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Du masculin singulier au masculin pluriel : le suicide des hommes au Québec

Le 30 Déc 20

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Le suicide est un problème essentiellement masculin. Au Québec, année après année, au moins trois quarts des suicides sont commis par des hommes. C’est un phénomène que l’on retrouve dans la grande majorité des sociétés occidentales, notamment en Belgique où les chiffres sont du même ordre de grandeur. Se préoccuper du suicide, c’est donc surtout se préoccuper du suicide des hommes. La prévention ne peut se faire sans tenir compte de cette réalité (1).

Le suicide des hommes au Québec

Chaque jour, au Québec, 2 à 3 hommes s’enlèvent la vie. Le suicide est responsable de 3 % des décès masculins. En 2009, 881 suicides d’hommes ont été déplorés, soit un taux de 22,6 pour 100 000. C’est entre 35 et 49 ans que les hommes sont les plus susceptibles de s’enlever la vie. Les 50-64 ans constituent le deuxième groupe, suivi par les jeunes de 20 à 34 ans. Au Québec, contrairement à ce que l’on observe dans la plupart des autres pays industrialisés, les aînés de 65 ans et plus connaissent des taux plus bas que la moyenne et les jeunes de 15 à 19 ans constituent le groupe le moins touché. Ces données masculines suivent, ou plutôt mènent, celles de la population générale.

Portrait de la situation belge

En Belgique, 1453 hommes se sont enlevé la vie en 2008, pour un taux de 27,69 pour 100 000. Ce sont quatre hommes par jour en moyenne. En termes de nombre, les plus concernés sont les hommes de 35 à 60 ans. Si l’on considère le taux, soit le nombre de suicides pour 100 000 personnes, on constate, particulièrement chez les hommes, une augmentation des suicides à partir de 35 ans et un pic à partir de 75 ans. Ces dernières années, les taux sont à la hausse dans plusieurs groupes, notamment les hommes de plus de 85 ans et les jeunes de 15 à 24 ans. En Belgique comme au Québec, le suicide représente la première cause de mortalité des hommes de 25 à 44 ans et, dans cette tranche d’âge, tue deux fois plus que les accidents de la route.

Facteurs multiples

De récentes recherches ont tenté de comprendre ce phénomène : pourquoi les hommes se suicident-ils à ce point plus que les femmes? En matière de suicide, aucune explication causale simple ne tient la route. On parle davantage de multifactorialité, d’une combinaison d’éléments qui prédisposent au suicide, y contribuent ou déclenchent le passage à l’acte, et d’un déficit en facteurs de protection.

Ainsi, une série de facteurs sont pointés du doigt pour expliquer le nombre inquiétant de suicides masculins. Bien que tous les hommes suicidaires soient différents et poussés par des motivations variées, la recherche nous informe de certaines constantes dans les éléments qui incitent les hommes au suicide: le rôle masculin traditionnel, la difficulté à demander de l’aide, le manque de soutien social¸ les problèmes d’intégration sociale, le sentiment de solitude, les troubles de santé mentale, le choix du moyen, l’agressivité et enfin l’acceptabilité du suicide. Tous ces facteurs peuvent être reliés au champ socioculturel. En effet, ils doivent être vus comme collectifs plutôt qu’individuels, puisqu’ils sont liés au rôle qu’assigne la société aux hommes et aux attentes sociales qui pèsent sur eux.

Le rôle masculin traditionnel, facteur de risque suicidaire

Le nombre impressionnant de suicides masculins pourrait en effet s’expliquer par le rôle attendu de l’homme par les sociétés occidentales. Ce rôle masculin s’acquiert par la socialisation, c’est-à-dire par l’apprentissage de valeurs, attitudes et comportements valorisés par la société. Ainsi, pour se conformer à son rôle traditionnel et éviter la stigmatisation sociale, un homme fera preuve d’autonomie dans la résolution de ses problèmes, de réticence à exprimer ses émotions, de volonté de réussite et, le cas échéant, d’agressivité. Autant d’exigences qui peuvent entraver le développement de ses relations significatives, le priver du soutien social dont il pourrait avoir besoin en cas de difficulté, diminuer le recours à la demande d’aide et, par là, augmenter son risque de suicide.

Un phénomène socioculturel

Les différents facteurs de risque suicidaire peuvent, d’une certaine manière, être rattachés au rôle masculin et aux dimensions collectives du phénomène du suicide. C’est assez évident en ce qui concerne la difficulté à demander de l’aide, le manque de soutien social¸ les problèmes d’intégration sociale et le sentiment de solitude: tous ces éléments peuvent être des conséquences de l’adoption d’un rôle masculin fort. On sait par exemple que les hommes qui tentent de se suicider sont plus souvent ceux qui entretiennent une relation moins soutenue et moins engagée avec leurs enfants.

De plus, les troubles mentaux sont présents dans la majorité des cas de suicide. Bien qu’il s’agisse d’un facteur psychologique, donc individuel, le fait que la dépression masculine soit sous-diagnostiquée et sous-traitée apporte une dimension sociale au problème. La consommation et la dépendance à la drogue ou à l’alcool, identifiées comme facteurs de risque également, sont aussi plus fréquentes chez les hommes.

Par ailleurs, le choix de moyens très radicaux contribue aussi à expliquer le nombre de suicides d’hommes. Au Québec, la pendaison est le moyen utilisé par la majorité des hommes, suivie par les armes à feu. Les femmes ont quant à elles principalement recours à l’intoxication et à la pendaison. Ici encore, l’accessibilité, la familiarité et l’acceptabilité des méthodes létales relèvent d’un phénomène de société.

Enfin, l’adhésion au rôle masculin traditionnel pourrait aussi conduire les hommes à envisager le suicide comme une option plus acceptable que pour les femmes, puisqu’il est une manière de mettre fin à sa souffrance par soi-même, en cohérence avec la valeur d’autonomie notamment.

Masculin pluriel

Les tentatives de compréhension du phénomène ne doivent pas nous faire tomber dans le piège de la généralisation abusive. En cherchant à décrire les comportements typiquement masculins, particulièrement si on les oppose aux féminins, on risque de verser dans le stéréotype alors qu’il existe une diversité d’attitudes masculines comme de facteurs de risque et de protection personnels. Cependant, si de multiples masculinités existent, plus encore aujourd’hui qu’hier, c’est toujours en référence à la masculinité traditionnelle qu’elles se définissent. Les jeunes hommes déterminent leurs attitudes en fonction du rôle traditionnel, en s’y conformant ou en s’en éloignant. «Bien qu’il puisse sembler obsolète, le rôle masculin traditionnel demeure néanmoins très présent au sein de la population masculine. Il influence la manière dont les hommes interprètent les événements qui surviennent dans leur vie tout comme le choix des stratégies d’adaptation qu’ils vont privilégier dans les moments difficiles» indiquent la chercheuse Janie Houle et le psychologue Marc-André Dufour dans un récent article. Par ailleurs, le constat de la surreprésentation des hommes homosexuels dans les statistiques de suicide doit aussi inviter à envisager le risque de suicide masculin comme un phénomène multiple.

L’homme évolue mais son modèle reste

Depuis une trentaine d’années, on assiste, au Québec comme dans d’autres sociétés occidentales, à une certaine évolution du rôle masculin. En parallèle des attitudes traditionnelles toujours valorisées se développent d’autres attentes: en couple, en famille, au travail, dans ses relations amicales, l’homme d’aujourd’hui doit être à la fois indépendant et attaché, stoïque et capable d’exprimer ses émotions, performant et collectif, rude et affectueux, individualiste et solidaire, pourvoyeur de la famille et père présent… La société permet un développement pluriel et, tout en le permettant, l’exige. L’homme doit s’adapter à de nouvelles exigences, multiples, moins univoques. Quelles sont et quelles seront les conséquences de ce changement ? Les hommes en perte de repères vont-ils perdre le sens de leur contribution à la société et celui de leur vie ? Ce bouleversement, lent mais réel, est-il en lui-même un facteur de dépression masculine ? Ou au contraire, une plus grande adhésion à des attitudes traditionnellement féminines et une prise de distance des valeurs masculines joueront-elles comme facteurs de protection ? Les recherches ne l’indiquent pas encore mais l’évolution des statistiques le laisse supposer. «Se distancer du modèle hégémonique de masculinité semble représenter un facteur de protection important en matière de dépression et de détresse psychologique» argumentent Gilles Tremblay et ses collègues du Centre de recherche interdisciplinaire sur la violence faite aux femmes et la violence familiale à Québec. Se distancer des modèles reconnus nécessite toutefois une dose importante de confiance en soi.

Double exigence

Les hommes d’aujourd’hui doivent en effet faire face à des attentes sociales plus complexes que par le passé. La société valorise toujours les modèles masculins, les hommes qui connaissent le succès, les leaders forts et autonomes, qui ne doivent leur réussite qu’à eux-mêmes, qui ne parlent que très peu de leurs problèmes. Simultanément, elle attend du commun des mortels un comportement différent, des attitudes plus humaines et plus relationnelles, particulièrement lorsqu’une situation de vie difficile se présente.

Pour une société sans suicide

Parce qu’il est le produit collectif de la socialisation des garçons, et parce qu’il est un phénomène disproportionné, le suicide des hommes nous concerne tous. Conscient de ce risque spécifique, le réseau de la prévention du suicide au Québec a mis et continue à mettre en œuvre des programmes d’intervention adressés aux hommes en particulier. Ceux-ci tiennent compte des caractéristiques et manifestations de la dépression masculine, du frein à la demande d’aide, des attentes spécifiques des hommes vis-à-vis de ces services.

En amont de l’intervention, des actions pourraient être envisagées pour encourager les hommes à augmenter leur soutien et leur intégration sociale. Par exemple, les politiques qui permettent de développer le lien père-enfant peuvent avoir un impact significatif sur l’attachement familial, qui joue un rôle protecteur. Les projets qui proposent aux hommes du soutien social en-dehors du couple, tels que des groupes pour hommes séparés, pourraient aussi contribuer à renforcer la prévention. Le milieu scolaire pourrait également jouer un rôle, en augmentant le développement d’habiletés d’adaptation chez les jeunes garçons.

La chercheuse Janie Houle indique en conclusion de sa thèse de doctorat qu’ «en somme, il serait important de réfléchir collectivement au modèle masculin que l’on souhaite transmettre aux générations futures et de se demander comment nous pourrions mieux préparer nos jeunes garçons à traverser les moments difficiles.» Les hommes eux-mêmes auraient aussi leur part à assumer, en déclarant leur pluralité, en participant à la valorisation de modèles multiples, en construisant ensemble de nouvelles façons d’être ‘hommes’.

Sources

Houle, J., & Dufour, M.-A. (2010). Intervenir auprès des hommes suicidaires. Psychologie Québec, 27(1), 27-29.

Chagnon, F., Vrakas, G., Bardon, C., Daigle, M., & Houle, J. (2008). Consensus entre la recherche et la pratique pour améliorer les programmes en prévention du suicide chez les hommes. Montréal: CRISE.

Tremblay, G., Morin, M.-A., Desbiens, V. & Bouchard, P. (2007). Conflits de rôle de genre et dépression chez les hommes. Collection Études et Analyses, 36, Centre de recherche interdisciplinaire sur la violence familiale et la violence faite aux femmes. Québec: CRI-VIFF.

Houle, J. (2005). La demande d’aide, le soutien social et le rôle masculin chez des hommes qui ont fait une tentative de suicide. Université du Québec à Montréal, Montréal.

Centre de prévention du suicide (2008). Le suicide, un problème majeur de santé publique – introduction à la problématique du suicide. Bruxelles.

(1) Sur le même sujet, nous avons publié le mois dernier ‘https://www.preventionsuicide.info est né! Allez vite le découvrir’ de Colette Barbier et ‘Prévenir le suicide : coup d’œil sur quelques stratégies précédentes’, de Pascale Dupuis.

Inégaux devant les caprices du climat

Le 30 Déc 20

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Un ouragan, une inondation, une canicule, un séisme ou un tsunami frappent-ils sans distinction ? On pourrait croire que, dans la violence qui la caractérise de plus en plus souvent, la nature ne fait pas de différence entre ses victimes.

Pourtant, comme dans la répartition de la plupart des problèmes de santé, les facteurs socio-économiques jouent un rôle déterminant dans l’exposition aux désastres climatiques et à leurs conséquences. Fin octobre 2012, la tempête tropicale Sandy atteignait la côte Est des États-Unis. Huit millions de foyers se retrouvaient sans courant, on recensait 131 morts. Vingt-trois États américains étaient touchés mais ce sont surtout les images de la ville de New-York inondée et privée d’électricité qui envahissaient les écrans du monde entier, à quelques jours des élections présidentielles. Quelques jours avant, dans les Antilles, en Haïti notamment, des milliers d’habitations étaient détruites sous l’effet de l’impétuosité des vents et du flot des pluies. Septante pour cent des récoltes de bananes, de café et de sucre étaient ravagées tandis que les dégâts au réseau routier isolaient des régions entières. Dans ce pays qui peinait encore à se remettre du séisme qui l’avait secoué deux ans et demi plus tôt, le bilan est lourd : à une centaine de morts s’ajoutent les disparus et les 200 000 personnes qui se retrouvent sans abri.

Philosophe des catastrophes

Près d’un an avant ces évènements, le philosophe français Pascal Acot invité à Québec évoquait devant le public des Journées annuelles de santé publique les conséquences des catastrophes naturelles sur les sociétés qui les subissent. Si Sandy a marqué par son ampleur et sa force, il n’est que l’un des quelque 80 cyclones tropicaux que l’on dénombre dans le monde chaque année et dont la fréquence et l’importance continueront à croître tant que le problème du réchauffement climatique n’aura pas été résolu. Chargé de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et membre statutaire de l’Institut d’histoire des sciences et des techniques, Pascal Acot étudie les vulnérabilités sociales liées aux aléas climatiques. Il s’intéresse de près au processus qui permet aux populations de se relever après un désastre, la résilience sociétale.

La capacité de rebondir

L’étymologie du mot résilience, le verbe latin resilire, évoque l’acte de sauter en arrière. Le concept, originairement utilisé dans le domaine de la résistance des matériaux en physique, se réfère à une idée de rebond, de retour à un état initial après un choc. C’est surtout le neurologue et psychiatre Boris Cyrulnic qui a développé le concept de résilience en psychologie. De ses observations des survivants de camps de concentration et des enfants vivant dans les orphelinats et dans les rues, Cyrulnik conclut que certains peuvent renaître de leurs souffrances. Ainsi, la résilience est la capacité de recommencer à vivre après une tragédie. En fait, elle peut être vue comme «l’aptitude à transformer une expérience personnelle douloureuse en dynamique permettant d’ouvrir de nouveaux horizons et la construction ou la reconstruction» (1).

Le mystère de la résilience

Aujourd’hui encore, la résilience reste un processus mystérieux. Ceux qui s’en sortent ne comprennent souvent pas eux-mêmes comment ils ont pu surmonter le drame. Comment expliquer la résilience de l’un quand un autre, confronté à la même situation traumatisante, s’effondre ?

Une multitude de facteurs peuvent favoriser la résilience. Pour Pascal Acot, «le développement et l’histoire du sujet avant le fracas donnent à un même évènement un poids plus ou moins lourd». Parmi les facteurs individuels, le chercheur cite l’estime de soi et la certitude de sa propre valeur. Il nomme aussi les facteurs familiaux et les facteurs sociaux, tels que les succès personnels et l’intégration à un groupe porteur d’un projet commun. Plus largement, les expériences constructives du passé, peut-être surtout celles de la petite enfance, peuvent avoir une valeur d’enseignement, apprenant à l’individu à faire appel aux ressources qui lui permettront de surmonter le désastre. Mais Pascal Acot souligne aussi que rien n’est jamais strictement individuel: la société est partout présente dans la dynamique de la personnalité humaine.

La résilience, une ressource collective

Pour ce spécialiste des conséquences sociétales des aléas climatiques, «une catastrophe dite naturelle n’est pas une catastrophe en soi. Tout dépend de l’état de la société qui la subit et de ses vulnérabilités matérielles et sociales». Comme c’est le cas pour un individu, il existe des liens étroits entre la dynamique d’une société et sa capacité à se rétablir et même à progresser à la suite d’un cataclysme. La résilience, que les acteurs de la santé connaissent surtout comme un facteur de santé individuel, peut donc aussi s’appliquer à une société entière. Elle repose alors sur des caractéristiques immatérielles telles que la mobilisation des communautés, la solidarité, l’éducation aux risques, le capital social, les services du gouvernement et l’équité sociale. Pascal Acot précise encore que «ce n’est pas la richesse, le produit intérieur brut de la société qui est décisif dans la prévention du désastre et dans la reconstruction psychologique des personnes touchées, mais la qualité des liens tissés entre les êtres humains.»

La dimension matérielle d’abord

Suite aux aléas naturels de grande ampleur, de multiples interventions sont nécessaires pour permettre la survie et plus tard la résilience. On pense spontanément aux secours directs aux sinistrés, à la sécurité des survivants, au soutien psychologique ou, à moyen terme, à la reconstruction matérielle des biens et à la réorganisation de la société. Toutes ces interventions sont utiles et nécessaires à la mise en route d’un processus de résilience.

La compassion des autorités est aussi nécessaire, comme la solidarité nationale et internationale. À cet égard, la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme vient de lancer un cri d’alarme à propos du sort des 370 000 Haïtiens vivant encore dans des camps près de trois ans après le tremblement de terre de janvier 2010 (2). Violence, insécurité, assassinats, enlèvements et viols sont en hausse dans la région de Port-au-Prince, tout comme la pauvreté, l’exclusion sociale et l’insécurité alimentaire. Alors que les ONG quittent le terrain, la situation empire et contraste avec l’afflux d’aide humanitaire apportée juste après le séisme. La dernière chose dont l’île antillaise avait besoin, c’était de subir un nouveau désastre climatique. Dans ce contexte, la résilience sociétale semble particulièrement difficile, car les conditions matérielles que requiert ce processus ne sont pas réunies.

Les conditions immatérielles de la résilience

Cependant, lorsque la dimension matérielle des dégâts est prise en charge par les assurances, les collectivités et l’aide aux sinistrés, une autre reconstruction reste à opérer. Selon Pascal Acot, la dégradation ou la destruction d’une maison, la désorganisation de la vie quotidienne, même la perte d’êtres chers n’expliquent pas entièrement la détresse des victimes : «C’est comme si la catastrophe leur avait enlevé quelque chose d’essentiel qui empêcherait désormais qu’elles soient elles-mêmes tout à fait comme avant.» Les conditions profondes de la résilience seraient donc immatérielles. Le philosophe fait l’hypothèse que ce qui pose problème, c’est la question de la maîtrise humaine de la nature.

Un sentiment d’humanité diminuée

Depuis l’époque de l’ homo habilis, l’être humain peut se définir par sa capacité à manier un outil et à se bâtir un abri, que ce soit pour se défendre des animaux sauvages ou pour se protéger des intempéries. Augmenter sa maîtrise de son environnement en fabriquant des outils et des habitats a permis aux premiers hommes de s’émanciper, bien que de manière imparfaite, des agressions de la nature. «Les êtres humains se sont constitués dans la transformation de la nature par le travail», suggère Pascal Acot. «Ce qui blesse en profondeur les victimes de catastrophes naturelles, c’est le fait de se sentir victimes de forces contre lesquelles elles ne peuvent pas grand chose. Une catastrophe naturelle ne diminue pas l’humanité des victimes mais celles-ci se sentent affaiblies. Le fait d’avoir été incapable d’échapper au désastre et d’en protéger ses proches est particulièrement douloureux pour un être appartenant à une espèce qui s’est construite en dominant la nature.» Dans la prise en charge des victimes, il faut donc considérer la détresse et le sentiment de culpabilité de ceux qui n’ont pas pu se sentir à la hauteur de ce qu’ils croyaient être ou devoir être.

Inégalités sociales face aux aléas climatiques

Cela fait un certain temps maintenant que l’on sait que les conséquences du dérèglement climatique ne touchent pas les populations de manière ‘équitable’, ni même de manière hasardeuse. Il y a une quinzaine d’années, une canicule extrême frappait Chicago. Les autorités avaient prévu que les températures atteindraient 46 degrés et averti les habitants de s’équiper en matériel de climatisation et de ventilation. Parmi les 730 personnes décédées en à peine quatre jours, la majorité n’avait pas pu se permettre ces investissements : «La carte de la mortalité durant la vague de chaleur recoupe celle de la violence urbaine et de la ségrégation raciale et sociale. Sur les quinze quartiers ayant le plus souffert, onze sont habités par une proportion exceptionnellement élevée de personnes qui vivent avec des revenus inférieurs à la moitié du niveau officiel de pauvreté» analysait alors le Monde Diplomatique (3).

