situations de terrain, de toutes les personnes qui ont contribué à son élaboration. 

De futures démarches de confirmation, ajustement et validation, qui n’ont pas pu se faire dans le cadre de REFORM P2, sont néanmoins nécessaires et devront passer par une collaboration approfondie entre des usagers, des professionnels et des scientifiques issus des sciences de la santé en et des sciences de l’éducation, dans le cadre d’une recherche transdisciplinaire de type recherche-action ou de recherche de consensus. 

Au terme de la recherche collaborative, l’équipe de recherche et ses partenaires se sont entendus sur six priorités, accompagnées de 32 propositions de stratégies d’actions, pour développer la formation initiale et continue en matière de PSP auprès des professionnels de la première ligne.  

Six priorités à poursuivre pour réorienter la formation et l’enseignement de la PSP des professionnels de la première ligne 

Priorité 1 : Poursuivre le développement d’un référentiel de compétences de PSP à destination des professionnels de première ligne de soins. 

Priorité 2 : Structurer et visibiliser l’offre de cours de PSP dans les programmes de formation initiale pour les professionnels de la première ligne de soins. 

Priorité 3 : Déployer une offre plus dense et pérenne de formation continue et d’accompagnement professionnel à la PSP. 

Priorité 4 : Garantir la qualité des dispositifs de formation à la PSP au regard des valeurs et fondamentaux de la promotion de la santé et des exigences des différents métiers, situations professionnelles. 

Priorité 5 : Améliorer la visibilité et l’accessibilité de l’offre de formation initiale et continue en PSP pour les professionnels de la première ligne de soins 

Priorité 6 : Valoriser les stratégies de PSP dans l’exercice des métiers de première ligne de soins, et le développement professionnel. 

Si on ne prétend pas à l’exhaustivité et à avoir fait le tour de la question, l’approche bottom-up et collaborative renforce néanmoins l’ancrage de nos résultats dans le contexte de la FWB, et plus particulièrement dans les dispositifs et pratiques de formation existants en FWB, augmentant par conséquent la validité sociale de nos stratégies. Toujours est-il que nos réflexions et nos recommandations sont ancrées dans le contexte de la FWB, alors que les compétences « santé » dépassent la Communauté Française. Il nous semble dès lors prioritaire de décloisonner les discussions politiques et territoriales relatives à ces enjeux d’articulation des approches curatives et de promotion de la santé. Le contexte de réformes de la première ligne, introduisant cet article, est à ce titre particulièrement intéressant.  

Des questions en suspens 

Dans REFORM P2, nous avons fait le pari de positionner les compétences de PSP comme des compétences transversales aux métiers du soin (santé et social) et inscrites dans un continuum de développement professionnel, où la frontière entre la formation initiale et la formation continue n’a pas de sens. Ce processus de recherche nous encourage d’autant plus à poursuivre ce pari, en questionnant à quoi ressemblerait une stratégie de formation tout au long de la vie aux logiques de PSP destinées à réorienter les pratiques des acteurs et actrices sociaux et de la santé et pas seulement à augmenter leur employabilité. Quel rôle y joueraient le fédéral, les régions, les communautés et les communes, voire les bassins d’aide et de soins ? Quelles stratégies de développement d’une offre de formations, construites avec des partenaires de terrain ? Quelles régulations prévoir ? Quels incitants mettre en place pour favoriser l’adhésion des professionnels et éviter le piège des incitants discriminants ?  

Bien sûr, former les professionnels à la PSP n’est qu’une composante d’un système aux rouages bien huilés qui n’évoluera qu’au prix de changements pluriels. 

Références :  

Le rapport final : Malengreaux S., Fiorente M., Fonteyne G., Paridans M., Pétré B. & Aujoulat I. (Septembre 2023) Projet REFORM P2 – Rapport final : Stratégies pour un meilleur ancrage de la promotion de la santé et de la prévention dans la formation initiale et continue de la 1re ligne de soins en Fédération Wallonie Bruxelles, incluant un prototype de référentiel de compétences essentielles. Woluwé-St-Lambert.

Les 5 rapports de recherche intermédiaires sont téléchargeables sur ce lien :

  • Rapport intermédiaire 1 : Étude des pratiques de formation continue en promotion de la santé et prévention pour les professionnel·les de la 1re ligne de soins en Fédération Wallonie Bruxelles. Novembre 2022  
  • Rapport intermédiaire 2 : État d’avancement d’un travail collectif réalisé dans le but de renforcer l’ancrage de la promotion de la santé et de la prévention dans le parcours de formation des professionnel·les de la 1re ligne de soins en Fédération Wallonie Bruxelles. Décembre 2022  
  • Rapport intermédiaire 3 : Inventaire des programmes de formation initiale proposant un enseignement en promotion de la santé et prévention aux futur.es professionnel·les de la 1re ligne de soins en Fédération Wallonie Bruxelles. Février 2023  
  • Rapport intermédiaire 4 : Description et appréciation de la place et de la progressivité des enseignements en promotion de la santé et prévention dans la formation initiale des futur·es professionnel·les de la 1re ligne de soins en Fédération Wallonie Bruxelles : analyse détaillée de 5 cursus. Août 2023  
  • Rapport intermédiaire 5 : Inventaire des structures de formation continue en promotion de la santé et en prévention, actives en Fédération Wallonie Bruxelles (mis à jour en juin 2023). Septembre 2023  
  • Le mémoire de santé publique (UCLouvain) réalisé par Wuillaume, Katlyne et Hennebert, Alyssa, intitulé « Quelles stratégies développer pour un meilleur ancrage de la prévention et de la promotion de la santé dans la formation des professionnels de la première ligne de soins ? » – téléchargeable ici

Dans le texte :

(1) Kirby M, LeBreton M. The health of Canadians–The federal role. Volume two: Current trends and future challenges. Ottawa, ON: Standing Senate Committee on Social Affairs. Science and Technology, cite par Alami, H., Gagnon, M., Ghandour, E. & Fortin, J. (2017). La réorientation des services de santé et la promotion de la santé : une lecture de la situation. Santé Publique, 29, 179-184. https://doi.org/10.3917/spub.172.0179

(2) Alami, H., Gagnon, M., Ghandour, E. & Fortin, J. (2017). La réorientation des services de santé et la promotion de la santé : une lecture de la situation. Santé Publique, 29, 179-184. https://doi.org/10.3917/spub.172.0179

(3) Fondation Roi Baudouin, Quelles stratégies développer pour un meilleur ancrage de la prévention et de la promotion de la santé dans la formation des professionnels de la première ligne de soins ? Appel à candidatures pour un projet de recherche 2021, Fonds Van Mulders Moonens.

(4)  Buck J.A. & Endenburg G. (2004) « La sociocratie. Les forces créatives de l’auto-organisation ».

Enfants cheminant dans un couloir d'école

Ecole : pépinière d’innovation pour la promotion de la santé (1/2)

Le 27 Fév 24

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La promotion de la santé scolaire était à l’honneur d’un grand colloque francophone qui se tenait à Paris le 30 novembre dernier. Un programme dense et cadencé de plénières et d’ateliers auxquels des acteurs belges de la santé en milieu scolaire ont pu participer. Regards croisés.

Enfants cheminant dans un couloir d'école

Cet article a été coordonné par Chantal Vandoorne, collaboratrice scientifique à ESPRIst-ULiège et représentante de la Fédération wallonne de Promotion de la Santé à la Commission PSE 

Parler de promotion de la santé en milieu scolaire pour catalyser les énergies, l’occasion est (trop) rare. Fin novembre, l’Institut national du cancer (INCa) a réuni à Paris plusieurs centaines de chercheurs, décideurs, professionnels de santé, communauté éducative, opérateurs de prévention de huit pays francophones autour de 120 communications scientifiques sur le thème : « Promotion de la santé en milieu scolaire : actualités de la recherche et de l’innovation ». 

Au programme figuraient des interventions sur l’activité physique et la sédentarité, la réduction des risques de cancer environnementaux et comportementaux, l’alimentation et des focus sur la fragilité de certains publics. 

Une dizaine d’acteurs de promotion santé belges francophones dont plusieurs médecins de promotion de la santé à l’école (PSE) étaient présents. Ils partagent dans ci-dessous et dans un deuxième papier à retrouver sur ce lien leurs découvertes et leurs impressions. 

Impulsion internationale pour mesurer les compétences socio-émotionnelles 

Axelle Vermeeren, médecin scolaire au Centre de santé UCLouvain asbl, membre de l’association professionnelle des Médecins scolaires. 

Pouvoir assister à ce type de colloque tient pour moi de l’exception, tant il est rare d’avoir un réel focus sur la recherche en promotion de la santé centrée sur le milieu scolaire, en tout cas en Belgique, pays dans lequel j’exerce comme médecin scolaire depuis plus de 30 ans et comme directrice d’un service PSE (Promotion de la Santé à l’école). 

L’intervention de Noémie Le Donné, cheffe de l’unité sur les compétences socio-émotionnelles de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a été particulièrement importante. Elle a présenté les perspectives internationales dans le domaine en apportant une définition toute en nuance des compétences socio-émotionnelles (CSE) (autrement nommées compétences psychosociales, ou compétences de vie).  

Elle rappelle d’abord que ces compétences se distinguent des processus cognitifs fondamentaux (tels que le traitement visuel, l’attention, la mémoire, la récupération) et des compétences scolaires (telles que : la lecture, l’écriture, le calcul). 

Les compétences de vie sont à l’intersection de l’application (responsabilité, persistance, contrôle de soi) ; de la régulation émotionnelle (résistance au stress, optimisme, contrôle émotionnel) ; de la collaboration (empathie, confiance, coopération); de l’ouverture d’esprit (tolérance, curiosité, créativité) ; de l’investissement dans les relations (sociabilité, assertivité, énergie). 

CSE et personnalité sont des concepts liés mais distincts. La personnalité correspond à des tendances dans les comportements et les pensées (application, stabilité émotionnelle, amabilité, ouverture, extraversion) ; tandis que les compétences correspondent à ce qu’un individu est capable de faire quand la situation le demande.  

Les CSE sont donc des caractéristiques individuelles qui s’expriment dans des schémas de pensées, de sentiments et de comportements. Elles se manifestent par un comportement maximal plutôt que typique, se distinguant ainsi des traits de personnalité. Elles sont dépendantes de la situation, par exemple : le contexte de la tâche, la fatigue, et sont sujettes à des changements développementaux et à des prédispositions génétiques. 

Noémie Le Donné rappelle que la recherche dispose de preuves solides sur le fait que les CSE peuvent être enseignées en milieu scolaire, quels que soient les groupes d’âge et les contextes nationaux pour la persistance, le contrôle de soi, la résistance au stress, le contrôle émotionnel, l’empathie, la confiance, la coopération et l’assertivité. 