La répartition des victimes des dérèglements climatiques dans le monde est d’autant plus choquante que celles-ci ne font généralement pas partie de ceux qui portent la plus grande responsabilité dans les émissions des gaz à effet de serre !

Sandy aussi a choisi les plus faibles

Les évènements récents montrent encore que les inégalités face au climat se marquent non seulement entre pays mais également entre groupes sociaux au sein d’un même pays, comme c’est le cas pour les inégalités sociales de santé. À New-York, une semaine après le passage de l’ouragan Sandy et alors que les températures approchaient zéro degrés, 40 000 personnes devaient être relogées. Plus de la moitié d’entre elles habitaient des quartiers HLM (4).

Sur l’île d’Haïti, les ravages sont considérables, bien qu’ils aient moins retenu l’attention médiatique. En plus des dégâts directs, on a constaté dans les jours suivant le drame une recrudescence des cas de choléra liés aux inondations et à la fermeture de plusieurs centres de traitement. Sans surprise, c’est dans les camps de réfugiés – ceux qui existent toujours depuis le séisme de 2010 – que le choléra est le plus virulent.

Néanmoins, comme le démontre le nouvel Atlas de la santé et du climat (voir encadré), les désastres climatiques ne peuvent être considérés comme des fatalités. En tant que sociétés, nous avons le pouvoir collectif d’agir pour en prévenir les conséquences.

Un Atlas de la santé et du climat

Par une triste ironie du calendrier, le 29 octobre dernier, alors que Sandy se déchaînait sur le continent américain, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et l’Organisation météorologique mondiale (OMM) – l’autorité des Nations Unies relative au temps, au climat et à l’eau -, lançaient conjointement leur Atlas de la santé et du climat .

La prévention passe par la prévision

Par ses cartes, tableaux et graphiques, l’Atlas donne des exemples concrets de la façon dont l’utilisation des informations météorologiques et climatiques peut protéger la santé publique. Un des intérêts de cette publication de 68 pages est de montrer l’emprise que peuvent avoir les sociétés sur les conséquences des désastres climatiques. L’ouvrage démontre également comment la relation entre la santé et le climat est marquée par des facteurs tels que la pauvreté, la dégradation de l’environnement et la (mauvaise) qualité des infrastructures.

Maladies infectieuses, catastrophes climatiques et défis environnementaux

Divisé en trois sections, l’Atlas aborde d’abord les maladies infectieuses liées au climat. L’incidence de maladies telles que le paludisme, la dengue, la méningite et le choléra varie en effet de manière significative d’une saison et d’une année à l’autre, en fonction des conditions météorologiques.

La seconde section est consacrée aux catastrophes climatiques et aux urgences qui en découlent. Une prévention efficace est possible notamment par une collaboration optimale entre les services météorologiques, les services d’urgence et les services de santé. Par exemple, on peut y lire que le nombre de morts dues à des cyclones d’intensité similaire au Bangladesh a été réduit de près de 500 000 en 1970 à 3 000 en 2007.

Enfin, la publication s’attache à décrire les nouveaux défis environnementaux tels que les pollens, les radiations UV, la pollution de l’air ou le stress thermique, révélant par exemple que le passage aux énergies propres permettrait de sauver la vie d’environ 680 000 enfants victimes de la pollution atmosphérique chaque année.L’Atlas de la santé et du climat est en cours de traduction et sera prochainement disponible en français. La version originale anglaise peut être téléchargée en à l’adresse suivante : https://www.who.int/globalchange/publications/atlas/report/en/index.html

(1) D’après Stefan Vanistendael et Jacques Lecomte, dans Le bonheur est toujours possible… Construire la résilience (2000), un ouvrage présenté dans un article de Sophie Grignard, dans Éducation Santé , n° 160, juin 2001.
(2) Claude Lévesque, Haïti retombe dans l’oubli, dans Le Devoir, 13 novembre 2012
(3) Éric Klinenberg, Autopsie d’un été meurtrier à Chicago , dans Le Monde diplomatique , août 1997
(4) Brigitte Dusseau, L’exaspération monte encore , dans Le Devoir , le 5 novembre 2012

Spiritualité et santé : plus l’incertitude l’avenir est grande…

Le 30 Déc 20

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Définir la spiritualité n’est pas une chose aisée en soi. En effet, si cette définition suppose de s’interroger sur les liens que la spiritualité entretient avec la religion et la modernité, elle nous interpelle aussi au regard des profondes mutations de nos sociétés, sur ce qui donne pour chaque individu sens à sa vie.
Ainsi, ma contribution (1) n’a pour but que de poser quelques jalons à la réflexion sur ce thème de la spiritualité.

Spiritualité n’est pas religion !

Il faut tout d’abord convenir que ce terme de «spiritualité» n’est pas simple à manipuler, à expliquer et qu’il suscite perplexité et nombreuses interrogations.

L’évocation du mot renvoie fréquemment à un premier niveau d’analyse qui est de l’ordre de la religion et du fait religieux. Ce premier point peut expliquer bien des réticences à traiter de cette question. En effet, dans nos sociétés laïques – tout du moins dans le contexte culturel d’où je m’exprime à savoir la France – toute référence à ce terme renvoie inexorablement à une pensée religieuse que nos cultures, notre histoire (loi de 1905 de séparation de l’Église et de l’État), la pensée moderne tendent à rejeter.

Il est important de préciser que dans L’encyclopédie des religions , si le terme de spiritualité peut prendre son essence dans certaines religions, les auteurs (2) n’hésitent pas à non plus à parler de «spiritualité laïque», se construisant en dehors de toute référence religieuse (religion établie, secte…).

De même Maslow (3) en 1976 insiste sur le fait que les valeurs spirituelles ne sont pas la propriété exclusive des religions organisées et qu’elles n’ont pas besoin de «concepts surnaturels» pour les valider. Ainsi, nous pourrions émettre l’hypothèse qu’aujourd’hui l’émergence forte du terme de spiritualité dans la littérature et dans les médias provient d’un double mouvement: celui de la sécularisation progressive de nos sociétés (domaine de la religion), et de l’avènement – ou la fin – de la modernité. Ce sont ces deux éléments qu’il me semble nécessaire de prendre en compte lorsque nous parlons de «spiritualité».

Revenons quelques instants sur la sécularisation. Comme le soulevait Émile Durkheim, «S’il est une vérité que l’histoire a mise hors de doute, c’est que la religion embrasse une portion de plus en plus petite de la vie sociale. À l’origine, elle s’étend à tout; tout ce qui est social est religieux; les deux mots sont synonymes. Puis, peu à peu, les fonctions politiques, économiques, scientifiques s’affranchissent de la fonction religieuse, se constituent à part et prennent un caractère temporel de plus en plus accusé. Dieu,… qui était d’abord présent à toutes les relations humaines, s’en retire progressivement; il abandonne le monde aux hommes et à leurs disputes. Du moins, s’il continue à les dominer, c’est de haut et de loin.» (4)

Ainsi, ce sociologue posait ce constat apparemment inéluctable d’une disparition progressive de la religion de la sphère sociale en direction de la sphère privée individuelle. Les observations faites dans la plupart des pays européens confirment cette thèse de la sécularisation : baisse des pratiques, difficultés du renouvellement des prêtres, des églises qui se vident, modification du croire dans les propositions faites par les religions (5).

Ainsi, l’un des éléments qui structurait la vie pour l’individu, sa représentation du monde, son avenir a peu à peu disparu (même si de nombreux développements seraient nécessaires pour modérer ce propos) fait place peu à peu à un individu qui doit – sous l’avènement de la modernité – se construire un destin, une voie et un avenir.

Dans cette même optique, la spiritualité apparaît comme un élément essentiellement individuel, propre à chacun, à son histoire et à son vécu. Elle relève avant tout d’une identité personnelle et la révèle, et non d’une identité religieuse qui elle s’articule autour de quatre grandes dimensions (6) :
– la dimension communautaire (les frontières du groupe). Elle concerne le marquage d’un groupe particulier dont on est ou on n’est pas, et dans lequel on entre ou on sort selon un certain nombre de procédures (rites, par exemple, exclusions, excommunions…). Le groupe définit alors un mode de participation et un ensemble de références communes qui constituent un dispositif de repérage social.
– la dimension culturelle (les savoirs du groupe). L’identité religieuse implique l’assimilation d’un certain nombre de savoirs, savoir-faire, etc. qui sont au principe des gestes communs de la mémoire commune. Cette culture commune se constitue par divers biais liés au processus particulier de la transmission religieuse dans telle ou telle tradition (catéchisme, forme du culte, etc.).
– la dimension éthique concerne les valeurs du groupe: l’identité religieuse incarne également un ensemble de références morales, partagées par les croyants, et susceptibles de se transformer en normes de comportements.
enfin, la dimension émotionnelle est très importante dans l’identité religieuse. À travers la communion, l’émotion de la célébration du culte ou de la prière, c’est l’actualisation d’un sentiment affectif d’être «nous», de former quelque chose comme une âme commune, comme un esprit commun.

Si ces quatre dimensions nous permettent de cerner ce qu’est «l’identité religieuse», elles nous donnent aussi une grille de lecture pour «classifier» ce qui est de l’ordre du religieux ou de la spiritualité. Ainsi, la spiritualité s’est écartée de la ou des religions, sous l’impulsion de la sécularisation de la société, mais aussi de l’avènement de la modernité.

Spiritualité et modernité

Si la modernité a permis de «sortir de la religion», comme le souligne Marcel Gauchet (7), cette même modernité a peu à peu entraîné un vaste «désenchantement du monde» selon l’expression de Max Weber (8).
En effet, la modernité proposait à la fois une représentation du monde par la façon qu’elle a de mettre en avant, dans tous les domaines de l’action humaine individuelle et collective, la rationalité, c’est-à-dire l’impératif de l’adaptation cohérente des moyens aux fins que l’on poursuit; mais aussi un type particulier de rapport au monde qu’établit la modernité. Ce rapport se résume dans une affirmation fondamentale, celle de l’autonomie de l’individu: sujet capable de faire le monde dans lequel il vit et de construire lui-même les significations qui donnent un sens à sa propre existence.

Ainsi, la modernité a peu à peu bousculé les rapports que l’individu entretient avec la société. Face à cette quête de l’autonomie, et à l’affaiblissement des grands systèmes de pensées et des modes de structuration de sens (État, Famille, Religion, École ), l’individu se sent seul et doit être à même de donner sens à sa propre vie. Ainsi, d’une formidable possibilité d’épanouissement, la modernité génère anxiété, dont la condition quotidienne est l’incertitude qui résulte pour tout un chacun de la recherche des moyens de satisfaire ses propres attentes, ses propres envies.
Nous pourrions résumer à partir de trois auteurs, le rapport qu’entretient l’homme à la société, reflet de la modernité actuelle :
– une difficulté à faire face pour l’individu à deux exigences contradictoires: se différencier des autres et se conformer aux mêmes valeurs et normes (Norbert Élias (9));
– une injonction à inventer sa propre vie pour l’individu (Henri Mendras (10));
– une difficulté à être soi, ce qui laisse à penser à Alain Ehrenberg (11) que nous sommes face à un individu incertain.
Ainsi, l’émergence de la spiritualité se trouverait renforcée d’une part en raison d’une déperdition du croire des grandes religions traditionnelles, mais bien aussi en raison de l’échec de la modernité à trouver des réponses au sens à donner à sa vie.

Spiritualité : une quête de sens de la vie

Comme le montraient si bien les Monty Python, dans leur film «The meaning of life» (12): quel doit être le sens de notre vie ?

Ainsi, la spiritualité a plus à voir avec les représentations du monde, les valeurs que chacun s’assigne, qu’avec des pratiques spécifiques. Comme le soulignent des auteurs québécois (13), la spiritualité est un concept multidimensionnel qui repose, selon eux, sur certaines dimensions communes : la recherche d’un but et d’un sens à la vie, la croyance qu’il existe quelque chose qui transcende l’être humain, le respect de la vie, l’idéalisme et l’altruisme.

La traduction de ces différentes dimensions dans leur enquête s’est articulée autour de deux questions :
«Pour vous, la vie spirituelle (c’est-à-dire des croyances ou des pratiques qui concernent l’esprit ou l’âme) est-elle très importante, assez importante, peu importante, pas importante du tout ?»
«Croyez-vous que vos valeurs spirituelles ont un effet positif sur votre état de santé physique ou mentale ?».

Sans revenir ici sur certains résultats que j’ai évoqué dans un numéro de La Santé de l’homme (14) et qui montrent l’importance pour les Québécois de la vie spirituelle et l’impact que celle-ci a sur leur santé, notamment en terme de soutien social, il me semblerait nécessaire pour des travaux futurs de ne pas poser les termes d’esprit ou d’âme dans les questions liées à la spiritualité.

En effet, dans un contexte nord-américain fortement imprégné de culture religieuse, ces références peuvent introduire un biais qu’il me semble important de «prévenir». La formulation proposée par le Whoqol (15) semble être plus en adéquation «Vos croyances (convictions personnelles) donnent-elles un sens à votre vie ?» (16)

De la même façon, il est aussi nécessaire d’appréhender les différences que revêt la notion de spiritualité au niveau des classes sociales. Comme le révèle cette enquête : 43 % des personnes très pauvres ou pauvres, contre 33 % de celles qui ont un revenu supérieur considèrent que les valeurs spirituelles ont un effet positif sur leur état de santé physique ou mentale.

Cette problématique n’est pas sans rapport avec l’autonomie. Nous pourrions nous poser la question suivante : la forte prédominance de la «spiritualité» dans les milieux populaires n’est-elle pas le reflet de l’incapacité de la société à résoudre leurs problèmes et de leur donner une perspective d’avenir ? Ou, dit d’une autre façon, l’idée d’une spiritualité – liée à l’émergence d’un être autonome – n’est-elle pas pour les classes sociales les plus aisées, le marqueur d’un éthos de classe, où la spiritualité joue un rôle secondaire dans le maintien et dans le contrôle de sa vie ?

Bien que difficilement saisissable dans un premier temps, la spiritualité – et la forte utilisation actuelle de ce terme – implique avant tout de se re-questionner sur la société (son état ?) et sur les rapports et les représentations que l’Homme entretient avec elle.

(1) Ces réflexions ont été rédigées dans le contexte du séminaire ‘Promotion de la santé et spiritualité’ organisé en 2010 par l’APES ULg. Voir l’article de Gaëtan Absil ‘La santé spirituelle en questions: un séminaire en préparation par l’APES-ULg , Education Santé n°259.
(2) Lenoir F., Tardan-Masquelier Y. dir. L’encyclopédie des religions (2 t.). Paris, Fayard, Format Compact, 2000: 2512 p.
(3) Cité p. 603 par Clarskon M., Pica L., Lacombe H. Spiritualité, religion et santé: une analyse exploratoire (chapitre 29). In: Enquêtes sociale et de santé Québec 1998. Québec: Institut de la statistique du Québec, coll. La santé et le bien-être, 2002: p.603-625.
(4) Durkheim E. De la division du travail social, 4e édition, Paris, Alcan, 1922, p 143-144
(5) Ce mouvement de sécularisation, qui se poursuit aujourd’hui , s’accompagne aussi d’une recomposition du croire. Cette recomposition se définit par des formes de manifestations religieuses diverses, mais se traduit par un fort détachement des individus face aux «prescriptions» des Églises.
(6) Voir à cet effet: Hervieu-Léger D., Champion F., Vers un nouveau christianisme, introduction à la sociologie du christianisme occidental, Paris, Cerf, 1987, 395 p.; Hervieu-Léger D. La religion en miettes ou la question des sectes. Paris, Calmann-Lévy, 2001: 222 p.
(7) Voir ses nombreux ouvrages.
(8) Voir notamment: L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Gallimard, 2002
(9) Élias N. La société des individus , Paris, Fayard, 1991
(10) Mendras H. La seconde révolution française, Paris, Gallimard, 1988
(11) Ehrenberg A. La fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998.
(12) The Meaning of Life, un film de Terry Jones, 1983, 107’. Disponible en DVD.
(13) Clarskon M et all, opus cité.
(14) Le Grand E. Appartenance religieuse, spiritualité et santé au Québec, N° 406 La Santé de l’homme, mars-avril 2010, pp 29-30. dossier: «Quels liens entre religieux et santé?». Téléchargeable sur le site de l’INPES: https://www.inpes.sante.fr/SLH/pdf/sante-homme-406.pdf
(15) Le Whoqol est une échelle de mesure de qualité de vie créée par l’OMS.
(16) Dans le même ordre de souci méthodologique, il serait intéressant de montrer le poids de chacune des dimensions (but, croyance, respect de la vie, altruisme) dans la définition et la représentation de la spiritualité chez les individus.

Le marketing et la santé, ou comment se servir des forces de l’adversaire

Le 30 Déc 20

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Dans le monde de la santé on a plutôt tendance à prendre ses distances avec le marketing commercial pour des raisons assez évidentes. Depuis quelques années toutefois, la version sociale du marketing, celle qui cherche à faire adopter des comportements de santé, séduit ceux qui ont à cœur la santé publique. Ces techniques semblent efficaces, mais quels liens entretiennent-elles avec les principes chers à la promotion de la santé ? Que les acteurs de la santé ne portent pas le marketing commercial dans leur cœur, cela se comprend aisément. Les centaines de messages qui nous touchent chaque jour nous incitent à consommer des produits toujours plus nombreux et souvent peu propices à favoriser l’adoption de saines habitudes de vie.

Entre l’industrie et les organismes préoccupés par la santé, il faut constater que le rapport de force est disproportionné. Difficile pour David de manifester un intérêt sincère pour Goliath. L’expert québécois du marketing social François Lagarde évoque une relation d’amour-haine: ceux qui critiquent le marketing sont aussi souvent ceux qui y ont recours quand l’occasion se présente à eux. Pourrait-on les blâmer d’utiliser pour une bonne cause des techniques qui se révèlent performantes par ailleurs ? Car le marketing est vraiment efficace pour promouvoir un comportement: les montants que l’industrie lui consacre le confirment.

Une journée pour poser un regard critique

Chaque année, les Journées annuelles de santé publique, les JASP, sont un moment fort de transfert de connaissances, de formation et d’échange pour tout le secteur de la santé publique au Québec. La seizième édition de l’événement qui s’est tenue l’an dernier à Montréal n’a pas failli à la règle puisque près de 1 500 participants étaient une fois encore rassemblés autour d’une vingtaine de thématiques liées par le sujet transversal de «la connaissance, levier d’influence». L’une des journées était consacrée aux pratiques et conséquences du marketing commercial, sur lesquelles l’assistance était invitée à poser un regard critique. Le comité scientifique de cette journée, coordonné par l’Association pour la santé publique du Québec, avait établi un programme visant non seulement à présenter le marketing commercial et le marketing social mais aussi à partager des interventions de santé publique susceptibles de faire contrepoids à certaines pratiques de l’industrie. Les effets délétères du marketing sur les individus, les collectivités et l’environnement furent cités, mais on ne s’y attarda pas. Les organisateurs de la journée ont réussi le délicat pari d’évoquer le marketing sans diaboliser les pratiques et leurs auteurs que sont les entreprises commerciales.

Petite histoire du marketing

En première partie de journée, le public a eu l’occasion d’entendre l’exposé pédagogique du formateur en marketing social François Lagarde. Celui-ci présenta les notions de base du marketing commercial en suivant la chronologie de la seconde moitié du vingtième siècle.

Alors que dans les années 1960 le marketing avait pour (simple) but de faire la publicité d’un produit pour générer des ventes, il s’est complexifié dans les années 1970 avec le concept du «mix marketing» ou des «quatre P»: le marketing s’est alors intéressé au Produit, à son Prix, à sa Place (c’est-à-dire aux caractéristiques de sa distribution) et bien sûr à sa Promotion. Les années 1980 ont vu l’émergence de la segmentation: l’offre est fractionnée grâce à une diversification des produits adaptés aux nombreuses clientèles ciblées et la promotion l’est aussi, au moyen d’une multiplication des canaux de communication. Les années 1980 sont aussi celles du positionnement des marques: par l’achat d’un produit, on s’associe à une marque et aux valeurs que celle-ci véhicule.

Dans les années 1990, l’attention de l’industrie s’attache à la fidélisation de la clientèle. C’est l’époque de l’explosion des cartes de fidélité : les acheteurs sont fichés, leurs achats sont enregistrés. Les années 2000 ont vu l’essor de la co-création ou de la personnalisation du produit. Le meilleur exemple de co-création est le téléphone intelligent: des millions d’appareils sont en circulation et aucun n’est identique à un autre, grâce à une personnalisation avancée des images, des musiques, des contacts et des applications.

Des pistes de solution

Le professeur Gerald Hastings avait fait le voyage depuis l’Écosse où il dirige l’Institut du marketing social et le Centre de recherche sur la lutte antitabac (1) dépendant notamment de l’Université de Stirling. Dans sa présentation intitulée «La matrice du marketing: comment l’industrie gagne sa puissance et comment nous pouvons la récupérer»(2), il exposa quelques-unes des problématiques liées au marketing commercial : le déséquilibre des pouvoirs entre l’individu et l’entreprise, la manipulation des enfants (qui représentent des cibles particulièrement fragiles et qui sont visés autant pour leur pouvoir d’influencer leurs parents que parce qu’ils sont eux-mêmes des consommateurs en puissance à fidéliser), les inégalités générées par ces pratiques et les dommages environnementaux et sociaux liés à la croissance de la consommation.

Gerald Hastings exposa plusieurs sujets: la prise de conscience critique, à laquelle les récentes crises économiques devraient contribuer, le marketing social, l’action collective et une régulation indépendante et rigoureuse du marketing commercial. Un exemple de conscientisation et d’action collective fut d’ailleurs présenté au cours de la journée avec l’Opération Fais-toi entendre! qui invite les adolescents québécois à réaliser des projets structurés en vue d’influencer les décideurs pour améliorer leurs environnements. Pour sa part, François Lagarde identifie en guise de solution un triple rôle des acteurs de la santé publique: optimiser le marketing social, canaliser le marketing des produits sains et contrer le marketing des produits malsains. Le défi est de taille.

Faire contrepoids

Plusieurs études de cas furent présentées à un public avide d’en savoir davantage sur les stratégies déployées par l’industrie pour convaincre les consommateurs et sur les pratiques susceptibles d’y faire contrepoids. Suzie Pellerin, Directrice de la Coalition québécoise sur la problématique du poids présenta le dossier des boissons sucrées, rappelant que leur consommation est identifiée par l’Organisation mondiale de la santé comme la seule pratique alimentaire toujours associée au surpoids. Après quelques données sur l’agressivité des moyens destinés à faire vendre ces produits (4 milliards de dollars consacrés à la publicité pour les boissons sucrées en 2006, 96% des dépenses visant les jeunes), Suzie Pellerin exposa les nombreuses actions menées par la Coalition à l’encontre des boissons gazeuses, déclinées selon chacun des quatre P du mix marketing (3). Par exemple, en ce qui concerne le prix, la Coalition milite pour la mise en place d’une redevance sur les boissons sucrées à l’instar de la «taxe soda» récemment instituée en France, dont les bénéfices seraient consacrés à l’amélioration de l’accès aux aliments sains. Pour agir sur la «place» (ou distribution), elle travaille notamment à diminuer la disponibilité des boissons sucrées et énergisantes en encourageant les pouvoirs compétents à poser des restrictions d’accès dans les lieux publics comme les centres sportifs et dans certains commerces comme les pharmacies (4).

Pour une «bonne cause»

L’efficacité du marketing commercial pousse depuis quelques temps certains promoteurs des comportements de santé à en appliquer les méthodes au service d’objectifs plus louables que la vente de produits. C’est ce qu’on appelle le marketing social. «Le marketing social offre un cadre qui permet le recours aux principes et aux techniques du marketing dans le but d’amener un public cible à accepter, rejeter, modifier ou délaisser volontairement un comportement.» (5) indique François Lagarde en définissant son domaine d’expertise.

Ainsi, le fameux «mix marketing» ou principe des quatre P est appliqué à la promotion de comportements de santé. Des deux côtés de l’Atlantique, les exemples se multiplient. Au Centre Hospitalier Universitaire Sainte-Justine, à Montréal, ces principes ont, par exemple, permis un changement de l’offre dans les machines distributrices d’aliments. On a étudié en détail le «produit», soit le comportement promu (consommer des produits sains et frais) et on a joué sur son «prix», c’est-à-dire non seulement le coût financier du geste visé mais aussi l’effort requis pour le poser. On s’est attardé à sa «place» c’est-à-dire au lieu et au contexte d’adoption du comportement ainsi qu’à sa «promotion» en développant la publicité des produits santé et leur attractivité. La promotion peut aussi s’appuyer sur des relations publiques, sur le concours de personnes influentes et de plus en plus souvent sur les médias interactifs.

Marketing social et promotion de la santé

D’après Jean-Charles Chebat de l’École de Hautes Études Commerciales de Montréal, le marketing n’est intrinsèquement ni bon ni mauvais, mais dépend des objectifs qui le guident. Le marketing social serait donc une «bonne» pratique, en laquelle certains voient un avenir prometteur pour la promotion des comportements de santé (6). Mais quelque séduisante qu’elle soit, cette technique suscite certaines réflexions, même si celles-ci furent peu abordées au cours des conférences.

Une première observation fut amenée par le propos de Gerald Hastings, qui posa la question importante du type d’approche préconisée. Alors que la promotion de la santé se veut systémique et collective, le marketing vise une action essentiellement concentrée sur les comportements individuels et sur le milieu, par la modification de l’offre de produits et de l’accessibilité aux comportements de santé. L’un n’empêche pas l’autre, mais il faut garder en vue que le second pose une action plus réduite et prend peu en compte la multiplicité des déterminants de la santé.
Par ailleurs, les techniques de marketing, même quand il est qualifié de social, ne sont pas souvent pensées en fonction du gradient social et prennent rarement en considération les inégalités sociales de santé.

Enfin, Jean-Charles Chebat mit le doigt sur une réalité regrettable, potentiellement présente lorsque le marketing social émane de l’État lui-même: les campagnes, surtout les plus visibles, visent parfois avant tout à rendre ostensible une préoccupation gouvernementale pour certains problèmes de santé. Elles sont donc utilisées au profit de l’image de leur auteur ou de leur financeur. Ceci est d’autant plus délicat dans le cas de campagnes visant à réduire un risque pour la santé dont l’État est lui-même le pourvoyeur, comme c’est le cas des jeux de hasard ou encore, au Québec, des boissons alcoolisées via la SAQ (Société des Alcools du Québec) (7).

Une certaine vision de l’homme

La dernière et probablement la plus importante des réflexions inspirées par cette instructive journée est la question de la vision de l’homme qui sous-tend le marketing. «Ce qui caractérise la démarche en marketing est la place prépondérante accordée au point de vue du public visé, à ses motivations et à ses freins.» indique François Lagarde. Le marketing s’intéresse à l’individu, à priori comme le fait la promotion de la santé. Mais s’il cherche à le connaître, c’est surtout pour mieux le persuader dans le but de le pousser à agir d’une manière jugée saine. Une certaine gymnastique de l’esprit est requise pour combiner cette conception de l’individu avec celle que défend la promotion de la santé, qui veut «conférer aux populations les moyens d’assurer un plus grand contrôle sur leur propre santé et d’améliorer celle-ci» (8).

Entre la promotion d’un comportement de santé et la promotion de la santé, il y a une différence de concepts majeure… Ceci étant dit, ces quelques réflexions ne sont pas de nature à remettre en question le développement du marketing social. Car quand les actions sont bien pensées et ne se limitent pas à des campagnes de publicité pour des comportements sains, il comporte, somme toute, plus d’avantages que d’inconvénients.

L’efficacité de la publicité

Le professeur Jean-Charles Chebat de l’École de Hautes Études Commerciales de Montréal présenta au cours de la journée un exposé bien documenté sur les effets des films et publicités susceptibles de favoriser le développement d’attitudes, de stéréotypes et d’intentions de poser un comportement à risque. Il relata plusieurs expériences convaincantes menées auprès de spectateurs exposés à des publicités ou à des films dont les personnages affichaient des comportements favorables au tabac, aux jeux de hasard ou à la conduite dangereuse.

Ainsi, par exemple, il est démontré que des adolescents confrontés à des scènes modifiées du film de Quentin Tarantino ‘Pulp Fiction’ affichant Uma Thurman sans cigarette montrent une attitude moins favorable à l’égard de l’industrie du tabac et du fait de fumer et moins d’intention de fumer que ceux qui ont vu les séquences du film original.
Intéressant également, Jean-Charles Chebat partagea ses observations quant à des éventuels avertissements sous forme de textes ou d’images destinés à contrebalancer les effets des films. Il constate que les messages audio-visuels présentés en début de séquence sont susceptibles de réduire les attitudes positives envers le tabac et l’intention de fumer alors que des messages écrits n’ont aucun effet.

(1) Institute for Social Marketing et Centre for Tobacco Control Research
(2) The Marketing Matrix: how the corporation gets its power and how we can reclaim it
(3) Le dossier préoccupant du marketing des boissons sucrées est une des priorités de la Coalition québécoise sur la problématique du poids, exposée dans le rapport Les dessous du marketing des boissons sucrées disponible sur https://www.cqpp.qc.ca
(4) Oui, au Québec on trouve des boissons sucrées dans les pharmacies! On y trouve aussi des chips et des barres chocolatées, mais heureusement plus de cigarettes depuis 1998…
(5) François Lagarde, Notre relation amour-haine avec le marketing, dans Investir pour l’avenir, Bulletin national d’information du Plan d’action gouvernemental de promotion des saines habitudes de vie et de prévention des problèmes reliés au poids, Vol. 4, No. 4, Octobre 2012, Direction des communications du Ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec
(6) Voir notamment à ce sujet l’article d’Anne Le Pennec paru dans le numéro 270 d’Éducation Santé en juin dernier: Dossier Campagnes de prévention: au cœur de l’évaluation. Connaissez-vous le marketing social?
(7) «La SAQ est une société d’État qui a pour mandat de faire le commerce des boissons alcooliques et pour mission de bien servir la population de toutes les régions du Québec en offrant une grande variété de produits de qualité. (…) Consciente des impacts de ses activités commerciales, la SAQ contribue financièrement au maintien et au développement des activités d’Éduc’alcool dont le mandat est de promouvoir la consommation réfléchie de l’alcool (…) La SAQ a pour actionnaire le ministre des Finances, et ses administrateurs sont nommés par le gouvernement du Québec.» – extraits du site www.saq.com de la Société des Alcools du Québec
(8) Selon la Charte d’Ottawa pour la promotion de la santé

Les adolescents d’aujourd’hui sont-ils si différents des jeunes d’hier?

Le 30 Déc 20

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Le 8 novembre dernier, le Centre local de promotion de la santé de Bruxelles (CLPS) organisait une journée de réflexion sur le thème des assuétudes chez les adolescents. Intitulée «Et si nous prenions le risque d’être sur le fil?», cette journée fait suite aux résultats de l’enquête «Assu-Études» menée par le CLPS auprès des acteurs de 130 établissements secondaires bruxellois. Elle s’inscrit dans le cadre de la mission Point d’appui aux écoles secondaires en matière de prévention des assuétudes (1).

Ce sont plus de 150 acteurs qui se sont réunis à la Maison des Associations Internationales pour réfléchir autour de quelques questions en guise de fil rouge : comment être à l’écoute des paradoxes des adolescents, des adultes, de l’école, de la prévention ? Comment créer des espaces où peuvent s’inscrire la rencontre et la relation avec les adolescents et les adultes, entre l’école et la prévention ?

Une particularité à relever : la journée a réuni des acteurs du secteur associatif et de l’enseignement. Une rencontre entre ces deux secteurs s’est, en effet, avérée indispensable suite aux résultats de l’enquête «Assu-Études», et elle a donc pu se concrétiser !

Sont également venus prendre part aux échanges : les représentants de Fadila Laanan, Ministre de la Santé de la Fédération Wallonie-Bruxelles, de Marie-Dominique Simonet, Ministre de l’Enseignement obligatoire de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de Benoît Cerexhe, Ministre de la Santé de la région de Bruxelles-Capitale.

L’après-midi a été consacrée aux ateliers suivants:
– la prévention, c’est au programme ?
– les parents, si proches et si lointains
– l’école, bonne à tout faire !
– quand la crise vient interpeller le rôle de chacun
– et les jeunes dans tout ça ?

Pour Éducation Santé, ce brainstorming fut aussi l’occasion de s’interroger sur les pratiques des jeunes en matière d’assuétudes. De quels produits sont-ils dépendants ? Sont-ils peu ou très dépendants ? Qu’est-ce qui a changé par rapport à leurs aînés ? Comment la société évolue-t-elle ? Pour répondre à ces questions, nous avons interrogé deux des intervenants de la matinée : Damien Favresse, sociologue à l’École de santé publique de l’ULB, et Ann d’Alcantara, psychiatre au Centre thérapeutique pour adolescents de la Clinique universitaire Saint-Luc.

Damien Favresse: «Des comportements jugés anodins dans le passé sont considérés comme à risque aujourd’hui.»

Éducation Santé : Les conduites à risque chez les adolescents sont-elles plus ou moins importantes qu’auparavant ?

Damien Favresse : Dans l’ensemble, on constate plutôt une diminution de l’usage des psychotropes licites et illicites : alcool, tabac, cannabis, ecstasy… Cette diminution est une tendance présente chez les adolescents en Europe, pas seulement en Belgique.

E.S. : Comment expliquez-vous cette diminution ?

D.F. : L’hypothèse partagée par une partie des scientifiques est que la population en général est beaucoup plus sensible aux risques qu’auparavant. De nombreuses informations circulent dans nos sociétés à ce sujet grâce notamment aux médias, aux nouveaux outils de communication, aux professionnels de la santé et aux intervenants de la prévention. Auparavant, l’attention de nos sociétés à l’égard des conduites à risque était moins importante, notamment parce que les connaissances scientifiques sur le sujet étaient beaucoup plus restreintes.
Je crois qu’il y a une évolution de la société et de ses valeurs. Il y a une meilleure connaissance sur les méfaits de certains produits et conduites qui se répand dans la société et induit à terme des changements dans les comportements. Prenons l’exemple des femmes enceintes. Avant, la plupart des médecins ne leur déconseillaient pas de boire parfois un verre d’alcool pendant leur grossesse. Aujourd’hui, le discours a changé et il est plutôt conseillé de ne pas boire une seule goutte d’alcool. On constate la même évolution pour la consommation de tabac.
Auparavant, la société était également beaucoup plus permissive en ce qui concerne l’alcool au volant. Du côté des accidents de la route, il se passe le même phénomène : le nombre d’accidents de la route diminue par rapport aux années 70 mais, en même temps, il y en a toujours trop.
Le contexte a donc changé et le regard sur les conduites à risque aussi. On se focalise beaucoup plus sur les éventuels dangers liés aux conduites en oubliant parfois qu’un comportement n’est pas seulement une prise de risque.
Certains sociologues estiment d’ailleurs que l’on est entré dans une société où le risque est devenu l’un des enjeux majeurs, qui ne peut pas être juste une question d’experts, parce qu’il est impossible à éradiquer et qu’il touche aussi à la liberté des individus.

E.S. : N’y a-t-il pas une plus grande diversité de prises de risques à notre époque ?

D.F. : À mon avis, il y a davantage de possibilités qu’auparavant. Les produits disponibles sur le marché sont plus nombreux. Cette plus grande diversité pose question dans la mesure où certains se demandent si la diminution de la consommation de tabac, d’alcool, de cannabis n’est pas simplement liée à un transfert vers d’autres produits. Mais on voit que tous les autres comportements (consommation d’amphétamines, de cocaïne, par exemple) restent assez marginaux.
D’autres se demandent si l’on n’est pas en train de passer vers d’autres produits psychotropes, fabriqués par les sociétés pharmaceutiques, comme la Rilatine qui est prescrite chez les enfants pour lutter contre les «troubles de l’attention».
Je ferais un parallèle avec l’alimentation : on n’a jamais pu à la fois aussi bien et aussi mal manger. À l’heure actuelle, la diversité du choix alimentaire est beaucoup plus grande que par le passé. L’information est meilleure mais elle reste malgré tout limitée à certaines catégories de la population et tout le monde n’a pas les compétences pour décoder les informations disponibles sur les emballages. Le même phénomène se passe vraisemblablement avec les autres conduites aussi.
Sur le plan de la diversité, je crois qu’il est important aussi de ne pas oublier que, sous l’impulsion du développement des connaissances scientifiques, notre regard a changé. Il en résulte que des comportements jugés anodins dans le passé sont considérés comme à risque dans le présent. Ainsi, par exemple, de nombreux articles scientifiques sont consacrés à la dépendance au travail et au sport. Il y a quelques décennies, ce type de question ne se posait même pas. Avant, l’étude du risque s’appliquait davantage à des comportements plus extrêmes tels que la toxicomanie ou le suicide alors qu’à l’heure actuelle, il s’applique à une multitude de conduites (mauvaises habitudes alimentaires, usages exagérés de multimédias, absence de port du casque à vélo, etc.). Finalement, ce qui a fondamentalement changé, c’est le fait que la notion même de risque a évolué avec cette prise de conscience que toute conduite peut présenter des risques.

Ann d’Alcantara: «À chaque génération, le visage et les modalités de l’adolescence évoluent et changent.»

Éducation Santé : Qu’est-ce qui a changé pour les adolescents d’aujourd’hui ?

Ann d’Alcantara : Aujourd’hui, l’adolescence doit se traverser dans une culture qui, elle-même, fonctionne sur un paradigme adolescentaire. Cela signifie que la culture adopte des comportements qui sont en miroir avec ceux des ados.
C’est une conséquence de l’économie qui a la croissance pour modèle. Nos vies sont gouvernées par une économie qui plonge la population dans un bain où la publicité fonctionne sur une confusion entre le désir et le besoin. Nous vivons dans un rapport au temps qui privilégie l’immédiateté: on achète, on consomme et on jette. La publicité nous fait croire que nous avons besoin d’un produit. Elle nous pousse à l’acheter dans l’urgence car il y a une promo à ne pas rater. Le produit est utilisé tout de suite et rapidement jeté car ça revient moins cher d’en acheter un nouveau plutôt que de le réparer. Il n’y a donc pas de durabilité.
Ce mode de fonctionnement correspond à la pulsion adolescentaire. À l’inverse de l’enfant qui grandit lentement et pour qui les choses évoluent graduellement, le jeune qui entre dans l’adolescence est submergé émotionnellement, avec une énorme intensité, nouvelle qui plus est. Il est en rupture avec l’évolution qu’il a connue jusque-là. Il entre dans un temps de transformation qui est de l’ordre de la mutation, avec une perte de repères, un nouveau rapport au corps. Cela provoque un sentiment d’étrangeté. Un travail de reconstruction doit se faire. Le jeune va apprendre à habiter son corps, à le réapprivoiser, à réajuster les choses. Cela correspond au travail psychique de l’adolescence.
Ce vécu qui le projette, le soumet à quelque chose de fort, d’intense, cette tempête pulsionnelle demandent à être soulagés dans l’immédiateté.
Cette traversée-là est en miroir avec la manière dont l’économie plonge la société dans un fonctionnement privé de temporalité. De ce fait, les adultes sont pris dans un mode de vie où ils n’ont pas le temps. Du coup, ils ne sont pas apaisants. Or, pour être apaisé, l’ado a besoin que le monde extérieur ne soit pas en écho avec son vécu intérieur. Ce n’est donc pas facile pour un ado.

E.S. : Dans un tel contexte, comment les jeunes traversent-ils l’adolescence ?