Les CSE seront ensuite prédictives des parcours de vie, car ces compétences acquises déterminent l’état de santé (mentale, physique, les comportements de santé et la satisfaction à l’égard de la vie), comme le précise l’Etude internationale sur les compétences sociales et émotionnelles, publiée en septembre 2021 par l’OCDE.

L’OCDE formule d’ailleurs plusieurs recommandations pour transformer les écoles en centres d’apprentissage social et émotionnel au départ d’une approche holistique : 

  • inclure les CSE dans les pratiques d’enseignement et d’évaluation ;
  • consacrer suffisamment de temps et d’attention au développement des CSE ;
  • adopter une approche globale de l’école qui inclut les parents en tant que partenaires de la promotion des compétences ;
  • fournir un soutien et une formation adéquats pour les enseignants.

A la suite de cette présentation, plusieurs ateliers ont montré l’impact concret des CSE sur le terrain. Ainsi, au Québec, le Programme Hors Piste intervient sur l’anxiété et le stress. Il se décline tout au long du parcours scolaire, y compris dans l’enseignement supérieur. Basé sur une approche globale, il s’adresse à la fois aux élèves, à leurs parents, aux différents membres de l’équipe-école ou de l’établissement et aux étudiants. Par le développement des compétences psychosociales et l’établissement d’un milieu sain et bienveillant, ce programme vise la prévention des troubles anxieux et autres troubles d’adaptation. 

En conclusion, je reste frappée par la quantité d’études scientifiques internationales menées en promotion de la santé en milieu scolaire mais aussi par le temps important que certains pays sont en capacité de consacrer structurellement dans les écoles pour travailler sur la promotion de la santé des élèves et des étudiants. Ces efforts pourront s’appuyer sur la création d’une communauté européenne de littératie en santé. 

Maryvette Balcou-Debussche, professeure à l’Université de la Réunion a abordé la littératie en santé à la croisée de différents mondes : biomédical, social et formatif ainsi qu’ordinaire. C’est un concept aux multiples facettes : accès à l’information ; compréhension de celle-ci ; prises de décision en tenant compte de différents contextes (organisation en santé, contextes ordinaires, pratiques sociales) avec, en son centre, l’importance de l’accès langagier en situation (éducative, de formation). 

Pour développer la littératie en santé, elle désigne trois pôles d’action essentiels : le parcours de soins, le parcours d’éducation/de formation et l’adaptation des structures/des organisations.  

La création d’une communauté européenne de littératie en santé permettra de reprendre cinq composantes exploitables par tous les acteurs :  

  • l’accès à des informations sanitaires fiables ;  
  • l’accès à des soins appropriés ;  
  • la communication entre les individus, les professionnels et les autorités sanitaires ; 
  • la prise de décisions partagées sur les soins et les traitements ;  
  • l’accès à des espaces numériques pour comprendre et utiliser les services de santé. 

Le genre, angle mort de la promotion des compétences psychosociales 

Patricia Bernaert, Formatrice – chargée de projets à Prospective Jeunesse. 

Paris… Le programme de ces deux jours était bien dense, les interventions cadencées au rythme d’une belle partition de programmes déployés dans les écoles de différents coins en France, soutenus par l‘Education Nationale, mobilisant des équipes éducatives dans la durée, accompagnées par des intervenants externes spécialisés dans les programmes de développement des compétences psychosociales, les formations et ateliers qui les structurent…  

Car il s’agit bien des compétences psychosociales qui constituent le terreau de l’autonomisation et du pouvoir d’agir des individus et des groupes, pour ainsi dire le socle de la Promotion de la Santé, et ce depuis une vingtaine d’années. Nombreux sont les partages des évaluations, témoignant du caractère programmatique, bien ficelé, extraordinairement abouti des projets et de leurs effets globalement positifs. Eblouissant !  

Des petits bémols apparaîtront au fil des échanges informels avec d’autres participant.e.s belges, annonciateurs d’un bémol plus conséquent, prudemment porté par Kevin Chapuy, psychologue qui a travaillé 12 ans en addictologie à Saint Nazaire. Il vient, fort opportunément pour nous, éclairer les programmes CPS, à la lumière des conduites addictives et des inégalités de genre, dimension oubliée, semble-t-il, au cours de ces deux jours, alors qu’elle est devenue incontournable dans notre travail quotidien, au même titre que les inégalités sociales de santé.  

Il s’agit de rappeler qu’en prévention des assuétudes, si certains programmes sont reconnus probants au sens où ils ont des effets positifs sur l’incidence des premiers usages de substances psychoactives et la prévalence des conduites d’usage, au point d’être devenu les standards de la prévention, on ne s’explique pas comment des effets différents peuvent exister en fonction du genre.  

S’ouvre alors une étendue de questionnements, alimentés par des analyses plus fines qui mettent au jour des effets complexes et hétérogènes liés au genre, parfois délétères pour les unes ou les autres, mais bien cachés sous les effets globalement positifs. Devons-nous en prendre la mesure ? Et comment ? Certainement, cela devrait même être notre souci majeur en tant qu’intervenant en Promotion de la Santé… Sinon que venons-nous faire là ?  

Penser l’école autrement : autour des trois mondes de l’enfant. 

Dominique Doumont, chargée de projet, Service universitaire de Promotion de la santé UCLouvain/IRSS-RESO 

Pour clôturer ces deux riches journées de réflexion et d’échanges, Linda Cambon (professeure à l’ISPED, Université de Bordeaux) invite à appréhender ce qui détermine le bien-être de l’enfant sous le prisme d’un cadre de référence multidimensionnel composé de trois mondes (Unicef Innocenti, 2020) :  

  • un monde en général qui englobe les politiques et le contexte où se côtoient par exemple les politiques familiales, l’offre éducative, la qualité de l’environnement, la santé, le soutien social,  … ;   
  • un monde autour de l’enfant composé de ressources et réseaux qui fait notamment écho aux ressources disponibles au sein de la famille, du quartier, de l’école  
  • le monde de l’enfant qui représente les relations de l’enfant avec sa famille, ses pairs mais également les activités qu’ils réalisent. 

L’oratrice rappelle toute l’importance d’agir sur ces trois mondes en posant des mesures sociales et sociétales, en luttant contre l’adversité, par exemple dans le cadre du harcèlement en milieu scolaire, mais également en travaillant sur des mesures environnementales qui favorisent l’accès et le rapport à la nature (implication directe des jeunes – idée de non-prescription par des adultes). Concrètement, cela passe par des éléments naturels qu’il est possible de façonner, voire de détourner, la présence d’animaux et de végétaux de tailles et de nature différentes sensibles au climat (ensoleillement, ombrage), etc. (Wallerich L. et al., 2023). Offrir ainsi aux enfants un accès à la nature contribue à la création d’environnements propices au développement et au bien-être global de ceux-ci.  

Les aménagements urbains offrent également une réponse dans l’amélioration du bien-être des enfants : création d’espaces verts, d’aires de jeu, de terrain de sport, d’espaces de détente basés sur la nature, organisation d’itinéraires sécurisés pour les jeunes piétons et les cyclistes, limitation de vitesse et de trafic dans les environnements immédiats des écoles, choix d’aménagements éclairés. Ainsi, les aménagements urbains en milieu scolaire ne se limitent pas à la création d’infrastructures physiques, ils englobent en effet d’autres aspects liés à la sécurité, l’inclusion, la santé, la cohésion sociale.  

Enfin, l’environnement éducatif est également à prendre en considération lorsque l’on évoque le bien-être des enfants : des déterminants reposant sur les valeurs  (égalité versus équité, etc.), relationnels (participation des familles, des enfants, etc.), organisationnels (formation de professionnels, dispositif d’inclusion, d’équité, d’égalité, etc.) et spatiaux (accès à des espaces éducatifs, récréatifs, etc.) contribuent au développement de la santé émotionnelle, cognitive, sociale et physique de l’enfant (Fillol et al., 2023 (In press)).  

Une autre question soulevée par Linda Cambon porte sur la capacité des parents à se positionner au sein de ces trois mondes. Quelle est la place du parent dans le fonctionnement de l’école ? Comment s’exerce la co-éducation ? Et comment faire entendre la voix des enfants ? 

L’intervention de Linda Cambon a permis de réaffirmer toute l’importance de la prise en compte ‘des environnements’ en milieu scolaire. Ainsi, s’intéresser aux déterminants environnementaux et à leurs effets sur la santé et le bien-être des enfants reste essentiel pour promouvoir un développement harmonieux, prévenir les risques et créer des conditions favorables à l’épanouissement des enfants. Cette conception ‘holistique’ rejoint ainsi l’approche One Health  qui vise à créer des ‘environnements’ de santé plus résilients, durables et capables de faire face à l’émergence de nouveaux défis. 

Et pour conclure, où placer l’innovation dans tout cela ?  Pour l’intervenante, « ce n’est pas ajouter ou tout changer mais plutôt penser l’école autrement » : il s’agit de repenser l’école autour des transports, de l’aménagement des bâtiments, d’espaces verts incitant aux jeux, de l’investissement dans des espaces sécurisants et ressourçant, de la manière dont on enseigne, etc. Concrétiser cette ‘vision’ passe par une nécessaire réflexion sur les politiques publiques mises en place et implique, à tout le moins, une participation ‘des communautés’ (acteurs, citoyens, etc.) et un engagement soutenu en faveur d’un environnement scolaire qui soutienne la santé physique, émotionnelle et sociale des enfants. 

Retrouvez la suite de l’article sur ce lien : Ecole : pépinière d’innovation pour la promotion de la santé (2/2)

Pour conclure :

Les auteurs espèrent que ces contributions croisées inciteront les acteurs en Fédération Wallonie Bruxelles et leurs autorités de tutelle à intensifier les réflexions collectives, les rencontres scientifiques et à stimuler l’innovation au bénéfice de la promotion de la santé en milieu scolaire.

Pour poursuivre les réflexions engagées, l’INCa coordonne un numéro hors-série de la revue Global Health Promotion dédié à des recherches et des réflexions en promotion de la santé en milieu scolaire. La publication en open access et en francais est prévue début 2025. L’UNIRES (Réseau des Universités pour l’éducation à la santé) publiera en complément un ouvrage rassemblant des contributions présentées lors de ce colloque.

Ces diffusions, nourries de travaux présentés durant l’événement et de réflexions collectives issues du colloque, permettront de diffuser largement à la communauté internationale les retombées de cet événement scientifique. Dans l’attente de celles-ci, le lecteur pourra consulter avec profit les résumés des communications évoquées ici sur le site de l’INCa.

Ecole : pépinière d’innovation pour la promotion de la santé (2/2)

Le 28 Fév 24

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A la suite du grand colloque francophone qui se tenait à Paris le 30 novembre dernier sur la promotion de la santé scolaire, des acteurs belges croisent leurs regards sur le foisonnement des expériences et de la recherche sur ce thème (suite et fin).