A. d’A. : Il y a 20 ans, quand on demandait aux adultes ce que l’adolescence évoquait pour eux, ils parlaient de puberté et de crise. Les mots «crise» et «puberté» associés à l’adolescence faisaient partie du bain culturel de l’époque. Aujourd’hui, ces deux mots n’apparaissent plus en association avec l’adolescence dans le vocabulaire de la vie quotidienne. D’une part, cela illustre bien le fait que l’adolescence est une production de la culture. D’autre part, ce n’est pas pour autant que l’adolescence ne fait pas crise pour le sujet. Une mutation, une rupture d’équilibre est bien en cours. Cela provoque forcément une crise. Mais si on n’associe plus culturellement l’adolescence au mot «crise», c’est parce que, dans le rapport intergénérationnel, le saut a été tel au niveau de la civilisation que l’on ne parle plus du fossé des générations, c’est-à-dire de deux générations qui ne se comprennent plus. Or, dans les années 60, 70 et 80, on parlait bien de ce fossé entre deux générations. Avant les années 60, ce fossé n’a pas toujours existé non plus. De nouveau, cela montre que l’on est face à un effet de la culture.
À chaque génération, le visage et les modalités de l’adolescence évoluent et changent. Actuellement, ces changements se font très rapidement car tout change très vite. Cela s’explique par l’accélération dans la culture. Au moment où cette accélération s’est mise en route, tout a été trop vite et il y a eu un décrochage: subitement, les parents n’ont plus compris pourquoi et comment fonctionnaient les jeunes, pourquoi ils réclamaient et revendiquaient. Ils ne comprenaient pas et n’acceptaient pas.
C’est logique. Par exemple, jusque-là, une jeune fille devait arriver vierge au mariage, religion ou pas. L’homosexualité était considérée comme une maladie ou une perversité. Toute la société voyait ces choses d’un même œil. D’un coup, on est passé d’une génération qui baignait dans la certitude, qui ne doutait pas de ce qu’était la normalité, à une génération qui a dû se soumettre à une remise en question des valeurs. Vous imaginez le travail mental que ça représente ? Énormément de parents d’ados ne savent plus quoi penser : qu’est-ce qui est normal ? Que puis-je permettre ?
Si les parents des ados d’aujourd’hui sont initiés à l’informatique, ce qui n’était pas le cas il y a dix ans, ils sont par contre dépassés par une série de pratiques que partagent les ados : les assuétudes aux jeux online, aux ordinateurs, l’effet des réseaux sociaux, le porno. De nouveau, les parents sont perdus. C’est toujours lié à ce fameux effet de culture. Personne n’a demandé ces changements, les gens y sont soumis. Cela peut créer du désarroi. Quand la génération des adultes est perdue, dans le doute, quand elle ne sait pas comment répondre, ne se rend même pas compte, ou est peu intéressée, les effets sur les ados sont forcément considérables. En tout cas, les ados ne peuvent plus compter sur les effets apaisants d’une génération qui était stable.

E.S. : Dans une société qui connaît de tels changements, de tels bouleversements, où tout va de plus en plus vite, comment les jeunes se situent-ils par rapport aux conduites à risque ?

A. d’A. : Les conduites à risque font partie de l’adolescence, on le sait depuis toujours. C’est lié à l’immédiateté, aux tempêtes pulsionnelles qui mettent de l’intensité, à la question de la crise subjective pour les sujets. Quelque chose fait crise pour le sujet et un travail psychique s’élabore autour de la question de la limite, de la transgression, de l’identité, du relais, etc.
Dans un environnement où rien n’est permis, les risques seront beaucoup moins dangereux que dans un environnement où tout est permis. Prenons la question de l’art. Depuis 30 ans, la dimension transgressive a quasiment été constitutive de ce qui confère une valeur artistique. C’est dans la nouveauté, la différence, le choquant, le risqué, le jamais fait, la transgression que se trouvent aujourd’hui la valeur et la reconnaissance. Alors qu’auparavant, l’art était aussi du côté de l’érudition, de la performance, de la répétition inlassable.
Nous ne sommes donc plus du tout dans les mêmes valeurs. De nouveau, les effets de culture sont majeurs.
Mais il faut souligner une énorme contradiction : d’une part, nous évoluons dans une société où tout est permis, possible, où la transgression est reconnue, est même devenue une valeur et, d’autre part, la même société recherche constamment le risque zéro. On le voit, les réglementations sont de plus en plus contraignantes dans tous les domaines. Dès qu’il y a un problème, un accident, un drame, on recherche le coupable et on le pointe du doigt, on lance une campagne d’information avec l’espoir que cela n’arrivera plus… Cette contradiction rend de nouveau les choses très difficiles. Alors, l’assuétude, c’est une bonne porte de sortie. En effet, si la prise de risques et la transgression sont nécessaires à l’adolescence, mais si tout est possible et permis, les ados devront aller très loin pour chercher et trouver la limite. Ils vogueront forcément dans des zones dangereuses.

E.S. : Jusqu’où vont-ils ?

A. d’A. : Ils mettent leur avenir en jeu et pour cela, ils jouent avec la réussite scolaire car c’est une façon pour eux de se déployer. Quand on regarde les chutes de résultats dans le 2e degré, il s’agit massivement d’effets de l’adolescence. Souvent, même à son insu, l’ado se cherche et cherche ses parents pour lesquels la réussite scolaire reste plus importante que tout le reste.
Les ados pourraient embêter leurs parents parce que ceux-ci les empêchent de sortir, limitent leurs sorties, refusent qu’ils reçoivent des copains pour la nuit, interdisent tatouages et piercings. Tout cela étant généralement autorisé, ils mettent en danger leurs projets d’avenir en flirtant avec l’échec.

E.S. : Alors, qu’en est-il des assuétudes chez ces jeunes ?

A. d’A. : Pour commencer, ‘assuétudes’ est un mot qu’on n’utilisait pas dans le temps… Si ‘objectivement’ certaines consommations ont quantitativement diminué, subjectivement, sur un mode plus ‘soft’, le climat d’assuétudes s’est répandu: l’éventail s’est élargi, pour certains, les téléphones androïds ont même remplacé le cannabis!
Si on prend l’alcool, le cannabis, la cigarette, les ordinateurs, les jeux online, les GSM, les consoles de jeux vidéo, certains comportements alimentaires ou même certaines pratiques sportives, les assuétudes n’ont pas diminué. En même temps, les parents sont plus et mieux avertis, ils sont aussi plus inquiets. Les assuétudes se sont démocratisées, massifiées et parfois banalisées. Mais pour la majorité des ados, ce sera une phase qui leur permettra d’expérimenter et de tester leurs limites à leurs dépens !

Pour en savoir plus…

Prospective Jeunesse vient de sortir un numéro de son excellent trimestriel Drogues Santé Prévention entièrement consacré aux actes de la journée d’études du CLPS de Bruxelles. Au sommaire :
Et si nous prenions le risque d’être sur le fil ?, par Catherine Végairginsky, Patricia Thiebaut et Melissa Chebieb
La bonne parole du politique, par Julien Nève
La place de l’école dans l’adoption des conduites à risque, par Damien Favresse et Pascale Decant
L’école est-elle un lieu de prévention ?, par Ann d’Alcantara
Nous sommes tous des experts (synthèse des ateliers), par Alain Lemaitre

Prospective Jeunesse Drogues Santé Prévention n° 64, hiver 2013, disponible au prix de 4 euros frais d’envoi inclus à Prospective Jeunesse, chée d’Ixelles 144, 1050 Bruxelles. Tél.: 02 512 17 66. Courriel : revue@prospective-jeunesse.be.Internet : https://www.prospective-jeunesse.be , onglet ‘la revue’ (tous les numéros y sont accessibles).

CLPS Bruxelles, rue Jourdan 151, 1060 Bruxelles. Tél.: 02 639 66 88. Courriel : info@clps-bxl.org. Internet : https://www.clps-bxl.org.

(1) Voir C. Barbier, ‘Assu-Études. Une enquête menée auprès des acteurs de l’enseignement secondaire de la Région de Bruxelles-Capitale’ , Éducation Santé n° 281, septembre 2012.

Le défi de l’équité en santé !

Le 30 Déc 20

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‘Together for Health Equity from the Start’. S’unir pour l’équité en santé dès le début de la vie… Un mot d’ordre ambitieux pour tenter de résoudre les inégalités sociales de santé. Ce fut aussi, en 2012, un des thèmes-phares d’«Equity Action», un programme européen d’analyse stratégique et d’action. La Belgique en est partenaire, de même que d’autres pays de l’Union européenne, dont la Hongrie et l’Allemagne (copilotes des deux rencontres internationales présentées plus bas), l’Espagne, la Grèce, la Pologne, l’Italie, la Norvège, la République tchèque, le Royaume-Uni…

Le niveau de santé de nos pays restant obstinément confondu avec la force de frappe biomédicale plutôt qu’indexé aux paramètres socio-économiques et environnementaux, les efforts menés en ce moment au niveau européen pour aborder la question des autres facteurs d’inégalités en santé sont d’autant plus appréciables. Ils n’étaient jusqu’ici guère plus visibles ni énergiques que les prises de conscience moyennes des milieux politique, scientifique, citoyen et médiatique, tous encore fort balbutiants dans ce domaine.

Un indice parmi d’autres: des acteurs plaidant en faveur de la réduction des inégalités sociales de santé situent le tournant des dynamiques de dégradation des statuts de santé parmi les populations vulnérables dans l’onde de choc de la crise financière internationale de 2008! Alors que nos observatoires socio-sanitaires et les enquêtes nationales périodiques par questionnaire suivent depuis près d’un quart de siècle les indices probants d’une dégradation d’abord discrète, puis de plus en plus accentuée de la santé tant physique que mentale de nos concitoyens (tempo coïncidant sans vraie surprise avec la montée des idéologies néo-libérales ne jurant que par les principes de compétition et de dérégulation). Sans oublier la nature extensive du phénomène qui, une fois laminés les plus démunis, a atteint en une ou deux décennies l’échine des classes moyennes dans maints pays d’Europe et d’ailleurs.

Raison de plus pour s’intéresser à ces nouveaux programmes soutenus par l’Union européenne, peu reflétés dans les médias en dépit de leurs qualités: ils impulsent des démarches essentiellement pragmatiques, adossées très souvent à des processus participatifs dont les noms de code, à rebours de ceux qu’on accole aux opérations militaires, résonnent ici comme autant d’impératifs humanistes fondamentaux: «Determine» , «Closing the gap» , «Health for All Policies» , «Progress» … La priorité qu’ils accordent aux inégalités sociales de santé est aussi en phase avec l’OMS, plusieurs États membres déjà mobilisés, voire des régions, telle l’Écosse, qui semble des plus proactives en la matière.

Néanmoins, s’interroger sur la ligne du temps de ces projets et par ailleurs sur la persistance des inégalités sociales de santé ne fait que renforcer la conviction qu’il n’est pas facile de contrer l’impact du fameux «gradient social» sur la santé.

Du côté belge

Aux niveaux fédéral et régional, l’engagement a été pris de participer à cet élan selon la méthodologie proposée en créant divers groupes de travail sur: la sensibilisation des parties prenantes et les stratégies pour les mobiliser; la question de l’évaluation fine de la situation de santé au niveau du pays et de ses régions; les sources et les modes de financement pour mener à bien des politiques réductrices d’inégalités. Ces groupes se réunissent deux à trois fois par an au niveau international parallèlement à des échanges qui ont lieu au niveau national et interrégional sous la houlette du ministère fédéral de la Santé publique.

Pour la Belgique, participent l’ONE, Kind en Gezin, la Fondation Roi Baudouin et l’asbl Cordes, comme membre du Conseil supérieur de promotion de la santé ayant l’école pour principal champ d’action.

Nous avons participé à la rencontre de Budapest en mai et à celle de Berlin en novembre 2012. Une des tâches qui a mobilisé les énergies pour la première rencontre a été de dresser ensemble une liste des différentes instances et niveaux de pouvoir impliqués dans des politiques de santé au niveau de la petite enfance, avec quelques exemples d’actions visant à réduire les inégalités sociales de santé. Les participants belges ont présenté à Budapest un poster donnant un aperçu de la situation en Belgique, ce qui n’est pas une mince affaire vu la complexité de nos niveaux de pouvoirs.

Des actions de prévention et de promotion de la santé ont illustré ce qui se fait au niveau de la petite enfance dans notre pays tant du côté francophone que flamand. Exemples : les consultations pré- et postnatales, les cours d’alphabétisation, le support parental, ainsi que les efforts de sensibilisation menés en Flandre vers les gynécologues pour agir sur les inégalités sociales de santé, en actant in fine toute la lenteur de ce type de processus.

Deux conférences restreintes sont prévues chez nous début 2013 : l’une vise à sensibiliser à la question des inégalités sociales de santé les administrations concernées par les déterminants de santé dans le but d’initier un dialogue; l’autre vise à tisser des liens intersectoriels pour être en mesure de créer des politiques cohérentes et synergiques susceptibles d’agir sur les atouts de santé.

Échanges internationaux

À Budapest, les experts ont surtout pointé ce qui peut favoriser ou non l’engagement des parties prenantes pour prendre en compte l’impact des déterminants sociaux sur les inégalités sociales de santé. Le défi dans cette bataille pour l’équité en santé est d’une part d’intéresser ceux qui ont un pouvoir de décision et d’autre part de donner du pouvoir (d’agir) aux intéressés. La méthodologie proposée par les coordinateurs du projet HAPI (voir l’encadré «Sur le net» ) est de mobiliser des parties prenantes dans chaque pays en partant de la prise de conscience du secteur santé de la nécessité d’agir en intersectorialité, sans pour autant dicter leurs choix aux autres secteurs.

La rencontre de Berlin a permis des échanges autour d’expériences impliquant différents secteurs et s’attaquant aux inégalités qui affectent la petite enfance. Deux ateliers ont mis avant tout en évidence la grande diversité des situations et des acquis entre pays. En Hongrie par exemple, le système éducatif précédemment en charge du niveau local est en train de se réorganiser au niveau national pour contribuer à plus d’équité de moyens et mettre en place un suivi médical des élèves et introduire des cours relatifs à la santé.

La différence de situation avec ce qui se passe en Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) est flagrante: les PSE mènent de longue date des bilans de santé tout au long de la scolarité de l’élève, le suivi psycho-médico-social est assuré par les PMS et différentes actions santé sont menées à leur initiative et/ou par différents intervenants dans le but d’agir sur des déterminants de santé, le collectif se mêlant de la sorte à l’individuel. Cet état de situation pour le suivi des enfants depuis la naissance et tout au long de la scolarité en Belgique peut paraître idéal en regard d’autres pays européens mais la Belgique présente tout autant d’inégalités sociales de santé, que chacun a eu l’occasion de constater dans ses pratiques. L’action intersectorielle sur les déterminants de santé est sans doute moins ancrée que les campagnes de prévention. Où le bât blesse-t-il alors ?

L’éducation comme déterminant de santé comprend des défis majeurs : au niveau de l’école, les taux de réussite scolaire démontrent un gradient social qui se vérifie aussi au sein même des régions et des écoles et ce malgré des programmes de discrimination positive et de soutien scolaire et parental. À l’image de la société consumériste, l’école produit ou reproduit aussi des inégalités sociales (1). Autre déterminant majeur de la santé et en particulier chez les enfants et les jeunes, l’alimentation est prise en compte depuis plusieurs années dans les écoles; principalement dans des actions de mobilisation, de sensibilisation et de mise en place d’environnement nutritionnel adéquat… Les taux de surpoids, d’anorexie ou d’obésité en sont-ils modifiés pour autant ? Ils ont en tout cas justifié des prises de position ministérielles aux niveaux régional et fédéral qui se concrétisent encore tout récemment par la diffusion à l’initiative de la Fédération Wallonie-Bruxelles d’un cahier spécial des charges permettant aux pouvoirs organisateurs et aux restaurateurs de présenter dans les écoles et dans les lieux de vie d’enfants de 2,5 à 18 ans une offre de repas équilibrés sur le plan nutritionnel et davantage respectueux de l’environnement, les cuisiniers bénéficiant d’une formation gratuite (voir l’article de Christian De Bock dans ce numéro). Malgré son caractère non obligatoire, l’intérêt de cette initiative réside surtout dans ce qu’elle est le fruit d’une volonté de collaboration intersectorielle au niveau ministériel et sans nul doute, la suite d’une mobilisation continuée de la société civile et des acteurs éducatifs et de santé pour une alimentation durable et de qualité à l’école.

C’est ce caractère intersectoriel de l’action et cette complémentarité des différents niveaux de pouvoir qui ont été mis en exergue lors de la rencontre de Berlin comme une des étapes incontournables pour avancer dans les politiques visant à réduire les inégalités sociales de santé.

Forte de l’expérience de son Observatoire national de l’enfance, l’Espagne met à disposition un guide méthodologique pour collaborer entre niveaux de pouvoir et avec différents types d’organisations mêlant la société civile, les scientifiques et les structures de décision de divers secteurs. Leur bilan du processus en cours a mis en évidence des freins et des atouts à prendre en compte: par exemple – et cela nous interpelle comme promoteurs de santé – l’impact négatif du manque de relais des résultats de la participation sociale auprès des professionnels, et par conséquent la nécessité d’une communication à tous les niveaux pour partager un objectif commun sur un sujet aussi crucial que l’équité en santé. Ce guide, disponible en espagnol et en anglais (2), est testé actuellement par l’OMS dans quelques pays.

Un outil sans doute précieux aussi dans nos collaborations locales et centrales, présentes et futures, pour tout ce qui touche au bien-être et à la justice sociale dès le plus jeune âge. Mais tous les âges sont importants, signalons donc la conférence «Working for Equity in Health» tenue à Bruxelles ce 26 novembre 2012 sous l’égide du gouvernement écossais et du réseau HAPI déjà cité. Une journée centrée davantage sur le droit au bien-être et en particulier à l’impact du marché du travail sur la santé.

Sur le Net

De nombreux rapports, documents, recommandations, recueils de bonnes pratiques, offres de newsletters, diaporamas et autres vidéo-conférences récentes sur la question des inégalités sociales de santé sont consultables sur les sites suivants (où les moteurs de traduction ne sont pas médiocres): https://eurohealthnet.eu (un réseau d’environ 5.000 experts européens en santé publique), https://www.hapi.org.uk/ (conférence intégrale du 26/11/2012 en ligne) et https://www.health-inequalities.eu/ (le site du programme «Equity Action», où figurent aussi les avis de Sir Michael Marmot et son équipe de l’UCL – University College London!).

Rappelons aussi qu’Éducation Santé aborde très régulièrement cette problématique et que son numéro 245, entièrement consacré en mai 2009 aux inégalités sociales de santé, est toujours consultable à l’adresse https://www.educationsante.be/es/sommaire.php?dem=245.

Souvenirs, souvenirs…

Récemment, un journaliste de santé publique ultra-conservateur (de papiers, rassurez-vous…) est tombé sur une farde de presse des plus intéressantes et complète de surcroît, n’ayant subi ni les outrages de l’humidité ni les attaques de petits rongeurs outrecuidants. Datée de novembre 1979, elle émanait du Mouvement chrétien d’action culturelle et sociale Vie Féminine.

Pour les moins de 33 ans, rappelons que l’année 1979 avait été sacrée «Année internationale de l’enfant» , un événement ayant mobilisé chez nous quelque 80 ONG «oeuvrant spécialement en faveur de l’enfance la plus démunie et des enfants du Tiers-Monde» . La farde de presse comportait trois sections: un cahier de charges à l’adresse des autorités, intitulé fort opportunément «L’inégalité commence avant la naissance» (128 pages), l’annonce d’un colloque sur le sujet et pas moins de cinq communiqués complémentaires (13 pages au total) éclairant la démarche de Vie Féminine sous divers angles.

Vous comprendrez aisément pourquoi cette précieuse relique a tôt fait de fasciner son propriétaire et (re)découvreur inopiné (les extraits en italiques sont tirés des communiqués).

Premier constat : on est saisi par l’actualité du propos. Oyez, donc ! «Dans les sociétés capitalistes développées, les inégalités touchent les enfants dès la naissance et même avant la naissance. Les mécanismes d’exploitation du Tiers-Monde engendrent l’exploitation de millions d’enfants (…). Les sociétés socialistes, plus égalitaires mais réductrices de liberté, conditionnent aussi la liberté des enfants. Disons de suite que s’indigner du travail des enfants dans le Tiers-Monde est un leurre, si par ailleurs nous ne sommes pas convaincus de la nécessité de transformer les relations de domination économique, culturelle et politique que nous exerçons sur le Tiers-Monde. De même chez nous, se préoccuper des besoins de tendresse et d’attention du jeune enfant est un leurre si, en même temps, nous ne sommes pas convaincues que la crise économique, les pertes d’emploi, le chômage sont autant d’éléments d’insécurité qui touchent durement les familles de travailleurs et risquent de perturber gravement le climat d’accueil et d’attention aux enfants.»