Chantal Vandoorne, collaboratrice scientifique à ESPRIst-ULiège et représentante de la Fédération wallonne de Promotion de la Santé à la Commission PSE 

Parler de promotion de la santé en milieu scolaire pour catalyser les énergies, l’occasion est (trop) rare. Fin novembre, l’Institut national du cancer (INCa) a réuni à Paris plusieurs centaines de chercheurs, décideurs, professionnels de santé, communauté éducative, opérateurs de prévention de huit pays francophones autour de 120 communications scientifiques sur le thème : « Promotion de la santé en milieu scolaire : actualités de la recherche et de l’innovation ». 

Au programme figuraient des interventions sur l’activité physique et la sédentarité, la réduction des risques de cancer environnementaux et comportementaux, l’alimentation et des focus sur la fragilité de certains publics. 

Une dizaine d’acteurs de promotion santé belges francophones dont plusieurs médecins de promotion de la santé à l’école (PSE) étaient présents. Ils partagent ici leurs découvertes et leurs impressions. (Retrouvez la première partie sur ce lien)

Des retours d’expériences qui confortent 

Astrid Bovesse, responsable de projets au Fonds des Affections Respiratoires (Fares) asbl. 

Plusieurs interventions ont concerné la réduction de la consommation de tabac. En France, comme en Belgique, le tabagisme est un enjeu majeur de santé publique. Les constats de terrain sont similaires aux nôtres sur l’inefficacité des interventions “one-shot” et l’évolution des consommations des jeunes, notamment concernant l’entrée dans le tabagisme, l’e-cigarette et le cannabis. 

En termes de prévention du tabagisme chez les jeunes, il semble que les approches basées sur leur participation et sur le renforcement de leurs compétences psychosociales aient fait leurs preuves, comme l’ont montré deux projets de sensibilisation par les pairs. 

Les “pairs ambassadeurs” ont le vent en poupe dans le secondaire (au collège et au lycée). A Montpellier, l’Institut du Cancer a mis en place le projet « P2P2, agir par les pairs pour la prévention du tabagisme chez les lycéens en filière professionnelle », ou encore au programme Assist France, une initiative britannique testée en France depuis 20 ans, dont les résultats sont prometteurs. Tous deux sont aisément reproductibles dans l’enseignement supérieur, via la création de campus sans tabac. 

Certains outils sont également pertinents, car bien ancrés dans notre époque, grâce à leur digitalisation et/ou la multiplicité de leurs formats.  Dans le domaine de la nutrition, des jeux rendent la thématique accessible de manière ludique comme l’escape game santé-nutrition Escape NutriGame » ou encore le supermarché virtuel « Epidaure Market » développé par le pôle Prévention de l’Institut contre le cancer de Montpellier.  

D’autres programmes, comme le Pass’Santé Jeunes, développé par l’IREPS Bourgogne Franche Comté, autour de l’information en santé intéressent par leur articulation au niveau local. Ce sont autant de sources d’inspiration.   

En Belgique, le FARES, en tant qu’asbl, a des ressources et des moyens parfois limités pour évaluer ses activités. Comparer les actions similaires aux nôtres, permet de conforter le choix d’outils de prévention, de confirmer l’efficacité de certaines méthodes d’intervention et de confirmer les directions prises, tout en y ajoutant les nuances et nouveaux points de vue apportés par ces projets.  

Une réflexion que le FARES pourra continuer de mettre à l’œuvre, avec ses partenaires du secteur, dans la volonté continue d’innover en promotion de la santé auprès des élèves belges. 

Références

La santé des élèves au cœur de la politique éducative  

Pierre Laloux, Institut de Recherche Santé et Société (IRSS), UCLouvain 

Ce colloque m’a laissé une impression remarquable : il existe une multitude de projets de promotion de la santé, dont beaucoup de projets interventionnels développés en milieu scolaire. En France, ces projets couvrent des thématiques très vastes allant de l’hygiène bucco-dentaire, au sommeil, en passant par la protection contre le soleil, et la nutrition…, mais surtout, ces projets semblent être développés sur des bases solides. 

Le système français présente trois aspects qui paraissent être des moteurs non négligeables pour la réussite des interventions. 

Premièrement, la santé des élèves est au cœur de la politique éducative. Les initiatives en la matière sont donc soutenues par le Ministère de l’Education nationale, qui est d’ailleurs le seul à avoir la charge du système scolaire. Son programme va au-delà de l’enseignement, puisqu’il inclut aussi la vie scolaire (bien-être, santé, aide) dans ses priorités. 

Deuxièmement, il est important de souligner que ces projets sont soutenus par une variété impressionnante de financeurs. Ce facteur n’est pas des moindres pour construire un projet en profondeur. 

Enfin, l’accent est systématiquement mis sur l’évaluation, qui est un élément fondamental lors de l’implémentation d’une intervention. L’évaluation permet de déterminer l’efficacité de celle-ci, mais aussi de comprendre les mécanismes sous-jacents à sa réussite ou son échec. Des éléments sur lesquels de futures interventions peuvent se bâtir. 

Nous aurions tout intérêt à ce que tous ces aspects fassent partie de nos réflexions pour envisager l’avenir de la promotion de la santé en milieu scolaire en Belgique francophone. 

La démarche « Ecoles promotrices de santé » à l’épreuve de sa mise en œuvre 

Chantal Vandoorne, collaboratrice scientifique à ESPRIst-ULiège et représentante de la Fédération wallonne de Promotion de la Santé à la Commission PSE 

Le concept « Ecoles promotrices de santé » (HPS pour Health Promoting School , en anglais) a été défini à l’aube des années 1990 par Trefor Williams et Ian Young, puis promu quelques années plus tard par des organismes internationaux dont le Conseil de l’Europe, l’OMS, et l’Union Internationale de Promotion de la santé et d’Education pour la santé. Ce modèle organisait de manière structurée les différentes dimensions sur lesquelles agir pour que la vie à l’école soit porteuse de santé et d’apprentissages en santé. Les différents leviers sont ainsi structurés en trois pôles 

  • les activités menées de manière explicite et structurée au sein du curriculum, pédagogique ; 
  • les caractéristiques de l’environnement scolaire qui influent sur la santé (l’organisation du temps et des espaces, le contexte relationnel, les services de santé scolaire, etc.) ; 
  • les autres milieux de vie qui entourent l’école (famille, quartier et communauté locale, milieux de loisirs). 

Une démarche était associée à ce concept : elle prévoyait notamment un état des lieux de ces dimensions pour chaque établissement scolaire, la participation des communautés éducatives à celui-ci et à la définition de priorités pour l’action, une approche globale de la santé incluant une diversité de thèmes… La Belgique a participé activement à la diffusion de cette démarche entre 1995 et 2005. 

Plusieurs ateliers et tables rondes organisés dans ce colloque furent donc l’occasion de découvrir l’évolution de ce concept, récemment remis à l’avant plan par l’OMS et la chaire UNESCO « Educations et santé »8. On découvrira des recherches participatives qui éclairent les processus et conditions pour implanter et soutenir de telles démarches (projet multipartenarial ALLIANCE), la construction collaborative d’un outil d’accompagnement pour une labellisation EPSA « Ecole promotrice de santé » (Carine Simar), des expérimentations diverses à l’échelle de l’un ou l’autre d’un établissement.  

La question est de savoir si l’ensemble des contributions de ce colloque peuvent se revendiquer de l’adhésion à ce modèle des « Ecoles promotrices de santé » ? Ou au contraire, faut-il distinguer les initiatives « Ecoles promotrices de santé » (plus globales, systémiques, participatives et échelonnées dans le temps) d’autres programmes ou projets diversifiés qui participent au vaste courant de la promotion de la santé en milieu scolaire ? Dans un prochain article, nous approfondirons ce questionnement en revisitant l’évolution des dispositifs et démarches de promotion de la santé en milieu scolaire au cours des trente dernières années en Belgique francophone. 

Mieux définir le champ et les spécificités de la promotion de la santé en milieu scolaire  

Olivier Costa, médecin coordinateur PSE, formateur éducation patient-communication santé. 

Si, de manière évidente, cette confrontation aux diverses présentations induit la remise en question ou l’enrichissement des pratiques, il est intéressant de décaler le regard, de prendre de la hauteur sur le champ même de cette recherche et d’essayer d’y voir ce qui fait la spécificité « scolaire » de cette promotion de la santé. Tout comme il est important de définir de manière plus précise, le concept, le champ, les méthodes d’intervention spécifiques et probantes de cette approche de la santé. Car il s’agit d’un enjeu réel pour sa pérennité que de donner une identité à la promotion de santé à l’école.  

Comme le laisse entrevoir la variété des interventions de ce colloque, la promotion de la santé à l’école semble se construire autour d’interventions individuelles et collectives qui visent (ou devraient viser) à émanciper les élèves en santé. On pourrait y voir, en filigrane, des champs d’interventions, des objectifs, des méthodes d’interventions présentées (quand elles proposent l’explication des dispositifs utilisés), une forme d’intégration – ou pas –  d’actions de prévention, de promotion et d’éducation.  

Côtoyer, c’est faire germer. Et là, surgissent des questions sur l’intérêt de développer une approche plus salutogène des interventions, sur l’impact d’une intégration des interventions collectives et individuelles, sur la place d’actions articulées des services de santé de première ligne et de l’école. On pourrait aussi se questionner sur ce qu’apporterait l’intégration des champs de l’éducation des patients et de la promotion de la santé à l’école dans l’accompagnement de la scolarité des enfants vivant avec une maladie chronique. 

Je me rends compte que je rentre en Belgique avec bien plus de questions que de réponses, mais n’est-ce pas là l’essence de la recherche ?  

Pour conclure :

Les auteurs espèrent que ces contributions croisées inciteront les acteurs en Fédération Wallonie Bruxelles et leurs autorités de tutelle à intensifier les réflexions collectives, les rencontres scientifiques et à stimuler l’innovation au bénéfice de la promotion de la santé en milieu scolaire.

Pour poursuivre les réflexions engagées, l’INCa coordonne un numéro hors-série de la revue Global Health Promotion dédié à des recherches et des réflexions en promotion de la santé en milieu scolaire. La publication en open access et en francais est prévue début 2025. L’UNIRES (Réseau des Universités pour l’éducation à la santé) publiera en complément un ouvrage rassemblant des contributions présentées lors de ce colloque.

Ces diffusions, nourries de travaux présentés durant l’événement et de réflexions collectives issues du colloque, permettront de diffuser largement à la communauté internationale les retombées de cet événement scientifique. Dans l’attente de celles-ci, le lecteur pourra consulter avec profit les résumés des communications évoquées ici sur le site de l’INCa.

Mère solo qui s'occupe de ses enfants

Mères célibataires : le cumul des vulnérabilités

Le 29 Jan 24

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Entretien avec Sophie Thunus, professeure et doyenne de la Faculté de santé publique de l’UCLouvain, et membre de l’Institut de recherche santé et société (IRSS). Elle a piloté l’étude « Melting Point : situations de vulnérabilité, accès et recours aux soins de première ligne en Région bruxelloise ». Un volet de l’étude, menée entre février 2020 et décembre 2021, est dédié aux mères en situation monoparentale. 

Mère solo qui s'occupe de ses enfants
Dr

Dans cette étude, vous avez voulu donner la parole aux mères solo. Comment avez-vous recueilli leur expérience ?  

La monoparentalité féminine est un phénomène particulièrement prégnant à Bruxelles. Elle est aussi multifacette, et recouvre des réalités très différentes parce que Bruxelles est multiculturelle et caractérisée par une amplitude socio-économique extrêmement grande. 

L’idée était de donner une voix à ces femmes pour comprendre les expériences qu’elles vivent au quotidien quand elles sont en contact avec différents systèmes sociaux, comme le système scolaire et judiciaire, et en particulier avec la santé. Des entretiens d’une à deux heures ont été menés avec cinq personnes représentant des associations destinées aux familles monoparentales, et avec quinze femmes ayant un à trois enfants sous leur responsabilité complète. Nous ne voulions pas faire une enquête par questionnaire. Nous avons choisi une approche qualitative qui permettait à nos répondantes de nous raconter leur expérience et de décrire leur situation, afin de cerner les multiples dimensions de ces situations et de comprendre comment, en se combinant, ces dimensions peuvent générer de la vulnérabilité. 

Les enquêtes existantes se focalisent sur la dimension économique, et implique que l’obstacle principal à l’accès aux soins pour les familles monoparentales est d’ordre financier. Il s’agit certainement d’une dimension importante, mais notre étude montre que cela va bien au-delà ! Elle met en évidence les dimensions temporelles, relationnelles et sociales des situations, qui impliquent que les femmes ont aussi besoin de temps pour se soigner ; de ressources pour trouver du répit et du soutien social, qu’il soit informel ou associatif ; et d’écoute et d’information, pour exprimer leur besoin et adopter une démarche préventive par rapport à la santé. 

A l’origine de la situation de monoparentalité et en toile de fond ensuite, votre étude insiste sur la prégnance de la violence. Pouvez-vous nous décrire ce cumul d’expériences d’adversité ? 

En effet, on a découvert une série d’expériences d’adversité liées à l’épreuve de la séparation, aux contraintes liées au genre, aux revenus, et à la stigmatisation sociale.  

Le parcours de la plupart des femmes rencontrées est marqué par la violence, non seulement une violence physique souvent présente avant la séparation, mais aussi des violences symboliques ultérieures. La violence nourrit aussi des peurs, qui ne s’évanouissent jamais tout à fait et par rapport auxquelles nos répondantes ont souligné l’importance d’être entourée par son réseau social et/ou soutenue par une association.  

L’étude nous a également permis de mettre à jour des violences symboliques importantes liées au poids des normes sociales à l’école, chez le médecin, devant les juges dans les tribunaux. Nos répondantes partagent un sentiment de recevoir des reproches et des remarques qui les culpabilisent, lors d’interactions avec certain.es professionnelles, ou d’interactions quotidiennes, informelles. En conséquence, et quel que soit leur background économique, culturel et social, on sent une volonté forte des femmes rencontrées de sortir de ces préjugés en se montrant ultra-performantes, que ce soit par leur indépendance et leur réussite professionnelle ou dans leur rôle de maman, pour juguler la culpabilité que leur fait ressentir l’ordre dominant sur le fait d’avoir quitté le père de leurs enfants 

Le besoin de répit des mères solo, comme celui des aidants des personnes âgées ou malades, semble peu pris en compte. Pourquoi ?  

Certaines femmes que nous avons rencontrées disposent d’un réseau d’entraide qui va être une ressource absolument fondamentale et là on voit une grosse différence dans notre échantillon entre les femmes qui ont de nombreuses relations sociales et celles qui sont fortement isolées. Pour celles-ci, le réseau associatif est essentiel, afin de préserver leur santé mentale – pour pouvoir souffler ! Parce que nos répondantes ont aussi évoqué cette exposition permanente : cela peut être difficile d’être exposé à son enfant 24h sur 24 sans relais. D’autant qu’une situation de séparation marquée par la violence génère beaucoup de détresse chez une mère et chez ses enfants. L’exposition à la détresse l’un de l’autre en permanence et sans répit vient aggraver une pression psychique importante. Avec des adolescents, s’ajoutent des conditions de vie rendues difficiles par la petitesse des logements, les tensions sociales dans certains quartiers du croissant pauvre de Bruxelles, et les tensions liées à cet âge de transition. Par ailleurs, le réseau est aussi important pour des questions pratico-pratiques : par exemple, que quelqu’un puisse aller chercher leur(s) enfant(s) à l’école quand elles doivent assister à un rendez-vous médical. Le temps est une ressource très importante ! 

Quels sont les enjeux en termes de promotion de la santé ? 

En termes de promotion de la santé et de préservation de la santé mentale, il y a un message important à faire passer : avoir une écoute bienveillante, une attention réelle et empowerante par rapport aux femmes en situation de monoparentalité féminine. Toutes nos répondantes ont témoigné de l’importance de l’écoute non jugeante de la part des professionnel.les. C’est déjà une posture centrale au sein des associations spécialisées, mais ça ne l’est pas toujours chez les professionnels du domaine médical et paramédical, dans le domaine scolaire ou de la justice. Parfois des questions ou des remarques renvoient les mères en situation monoparentale à leur position de marginale, dans une société dominée par le modèle patriarcal et de la famille nucléaire. Dans certaines interactions, on leur fait porter la responsabilité de la séparation, ce qui provoque une injustice profonde étant donné la violence des situations qui l’ont causée. 

Si une maladie se greffe à ces adversités, cela peut devenir explosif ? 

Oui, elles en sont conscientes – elles vivent dans une sorte d’angoisse permanente qui leur souffle : « je suis seule, il faut que je tienne ». C’est pour cette raison qu’il faut faire un effort supplémentaire pour permettre aux femmes en situation monoparentale d’adopter, si elles en ressentent le besoin, une démarche préventive par rapport à la santé. Leurs stratégies en santé prennent des formes différentes et combinent des thérapies alternatives, une attention à l’alimentation et des examens réguliers, comme des mammographies ou des bilans de santé.  

Les inégalités d’accès à l’information et aux praticiens jouent sur ces ressources. Dans notre panel, deux femmes travaillaient dans le milieu du soin, elles se sentaient privilégiées, car elles savaient où s’adresser pour trouver des prestations à un prix abordable. 

Dans l’étude, vous dites que le statut BIM rassure, et plus encore qu’il change tout. Celles qui retrouvent un emploi s’étonnent d’ailleurs que l’administration ne les considère plus comme des personnes vulnérables… 

La vulnérabilité se reconfigure de manière permanente. Celles qui reprennent le travail réalisent qu’elles sont considérées comme un sujet de droit et non comme une personne à part entière, dans une situation spécifique. Parce que dès que les revenus dépassent (à peine) un certain plafond, ce sont de nombreuses aides qui disparaissent. Et ça peut générer un sentiment d’injustice très fort. 

De plus, au niveau des services sociaux, les mères souhaiteraient aussi qu’on les écoute, qu’on reconnaisse leurs compétences pour gérer un foyer qui traverse des épreuves complexes qui mêlent le budget, l’école, le logement, et face auxquelles elles parviennent à trouver un équilibre, même s’il est précaire. Dans certaines associations, cette écoute est fortement mise en avant. Tandis que selon nos répondantes, d’autres professionnels entretiennent des relations paternalistes et infantilisantes. 

Pour en savoir plus :  

L’étude « Melting Point : situations de vulnérabilité, accès et recours aux soins de première ligne en Région bruxelloise »

femmes maladies cardiovasculaires

Sexisme en santé : briser le statu quo 

Le 3 Jan 24

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Promouvoir la santé des femmes passe par une réforme structurelle dans la pratique clinique, la recherche et l’enseignement universitaire. Le Service d’études de la MC émet une série de recommandations.

Lorsqu’une femme arrive aux urgences et se plaint de douleurs, les médecins auront plutôt tendance à lui prescrire des anxiolytiques, tandis qu’un homme recevra des anti-inflammatoires. Pire encore, une femme est exposée à un risque plus élevé de complications et ses chances de survie seront moins élevées, si l’équipe médicale qui l’opère est entièrement masculine. Ces récits, loin d’être anecdotiques sont issus d’un documentaire consacré à la santé des femmes et disponible sur Arte. Ils illustrent à quel point le genre – au sens des relations et des normes de pouvoir entre les hommes et les femmes – impacte nos systèmes de santé. 

femmes maladies cardiovasculaires

Si les préjugés liés au genre ont la peau dure, c’est notamment parce que le domaine médical, prend pour référence le corps masculin-type : 1,75 pour 70 kilos, et néglige encore trop souvent les particularités physiologiques des femmes. Cela génère des pertes de chance, des diagnostics erronés, de l’errance médicale, ou des traitements inappropriés en particulier pour les maladies cardiovasculaires ou encore l’endométriose. 

Le film suit plusieurs femmes médecins françaises et allemandes qui cherchent à faire bouger les lignes dans la recherche, l’enseignement universitaire et la pratique clinique. Parmi elles, la Dre Claire Mounier-Vehier, cardiologue au CHU de Lille, qui déplore les effets d’une “médecine bikini”, capable de soigner les cancers du sein et de l’utérus, de surmédicaliser les grossesses, quand tout le reste du corps des femmes est négligé.  

Alors, la Belgique fait-elle exception à la règle ?  

En octobre, la MC publiait justement une grande étude sur les inégalités de santé entre les hommes et les femmes en Belgique dans la revue Santé et Société. Le service d’études de la MC y analyse la façon dont le genre imprègne la pratique médicale et décrit les mêmes effets délétères. 

Androcentrisme mortifère 

En Belgique, les femmes vivent plus longtemps que les hommes (84 ans contre 79,2), mais elles ont plus de problèmes de santé qu’eux. D’ailleurs, l’espérance de vie en bonne santé est quasiment la même pour les deux sexes : 64 et 63,6 ans en 2020 (selon les données d’indicators.be). Les femmes ont aussi plus de risque de souffrir de maladies invalidantes, maladies de longue durée ou qui les limitent fortement dans leurs activités quotidiennes jusqu’à mettre en péril leur capacité à travailler, selon les données du Bureau fédéral du Plan. 