Deuxième constat : bien avant l’essor des notions d’ empowerment, d’evidences (preuves) et autres bottom-up, dans les milieux populaires militants, on ne boudait pas les données factuelles: tantôt issues des savoirs clinique et épidémiologique (pour contribuer à réduire la prématurité par exemple); tantôt recueillies auprès des jeunes femmes de milieu populaire (démarche d’éducation permanente et de valorisation de leurs expertises de la vie quotidienne, susceptibles de pointer des facteurs de stress non médicaux). Toutes choses reliées et mises en lumière ensuite pour faire remonter des priorités d’actions: «Vie Féminine réclame un programme de politique communale touchant au logement et à l’aménagement de l’environnement, la réforme de l’école en faveur de l’enfance populaire et particulièrement des jeunes immigrés, une politique familiale marquée notamment par le développement des services collectifs: consultations de nourrissons, consultations pré- et postnatales, services de gardiennes encadrées, d’aides familiales, services psychologiques (…)».

Troisième constat : l’exigence de mesures politiques de justice sociale accrue comme facteur d’intégration et de paix, soit un thème au cœur de la bataille pour une «nouvelle donne économique», développée notamment cette année par le Collectif Roosevelt 2012 ( https://www.roosevelt2012.be) et tant d’autres économistes lanceurs d’alerte.

En novembre 1979, Josette Thibeau, Secrétaire nationale de Vie Féminine, observait pour sa part : «Le bilan général de ‘l’Année internationale de l’enfant’ est maigre en ce qui concerne les responsables politiques. Elle a été portée essentiellement par des organisations de volontaires, sans soutien des pouvoirs publics» . Concluant alors sur «la crainte que les services aux personnes et les mouvements d’éducation permanente soient lésés sous le prétexte de la crise économique. Le mal fait à l’enfance par ces carences politiques coûte cependant plus cher qu’une vraie politique de l’enfance» .

(1) Lire par exemple «Égalité: trois pas en avant, trois pas en arrière» (https://www.changement-egalite.be/spip.php?article2249 ).
(2) En espagnol, version 1 (juin 2012, 139p): https://www.msssi.gob.es/profesionales/saludPublica/prevPromocion/promocion/desigualdadSalud/jornadaPresent_Guia2012/GuiaMetodologica_Equidad.htm
En anglais, version 1 (octobre 2012, 139p): https://www.msssi.gob.es/profesionales/saludPublica/prevPromocion/promocion/desigualdadSalud/jornadaPresent_Guia2012/Methodological_Guide_Equity_SPAs.htm

Raconte-moi… la promotion de la santé

Le 30 Déc 20

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Amorcé à la fin des années 1960, le mouvement du «renouveau du conte» a le vent en poupe. Le conte, art de la scène à part entière, est de plus en plus présent. Il prend des formes très diverses, qui vont de la narration pure et simple à une théâtralisation forte. Le répertoire des conteurs est également très varié et ne se limite pas au conte traditionnel. Récits de vie, légendes contemporaines, créations personnelles… sortent de la bouche des conteurs contemporains. Presque parallèlement au renouveau du conte, à partir du milieu des années 1980, émergeait le concept de promotion de la santé.

Entre ces deux mouvements, point de contacts ? Quand on m’a suggéré qu’il y avait plus d’un point commun entre le conte et la promotion de la santé, j’ai commencé par sourire (voire franchement rigoler intérieurement). Puis l’idée a fait son chemin, petit à petit. Établir des points de contact entre le conte et la promotion de la santé ? Possible ? À vous de juger !

Avant toute chose : tuer le Per(rault)

Symboliquement du moins… Car, très – trop – souvent, quand on pense «conte», c’est le nom de Charles Perrault qui surgit, en un automatisme fulgurant (du moins dans la culture francophone). Cet hommes de lettres français, né en 1628 et décédé et 1703 (contemporain de Louis XIV, donc) est associé pour toujours au conte. Or, sans dénier la qualité des textes de Perrault, nous soulignons ici que c’est à la réécriture de contes traditionnels qu’il s’est adonné. Il a fait œuvre (et chef-d’œuvre) de littérature écrite, bien loin de la littérature orale.

Les Histoires ou contes du temps passé (plus connues sous le titre de Contes de ma mère l’Oye ) sont l’arbre qui cache une forêt foisonnante: les contes de tradition orale. De tout temps, sous toutes les latitudes et dans toutes les cultures, les humains ont raconté des histoires. Traditionnellement, le conte s’élabore dans l’oralité. Il sort de la bouche du conteur, va se réfugier dans des oreilles présentes… et certains des auditeurs se feront à leur tour conteurs. En fonction des lieux, des conteurs, des publics, le conte se modifie. Il voyage, parfois très loin. Certains motifs traditionnels transcendent les cultures. Des histoires, comme celles de La petite fille et le loup, ou Le petit poucet se retrouvent sur plusieurs continents. Les contes sont «des productions littéraires à part entière, auxquelles on a refusé ce statut en raison de la prégnance de l’écriture dans nos sociétés» (1).

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les contes ne sont pas des écrits transposés oralement, mais l’inverse : créations orales, ils se sont posés sur le papier, principalement à partir du 17e siècle (Perrault, justement). Au 19e siècle, des collecteurs ont entamé un travail de «retranscription» de contes récoltés. Ces retranscriptions ont bien entendu leurs limites (pas d’intonations, histoires racontées parfois trop rapidement par le conteur, etc.) mais présentent l’immense avantage de ne pas être sujettes à une recréation littéraire.

Les contes, tels que nous les connaissons, sont figés dans l’écriture. Pour recréer cette littérature dans son oralité originelle, un conteur d’aujourd’hui, dans notre pays, se basera sur différentes versions écrites qu’il comparera, écoutera des autres conteurs ou encore récoltera ses propres histoires (auprès de personnes âgées, au cours de voyages par exemple).

Plaidoyer pour le racontage

«Lorsqu’on est un peu perdu, lorsqu’on ne sait plus où on va, le conte peut devenir un repère, une racine (…) qui nous attache à notre humanité» (2).
Raconter des histoires, des récits… habitude ancestrale et chevillée à l’âme et au corps des humains, puisque l’histoire est non seulement rêve, mais aussi matérialité: elle prend forme dans les bouches et s’étire dans les oreilles avant de parvenir dans les replis du cerveau.

Dans son essai L’espèce fabulatrice, Nancy Huston s’attache à répondre à la question «Pourquoi faut-il raconter des histoires ?». Selon elle, raconter des histoires, c’est enrichir peu à peu les représentations. Les histoires, les récits, les fictions nourrissent notre vision du monde qui est elle-même fiction. En effet, contrairement aux animaux qui vivent l’instant présent, nous transmuons directement les faits en trajectoire de vie, les relions entre eux. Le besoin de raconter des histoires, à commencer par la sienne, est constitutif de l’espèce humaine. Conter permettrait donc de transmettre des histoires qui sont porteuses de représentations du monde et susceptibles d’enrichir celles des auditeurs.

D’autre part, conter c’est ramer à contre-courant dans une société hypermoderne. Conter, c’est se replacer dans une lignée (bien que cette lignée ait été brisée par la prégnance de l’écrit). Conter, c’est redonner du sens à la communauté et aux liens sociaux, dans la mesure où le conte n’existe que parce qu’il est dit et écouté. Conter, c’est dire «moins de biens, plus de liens».

Conte et promotion de la santé : des points communs ?

L’enjeu de la promotion de la santé n’est pas d’ouvrir les portes aux gens. Il serait plutôt de les accompagner afin qu’ils puissent se constituer le trousseau de clés qui leur permettra d’ouvrir les portes qu’ils ont envie d’ouvrir (et aussi: savoir que ces portes peuvent être ouvertes), afin de vivre en bonne santé (3). La santé étant ici considérée, bien entendu, comme «un état de complet bien-être physique, mental et social, et (…) pas seulement comme une absence de maladie ou d’infirmité» (4).

Comment diable rattacher le conte à cela ? C’est peu dire que cela a nécessité une longue réflexion. Cette réflexion a permis de dégager sept points de contacts. Les propositions qui vont suivre sont une interprétation personnelle, issue de ma pratique de conteuse et de mon expérience dans le secteur de la promotion de la santé. Elles n’entendent pas fermer le sujet, mais au contraire fournir des pistes, qui permettront d’exploiter le conte, avec ses multiples possibilités, dans des projets de promotion de la santé.

Premier point de contact : le temps

Comprendre ce qu’est la promotion de la santé prend du temps (c’est peu dire que le concept est complexe et demande appropriation). La promotion de la santé est un travail lent. Un projet prend du temps, et ses résultats sont incertains. On dit que la démarche est le plus important… Il en est de même pour le conte ! D’abord pour le conteur. Conteur qui doit d’abord absorber les histoires comme une éponge et doit trouver sa manière à lui de les raconter, qui ne sera pas celle du conteur voisin. Ensuite, le conteur se plongera (lentement, toujours) dans son imaginaire et laissera les images monter peu à peu… Il offrira ses histoires (et ses images), les polira, les racontera à nouveau, les enrichira de ce qu’il recevra du public. Il se constituera peu à peu un répertoire. Pour le public, écouter prend du temps. Le temps de se poser, le temps d’accepter de sortir de la frénésie ambiante. Conteur, animateur : les histoires et les projets sont des graines semées dont on ne sait si elles fleuriront… mais que le geste de semer est beau !

Deuxième et troisième points de contact : la participation et la communauté

« … le conte offre un large champ de significations potentielles aux auditeurs qui ne reçoivent pas le récit passivement: celui-ci continue son travail après avoir été entendu» (5).
Écouter des contes est action. Cela implique une mise en écoute. Écouter des histoires, c’est accueillir les images et les représentations du conteur, et c’est mettre en branle les siennes. Ce qui distingue le conteur du récitant, c’est le contact avec le public et le don d’images personnelles, par le biais du conte. L’art du conteur consistera à faire voir alors qu’il n’y a «rien» à voir, par les mots porteurs d’images. Le travail se fait dans la tête de ceux qui écoutent: les mots atteignent leurs oreilles, font résonner les tympans et dé-raisonner l’imaginaire.

Conter, ce n’est pas donner une information : c’est faire vivre quelque chose, adapter son message à ceux qui l’écoutent, recevoir le regard et l’énergie du public… La terre à qui la semence est confiée.

Un pas plus loin, certains conteurs concluent leurs contes par l’une ou l’autre formule disant en substance ceci: «Cette histoire, je vous l’ai racontée. Maintenant, prenez-la, faites-la vôtre et allez la répéter». Le conte étant originellement perpétué dans l’oralité, le passage des histoires d’un conteur à l’autre était évidemment une des conditions de sa survie.

Étroitement lié au concept de participation, celui de communauté. La communauté du conte existe d’abord en diachronie. En effet, comme dit plus haut, le conte s’est élaboré au fil des siècles, poli et repoli comme un galet. Le conteur est un nain posé sur les épaules de géants qui le précèdent. Et en synchronie : le conte crée la communauté «de-ceux-qui-écoutent-les mots-du-conteur », ne fût-ce que d’un instant.

Est-il utile de préciser aux lecteurs de cette revue que la participation est une des conditions essentielles de la promotion de la santé ? Qu’il a été prouvé que la participation active des publics, à tous les niveaux de l’action, est une des conditions essentielles à la réussite d’un projet ? Et que si une communauté reprend à son compte la problématique engagée, c’est encore mieux ? Je laisse le soin aux auteurs spécialisés de vous convaincre – si besoin est – de l’importance de la participation et de l’action communautaire.

Quatrième point de contact : le mouvement autour de la norme

«Ce qui est bien dans la vie n’est pas obligatoirement ce qui est bien, mais ce que la personne qui a l’autorité en la matière définit comme bien» (6).
Ah! La norme en santé ! On en parle, on en reparle. Comment la dé-normaliser ? Comment la faire passer ?
Avec le conte, c’est la même chose. Le moment du conte est un moment cadré… entre le «il était une fois» (pas toujours employé d’ailleurs, mais nous entendons par là l’ouverture de l’imaginaire), et la fermeture. Moment de convention, il est aussi le «cassage de conventions». Le mouvement de renouveau du conte évolue entre ces deux mouvances: le respect de la tradition, du sens du conte, la connaissance de ses origines … et le jeu autour des mots, l’appropriation par le conteur. Le travail du conteur se situe d’une part dans ce travail de collectage, de constitution de son répertoire, et cette appropriation personnelle de l’histoire (fidélité et imagination…).

Cinquième point de contact : le travail des représentations

«Une représentation c’est ce que les personnes ressentent et pensent (par exemple de la santé, de la prévention, de l’usage de tabac), c’est-à-dire la conception qu’elles en ont» (7).
Le conteur ne dit pas la réalité telle qu’elle est, mais une vérité : celle de son imagination. Par le conte, à son insu ou presque, c’est une vision du monde qu’il va transmettre. Sa propre représentation. Au cœur des histoires elles-mêmes, les personnages sont porteurs d’une série de représentations. Tel roi refusera qu’un simple berger épouse sa fille, telle famille considérera l’un des enfants comme un benêt sans atouts, tel héros se croira incapable d’accomplir sa mission. Au fils des événements, caractères, perceptions évolueront… le conte dit des représentations, comportements, caractères qui évoluent.

Dans le champ de la promotion de la santé, le travail sur les représentations apparaît de plus en plus comme un préalable indispensable à tout projet, voire comme le cœur même de l’action.

Sixième point de contact : le travail des compétences psychosociales

Dans la tradition talmudique, le conte permet de «dénouer les nœuds» que nous avons en nous pour accéder au bonheur. Reformulé en langage «promotion de la santé», on peut dire que le conte met en travail les compétences psychosociales.

L’analyse psychanalytique des contes, qui a ses opposants les plus farouches comme ses défendeurs les plus acharnés, nous dit entre autres que les contes «donnent aux enfants des mots qui leur permettent de parler de toutes ces émotions qui les submergent et dont beaucoup ne sont pas dicibles, soit parce qu’elles font trop peur, soit parce qu’elles ne sont pas tellement présentables, pas tellement jolies jolies.» Ils «offrent une première occasion à l’enfant de confronter ses rêves, ses désirs, à une réalité juste assez lointaine pour ne pas être dangereuse» (8).

La fonction symbolique du conte. Selon Bruno Bettelheim, les contes parlent, sous une forme symbolique, des craintes et désirs inconscients de l’enfant face aux parents, face au monde extérieur, face à sa propre violence ou encore face à la sexualité. Le conte permet une approche imagée et réconfortante des autres. Il alimente les fantasmes de l’enfant et, grâce à sa dynamique, efface l’aspect culpabilisant et angoissant. Le décalage entre le réel (vécu par l’enfant) et l’imaginaire (du conte) permet une exploration symbolique du futur dans lequel l’enfant aura la possibilité de se trouver.

L’éveil par le conte. Dans cette approche, une histoire peut attirer l’attention de l’enfant en le divertissant, en éveillant sa curiosité, en stimulant son imaginaire. Mais pour enrichir sa vie, il faut qu’elle l’aide à développer son intelligence, à voir clair sans ses émotions et à répondre à ses questionnements (9).

Septième point de contact : l’empowerment

Parlons enfin de l’empowerment (septième point de contact donc, et terriblement à la mode en promotion de la santé), autrement dit la capacité d’agir.
«Il y a une dynamique très forte liée à la parole. Se mettre en mouvement par la parole, c’est décisif» (10).

Le conte, traditionnellement, était à la portée de tous – bien que les capacités à dire les contes de chacun ne soient pas nécessairement identiques. Comme évoqué plus haut, il est fréquent que les conteurs appellent à ce que les histoires se propagent, à ce que les auditeurs se fassent à leur tour raconteurs. Après la prise de parole, il y a l’appropriation de la parole. Le conte n’est pas récité. Il est passé au prisme de la personne qui conte. On ne raconte pas le «conte du conteur» tel qu’on l’a entendu. Un travail de réappropriation est nécessaire, une digestion façon Montaigne, afin d’avoir la tête bien faite, et non bien pleine d’histoires.

Pour établir le lien avec le sujet qui nous occupe, je citerai Gianni Rodari (1920-1980, poète, écrivain et journaliste, animateur de nombreux projets participatifs avec des enfants), animé par la conviction que travailler l’imaginaire et donner l’accès aux mots, c’est marcher vers une plus grande justice sociale : «La parole peut avoir une valeur de libération». Tous les usages de la parole pour tout le monde : voilà qui me semble être une bonne devise, ayant une belle résonnance démocratique. Non pas pour que tout le monde devienne artiste, mais pour que personne ne reste esclave (11).

User du conte sans l’user, en jouer sans l’instrumentaliser…

Choisir le conte comme porte d’entrée pour faire de la promotion de la santé, c’est un sujet qui porte à débat. Des conteurs vous diront (avec raison) qu’il ne faut pas instrumentaliser le conte. Je les rejoins, dans le sens où il importe que le conte reste un moment de plaisir. Il ne faudrait surtout pas que les auditeurs se disent: «Flûte, un conte. Après, on va être obligé de débattre.» Il serait regrettable que des contes traditionnels, porteurs de significations multiples et nuancées, soient transmués en «contes pédagogiques», sans aucun plaisir d’écoute.

Alors, est-ce une aberration d’utiliser le conte dans le cadre de la promotion de la santé ? Non, certainement pas. Comme nous l’avons vu, les points de contacts sont nombreux, offrant un fertile champ de possibles. À mon sens, conter en promotion de la santé est cohérent… l’animateur est un conteur inventeur: avec ses mots, ses représentations, ses images et ses procédés, il va faire en sorte d’agir sur les représentations des autres.

Tout d’abord, raconter des histoires, tout simplement…

«Il était une fois, il suffit de lancer ces quelques mots dans une classe ou dans une chambre à coucher pour que le silence se fasse, et que des expressions de contentement se lisent sur les visages. L’auditoire sait qu’il va voyager dans un monde certes imaginaire mais d’où émergent des thèmes et des valeurs universels et intemporels … » (12)
« … les êtres humains apprennent et absorbent des idées et des concepts par le biais de narrations, d’histoires, et non de leçons magistrales ou de discours théoriques » (13)

Tout d’abord, conter et écouter est un plaisir, un moment de joie partagé, d’émerveillement, de curiosité. Le conte, passé aux filtres de multiples conteurs depuis des générations, coloré d’autant d’éléments inconscients, possède de par sa structure narrative même des sens cachés qui permettent de travailler l’imaginaire. En-dessous du sens apparent du récit, se cache un sens symbolique. Rien dans les contes n’est gratuit ! Mais attention : «l’extraordinaire, le merveilleux, on le raconte avec la plus grande précision mais on n’impose pas à l’auditeur l’enchaînement psychologique des événements. On le laisse libre d’interpréter la chose comme il l’entend, et ainsi le récit est doué d’une amplitude qui fait défaut à l’information (…)» (14).

Toutes les histoires ne racontent pas la même chose

Prenons l’exemple du Petit chaperon rouge. Dans la version mise par écrit et «littératurisée» par Charles Perrault, le Petit chaperon rouge est une petite fille qui se fait dévorer par le loup. Le conte s’achève sur cette dévoration et sur une morale qui met en garde les jeunes filles «belles, bien faites, et gentilles qui feraient mieux de ne pas écouter les loups «d’une humeur accorte», qui :
«Sans bruit, sans fiel et sans courroux,
Qui privés, complaisants et doux,
Suivent les jeunes Demoiselles
Jusque dans les maisons, jusque dans les ruelles.»

Le conte invite à se méfier et se garder du danger que représentent certains hommes auprès de naïves damoiselles.
La version des frères Grimm, sans doute la plus connue aujourd’hui, fait intervenir le chasseur qui sauve la mère-grand et l’enfant, en les tirant du ventre du loup – bien vivantes, quoiqu’un peu sonnées. C’est donc par la grâce d’une intervention extérieure (masculine de surcroît) que l’enfant et l’aïeule sont sauvées.

La version dite «nivernaise» met en scène une fille (son âge n’est pas mentionné, mais on pense plutôt à une jeune fille de 13-14 ans, au sortir de l’enfance) plutôt débrouillarde qui, par son ingéniosité, parvient à se tirer des pattes du loup :
«Oh! ma grand, cette grande bouche que vous avez!
– C’est pour mieux te manger, mon enfant!
– Oh! ma grand, que j’ai faim d’aller dehors!
– Fais au lit mon enfant!
– Oh non, ma grand, je veux aller dehors.
– Bon, mais pas pour longtemps. »
Le bzou lui attacha un fil de laine au pied et la laissa aller. Quand la petite fut dehors, elle fixa le bout du fil à un prunier de la cour.
Le bzou s’impatientait et disait: «Tu fais donc des cordes? Tu fais donc des cordes?»
Quand il se rendit compte que personne ne lui répondait, il se jeta à bas du lit et vit que la petite était sauvée. Il la poursuivit, mais il arriva à sa maison juste au moment où elle entrait.»

On observe donc que le choix de la version qui est racontée induit des choses différentes.

Les versions des contes qui circulent peuvent être incomplètes. La version que nous connaissons des Trois petits cochons s’arrête généralement sur l’échec du loup à renverser la maison de pierre, sa tentative de passer par le cheminée qui se termine par un atterrissage dans une casserole d’eau bouillante et une soupe de loup pour le repas du cochon. Une autre version, plus longue, présente une étape intermédiaire: après avoir échoué à renverser la maison, le loup essaie de faire sortir le cochon par différents stratagèmes (il l’appâte en lui parlant d’un champ de navets, en lui proposant d’aller à la foire avec lui). Le loup présenté est donc moins imbécile, moins caricatural et le cochon d’autant plus astucieux car il ne tombe pas dans les pièges tendus par le loup. L’histoire ne raconte donc pas la même chose.

Lors de conteries, le choix de l’histoire a un rôle important en fonction des objectifs que l’on veut se donner. Ainsi, lors d’une animation sur la thématique des enlèvements d’enfants, le choix s’est porté sur la version nivernaise du Petit chaperon rouge. En effet, l’idée était de distiller – en douceur – le message que chacun possède des ressources internes face à une situation difficile. La version des frères Grimm, elle, mettra plutôt l’accent sur le fait que des adultes peuvent sortir l’enfant de situations difficiles. La version de Perrault, quant à elle, qui se termine sur la dévoration de l’enfant, ne semblait pas indiquée dans ce cas précis (16).

Ouvrir un débat, permettre une décentration, recueillir et travailler les représentations

Si les histoires peuvent – largement – se suffire à elles-mêmes, elles peuvent également être prolongées par un travail avec un groupe. Nora Aceval , conteuse et infirmière scolaire, partage avec nous dans un article une action d’éducation à la sexualité auprès d’adolescents. Extraits choisis qui parlent d’eux-mêmes :
«Il est fondamental que le conte soit raconté et non pas lu. Le conteur sort les élèves de la notion de cours, d’analyse scolaire d’un texte pour les faire entrer dans un espace où opère la magie du conte. [Ils] ne doivent pas voir l’impression de recevoir une leçon. Installés autour du conteur, ils sont conduits hors du temps et de l’espace.
(…)
La parole est libre car le jeune ne parlant pas de lui, mais ouvertement des protagonistes du conte qu’il vient d’écouter, ne risque pas d’être jugé par ses camarades.
(…)
La magie du conte permet de guider (…) vers des questions secrètes et sans cesse renouvelées par les générations successives (17).»

Annonçons d’ores et déjà que dans un prochain numéro d’Éducation Santé un très bel outil pédagogique de recueil des représentations des tout-petits sur base du Kamishibai (18) vous sera présenté.

Se réapproprier la parole : le recueil de parole et la création de contes

Reprenons les propos de Gianni Rodari cités plus haut, «la parole peut avoir une valeur de libération». Dans une logique d’empowerment, la maîtrise de la parole est d’une importance capitale.

Rappelons une des caractéristiques principales du conte : il est issu d’une tradition orale et élaboré dans l’oralité. Si l’on oublie l’écrit, si l’on se rattache à cette caractéristique purement orale du conte, il peut être un outil d’ouverture et de valorisation de la parole.

Ainsi, lors d’un projet mené avec des seniors précarisés, l’approche «conte» a constitué un levier mobilisateur. Le projet de création d’un conte collectif, autour de la notion de solidarité, a été mené presque exclusivement dans l’oralité.

Ce choix a été posé parce qu’il se rapprochait le plus de l’essence du conte. L’évaluation des séances a dégagé différents points. Premièrement, le conte a suscité une réaction émotionnelle liée à des souvenirs d’enfance. Les participants se sont sentis impliqués et ont apprécié les séances. Deuxièmement, le détachement par rapport à l’écrit a apparemment pu lever certains blocages et a permis aux participants de déployer leur imaginaire et d’apporter un ensemble d’éléments pour la création collective du conte. Troisièmement, la parole a été ouverte: débat pour savoir quels éléments seraient gardés dans le conte, échange d’idées autour de la thématique de la solidarité (la discussion continuant parfois lors des pauses et après les séances). Quatrièmement, la mise par écrit et la diffusion (même modeste) et la production d’un CD ont permis la valorisation de cette parole issue des participants (19).

Conclusion

Entre le conte dit «juste pour le plaisir» et qui par toutes les caractéristiques qui l’habitent, agira sur celui qui écoute et les projets élaborés autour du conte (prolongation du conte par la discussion, le débat ou d’autres pistes pédagogiques… le tout sans dénaturer le conte, en lui conservant son aspect « plaisir », sans le transformer en source de contraintes), la gamme est large, la palette est variée, le camaïeu est nuancé…

Comment conclure, si ce n’est par un conte ? Écoutez donc une histoire de Nasrédine, le sage qui était fou (ou le fou qui était sage …) :
Nasrédine plante un pommier dans son jardin. Le sultan passe justement devant le jardin à ce moment-là. Il éclate de rire et interpelle Nasrédine : «Tu te donnes bien de la peine. Pourquoi ? Tu ne mangeras jamais les fruits de ce pommier. Tu sais bien que tu mourras avant qu’il ne commence à produire des pommes.»
Nasrédine lui répond : «Sultan, nous mangeons les fruits des pommiers plantés par nos pères, et nos enfants mangeront les fruits des pommiers plantés par nous.»

(1) Belmont Nicole, Poétique du conte. Essai sur le conte de tradition orale, 1999, Gallimard («Le langages des contes»). Cet ouvrage présente le mécanisme d’élaboration des contes de tradition orale.
(2) Darwiche Jihad, «L’ogresse et le Jasmin», in: de la Salle Bruno et alii, Pourquoi faut-il raconter des histoires? Paroles de conteurs (tome 2), 2006, Autrement.
(3) Cfr.: Inégalités Sociales de Santé: fiche générale. (L’outil pédagogique: la scie pour les réduire ou le marteau pour mieux les fixer?) , décembre 2011,[L] www.pipsa.be[/L]
(4) OMS, 1946.
(5) Belmont Nicole, op. cit.
(6) Jonasson Jonas, Le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire, 2011, Presses de la Cité.
(7) Inégalités Sociales de Santé: fiche générale, op. cit.
(8) Nina Sutton, «Se tenir droit», in: de la Salle Bruno et alii, op. cit.
(9) Les amis de mon jardin. Guide pédagogique et méthodologique, 1999, Comité d’Éducation pour la Santé Nord-Pas de Calais (CRES NPDC).
(10) Jasmin Nadine, «En mouvement par la parole», in: La grande oreille. La revue des arts de la parole, n°42, été 2010, pp.89-91.
(11) Rodari Gianni, Grammaire de l’imagination, 2010, Éditions Rue du monde.
(12) Cerisier Bettina, «Palou, le petit garçon qui voulait devenir l’ami du soleil», in: Éducation Santé, n° 257, juin 2010.
(13) Ruiz Zafon Carlos, Le jeu de l’ange, 2009, Robert Laffont
(14) Walter Benjamin cité par Belmont Nicole, op. cit.
(15) Ce point se base en grande partie sur les enseignements dispensés lors de formation «Écrire autour des contes» (CFA, par Sandra Jacquet), suivie en avril-mai 2010.
(16) Notons que si les contes ne disent pas la même chose, il n’en est pas qui doivent être jetés! La version de Charles Perrault présente une grande qualité littéraire. Certains parlent des angoisses de dévoration des tout-petits qu’elle évoque. Pour une lecture passionnée de cette version, on se réfèrera à l’ouvrage d’Anne-Marie Garat: Une faim de loup. Lecture du Petit chaperon rouge, 2004, Actes Sud.
(17) Aceval Nora, «Le conte au service de l’éducation à la sexualité», in La grande oreille. La revue des arts de la parole, n° 42, été 2010, pp. 90-93.
(18) Le kamishibai (littéralement: «pièce de théâtre sur papier») est une sorte de théâtre
ambulant d’origine japonaise où des artistes racontent des histoires en faisant défiler les images devant les spectateurs.
(19) Pour lire le conte issu de cet atelier: https://muuryelecrit.wordpress.com/ (menu: ateliers > textes d’atelier). L’évaluation des impacts à long terme ne pourra pas vous être livrée ici, dans la mesure où le projet est toujours en cours.

La prévention sortira-t-elle de l’ombre en France ?

Le 30 Déc 20

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Manque de stratégie globale, contours flous, financements mal tracés, évaluation insuffisante… Difficile de fermer les yeux sur les nombreuses lacunes de la France en matière de prévention, pointées par plusieurs rapports récents qui préconisent de revisiter de fond en comble la politique nationale. Les idées pour accorder à la prévention la place qu’elle mérite ne manquent pas. À quand leur traduction en actes ? Ce n’est pas la première fois que la prévention sanitaire préoccupe le Conseil économique, social et environnemental (CESE), troisième assemblée constitutionnelle française représentant la société civile. C’était déjà le cas en 2003, à l’aube de l’adoption de la loi de santé publique. Le rapport du Conseil pointait à l’époque la nécessité “de développer une approche coordonnée et globale de la prévention, un véritable continuum s’appuyant sur la participation des acteurs sanitaires, éducatifs et sociaux, et sur la nécessaire prise de conscience par chacun de l’importance de son capital santé, mais aussi de celui d’autrui.”

Des moyens humains et financiers limités ainsi que l’absence de réelle continuité dans les politiques engagées figuraient parmi les freins à la mise en oeuvre d’une véritable politique de prévention. Le CESE (à l’époque CES car pas encore pourvu de sa composante environnementale) appelait alors de ses voeux une meilleure coordination des secteurs sanitaire et social, l’inclusion accrue de la prévention dans les soins, un renforcement de l’évaluation des actions ou encore la mise en place de consultations de prévention.

Manque d’efficience

Près de dix ans plus tard, le CESE qui publie un nouvel avis sur les enjeux de la prévention en matière de santé a presque l’air de radoter: “La prévention en matière de santé est l’un des défis majeurs d’une politique sanitaire encore trop centrée sur le curatif. (…) La santé appelle une politique de prévention efficace. À cette fin, une nouvelle culture de la prévention, ambitieuse et largement partagée, doit voir le jour. [La] pluralité d’acteurs, aux compétences parfois mal définies, débouche sur une absence de continuum stratégique en prévention pour une partie de la population. Toutes les politiques publiques doivent intégrer un volet santé et prévention”.

Aurait-on fait du surplace ? Pas tout à fait heureusement. La création des agences régionales de santé en 2009, par exemple, a permis de concentrer à l’échelle du territoire l’action préventive consignée dans un schéma régional de prévention. Ce dernier fait office de feuille de route pour l’ensemble des acteurs.

Reste que la prévention française peine toujours à troquer son strapontin pour une vraie place assise et pérenne dans le système de santé dont elle est pourtant, aux dires du CESE, un élément clé. Alors que se murmure l’arrivée prochaine, imminente peut-être, d’une nouvelle loi de santé publique, l’heure est donc à la réaffirmation des objectifs et des pistes à suivre pour les atteindre (ou à défaut, les poursuivre, ce qui ne serait déjà pas si mal). Avec en ligne de mire la recherche d’un meilleur rendement, d’une performance optimisée, bref de plus d’efficience des actions de prévention.

Capharnaüm budgétaire

Il faut dire que la définition même de la prévention est sujette à interprétations diverses et nourrit certaines imprécisions quant à ses contours, les acteurs impliqués, ses financements, etc. Le CESE a choisi de considérer la prévention qui “associe une implication personnelle, une vigilance des professionnels de santé et une responsabilité collective”. À quelles fins ?

Les défis sanitaires que la prévention est censée contribuer à relever se nomment maladies chroniques, addictions, surconsommation de médicaments, composés toxiques. Or, selon l’analyse du CESE, on en sait encore trop peu sur chacune de ces cibles. L’épidémiologie et les autres activités de recherche en prévention, trop peu développées et aux résultats dispersés, nous feraient cruellement défaut pour décider des combats à mener. Perfectible aussi l’évaluation des actions de prévention mise en place par les pouvoirs publics.

Quant aux financements, la Cour des comptes fait aveu d’ignorance en ce qui concerne leur montant : «Aucun acteur ne dispose d’une vision globale des moyens consacrés à la prévention», soulignent les Sages. «Selon le périmètre donné à celle-ci, le montant des dépenses qui lui sont consacrées varie entre moins d’un milliard d’euros et plus de dix.» Crédits de l’État, des collectivités, des communes et de l’assurance maladie, pâtissent qui d’une répartition approximative, qui d’une comptabilité au titre d’autres dépenses de santé… «La traçabilité des financements consacrés à la prévention s’avère complexe», résume pour sa part timidement le CESE.

Plaidoyer pour la méthode globale

Inutile d’espérer moins de complexité du côté des acteurs. Le système français associe des instances dédiées à la prévention sanitaire, au premier rang desquelles l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (Inpes) et ses déclinaisons régionales (Ireps), et celles pour qui la prévention est une mission parmi d’autres (Direction générale de la santé, agences régionales de santé, établissements sanitaires et médico-sociaux, etc.). Qui plus est, ces dernières relèvent de structures diverses et, au sein même de l’État, de plusieurs ministères.

La coordination des uns avec les autres est non seulement difficile mais également préjudiciable pour les pathologies qui comportent ‘un haut degré de latence’ comme celles liées au travail ou les maladies chroniques. Et le CESE de prendre l’obésité pour exemple: “La prévention nutritionnelle commence très tôt, dès le suivi de la grossesse et au cours de la petite enfance. L’éducation à la nutrition se poursuit tout au long de la vie de l’individu. L’école, l’entreprise, les médias doivent relayer des messages de prévention. Il faut également prendre en compte les facteurs environnementaux. Priorité nationale, l’obésité comporte des spécificités territoriales et appelle donc la mise en place de stratégies globales adaptées.”

Adhérez !

Si les lacunes de la prévention sanitaire française tenaient uniquement à des questions d’organisation et de fonctionnement des instances, quelques législations bien senties doublées d’un peu de courage politique suffiraient à les combler. Hélas, il faut bien composer aussi avec l’individu, même si celui-ci résiste, s’oppose, n’adhère pas ou mésagit !

L’efficacité d’une politique de prévention se mesure aussi à l’aune de l’évolution des comportements individuels. Dans le cadre du dépistage organisé par exemple, comme celui des cancers du sein en France, la décision de participer ou pas au programme procède d’un choix individuel. Comment influencer ce choix en particulier et les comportements de santé en général dans le respect de l’autonomie des citoyens ? Certainement pas en jouant les cartes de la responsabilisation et de la culpabilisation de la personne, toutes deux dépassées, estime le CESE. “Une stratégie de prévention nouvelle pourra induire, chez elle, un désir et une volonté de mieux faire pour préserver son potentiel santé.”

Finies les campagnes anti-tabac stigmatisant les fumeurs et les affiches qui mettent en scène une mère dépassée secouant son bébé ? L’avenir est aux stratégies de prévention inspirées par les théories de la motivation et qui sauront “prendre en compte les aspirations, les réticences ou les refus de la population”.

Ajoutez à cela la double ambition d’ «initier et diffuser une culture collective de la prévention» et «d’accompagner son appropriation par chacun» et vous aurez la promesse d’un avenir radieux pour la prévention française.
Utopie ? Peut-être. Mais cette inscription noir sur blanc dans un rapport officiel pourrait contribuer à inciter les institutions françaises à emboîter le pas aux acteurs de la prévention déjà engagés dans la voie d’une prévention plus séduisante que directive.

Références

Les enjeux de la prévention en matière de santé, avis du Conseil économique, social et environnemental adopté le 14 février 2012 – https://www.lecese.fr/travaux-publies/les-enjeux-de-la-prevention-en-matiere-de-sante

La prévention sanitaire, rapport de la Cour des comptes présenté le 13 octobre 2011 – https://www.assemblee-nationale.fr/13/budget/mecss/Communication_CDC_prevention_sanitaire.pdf

Travelling avant sur le suicide

Face à la question du suicide, le constat d’une politique sanitaire encore trop centrée sur le curatif, tiré des récents travaux du Conseil économique, social et environnemental sur la prévention sanitaire française (voir article principal), est particulièrement alarmant. Aussi le CESE vient-il de décider de se pencher sur les pratiques préventives du suicide. “Leur prise en compte déterminée nécessite l’élaboration de préconisations opérationnelles rapidement. On ne peut se satisfaire des taux actuels de mortalité et de morbidité liés au suicide” , peut-on lire dans sa note d’intention.

Qualifié pour la première fois de ‘grave problème de santé publique’ en 1993 dans le précédent rapport du CESE qui lui était consacré, le suicide apparaît comme la principale cause de décès par traumatisme dans la communauté européenne. En France, 11000 décès annuels lui sont imputables. En passant au crible les pratiques préventives expérimentées depuis vingt ans dans le pays puis en proposant “de nouvelles orientations et mobilisations fortes en faveur d’une prévention active (…) en tenant compte des pratiques étrangères, notamment anglo-saxonnes pionnières dans ce domaine” , le CESE espère ajouter sa pierre à l’élaboration d’une politique de prévention cohérente.

Référence – https://www.lecese.fr/sites/default/files/saisines/pdf/NS121710Suicide.pdf

L’acculturation en marche

«Une nouvelle culture de la prévention, ambitieuse et largement partagée, doit voir le jour», assène le Conseil économique, social et environnemental (CESE) qui plaide notamment pour développer un véritable «parcours de prévention citoyen» à toutes les étapes de la vie (grossesse, petite enfance, scolarité, vie professionnelle, départ à la retraite). En instituant des rendez-vous médicaux programmés qui inclueraient un volet prévention systématique? Cela suppose de confier aux médecins un rôle clé et central dans le dispositif de prévention. Pourquoi pas.

La collectivité ainsi que la famille seraient pour leur part invitées à assumer ce qui relève de leur responsabilité, la première dans les activités économiques, au niveau de l’habitat et du cadre de vie et en rendant accessible une alimentation saine; la seconde en transmettant conseils et bonnes pratiques.

Des efforts devraient également être faits afin d’améliorer la sensibilisation de tous à la prévention, qu’il s’agisse des enfants à l’école, des professionnels aux confins du médical et du social au travers de leur formation initiale ou de l’entreprise pour ce qui est des risques professionnels. Autrement dit, ce que préconise le CESE sans la nommer n’est rien d’autre qu’une intervention de promotion de la santé dans les règles de l’art, c’est-à-dire incluant l’élaboration d’une politique publique saine, la création de milieux favorables, le renforcement de l’action communautaire, l’acquisition d’aptitudes individuelles et la réorientation des services de santé.
Beau programme, non ?

Pour une politique de prévention

Le 30 Déc 20

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En octobre 2011 en France, la cour des comptes a publié un rapport intitulé «la prévention sanitaire». (1) Effectué sur une demande de la mission d’évaluation et de contrôle des lois de financement de la sécurité sociale (MECSS) de l’Assemblée nationale, ce rapport a notamment pour objectif de contribuer à la rédaction de la prochaine loi de santé publique. À noter que s’il ne s’est intéressé qu’à la prévention sanitaire qui repose essentiellement sur le système de soins, ses constats peuvent toutefois être en bien des points élargis à l’ensemble du champ. Globalement, le rapport préconise de reconsidérer la politique de prévention à l’aune d’un certain nombre de principes : la nécessité de renforcer le pilotage, la cohérence et la lisibilité des politiques de santé dans une dimension interministérielle, celle d’évaluer les actions et programmes de santé publique et celle d’établir des référentiels de bonne pratiques. Des recommandations qui sont en consonance avec les précédents rapports sur le sujet, tel que celui sur les inégalités sociales de santé (2).

Là où ce rapport interroge, c’est dans l’exhortation à associer systématiquement une étude de nature médico-économique aux recommandations de bonnes pratiques en matière de prévention. En effet, l’interprétation qui pourrait en être faite renforce un discours récurrent qui met en cause l’efficacité, l’efficience voire la pertinence de la prévention («mal évaluée», «coûteuse», «d’un rapport cout-bénéfice non démontré»…). En cela, ce discours montre une réelle méconnaissance française, des tutelles, parfois même des acteurs du domaine, des acquis de la recherche internationale de ces dernières décennies.