Les femmes cumulent d’ailleurs les inégalités. Plus souvent précaires et touchées par la pauvreté, elles reporteront davantage le moment de consulter ou de se soigner. Elles sont aussi plus souvent victimes de violences sexistes et sexuelles, en particulier dans l’enfance. Le rôle social qui leur est attribué dans la sphère familiale a aussi des conséquences sur leur santé physique et mentale. À leur condition de femmes se surajoutent aussi des discriminations croisées : l’origine étrangère, le handicap ou encore le surpoids, comme l’illustre le podcast ‘Lâchez-nous le gras’ de la série ‘Inspirations’ réalisée par le journal En Marche. 

Ainsi, loin de corriger les inégalités, le système de soins de santé le renforce avec pour conséquence, des traitements plus tardifs, un risque accru de mortalité ou d’invalidité. Les femmes courent  un risque accru d’être confrontées à un sous-diagnostic, aussi bien pour des problèmes de santé typiquement féminins (notamment liés au système reproductif, comme l’endométriose marqué par un retard de diagnostic de 6 à 12 ans) que pour des problèmes identiques à ceux des hommes. Le cas des maladies cardiovasculaires illustre bien l’androcentrisme de la science médicale. Comme les symptômes des femmes sont considérés comme atypiques, elles bénéficient moins souvent de traitement précoce à l’aspirine, bétabloquant ou de reperfusion. 

Créer un changement systémique

Pour remédier à ces biais sexistes et aux inégalités d’accès aux soins, le service d’études de la MC pose une série de revendications faciles à mettre en œuvre dont l’impact pourrait être systémique.   

Aux responsables de la recherche scientifique en santé   

  1. Remédier aux biais de genre dans la recherche en santé  

Les femmes sont souvent exclues des études cliniques ou en constituent la minorité notamment à l’âge avancé même si leur santé est tendanciellement moins bonne que celles des hommes âgés. Les chercheurs devraient pouvoir travailler sur des données désagrégées par sexe, pour rendre visible les différences, puis analyser ces différences sous l’angle du genre. Ce manque de données est loin d’être anodin, il reflète la façon dont le système de santé maintient le statu quo et perpétue les inégalités.  

L’étude MC recommande donc de porter une attention particulière à la constitution des échantillons et des groupes cibles étudiés afin de tenir compte de leur diversité (lors des enquêtes, des analyses statistiques, des études cliniques, etc.) et de questionner les différences entre hommes et femmes observées. Cela inclut d’examiner le genre en relation avec d’autres déterminants sociaux, tels que la classe sociale, l’origine, l’éducation, l’ethnicité, l’âge, la situation géographique, les handicaps et la sexualité, idéalement dans une perspective intersectionnelle. 

2. Récolter et analyser les données sur les biais de genre dans les soins de santé  

Il existe peu d’analyses qui visent à comprendre « les relations et les normes de pouvoir entre les hommes et les femmes et leurs conséquences dans les systèmes de santé, y compris la nature de la vie des femmes et des hommes, la manière dont leurs besoins et leurs expériences diffèrent au sein du système de santé, les causes et les conséquences de ces différences, et la manière dont les programmes, les services et les politiques peuvent être mieux organisés pour réduire, prendre en compte ou corriger les différences entre les hommes et les femmes » écrit la chercheuse Rosemary Morgan dans un article intitulé « Comment faire (ou ne pas faire) de l’analyse de genre dans les systèmes de santé » paru en 2016.  

Par ailleurs les discriminations raciales à l’égard des femmes restent un domaine peu étudié en Belgique. Une des raisons est le manque de données, notamment dans le champ de la santé. L’étude MC recommande à tous les organismes de recherche actifs dans l’évaluation et la préparation des politiques de santé publique (Agence intermutualiste, KCE, Inami, Sciensano) de développer des analyses spécifiques sur le genre. 

Il est également nécessaire de faire un monitoring régulier des discriminations de genre en santé et soins de santé en renforçant les plateformes existantes de l’enregistrement des plaintes comme Unia. 

Aux différent·es responsables dans le système des soins de santé 

1. Éviter les biais de genre dans la pratique médicale au niveau de la prévention, du diagnostic, du traitement et du suivi  

Garantir l’accessibilité des soins de santé signifie garantir ses quatre dimensions : sensibilité à l’état de santé, disponibilité, accessibilité financière et acceptabilité de l’offre de soin. Les personnes doivent être traitées en fonction de leurs besoins en santé, qui sont médicaux, mais aussi sociaux.  

Afin d’éviter que la vision genrée des sexes influence la pratique clinique, il est nécessaire de veiller au renforcement de la « sensibilité au genre dans les soins de santé », c’est-à-dire la capacité à discerner la façon dont les soins de santé peuvent reproduire les rapports de pouvoir inhérents au genre.  

Il faut également incorporer les données en lien avec la question de genre dans la médecine fondée sur les données probantes. Cette sensibilisation doit combiner les approches top down organisationnelles qui régulent la pratique clinique, et bottom up individuelles qui s’appuient sur l’expérience des patient·es et la réalité de terrain des soignant·es. 

Le service d’études de la MC recommande d’introduire et/ou adapter des protocoles médicaux afin de prendre en compte les différences de sexe et réduire les inégalités de genre. 

Il propose d’appliquer la méthode de l’universalisme proportionné dans les programmes de prévention afin de moduler ces derniers en fonction des besoins, des conditions de vie et de l’hétérogénéité des publics visés. 

En outre, il est nécessaire de continuer à rendre les soins centrés sur les objectifs de vie de la personne et pour cela de garantir l’implication des patient·es dans le processus médical et rendre le système plus centré sur les patient·es. 

2. Rendre obligatoire la parité hommes-femmes dans les lieux de gestion et de coordination des soins de santé 

Malgré la féminisation de la profession médicale grâce aux jeunes générations, certaines spécialités restent majoritairement masculines. Il s’agit tendanciellement des spécialités les plus lucratives. En outre, les femmes restent minoritaires dans les lieux de décision comme les postes de direction des hôpitaux. Cependant les femmes sont majoritaires au sein du corps des infirmier·es et des aides-soignant·es. 

Le service d’études de la MC recommande aussi d’introduire des quotas hommes-femmes dans les postes de direction du système des soins de santé, allant des comités nationaux de santé jusqu’aux directions des hôpitaux. Il est également nécessaire de tenir compte des inégalités de genre et des inégalités économiques au sein des professions médicales lors des prises de décisions budgétaires. 

Pour ce faire, l’étude suggère de rendre certaines dépenses budgétaires davantage transparentes, notamment les informations sur les salaires des soignant·es. 

Aux responsables des formations en santé : améliorer la formation des professionnel·les de santé aux questions de genre 

Il est nécessaire de sensibiliser et former les personnels soignants à prendre en compte les interactions entre sexe et genre dans les pathologies, mais aussi dans la relation clinique. 

Le service d’études de la MC recommande de revoir la formation initiale des étudiant·es en médecine pour introduire la thématique des biais de genre. De même, il lui paraît nécessaire d’organiser une formation continue de tous les professionnel·les de santé sur le sujet. 

Enfin, l’étude suggère d’organiser des programmes de formation en Genre et Santé pour les étudiant·es et professionnel·les dans les domaines de la recherche clinique et biomédicale, soulignant la nécessité de veiller à l’égalité entre les sexes au sein des équipes, dans le portage des appels à projets et dans les comités de sélection des projets et d’attribution des financements. 

Cette refonte systémique permettrait de placer les femmes au cœur des dispositifs de décision. Un curseur essentiel pour que le système de soins puisse véritablement corriger les inégalités de santé et briser le statu quo.

Références 

Sholokhova, S. (2023). Femmes et soins de santé en Belgique, Santé & Société, 7, octobre 2023

La santé des femmes, Documentaire d’Ursula Duplantier et Marta Schröer (Allemagne, 2023, 53mn) : La santé des femmes | ARTE – YouTube

Morgan, R., George, A., Ssali, S., Hawkins, K., Molyneux, S., & Theobald, S. (2016). How to do (or not to do)… gender analysis in health systems research. Health Policy and Planning

Annick : Lâchez-nous le gras ! Podcast Inspirations, En Marche

D’Ortenzio A., Les femmes, les « oubliées » des maladies cardiovasculaires, Education Santé, avril 2021

Voir aussi  

L’ASBL Femmes et Santé interroge la médicalisation des cycles de vie des femmes et l’impact du genre sur leur santé : https://www.femmesetsante.be

jeune mère avec son nourrisson

La santé mentale des tout-petits avance à petits pas

Le 29 Nov 23

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Le 18 octobre dernier, UNICEF Belgique organisait une journée dédiée à la santé mentale des enfants et des jeunes – devenue suite à la crise Covid, un enjeu politique. L’occasion de faire le point sur les efforts de ces dernières années pour promouvoir la santé psychique et le chemin qu’il reste à parcourir, notamment pour les plus vulnérables : les enfants de moins de 30 mois. 

petit enfant arc en ciel

L’épidémie de Covid et les confinements ont provoqué une large prise de conscience sur les questions de santé mentale, obligeant les pouvoirs publics à investir massivement dans le secteur – 165 millions par an, dont un tiers est fléché vers les jeunes et les enfants. Conclue en 2022, une nouvelle convention structure désormais les soins psychologiques de première ligne (SPPL), ce qui a permis à 32 réseaux de soins en santé mentale d’organiser la coopération locale entre les acteurs au sein et en dehors des soins de santé mentale.  

Et le 18 octobre dernier, lors d’un colloque organisé par UNICEF Belgique, le ministre de la Santé Frank Vandenbroucke, a annoncé l’octroi de 93 millions supplémentaires en 2024-2025. Ces financements accompagneront des réformes pour intervenir à un stade précoce, en mettant notamment l’accent sur les mille premiers jours de l’enfant à travers une amélioration des parcours de soins périnataux (10,8 millions) et un accompagnement renforcé pour les femmes vulnérables.  

Lors du colloque, Marie Lambert, la co-directrice du CRéSaM (le centre de référence en Santé mentale) et Nicolas Jacquet, chercheur à l’Université de Liège ont justement présenté les grandes lignes d’un rapport, financé par ONE Academy, qui analyse les difficultés concrètes que rencontrent les parents de jeunes enfants. Le rapport déplore le morcellement de la prise en charge de la santé psychique des enfants de moins de 30 mois, encore trop peu considérée. “Bien qu’il ait été publié en décembre 2021, certains constats sont toujours d’actualité ” précise Nicolas Jacquet. 

Les chercheurs sont partis des trajectoires de vie de cinq familles, qu’ils ont rencontré six ou sept fois après la naissance de leur enfant. “ Les entretiens avec les parents, les frères et sœurs nous ont permis de cerner des difficultés auxquelles nous n’aurions pas pensé – comme par exemple l’importance du lien de confiance que la famille peut nouer pendant la grossesse avec le partenaire Enfants-Parents (PEP’s) de l’Office de la Naissance et de l’Enfance, qui change après la naissance pour le suivi jusqu’aux 6 ans de l’enfant, ce qui suscite une forte incompréhension chez certains parents ” explique le chercheur.  

Un double morcellement structurel 

Le premier constat est que le morcellement des politiques publiques a un impact sur la prise en charge des tout-petits. La répartition des compétences entre l’État fédéral, les régions et les communautés est à l’origine d’un morcellement institutionnel/constitutionnel des politiques publiques dans le contexte belge : l’État fédéral, les trois régions, chacune ayant la tutelle des provinces et des communes qui la composent, et les trois communautés. Cette organisation étatique entraîne une distribution complexe des compétences au sein de l’État, à laquelle les matières relevant de la santé mentale, de la promotion de la santé et de la petite enfance n’échappent pas. 

Sur le territoire wallon, depuis la sixième réforme de l’État, la Région wallonne, la Fédération Wallonie Bruxelles, la Communauté germanophone et l’autorité fédérale ont en effet certaines compétences en la matière. Par ailleurs, au sein d’un même niveau de pouvoir, l’exercice des compétences peut différer. Par exemple, en Fédération Wallonie-Bruxelles, trois grands axes des politiques de jeunesse (enseignement, culture, justice) sont motivés par une philosophie et des logiques d’action qui divergent.  

Un deuxième morcellement s’opère aussi entre les services et les structures. Celui-ci est notamment lié à la construction en trois piliers des institutions belges (libéral, catholique, socialiste) et à la tendance actuelle à l’hyperspécialisation des services, constate le rapport. Parmi ces acteurs, “certains ont du mal à dire, « je fais de la santé mentale », comme si la santé mentale n’était que l’affaire des soins spécialisés. […] Quand chaque secteur pourra se dire « nous faisons de la santé mentale « , le morcellement sera moindre” assure un acteur en contact avec les professionnels de terrain lors d’entretien avec les chercheurs. 

Des fragilités encore méconnues 

Particulièrement vulnérables et dépendants, les enfants de moins de 3 ans mobilisent des acteurs de secteurs divers (santé mentale, soins de première ligne, handicap, petite enfance, aide à la jeunesse, protection de la jeunesse, droits sociaux, justice…). Or ces professionnels n’ont pas de langage commun.  “Les connaissances actuelles autour des enjeux de la santé mentale des tout-petits de 0 à 30 mois, tels que la notion de vie psychique chez l’enfant, l’identification de signes de souffrance ou de difficultés psychologiques telles qu’ils se manifestent chez ces tout-petits qui n’ont pas encore accès à la parole, ne sont pas toujours partagées et ce, y compris au sein du secteur de la santé mentale” souligne le rapport. 

Les témoignages récoltés par les chercheurs font aussi état d’un nombre insuffisant de professionnels spécialisés pour les tout-petits de 0 à 30 mois. “Quand l’enfant […] ne parle pas, c’est extrêmement difficile, et extrêmement peu d’acteurs de terrain de première ligne sont formés à comprendre, à décoder, à s’intéresser même, au langage du nourrisson qui n’est pas un langage verbal ” confiait un professionnel lors d’un entretien avec les chercheurs.  

De surcroît, de nombreux spécialistes de la santé mentale n’ont pas encore été formés à la prévention, à la détection et à la prise en charge des tout-petits. Cette absence de formation peut alors conduire au développement de représentations qui vont fortement différer d’un professionnel à un autre et compliquer grandement le travail collaboratif.  

Les formations de base des professionnels des secteurs concernés devraient, selon les auteurs, intégrer un volet qui leur soit spécifiquement dédié. Il serait nécessaire de rendre les filières destinées aux tout-petits plus attrayantes en sensibilisant à l’importance de ces fonctions ou en développant diverses motivations permettant d’attirer davantage de professionnels. Ainsi valoriser la prise en charge holistique des tout-petits, valoriserait aussi les pratiques de promotion de la santé et de soins dans leur ensemble. 

Dans le cadre de la détection précoce, être formé à la santé mentale des tout-petits permet d’avoir une attention particulière aux grandes étapes du développement chez le bébé et à ses éventuels signes de souffrance : par exemple, un enfant qui ne soutiendrait pas le regard, un enfant qui serait très calme et ne pleurerait jamais, pour le cas échéant mettre en place un suivi préventif et curatif pertinent dès les premiers mois de la vie. 

L’ange gardien sur-sollicité 

Pour les auteurs du rapport, la prise en charge nécessite une réelle collaboration entre ces secteurs, en tenant compte de leurs missions, valeurs, contraintes administratives, réglementations. Mais l’articulation des différents champs ne se fait pas sans mal dans un paysage belge complexe en termes de répartition des compétences et de fragmentation de l’offre. 

Si l’hyperspécialisation des services qui gravitent autour des enfants de 0 à 30 mois répond à une nécessité, elle ne peut pas se faire au détriment d’une prise en charge holistique des problématiques rencontrées par ces enfants et leur famille, estiment les auteurs. “La nécessité et le manque d’un fil rouge dans la trajectoire de l’enfant et de sa famille sont apparus de manière criante au cours de nos travaux ” précise Marie Lambert.  

La recherche a mis en évidence que l’accompagnement global d’une famille est souvent porté par un seul travailleur, « un ange gardien » pour reprendre les mots de certains parents, ce qui peut entraîner des conséquences négatives, telles que le manque d’accès à certaines informations ou à certains droits (aucun travailleur n’étant omniscient) ; la dépendance (y compris affective) à ce travailleur avec notamment le non-recours aux droits en son absence (congés, maladie, changement de profession…) ; le poids qui repose sur les seules épaules du travailleur ; la perte, pour la famille, de l’accès aux services lorsque la relation avec le travailleur est mauvaise, décline, ou prend fin (notamment lors de l’arrêt d’un financement public ou privé ou lors de certaines transitions : de la conception à l’arrivée de l’enfant, lors du retour à la maison après l’accouchement, lors de l’entrée à l’école…) . 

Les situations humainement et/ou émotionnellement très difficiles rencontrées par les travailleurs en contact avec les enfants de 0 à 30 mois souffrant d’une problématique de santé mentale entraînent parfois un sentiment de solitude important. A mesure que ces situations se répètent et sans soutien (surtout à défaut d’outils adéquats), le professionnel peut se démotiver, voire jeter l’éponge. C’est l’une des explications pointées du doigt à propos du renouvellement (turnover) élevé chez ces professionnels, à côté des financements de projets limités. 

Dégager du temps et des moyens pour les collaborations 

On se réunit autour d’une famille, et on parle d’une situation. Et ça, ça fait du bien, parce que […] on a une approche complémentaire, mais on apprend aussi à connaître les autres services et donc c’est parfois plus facile d’envoyer une famille dans un service quand on connaît,” relate un professionnel de terrain. 

Pour les auteurs, il est nécessaire de prévoir directement, dans les missions et le temps de travail des professionnels en contact avec les enfants de 0 à 30 mois, des périodes leur permettant de se consacrer aux demandes qui sortent de leurs missions premières, mais qui relèvent d’une prise en charge holistique de la famille. Les professionnels ne devraient pas forcément y répondre eux-mêmes, mais auraient un temps disponible pour pouvoir accompagner l’enfant et sa famille vers d’autres services qui pourront prendre le relais. 

Du temps dédié devrait être alloué aux professionnels sans conditions : ils recevraient la confiance de leur hiérarchie pour l’utiliser de la façon la plus adéquate en vue de répondre aux diverses demandes des usagers. 

Faire bouger les lignes 

Le rapport insiste enfin sur la nécessité de mettre en place une approche de la santé mentale par les droits de l’enfant, des bébés en particulier, pour créer un cadre normatif commun à tous les intervenants. 

Nous espérons que la présentation de ce rapport, devant des professionnels mais également des représentants politiques le 18 octobre dernier contribuera à faire bouger les lignes ” dit Elisabeth Miller, médecin expert auprès de la direction santé de l’ONE et co-responsable du nouveau pôle Santé Mentale. L’institution a justement mis en place différentes actions pour soutenir la santé mentale des familles en Wallonie et à Bruxelles. La nouvelle convention de soins psychologiques a permis de répondre à une forte demande de la part des familles et l’ONE a également créé une plateforme périnatale en Wallonie. Des agents de terrain interviennent à domicile sur demande des familles les plus vulnérables, et sont en lien avec la cellule de soutien à la parentalité de l’ONE. 

En parallèle, l’ONE a sensibilisé et outillé ses agents sur la thématique pour qu’ils puissent repérer les besoins en santé mentale, et pour qu’ils puissent travailler en réseau. “Notre volonté est de partir de la promotion de la santé et de la prévention, dit la médecin. Et de mettre en place des suivis adaptés aux besoins des familles, des suivis renforcés si besoin”.  

Il reste de nombreux points à améliorer pour améliorer la prévention de la santé mentale chez les jeunes enfants en Belgique, explique Evelyne Couck, Public Officer de l’organisation de défense des droits des enfants. Comme les expériences négatives vécues pendant la grossesse et la petite enfance peuvent avoir un impact négatif sur la santé mentale tout au long de la vie, il faut s’intéresser de près à l’entourage le plus proche des enfants, à savoir leurs parents, leur famille et les autres personnes qui s’occupent d’eux, pour les soutenir au maximum dans cette tâche si importante : prendre soin d’un enfant ”

Les huit recommandations des chercheurs 

1. Développer une vision holistique, collective et pluridisciplinaire comme fil rouge de la trajectoire de prise en charge des problématiques de santé mentale. 

2. Mettre fin au non-recours aux droits en renforçant l’offre de services en la rendant visible, accessible et adaptée. 

3. Intégrer les proches de l’enfant y compris les fratries dans la trajectoire de soins en reconnaissant leur expertise en les accompagnant.  

4. Prévoir dans les missions des travailleurs de terrain un temps nécessaire pour une prise en charge holistique des enfants et de leurs familles. 

5. Soutenir les travailleurs de terrain en leur permettant d’avoir des temps d’échange formels et informels, d’intervision et de supervision. 

6. Soutenir les collaborations entre professionnels notamment par la mise à disposition d’outils réflexifs sur les valeurs, représentations, stratégies et cadres règlementaires des uns et des autres. 

7. Former et sensibiliser aux droits de l’enfant et à la santé mentale des professionnels en contact avec les enfants et leurs proches. 

8. Sensibiliser la société aux problématiques de santé mentale de enfants. 

Pour en savoir plus :

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Eau gratuite dans les bars-restaurants : un effet santé immédiat

Le 29 Oct 23

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“Un tien, ce dit-on, vaut mieux que deux tu l’auras : l’un est sûr, l’autre ne l’est pas” écrivait Jean de La Fontaine dans la fable « Le petit poisson et le pêcheur ». Pourtant, sous nos latitudes, en matière de politique alcool, il semblerait que nous soyons, en dépit du bon sens, plutôt dans une logique du “un tu l’auras, vaut mieux que deux tu les as”.