En effet, les stratégies et interventions de prévention peuvent s’appuyer sur un important corpus d’articles scientifiques qui en objectivent l’efficacité comme l’efficience et qui sert de base à de nombreuses politiques de santé de par le monde. Il s’agirait donc, plutôt que d’évaluer «à tout va», et sans pour autant remettre en cause cette nécessité, de concevoir les politiques de santé sur la base de ce qui a déjà montré son efficacité puis, si les données manquent, d’en générer.

Un constat: la prévention est «rentable»

Certes la prévention coûte. Telle n’est pas la question ! Les soins coûtent aussi. La bonne question à se poser est: où investir pour obtenir le meilleur résultat en termes de santé ? En cela l’approche préventive, notamment celle basée sur les principes de la promotion de la santé, a montré tout son intérêt. Il est en effet établi que les principaux déterminants de l’état de santé se trouvent très en amont du système de soin, dans les conditions de vie, les environnements sociaux… Ainsi, si l’on veut améliorer l’état de santé de la population et réduire les inégalités dans le domaine, il faut agir sur ces déterminants.

Une étude récente illustre cette analyse en objectivant l’efficacité des leviers sociaux sur la santé. Cette étude avait pour objectif d’expliquer la mortalité annuelle dans 15 pays européens entre 1980 et 2005 en fonction d’un certain nombre d’indicateurs macro-économiques. Les résultats sont édifiants: 100 $ de dépenses sociales étaient associés à une réduction de 1 % de la mortalité générale. Pour obtenir le même résultat par le soin, il fallait dépenser 10 000 $, soit 100 fois plus (3).

Malgré ces preuves, la prévention reste en France le «parent pauvre» du système de santé

Ce n’est pas qu’une question d’ignorance, la mise en œuvre d’une politique de prévention, par nature intersectorielle, ne va pas de soi. Elle nécessite des adaptations structurelles et fonctionnelles importantes, la cour des comptes l’a bien souligné. Il s’agit même parfois de concilier l’inconciliable quand des politiques publiques sont menées dans différents domaines, qui n’ont pas un objectif sanitaire par nature, qui ne prennent pas en compte leur possible impact sur la santé et peuvent même avoir des effets délétères. De plus, il ne faut pas faire preuve de naïveté, il existe une convergence d’intérêts pour discréditer la prévention. Des exemples récents (tabac, alimentation, pollution…) nous ont montré l’influence des intérêts industriels et financiers sur la décision en santé. Enfin, une approche centrée sur les soins est bien plus simple pour le système qui y trouve le confort d’une absence de remise en question. Il est par exemple plus « confortable » de prendre en charge dans le système de soin les enfants avec troubles d’apprentissage que de s’intéresser aux conditions socioculturelles à la genèse de ces troubles et à l’organisation du système éducatif qui, loin de participer à leur réduction, contribue à leur aggravation. Cet exemple pourrait être transposé à l’envi: risques psychosociaux en milieu professionnel, tuberculose, obésité de l’enfant…

Avant de vouloir «se redémontrer», la prévention doit dès à présent se structurer en s’adossant aux travaux scientifiques existants

Si la mise en œuvre d’une véritable politique de prévention est reconnue comme une nécessité, comment répondre efficacement à l’augmentation de la prévalence des maladies chroniques, qui représentent en France la dynamique des dépenses de santé, sans agir sur leurs déterminants? Le réel succès de politiques volontaristes, telles que le programme national nutrition santé (PNNS), pourrait servir d’exemple.

Dans ce contexte difficile, alors que les financements sont contraints, que le secteur de la prévention sert de «variable d’ajustement», que les lobbies contre la santé sont influents, que les principaux leviers de prévention ne sont pas entre les mains des décideurs sanitaires, les professionnels de la prévention doivent se montrer plus exemplaires et déterminés pour faire évoluer la situation. La France ne peut plus méconnaître les stratégies dont l’efficacité est éprouvée. Il s’agit de mettre en place une véritable politique de santé basée sur les preuves au niveau national dans l’élaboration des politiques de santé, au niveau local dans l’action mise en œuvre par l’acteur de terrain. Mais pour cela, il est nécessaire de s’organiser pour rendre accessibles ces informations. Les bonnes pratiques appelées des vœux des auteurs du rapport de la cour des comptes sont plus que jamais indispensables. Elles constitueraient le maillon reliant les travaux scientifiques aux problématiques locales et guideraient les acteurs à mieux faire et les décideurs à mieux investir.

Lorsqu’il n’existe pas de données, il s’agit d’en créer

Expérimenter, prouver l’efficacité et l’efficience pour ensuite transférer ce qui marche. La France doit progresser sur ce plan là encore. Cela nécessite de développer et utiliser des méthodes et critères d’évaluation et de recherche adaptés à la complexité des interventions en promotion de la santé et non pas transposés du secteur du soin, comme ça l’est encore parfois. Ces méthodes doivent imprégner les pratiques aux différents niveaux d’intervention.

Nous ne pouvons donc nous contenter de nos résultats… si nous sommes les seuls à les connaître. Il nous faut mieux diffuser l’information en particulier auprès des décideurs, écrire ce que nous faisons, favoriser la recherche de terrain en renforçant les liens entre acteurs et chercheurs, valoriser les réussites. Ce n’est que par de telles actions que la prévention pourra être reconnue à sa plus juste place pour une politique de santé rénovée dans l’intérêt de la population.

Référence : François Alla «Éditorial», Santé Publique 6/2011 (Vol. 23), p. 435-437. Texte reproduit avec l’aimable autorisation de cette publication de la Société Française de Santé Publique.

(1) Cour des comptes. La prévention sanitaire. Communication à la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale. Cour des comptes: Paris; 2011.
(2) Moleux M, Schaetzel F, Scotton C. Les inégalités sociales de santé: Déterminants sociaux et modèles d’action. Paris; Inspection générale des affaires sociales; 2011.
(3) Stuckler D, Basu S, McKee M. Budget crises , health , and social welfare programmes . BMJ. 2010 Jun 24; 340:c3311.

Enjeux et pratiques de l’évaluation

Le 30 Déc 20

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Évaluation ! Depuis quelques années, le mot ponctue, comme un leitmotiv, textes et discours, sonnant tantôt comme une injonction, tantôt comme l’invocation d’une solution propre à résoudre tous les problèmes, tantôt comme règle de bonne pratique. Cette évocation, omniprésente dans des contextes multiples, crée un bruit de fond qui, tout en maintenant les consciences en alerte sur «l’ardente nécessité» de l’évaluation, finit par brouiller le sens du message.

De quoi parle-t-on finalement ? Les auteurs de ces discours qui, tour à tour, convoquent, récusent ou redoutent l’évaluation, lui accordent-ils la même signification ? De quelles représentations, de quelles attentes et de quels enjeux le mot est-il porteur ? Cet engouement récent est-il un effet de mode, une pure rhétorique ou le témoin d’une transformation en cours dans la gestion des actions publiques ?

Pour tenter de répondre à ces questions, la parole sera d’abord donnée aux acteurs impliqués dans le domaine de l’évaluation. Les citations rapportées dans le texte sont extraites d’entretiens conduits auprès de ces acteurs pour la réalisation d’un document multimédia sur l’évaluation |1|.

L’évaluation : paroles d’acteurs

Comment définir l’évaluation ?

Définir l’évaluation est une tâche ardue car le mot, isolé, donne peu de prises à une traduction concrète. Les tentatives d’explicitation s’accompagnent le plus souvent d’une qualification portant sur les objets (évaluation de politiques, de programmes, de projets, de pratiques professionnelles, de réseaux…), sur les finalités (évaluation récapitulative ou formative (1)), sur la discipline principalement mobilisée (évaluation épidémiologique, évaluation économique…), sur le mode opératoire (évaluation externe, interne, autoévaluation) ou encore, selon une formule plus générique, sur la nature de l’exercice (démarche, méthode, processus d’évaluation).

On recense autant de définitions que de théoriciens qui, jonglant avec quelques mots clés, se sont confrontés à l’exercice. Plus de cent définitions de l’évaluation étaient déjà répertoriées il y a une vingtaine d’années |2|.

Posée aux acteurs, la question suscite une variété de réponses: regard sur soi, sur les autres, sur le système (opérateur), guide (opérateur), moyen de progresser (opérateur), immense miroir (opérateur), exigence technique et démocratique (fonctionnaire d’ État), démarche d’amélioration de la qualité (décideur, responsable de programme), démarche participative (responsable de programme), aide à une meilleure gouvernance (décideur), mesure de l’écart entre ce que l’on voulait faire et ce que l’on a fait (décideur), démarche qui vise à éclairer des choix publics (décideur), processus d’apprentissage collectif (décideur, expert), démarche à chaque fois nouvelle et créative (évaluateur), posture plus qu’un métier (évaluateur), outil (évaluateur), processus d’interaction et de négociation (expert/évaluateur). Plus qu’une définition, ce sont là leurs propres attentes que livrent les acteurs.

Avoir un regard sur son action afin d’améliorer ses pratiques relève bien d’une préoccupation d’animateur de projet. Mieux gérer, décider rationnellement de l’utilisation des fonds publics, en est une autre, tout aussi légitime, de décideurs. Quant aux évaluateurs (2), ils insistent sur les dynamiques induites par la démarche.

À quoi sert l’évaluation ?

Interrogés plus spécifiquement sur les finalités de l’évaluation, ces mêmes acteurs déclarent: s’interroger sur le projet (opérateur), valoriser ce qui a été fait (opérateur), rendre explicite ce qui est implicite (formateur/accompagnateur), rendre des comptes à son administration et aux citoyens (fonctionnaire d’ État), prendre des décisions (décideur), vérifier si la politique produit des résultats ou va dans le sens fixé (élus), prendre conscience des succès et des échecs (élu), réécrire les objectifs du programme (responsable de programme), communiquer avec les acteurs de terrain et témoigner de leurs inquiétudes auprès des décideurs (responsable de programme), piloter l’action (expert), produire de la connaissance en même temps que des changements dans l’action (expert). Ces propos inspirent trois commentaires.

Premièrement, on note que les réponses diffèrent peu dans le contenu, quelle que soit la question posée: c’est principalement l’usage des résultats de l’évaluation qui est évoqué. Deuxièmement, ils illustrent les interactions entre les perceptions qu’ont les acteurs de l’évaluation, leurs attentes et les responsabilités qu’ils occupent. Enfin, ils confirment l’intérêt de procéder, dès lors qu’un travail d’évaluation est engagé, à la mise à jour des représentations de l’ensemble des protagonistes. Méfions-nous des évidences !

Dans le milieu des évaluateurs, la définition de l’évaluation est attachée à la notion de valeur, au sens de valeur ajoutée par l’action, conformément à son étymologie. « Évaluer, c’est émettre un jugement sur la valeur » écrivait Patrick Viveret dans le rapport fondateur de l’évaluation des politiques publiques en France |3|. Pour la Société française de l’évaluation, « l’évaluation vise à produire des connaissances sur les actions publiques […] dans le double but de permettre aux citoyens d’en apprécier la valeur » |4|. De jugement sur la valeur à jugement de valeur, le glissement sémantique qui a pu s’opérer parmi les acteurs de terrain explique leurs réticences à s’exposer dans ce type de démarche et les inquiétudes sur la sanction supposée l’accompagner. À l’opposé, une professionnelle insistait sur l’opportunité, à travers l’évaluation, de « mettre en valeur » le travail réalisé avec et par les bénéficiaires de l’action.

À qui profite l’évaluation ?

Aux décideurs pour «décider» ou «améliorer la gestion publique»

Avant d’opter pour la reconduction d’une intervention(3), un décideur recherchera principalement, pour éclairer son choix, des arguments sur son utilité et son efficacité. La démonstration de l’efficacité est la question d’évaluation la plus difficile à résoudre car elle requiert la mise en évidence de la relation de causalité entre les effets observés ( par exemple: un recours plus précoce aux services de soins ) et l’intervention réalisée ( des ateliers de groupe pour la revalorisation de l’estime de soi ); cela suppose de parvenir à isoler les effets propres et attendus de l’intervention ( la modification de comportement ) d’autres effets qui ne lui seraient pas liés ( augmentation des revenus, relation privilégiée avec une personne facilitant l’accès aux services… ). En l’absence d’un cadre de recherche approprié, fiable et valide, le défi n’est pas relevé; la prise de décision est rarement étayée sur la base de l’efficacité stricto sensu. Pour autant, l’évaluation est-elle inutile? Certainement pas, les analyses contextuelles permettant de comprendre les conditions de succès ou d’échec de l’intervention apportent des informations très utiles pour la décision. Par ailleurs, une description détaillée et argumentée de la mise en œuvre de l’intervention et des réalisations peut satisfaire à l’exigence de rendre compte de l’utilisation des fonds alloués.

Aux opérateurs pour «améliorer l’action»

Pour les opérateurs, l’évaluation est surtout considérée comme une activité intégrée à l’action dans le but de procéder à des ajustements réguliers afin d’améliorer l’action. Une intervention, projet ou programme, n’est pas une structure figée; elle évolue au gré des aléas de sa mise à l’épreuve du terrain, des acteurs en présence et du contexte dans lequel elle s’inscrit. L’interrogation sur le sens de l’action est présente, nourrie de réflexions internes et des retours d’informations des bénéficiaires. Pratique réflexive en équipe, « regard dans le rétroviseur », procédure plus ou moins formalisée, les évaluations sont de facture variable, fonction des exigences et des ressources dévolues.

… Avec des acquis partagés

En réalité – et la somme des discours recueillis lors des entretiens le valide – l’évaluation remplit une pluralité de fonctions |5| au service de tous: accumuler de la connaissance, estimer la valeur de l’action accomplie, produire du changement, susciter un débat avec l’ensemble des acteurs engagés, les faire progresser collectivement, mobiliser et contribuer à l’appropriation de l’intervention. En effet, l’apport de connaissances quasiment toujours recherché dans les questionnements évaluatifs, qu’il s’agisse d’accumuler des indications sur l’intervention ou de documenter une expérimentation, est au profit de tous. De surcroît, l’évaluation donne l’opportunité de récapituler l’histoire d’une politique, d’un programme ou d’un projet, avec le rapport d’évaluation comme support de cette mémoire reconstruite. En restituant la participation des acteurs impliqués, elle constitue une forme de reconnaissance du travail accompli et favorise l’appropriation par les différents partenaires tant des conclusions de la production évaluative que de l’intervention évaluée.

L’évaluation : une démarche audacieuse et contestataire !

Réduire l’implicite

Exercice ponctuel ou continu, en cours ou en fin d’intervention, externe ou interne, tout travail évaluatif doit se soumettre au rituel d’un questionnement préalable: évaluer, pourquoi? quoi? avec qui? pour qui? pour quoi faire? comment? L’explicitation des objectifs, la définition du champ de l’évaluation, la clarification du questionnement et la définition des modalités de travail sont des épreuves incontournables de la première étape du parcours évaluatif. Il s’agit là de « rendre explicite ce qui est implicite ».

Cette réflexion initiale doit permettre de s’entendre sur l’utilisation de cette évaluation, les questions à poser et les critères de jugement. En effet, la spécificité de l’évaluation relève de la mise en perspective de l’analyse avec l’angle de vue collectivement choisi: le système de référence de l’évaluation dont les critères sont l’élément majeur. Sur quelle(s) base(s) apprécier l’intervention ? Par exemple, l’adhésion des acteurs à un projet sera-t-elle estimée sur leur présence aux réunions, sur leur participation à un travail commun ou sur une transformation conséquente de leurs pratiques au regard des principes du projet ? Sur quels éléments décider qu’un projet est réussi et/ou en voie d’autonomisation ? Sur quelle base affirmer qu’une action a amélioré la confiance en soi des élèves ? Le choix des critères n’est pas neutre. Il relève d’un acte collectif – et non pas de la seule responsabilité de l’évaluateur- et engage l’ensemble de la démarche.

Enfin, le travail préliminaire contribuera à mettre à jour les enjeux de l’évaluation, à savoir les conséquences prévisibles pour l’intervention (la poursuite de l’intervention est-elle dépendante des conclusions ?), les problèmes ou conflits latents susceptibles d’émerger, les opportunités (la mise en valeur de l’action, des opérateurs), afin de dissiper les malentendus, de minimiser le risque de déception quant aux résultats de l’opération (l’obtention de réponses aux questions posées) et d’anticiper les difficultés au cours de l’exercice (notamment les résistances à participer à l’évaluation…).

Poser des questions dérangeantes

L’évaluation suscite des réticences parce qu’elle est par essence, un processus de contestation, en raison de la (re)mise en question(s) de l’intervention. L’intervention permet-elle de satisfaire les besoins des populations visées ? Sur quels fondements théoriques a-t-elle été construite ? A t-on conduit les actions avec professionnalisme ? Aurait-on pu faire mieux ? Les effets attendus se sont-ils produits ? Tout de l’intervention (structure, déroulement, acteurs, résultats) peut être disséqué et soumis à l’analyse critique. Mais tout ne fera pas l’objet d’une étude approfondie; des choix devront être négociés en vue de l’usage présumé des résultats de l’évaluation.

Ouvrir un espace de controverses…

Les buts déclarés de l’évaluation influencent le champ mais aussi la nature de la démarche, notamment, en ce qui concerne l’étendue des acteurs (des responsables aux partenaires et aux citoyens) à associer à la réflexion et la place à leur accorder. Lors d’un colloque de la Société française de l’évaluation, un panel de citoyens sollicité pour produire un avis sur la place des citoyens dans l’évaluation des politiques publiques justifiait une telle orientation au nom de trois arguments: leur triple légitimité d’usagers, d’habitants, de contribuables; leur proximité directe avec les résultats de la politique; leur intérêt pour les changements à venir du fait des conclusions de l’évaluation. Il soulignait également l’intérêt d’un autre regard précisément parce qu’il permet de relier toutes les finalités de l’évaluation |6|. Les influences s’exercent aussi de la part des acteurs sur le processus d’évaluation.

… et de (ré)conciliation

Opter pour une évaluation participative suppose d’accepter le risque de la controverse et de s’engager à créer les conditions d’un dialogue équilibré entre les différents points de vue. Ainsi conçue, l’évaluation crée un espace de débat et une tribune à différentes catégories d’acteurs qui, à cette occasion, pourront exprimer des conceptions, des préférences, des incompréhensions voire des revendications. Conduite sur un mode concerté, l’évaluation favorise des échanges aptes à faire converger des préoccupations particulières voire contradictoires, à concevoir et partager des références communes. Les évaluations des programmes régionaux de santé du début des années 2000 témoignaient de ce rassemblement opéré, là où la dynamique de concertation avait précisément permis la mise en place d’un processus participatif |7|. L’évaluation est un espace favorable à la réconciliation de catégories à première vue opposées, experts et profanes, décideurs et acteurs de terrain.

L’évaluateur : un personnage à plusieurs facettes

L’évaluateur responsable de la conduite du processus peut être l’artisan de ces rapprochements. Les situations évaluatives lui confèrent une variété de rôles. Dans le cadre d’une évaluation interne, il se confond avec l’acteur de l’action. Dans une évaluation externe, il est dégagé de tout lien avec l’intervention, avec toutefois, des postures variables en fonction des objectifs avoués de l’évaluation et de la proximité recherchée avec les responsables de l’intervention. Interpellé pour répondre à des questions sur l’impact de l’intervention, il adoptera une position distanciée compatible avec la neutralité attendue de l’expert. Sollicité pour accompagner des acteurs de terrain dans leur propre évaluation, il s’intégrera au mieux dans l’environnement pour faire émerger les questions, être la ressource propre à accompagner – plus que guider- le processus d’évaluation: reconstituer la logique d’action, clarifier les objectifs, aider au choix ou à la construction des outils de recueil et d’analyse des données.

L’évaluation : une activité sociale au service de l’apprentissage collectif

L’évaluation reste difficile à définir, à cerner, à expliquer parce qu’elle ne se résume pas à une seule opération intellectuelle. Inscrite dans un système de relations dynamiques entre des acteurs, des pratiques, des intentions, un contexte, elle est, avant tout, une activité sociale et à chaque fois singulière. La pluralité de ses applications, combinée à tous les autres paramètres qui la façonnent, génère une variété de configurations incluant sur un large registre des formes d’évaluation parfois bien contrastées: évaluation de la conformité, évaluation managériale, recherche évaluative, évaluation d’expertise, évaluation compréhensive, évaluation pluraliste…

Ainsi que le rapportait Bernard Perret (4), « Quand on essaye de définir l’évaluation, on met toujours l’accent sur un aspect particulier, alors qu’en fait, il faut avoir une vision équilibrée des différentes fonctions, de prise de décision, de formation, de médiation, de diagnostic partagé. L’expression qui intègre le mieux les différentes fonctions, c’est celle d’apprentissage collectif ».