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La rue de l’eau potable à Louvain/Leuven – Photo : C. de Gastines

Les gouvernements régionaux et fédéraux se refusent toujours à rendre l’eau gratuite dans les établissements Horeca (hôtellerie, restauration, café). Leur refus repose sur des considérations hypothétiques alors que des données récentes attestent que la distribution d’eau gratuite dans les bars-restaurants a des effets positifs sur la santé et une réduction des risques immédiats liés à la consommation d’alcool. 

Après deux tentatives ratées, le gouvernement belge s’est doté, en mars 2023, d’un plan interfédéral alcool. Ce plan, fort critiqué par les acteurs et actrices de la santé dans une carte blanche de la Société Scientifique de Médecine Générale, décline 75 actions à mener pour lutter contre la consommation nocive d’alcool. L’action 24 prévoit de “stimuler la mise à disposition d’eau gratuite là où de l’alcool est vendu et consommé, en concertation avec les secteurs pertinents”.  

Cette action est “positive, mais malheureusement insuffisante, estime Katleen Peleman, directrice du Vlaams expertise centrum Alcohol en andere Drugs (le Centre d’expertise flamand alcool et autres drogues) dans une publication du 3 août dernier. “Nous constatons, par exemple, que dans de nombreuses maisons de jeunes et festivals, il est déjà courant d’offrir de l’eau gratuitement, alors que ce n’est pas encore aussi évident dans les cafés. Nous craignons que le plan alcool soit trop peu contraignant pour changer cette situation”. Cette mesure simplement incitative a en effet de quoi décevoir les acteurs de la santé qui plaident, depuis des années parfois, en faveur de la mise à disposition systématique d’eau gratuite dans l’Horeca. 

Un manque à gagner hypothétique 

Le principal argument contre la mise à disposition d’eau gratuite dans l’Horeca avancé par les cafetiers et retenu par certains responsables politiques est d’ordre économique. La mesure entraînerait un fort manque à gagner et une réduction du personnel inacceptables pour le secteur déjà en crise.  

Cet argument est problématique pour au moins deux raisons. D’abord, aucune étude n’a démontré d’impact économique négatif d’une telle mesure alors même qu’elle est mise en œuvre dans plusieurs pays européens. Plusieurs professionnel.les de la santé qui interviennent en milieux festifs, notamment dans le cadre du projet Quality Nights Bruxelles, et des gérants d’établissements rétorquent que l’impact économique de la mesure serait minime, voire inexistant.  

Ensuite, quand bien même ces craintes se révèleraient fondées, les considérations économiques ne peuvent à elles seules évacuer la question de la santé des client.es et la responsabilité sociale qui incombe aux lieux festifs et, plus généralement aux établissement Horeca, en la matière. Contrairement à cet argument économique, les arguments en faveur de l’eau gratuite dans l’Horeca sont étayés empiriquement. Cette mesure est perçue comme faisable, acceptable et efficace par un bon nombre de propriétaires et de gérant.es de lieux festifs, et a des effets positifs indéniables sur la santé des fêtards. Si les effets sur la santé de cette mesure, comme ceux d’autres mesures visant à lutter contre les risques liés à la consommation d’alcool, ont pendant longtemps été négligés par la communauté scientifique (Green et Plant, 2007), une littérature bourgeonnante permet dorénavant d’apporter une assise empirique au plaidoyer des acteurs et actrices de la santé. 

Efficacités perçue et réelle sur la santé 

Qu’est-ce que la littérature scientifique dit sur l’efficacité de l’accès à l’eau gratuite sur la santé des clients des boîtes de nuit et autres lieux festifs ? Deux types de données peuvent être mobilisées pour répondre à la question ci-dessus : des données qui portent sur la faisabilité, l’acceptabilité et, surtout, l’efficacité perçue de la mesure, d’un côté, et des données qui portent sur l’efficacité réelle de la mesure, d’autre part.  

Au sujet du premier type de données, Calafat, Duch, Juan et Leckenby (2012) ont interrogé des acteurs et actrices de la vie nocturne dans une dizaine de pays européens, principalement des propriétaires de lieux festifs et des organisateurs. rices d’événements. Ils leur ont plus particulièrement demandé d’évaluer des stratégies, qu’ils avaient préalablement identifiées au cours d’une revue de la littérature, sur un ensemble de critères (e.g., efficacité, acceptabilité). Les auteurs ont classé les stratégies en trois catégories : celles qui sont jugées comme étant des éléments clés d’une politique de prévention, celles qui sont jugées comme étant des éléments recommandés et, enfin, celles qui ne s’imposent que dans certaines conditions. Selon plus de 70 participants, l’accès à l’eau gratuite est un élément recommandé. Autrement dit, il est évalué par les participants comme étant relativement efficace, facile et peu onéreux à mettre en place, acceptable et relativement important. Par ailleurs, plusieurs d’entre eux mettent déjà en place cet accès dans leurs lieux. 

Passons, à présent, au deuxième type de données. Dans l’État de Victoria, en Australie, les débits de boisson sont obligés de fournir de l’eau gratuitement à leurs clients mais les lieux peuvent décider de la façon dont l’eau est fournie et très peu en font la promotion. Dans ce contexte, la Fondation victorienne pour la promotion de la santé (VicHealth) a mené, en 2016, une étude pilote en deux phases qui reposait sur le postulat que la consommation d’eau permet de réduire les risques et dommages liés à la consommation d’alcool. Au cours de la première phase, la Fondation a évalué la faisabilité et l’acceptabilité d’interventions visant à augmenter la consommation d’eau dans les débits de boisson, avec le concours d’expert.es de la santé, de chercheurs, de régulateur.rices et de propriétaires et personnel de débits de boisson. Au terme de cette première phase, deux interventions ont été sélectionnées : fournir un distributeur d’eau attrayant et promouvoir l’eau gratuite sur le menu, sur des affiches et sur des autocollants dans l’ensemble de l’établissement. 

La consommation d’eau double sans impact économique 

Au cours de la deuxième phase, la Fondation a examiné si une accessibilité et promotion accrues de l’eau gratuite augmentent la consommation d’eau dans les débits de boisson. Pour ce faire, des observations ont été réalisées dans un débit de boisson au cours de 12 nuits, six nuits avant et six nuits après la mise en place des deux interventions précitées. Au total, 2490 client.es ont été recensé.es durant cette période. Si, dans l’ensemble, la consommation d’eau a été relativement basse, les résultats montrent que la consommation d’eau a doublé pendant la phase d’intervention, passant de 0,12 à 0,24 verre par client.e.  

La proportion de client.es consommant de l’eau est quant à elle passée de 12% pendant la phase de pré-intervention à 24% pendant la phase d’intervention. Fait intéressant et pour revenir à l’argument économique ci-dessus, cette étude pilote n’a mis en évidence aucun impact négatif de l’intervention sur la vente d’alcool, de softs ou d’eau en bouteille. Par ailleurs, les membres du personnel interrogés estimaient que ce type d’intervention peut contribuer à réduire la charge de travail et à rendre l’environnement de travail plus sûr. En somme, cette étude pilote suggère que la consommation d’eau augmente quand la mise à disposition d’eau gratuite est accompagnée de messages encourageant sa consommation. 

L’étude suivante permet d’aller encore un pas plus loin en examinant les effets d’interventions de ce type sur la réduction des risques immédiats liés à la consommation d’alcool. En effet, Charlebois, Plenty, Lin et Ayala (2017) ont développé et testé une intervention structurelle multi-niveaux appelée PACE (Pacing Alcohol Consumption Experiment) visant à augmenter l’accessibilité d’eau gratuite, associée à des messages encourageant la consommation d’eau alternée à celle d’alcool et à des feedbacks normatifs sur la concentration d’alcool dans le sang de l’usager.e. L’étude a été menée auprès de 1293 client.es de quatre bars situés dans le quartier gay du centre-ville de San Francisco. Une méthode quasi-expérimentale a été appliquée : deux bars ont bénéficié de l’intervention (condition expérimentale) et deux bars pas (condition contrôle).  

À l’analyse des résultats, les auteur.rices ont observé des taux d’alcool dans le sang et des scores d’AUDIT-C (= test de dépistage permettant de révéler un usage problématique d’alcool) plus bas chez les client.es quittant les bars expérimentaux que chez ceux quittant les bars contrôles. Alors que 43 % des client.es quittant les bars contrôles étaient au-dessus de la limite de 0,08% d’alcool dans le sang, ce pourcentage était de 30% pour les client.es quittant les bars expérimentaux. De même, alors que le score moyen à l’AUDIT-C était de 6,3 pour les client.es quittant les bars contrôles, ce score était de 5,6 pour les client.es quittant les bars expérimentaux.  

Ensuite, alors que 8,1% des client.es quittant les bars contrôles s’étaient adonnés au binge drinking, ce pourcentage était de 4,8% pour les client.es quittant les bars expérimentaux. Enfin, alors que 6,8% des client.es quittant les bars contrôles avaient l’intention de diminuer leur consommation d’alcool, ce pourcentage était de 12,8% pour les client.es quittant les bars expérimentaux. Cette étude démontre que la mise à disposition d’eau gratuite dans les lieux festifs, quand elle est accompagnée de messages encourageant la consommation d’eau, permet de réduire les risques immédiats de la consommation d’alcool. 

Cette revue de la littérature scientifique permet de tirer plusieurs constats. Des acteurs et actrices de terrain, y compris des propriétaires et gérant.es d’établissement Horeca, et les experts de la santé jugent l’accès à l’eau gratuite comme faisable et acceptable, et efficace (efficacité perçue) pour réduire les risques liés à la consommation d’alcool tels que l’intoxication, les comportements sexuels à risque et le crime.  

Repère : l’intoxication suite à une consommation d’alcool peut se manifester à des degrés divers en fonction de la dose. À des doses plus basses, elle peut prendre la forme de troubles de coordination, d’accès d’agressivité ou de vomissements. À des doses plus élevées, elle peut amener à une forte diminution de l’attention, voire une perte de conscience, une dépression respiratoire et peut déboucher sur un coma.

De plus, l’accès à l’eau gratuite est une mesure efficace (efficacité réelle) pour réduire les risques immédiats liés à la consommation d’alcool, a fortiori quand cet accès est accompagné de messages encourageant la consommation d’eau ou, encore mieux, d’une distribution “active” d’eau. 

Bien que solides, il est à noter que les études évaluant l’efficacité de l’eau gratuite sur la santé des fêtards ne sont pas nombreuses. Il conviendrait donc d’encourager et financer la recherche scientifique afin d’étoffer ces données. Nonobstant les limites de chacune des études passées en revue, la littérature scientifique démontre l’efficacité perçue et réelle de la mise à disposition d’eau gratuite dans les établissements Horeca sur la santé des client.es et des témoignages de responsables d’établissements tend à montrer que l’impact économique de l’eau gratuite serait faible à nul.  

Gageons que, dans la lutte contre les risques liés à la consommation d’alcool, l’action politique fera à l’avenir écho à la fable de la Fontaine pour faire la part des choses entre ce que l’on sait et ce que l’on ne sait pas, de prioriser ce qui est sûr avant ce qui ne l’est pas. 

Références 

Julie de Drée, Nicolas Van der Linden et Emilie Walewyns travaillent pour l’asbl Modus Vivendi, et Anne-Sophie Poncelet et Martin de Duve pour Univers Santé

Revendications du groupe porteur « Jeunes, alcool et société » 

Voici en résumé les propositions concrètes du Groupe « Jeunes, alcool et société » en matière de législation alcool. 

DIMINUER LA DEMANDE : 

En matière de publicité : 

1. Interdire la publicité pour les produits alcoolisés. 

2. Créer un Conseil fédéral de la publicité. 

3. Un avertissement sanitaire plutôt qu’un slogan publicitaire. 

4. Découpler la publicité alcool des espaces de campagnes de prévention sur les médias publics. 

En matière de vente : 

5. Clarifier et simplifier la loi. 

En matière de prévention et d’information : 

6. Renforcer la prévention. 

7. Informer le consommateur sur le produit. 

TRAVAILLER L’OFFRE : 

8. Mettre à disposition l’eau gratuite dans l’Ho.Re.Ca et les évènements festifs. 

9. Limiter l’hyper-accessibilité au produit. 

Le texte complet des revendications et l’argumentaire sont disponibles sur : https://jeunesetalcool.be/nos-revendications/

un jeune garçon souffle la fumée de cigarette

« Génération sans tabac » : les associations montent au créneau 

Le 29 Oct 23

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La Belgique a l’ambition de réduire drastiquement la consommation de tabac d’ici 2040. Comme certaines mesures du plan interfédéral tardent à se concrétiser, les associations réclament des moyens pour qu’un avenir sans tabac devienne réalité.

un jeune garçon souffle la fumée de cigarette
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Les communiqués se succèdent, tels des coups de semonce. L’Alliance pour une société sans tabac, dont le Fonds des Affections Respiratoires (FARES) asbl et la Fondation contre le cancer font partie, s’impatiente. Elle réclame que toutes les mesures de la Stratégie interfédérale 2022-2028 en faveur d’une génération sans tabac soient mises en œuvre sans tarder et que de nouveaux moyens soient dégagés à cet effet. Faute de concrétisation rapide, les acteurs de la dénormalisation du tabagisme craignent que ce rêve d’une « génération sans tabac » « neparte en fumée ». 

« On est sur le bon chemin. Les politiques précédentes ont fonctionné, maintenant il faut aller plus loin en mettant en place les nouvelles mesures définies par ce plan, très ambitieux et indispensable, parce qu’il a une approche globale en termes de promotion de la santé, de prévention et de soins » explique Leonor Guariguata, chercheuse chez Sciensano. 

L’objectif interfédéral est d’atteindre 10% de fumeurs quotidiens dans la population générale en 2028 et 5% en 2040, contre 15,4% aujourd’hui. Or, sans mise en œuvre rapide des 14 mesures fixées en décembre 2022, le taux de prévalence tabagique ne tombera pas sous les 10% en 2040, alerte Sciensano. 

La stratégie vise en particulier les jeunes entre 15 et 24 ans, parmi lesquels 11 % sont des fumeurs quotidiens (14 % des garçons et 8 % des filles). Pour cette catégorie de la population, l’objectif est de réduire le taux à 6 % d’ici 2028, puis à 0 % ou presque d’ici 2040 les personnes s’initiant aux produits du tabac. 

La vape, point d’accrochage au tabac 

Chez les adolescents de l’enseignement secondaire âgés de 11 à 18 ans, le tabagisme quotidien a pourtant diminué de manière significative. Ils représentaient 3,7 % de leur classe d’âge en 2022, contre 11,7% en 2010, selon les enquêtes belges HBSC (Health-Behaviour in School-aged Children) qui viennent de paraître. « La consommation recule nettement, reconnaît Leonor Guariguata, mais l’âge d’accrochage reste le même : 16-18 ans ». 

Depuis plusieurs années, le vapotage fait débat. Même si les études manquent, l’Alliance redoute que l’initiation au tabac se fasse par la vape, alors que les cigarettes électroniques, jetables ou non, sont en principe interdites à la vente pour les moins de 18 ans. La Fondation contre le Cancer a justement mené une enquête quantitative en ligne sur le vapotage. Les résultats publiés 4 octobre dernier révèlent que les moins de 20 ans ont un rapport différent à l’e-cigarette de celui de leurs aînés. Pour les vingtenaires, l’e-cigarette est plutôt utilisée comme une aide au sevrage, tandis que pour les 15-20 ans, le vapotage est une activité en soi, facile à dissimuler aux parents, qui pourrait servir de point d’entrée dans la consommation. 

C’est ensuite que se développe un tabagisme traditionnel qui risque de devenir quotidien, ce qui nécessite de renforcer les mesures de prévention, notamment auprès des familles. De nombreuses études montrent en effet que les enfants exposés au tabagisme passif – quand leurs parents fument – ont trois fois plus de risque de devenir fumeur à l’âge adulte. 

Entre 2020 et 2023, un programme de prévention expérimental mené en Fédération Wallonie Bruxelles visait à prévenir et prendre en charge les assuétudes à l’intérieur des murs des établissements du secondaire. Celui-ci comportait notamment une offre de prise en charge à l’arrêt de tabac des jeunes pendant le temps scolaire, sous forme de séances collectives, menées par un tabacologue reconnu. Il s’est terminé à la fin de l’année scolaire 2023, alors que les dispositifs « Référents Assuétudes » et « Accompagnement des écoles par un opérateur spécialisé » de ce même Programme ont été prolongés par la ministre de l’éducation Caroline Désir jusqu’en juillet 2024. 

Sollicité par Education Santé, le ministère explique qu’une « évaluation réalisée par les services de l’administration a conclu que le dispositif n’a pas assez démontré son efficacité, notamment l’arrêt du tabac à long terme. La clôture du suivi n’a en effet concerné que 28% des élèves. Ce qui ne répond pas à l’objectif visant l’arrêt du tabac et du cannabis à long terme. (…) Nous souhaitons nous repositionner sur la place du curatif au sein de l’école et recentrer sur une politique globale de prévention de toutes les assuétudes et pas uniquement ciblé tabac ou cannabis ».

Cinq mesures en souffrance 

Parmi les 14 mesures du plan interfédéral, cinq tardent à être mises en place, certaines, faute de financements dédiés. 

En premier lieu, le plan prévoit d’agir au niveau politique en supprimant l’interférence de l’industrie du tabac dans la préparation et la mise en œuvre des politiques de santé publique. « Les lobbyistes font le guet devant les parlements et les partis politiques et sont parfois encore reçus. Normalement, d’ici fin 2024, ça leur sera formellement interdit », explique Caroline Rasson, la cheffe du Service Prévention Tabac du Fonds des Affections Respiratoires (FARES) asbl. 

La deuxième mesure, qui risque d’être impopulaire, vise à augmenter les prix pour réduire l’écart entre les différents produits du tabac, notamment entre les paquets de cigarettes et ceux de tabac à rouler. Certains élus résistent, au nom du pouvoir d’achat des populations les plus vulnérables. Or il existe des fonds, argumente l’Alliance qui rappelle que les recettes issues de la taxation (via la TVA et les accises) représentaient 2,6 milliards d’euros en 2012 selon l’étude Socost sur le coût social des drogues illégales, alcool, tabac et médicaments psychoactifs. 

« Actuellement le Starter Pack d’aide médicamenteuse est limité à des spécialités liées à un diagnostic de maladie chronique. Il faut donc encourager le remboursement des thérapies de remplacement de la nicotine plus largement », explique Caroline Rasson. Elle insiste sur l’importance de financer une véritable prise en charge pluridisciplinaire du sevrage beaucoup plus en amont du diagnostic de maladie. Le niveau fédéral, lequel gère déjà le remboursement des médicaments, pourrait également choisir d’affecter une partie des fonds issus de la taxation à l’amélioration des trajets de soin en y incluant une aide au sevrage tabagique. 

Transversalité et universalisme proportionné 

Le troisième point vise à déployer des politiques de promotion de la santé par le biais de campagnes de sensibilisation grand public touchant à la fois à la prévention et à l’information relative à l’aide au sevrage. Mais aussi, renforcer la collaboration entre les acteurs des secteurs du social, de la santé et de la promotion de la santé. L’idée est d’agir sur les multiples déterminants environnementaux, sociaux, économiques, culturels, collectifs et individuels.  

« Des mesures viseront plus spécifiquement les personnes ayant un statut socio-économique et un niveau d’éducation plus faibles qui consomment du tabac. La prévalence du tabagisme est parallèlement plus importante chez les personnes porteuses de pathologies psychiatriques, en particulier dans les cas de bipolarité, de psychose et d’anxiété généralisée », relève l’asbl Eurotox dans son Tableau de bord 2022 sur l’usage des drogues et ses conséquences socio-sanitaires. 

La quatrième mesure vise à limiter les consommations dans les lieux extérieurs accessibles aux plus jeunes, car « voir fumer, fait fumer » explique Caroline Rasson.  

Enfin, l’Alliance milite pour encadrer la vente des e-cigarettes et réduire le nombre d’arômes autorisés. «Les arômes jouent un rôle important dans l’attractivité des e-cigarettes, plus encore que la nicotine », alertait la Fondation contre le Cancer dans son communiqué du 4 octobre dernier. Elle interpelle le ministre de la Santé publique Frank Vandenbroucke pour que le gouvernement réduise drastiquement le nombre d’arômes autorisés et mette en place le plus rapidement possible une interdiction d’exposition des produits du tabac dans les points de vente, en particulier les night shops, afin de limiter les achats impulsifs.

« L’action est complexifiée par le morcellement des compétences, et l’absence de mécanisme de financement alloué à cette stratégie interfédérale de lutte anti-tabac » regrette Caroline Rasson, qui rappelle les chiffres de l’étude Socost. Les coûts directs de la consommation de tabac s’élevaient pour 2012 à 726 millions d’euros, et les coûts indirects à 756 millions d’euros. En outre, cette étude montrait que le tabagisme fait perdre aux Belges 293 550 années de vie en bonne santé, ce qui équivalait à 11 milliards d’euros. 

Les acteurs de gestion et de prévention du tabagisme invitent la prochaine législature à poser les bases d’une loi de refinancement qui permettrait de dégager des moyens d’actions supplémentaires à la hauteur de ses ambitions. Le dialogue et la concertation vont continuer sur le sujet. Affaire à suivre !