Progressivement, forte de l’accumulation des expériences et des acquis qu’elle génère, l’évaluation s’intègre peu à peu dans les pratiques, laissant penser que derrière le bruit de fond, il y a bien plus qu’une simple rhétorique.

Ce texte a été publié initialement dans ‘La Santé de l’homme’, n° 390, juillet-août 2007

Références

|1|Jabot F. Regards croisés sur l’évaluation . Rennes: ENSP, 2006.
|2|Patton MQ. Creative Evaluation, Sage Publications , Nexbury Park, CA, 1986, 2e edition.
|3|Viveret P. L’évaluation des politiques et actions publiques . Paris: La Documentation française, 1989.
|4| Charte de l’évaluation des politiques publiques , Société française de l’évaluation, version révisée, juin 2006
|5| Petit guide de l’évaluation des politiques publiques, Conseil scientifique de l’évaluation . Paris: La documentation française, 1996.
|6|Avis du groupe de citoyens relatif à «La place des citoyens dans l’évaluation des politiques publiques», 7e journées françaises de l’évaluation , Lyon 20-21 juin 2006.
|7|Jabot F. L’évaluation des programmes régionaux de santé . ADSP, la revue du Haut Comité de santé publique, n°46, mars 2004.
|8|Perret B. L’évaluation des politiques publiques . Paris : La Découverte, coll. Repères, 2001: 128 p.

(1) Voir le glossaire au centre de ce numéro.
(2) Le terme évaluateur s’applique ici aux praticiens de la méthode.
(3) Nous utiliserons le terme «intervention» comme un terme générique pour désigner diverses formes d’actions, qu’il s’agisse d’actions isolées, de projets, de programmes ou de politiques.
(4) Ancien membre du Conseil scientifique de l’évaluation, membre de la SFE, auteur d’un ouvrage sur l’évaluation des politiques publiques |8|

La folie évaluatrice, entretien avec Yves Charles Zarka, philosophe

Le 30 Déc 20

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De tous temps, les champs du savoir ont été dans la ligne de mire du pouvoir, mais à chaque époque correspond une velléité de contrôle particulière. Pour le philosophe Yves Charles Zarka, le temps des démocraties a ainsi vu l’évaluation se substituer à la censure. C’est désormais à travers l’évaluation et avec l’expert comme guide que nos décideurs entendent assurer leur maîtrise du social. Julien Nève, rédacteur en chef du trimestriel ‘Drogues Santé Prévention’, l’a interrogé.

Julien Nève : Le savoir et le pouvoir ont toujours entretenu des relations compliquées et conflictuelles. À l’heure actuelle, quel en est l’état des lieux ?

Yves Charles Zarka : Il y a toujours eu un rapport du pouvoir au savoir, une tentative du pouvoir de contrôler le savoir. Au cours de l’histoire, la censure a été le mode de contrôle le plus courant. Ainsi, il fut un temps, singulièrement durant l’Inquisition, où pour être publiés, les livres devaient bénéficier de l’imprimatur, à défaut de quoi ils étaient mis à l’index.

À première vue, il semble que l’avènement des régimes démocratiques ait sonné le glas de cette époque de censure, notamment grâce au mouvement initié par John Milton au 17e siècle et par René Diderot au 18e siècle, lequel dénonçait la censure au nom de la liberté de penser et donc de la liberté de savoir. On pensait alors que cette liberté était essentielle au savoir et qu’elle devait s’affirmer de manière radicale et totale, que la démocratie ne pouvait lui imposer aucune limite.

Force est toutefois de constater que les démocraties fonctionnent également en termes de pouvoir et qu’elles aussi s’efforcent d’avoir un contrôle sur le savoir. Elles le font simplement sur un mode qui n’est plus celui de la censure, désormais réduite à une fonction totalement marginale.

J.N. : Comment décririez-vous ce nouveau mode opératoire ?

Y.C.Z. : À l’heure de la société de connaissance, le savoir n’est plus cantonné au seul monde scientifique mais étend son champ à tous les domaines, notamment médicaux et technologiques. Pour le pouvoir l’enjeu consiste dès lors à contrôler non pas seulement le savoir technique, mais la totalité de production du savoir, non plus pour simplement s’auto-justifier mais parce que le pouvoir cherche à donner lui-même la norme du vrai et donc de dire ce qui est acceptable et pas acceptable, ce qui est bon et ce qui est mauvais, ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas, ce qui est prometteur et ce qui n’est pas prometteur, ce qui est utile et ce qui est inutile.

N’étant pas en mesure de faire cela lui-même, le pouvoir crée des instances qui ont comme finalité de produire cette fonction de contrôle du savoir. En France, c’est notamment le cas de l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (AERES), ou, en matière médicale, celui de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS) une agence qui ne craint pas d’accréditer de véritables poisons tels que le Mediator qui a tué entre 500 et 2000 personnes ou plus récemment les fameux implants mammaires défectueux.

À côté de ces institutions publiques gravitent de nombreuses autres institutions privées, qui ne valent pas mieux et qui ont elles aussi pour fonction de contrôler la manière dont la société gère elle-même son savoir. Aujourd’hui la fonction par laquelle le pouvoir gère le savoir n’est plus du tout la censure, mais l’évaluation.

J.N. : L’évaluation est donc devenue l’instrument privilégié par le pouvoir pour asseoir sa domination sur le savoir.

Y.C.Z. : Oui, mais il ne faut pas se méprendre. Comme nous l’enseigne la philosophie de Nietzsche qui dans son ensemble relève de l’évaluation, évaluer c’est déterminer la valeur et pour ma part, je n’ai rien ni contre les valeurs ni contre l’évaluation en général.

En revanche je m’oppose au système et à l’idéologie de l’évaluation. La raison pour laquelle j’ai pratiquement banni le mot évaluation de mon vocabulaire tient à la nature de ce système de contrôle entendu comme le contrôle de toutes les productions relevant du savoir mais aussi de la validation de la santé, de l’environnement etc. Vous m’objecterez qu’en l’absence d’évaluation, on laisserait toutes les choses se faire d’elles mêmes sans se soucier de leurs conséquences, ce qui serait irresponsable. Cette objection ne vaut rien car je ne dis pas qu’il ne faut pas examiner ce qui se fait ou ce qui ne se fait pas en matière de savoir, de médicaments ou d’environnement. Je dis simplement que le système actuellement mis en place est une catastrophe dans la mesure où il repose sur la fixation d’un certain nombre de valeurs telles que l’efficacité, la performance, ou la productivité.

J.N. : Ce qui pose problème, c’est donc moins l’évaluation en tant que telle que les critères d’évaluation.

Y.C.Z. : Non, c’est l’évaluation elle-même comme système de pouvoir et comme idéologie qu’il faut remettre radicalement en cause.
Dans le monde universitaire par exemple, vous êtes évalués sur votre productivité, c’est-à-dire principalement sur le nombre d’articles écrits. On ne se demande pas ce vous avez découvert de neuf en termes de contenu, mais on examine un certain nombre de critères chiffrables à partir desquels on peut vous classer comme performant ou non performant. Ainsi, quand vous publiez un article, même très mauvais, dans une revue bien classée vous obtenez un nombre de points déterminé et votre évaluateur n’a même pas besoin de lire ce que vous avez produit pour déterminer votre valeur. Ce système permet donc à des chercheurs médiocres d’obtenir des classements supérieurs à ceux obtenus par des chercheurs qui ont pourtant réalisé des travaux importants.

Au final, sous l’apparence de produire un jugement objectif parce que chiffrable, un tel dispositif d’évaluation produit un jugement totalement biaisé dans la mesure où, précisément, il occulte la qualité et le contenu, c’est-à-dire les enjeux les plus fondamentaux. Bien entendu, la catastrophe est davantage palpable là où elle se traduit par des conséquences immédiatement visibles comme dans les cas du Mediator ou des prothèses mammaires.

Pour ce qui est de l’enseignement supérieur, les conséquences sont moins visibles. Les gens ne voient pas que telle ou telle recherche a été arrêtée. Le processus arbitraire de destruction est pourtant identique et il est lui aussi couvert par l’idéologie de l’évaluation. On ne cesse de nous dire que l’évaluation est nécessaire, que les dépenses publiques doivent être contrôlées car un euro c’est un euro. Tout à fait d’accord, à condition que l’on examine en dehors de ce système de pouvoir destructeur.

J.N. : En Belgique, le travail d’évaluation commandé par la Ministre de la santé a coûté énormément d’argent alors même que ses résultats ont été en grande partie dénoncés par les acteurs du secteur comme étant à côté de la réalité.

Y.C.Z. : Ici, on nage en pleine folie évaluatrice. Ces agences privées qui ont leurs propres intérêts à promouvoir vont le plus souvent répondre conformément à ce que la personne ou l’institution qui les paye souhaite entendre. Il est en outre aberrant que l’on puisse imaginer demander à une agence privée d’inspecter des institutions publiques. D’autant plus si celles-ci œuvrent dans le champ de la prévention. Leur imposer une évaluation de type managérial relève de la pure démence. On pourrait faire le parallèle avec la façon dont les États se font évaluer par les agences de notation. On voit que le système de domination est très large et couvre les institutions publiques jusqu’aux États eux-mêmes.

J.N. : Et ce système a pour lui la figure de l’expert qui lui confère une sorte de caution scientifique.

Y.C.Z. : Cette figure prend effectivement une place considérable et cet envahissement est synonyme de destruction du politique dans le sens où le rôle de l’expert se substitue à la délibération et aux choix politiques. Il faut également noter que l’expert est presque toujours un expert biaisé, c’est-à-dire engagé pour accomplir une mission commanditée par quelqu’un en vue d’un certain résultat: effet ou jugement. Il n’est jamais neutre.

J.N. : Quelle serait alors selon vous la voie à suivre pour que se constitue un champ d’expertise qui puisse légitimement inspirer le politique ?

Y.C.Z. : Il faut avant tout laisser l’expert à sa place en tant que simple instrument. Il faut ensuite s’assurer du contrôle du travail des experts par, non pas une, mais plusieurs instances formées suivant des règles déontologiques très précises. En outre, ces instances ne doivent pas pouvoir se contrôler l’une l’autre. Elles doivent se composer de membres totalement différents. Bref, il y a un certain nombre de critères à fixer pour d’une part contrôler les experts contrôleurs et d’autre part s’assurer que l’expertise ne se substitue pas à la délibération et au choix.

Entretien de Julien Nève avec Yves Charles Zarka, philosophe (1)
Interview parue précédemment dans le numéro 61 de Prospective Jeunesse, ‘Guide pour une réforme de la promotion de la santé’ et reproduite avec son aimable autorisation.

(1) Y. Ch. Zarka est professeur à la Sorbonne, Université Paris Descartes, chaire de philosophie politique. Il est par ailleurs fondateur et directeur de la revue Cités, publiée aux Presses universitaires de France.

L’évaluation, partie intégrante de la démarche en santé communautaire

Le 30 Déc 20

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Depuis sa création en 1996, l’asbl Les Pissenlits, association de santé communautaire, a initié un processus d’auto-évaluation qualitative, processus dynamique en évolution constante, en articulation avec les actions et lié à l’évolution du projet global. Construite étape par étape, cette évaluation participative et permanente contribue, au même titre que les autres phases du projet, à agir sur certains déterminants de santé.

L’origine du projet

Commençons par retracer l’historique du projet de l’asbl Les Pissenlits. En 1989, la majorité au pouvoir à la Commune d’Anderlecht (une des 19 communes de l’agglomération bruxelloise) lançait un programme de Développement Social de Quartier (DSQ) destiné à revitaliser le quartier de Cureghem, quartier fragilisé. Il s’agissait, par une approche globale, de mettre en valeur les potentialités et les ressources de l’ensemble des acteurs de ce quartier (habitants, professionnels et institutionnels). Pour cela, les animateurs du DSQ, répartis en quatre commissions (enseignement, habitat, développement économique et santé) se sont attachés à favoriser les contacts entre les institutions publiques et privées, la concertation des intervenants et l’implication des habitants dans les divers projets. La Commission Santé, espace de concertation et de négociation réunissant habitants, professionnels et élus autour de questions de santé concernant le quartier, était portée par l’asbl EDECO (Études en DÉveloppement COmmunautaire).
Lors de la législature suivante, la nouvelle majorité ne souhaitant plus prendre en charge ces commissions, celles-ci furent reprises par l’associatif, et l’asbl EDECO continua à gérer la Commission Santé.

Face à la difficulté de mobiliser des habitants au sein de cette Commission Santé, l’asbl EDECO décida, en 1996, de créer une nouvelle association, Les Pissenlits, à qui elle confia la mission d’identifier et de former des habitants ‘Relais-santé’. Cependant, des difficultés éthiques et administratives se présentèrent rapidement: en particulier, ces habitants, rémunérés dans le cadre de contrats de travail précaires et à temps très réduits, espéraient que cette formation leur donnerait accès à un emploi stable. Les responsables de l’asbl Les Pissenlits reformulèrent alors le projet et engagèrent en 1998 une équipe de ‘promoteurs-informateurs’, chargés de développer des actions tant avec les habitants qu’avec les professionnels.
La même année, l’asbl EDECO se retira d’Anderlecht et l’asbl Les Pissenlits reprit la Commission Santé et l’intégra à son programme.

L’asbl Les Pissenlits aujourd’hui

Depuis, le projet (actions, méthodes…) a régulièrement été adapté, reformulé et réorienté en fonction des constats (concernant les besoins et les demandes notamment) et des évaluations… tout en gardant les mêmes finalités et la même philosophie de travail.

L’ asbl Les Pissenlits s’est donné quatre objectifs, à savoir : sensibiliser les politiques, les professionnels et les habitants à la démarche communautaire en santé; soutenir les professionnels dans la démarche communautaire en santé; agir sur les déterminants de santé des habitants; soutenir les habitants dans le fait d’être acteurs de leur propre vie et au sein de leur communauté.
La démarche mise en œuvre est la démarche communautaire, qui constitue une des stratégies en promotion de la santé.

Selon l’Observatoire du SEPSAC (Secrétariat Européen des Pratiques en Santé Communautaire), dont l’asbl Les Pissenlits fait partie, cette démarche «repose sur une conception globale et positive de la santé, telle qu’elle est définie dans la charte d’Ottawa: un équilibre complexe et dynamique entre des facteurs biologiques, psychologiques, culturels, économiques, sociaux, spirituels et environnementaux. Cette stratégie vise le changement social et contribue à développer le droit à la santé pour tous. Elle se caractérise par une base collective et un processus participatif entre tous les acteurs concernés (habitants, professionnels, politiques, etc.)» (1).

Un des repères méthodologiques défini par l’Observatoire du SEPSAC concerne le processus d’«évaluation partagée et permanente», impliquant tous les acteurs. L’évaluation fait donc partie intégrante de cette stratégie et repose sur les mêmes principes. C’est bien ainsi que l’évaluation est conçue et mise en œuvre dans le projet des Pissenlits, comme nous allons tenter de le mettre en évidence.

De manière plus concrète, l’asbl Les Pissenlits multiplie les activités de santé communautaire : activités dites «contact» (comme un atelier créatif fonctionnant sur l’échange des savoirs et un cours de gymnastique), groupes dits «paroles-santé» (par exemple un groupe sur la santé au féminin, l’éducation des enfants, un groupe de personnes diabétiques), activités transversales (atelier de cuisine diététique, initiation à la langue des signes et à la culture sourde); mise en place ou participation à des partenariats avec des habitants, des professionnels et des élus (Partenariat Sida Anderlecht, organisations de fêtes de quartier…); travail de théorisation des pratiques en santé communautaire (Observatoire du SEPSAC, interventions dans des colloques…).

Le processus d’évaluation

Un processus dynamique lié à une recherche constante d’amélioration de la qualité de l’évaluation

L’évaluation faisant partie intégrante de la démarche communautaire, elle est articulée avec le projet des Pissenlits et évolue en parallèle.
Le processus d’évaluation mis en place est un processus dynamique, résultat d’une recherche constante d’amélioration de la qualité de l’évaluation. Retraçons les différentes étapes de l’évolution de cette démarche d’évaluation, chaque étape ayant apporté une pierre à l’édifice.

De 1996 à 1998, l’équipe de relais-santé était accompagnée par la coordinatrice dans un processus continu d’évaluation des animations sur base des objectifs définis pour chacune d’entre elles : des carnets de bord ont été construits par l’équipe, la coordinatrice apportait régulièrement son regard extérieur.

En 1998, la mise en place de l’équipe de promoteurs-informateurs permit le développement et la diversification des actions. Parallèlement, la construction de l’évaluation s’est poursuivie grâce à l’apport de nouveaux éléments, comme :
– la définition de critères et d’indicateurs tels que l’élaboration de projets communs au sein d’un groupe, ou la connaissance réciproque des habitants et des professionnels de la santé;
– la formalisation de différents champs d’évaluation: évaluation en fonction des objectifs définis par chaque groupe, évaluation du processus d’action (dynamique de groupe, compétences mobilisées, méthodes utilisées…);
– la prise en compte de différents niveaux de l’évaluation (objectifs et processus) et de différents angles de vue: autoévaluation des responsables du projet concerné, évaluation régulière avec l’ensemble de l’équipe, évaluation avec les participants des groupes, évaluation avec les partenaires;
– la mise en place de différents temps d’évaluation: évaluations continues, évaluations à des moments-clés, évaluation avec les participants (habitants et professionnels) de chaque projet en fin d’année scolaire, semaine d’évaluation en équipe en juillet de chaque année.

En 2001, l’équipe décidait de faire appel à un accompagnement méthodologique, afin de bénéficier de l’angle de vue d’un tiers extérieur au projet. En collaboration avec le CLPS de Bruxelles et l’APES-ULg, les objectifs généraux furent reformulés et des critères d’évaluation furent définis. Le travail se poursuivit et, à partir du croisement des différents éléments d’évaluation (différents champs, différents niveaux, différents temps, différents angles de vue), nous permit de réaliser un bilan de notre action 2000-2005 et d’établir le programme 2005-2010.

En 2009, l’équipe des Pissenlits fit un pas de plus dans l’amélioration de la qualité du processus d’évaluation. Avant 2009, les participants étaient associés formellement à l’évaluation des activités et de manière informelle à l’évaluation du programme global. En 2009, les habitants et les professionnels furent associés formellement au bilan du programme 2005-2010 et à l’élaboration du programme 2011-2014. Cette étape a été mise en place en collaboration avec l’APES-ULg.

Une expérience d’évaluation participative

Cette phase ne peut être isolée du reste du processus d’évaluation de l’asbl Les Pissenlits, dans la mesure où elle fait partie d’un processus global d’appropriation du projet par les participants, et qu’elle est le fruit de plusieurs années de travail (connaissance du cadre de travail par les participants, relation de confiance, développement de compétences psycho-sociales de la part des habitants).

La méthodologie retenue a été celle de deux focus groups, l’un de professionnels et l’autre d’habitants, réunis en vue d’entretiens de groupes animés par deux chercheurs de l’APES-ULg : ces entretiens eurent lieu dans les locaux des Pissenlits pour des raisons pratiques (connaissance des lieux par les participants, etc.) mais en l’absence de tout membre de l’équipe (externalisation des entretiens). Les grilles d’entretien ont été élaborées conjointement par l’APES-ULg et l’équipe des Pissenlits.

Les participants aux focus groups ont été recrutés en fonction de variables indépendantes (sexe, âge, sourd ou entendant, etc.) et en fonction de critères issus de la bonne connaissance qu’a l’équipe des habitants participant aux activités (différents niveaux de langage et d’expression, avis favorables et moins favorables à l’asbl, etc.). Aussi bien pour les habitants que pour les professionnels, nous avons tenté de réunir le panel le plus représentatif possible.
L’objectif était de constituer des groupes entre 8 et 12 personnes afin de permettre un temps de paroles conséquent pour chacun et une bonne dynamique de groupe, tout en garantissant une certaine représentativité des différents participants et partenaires de l’asbl.

Une réunion de restitution en commun a été proposée aux habitants et aux professionnels qui avaient participé aux entretiens de groupe afin de compléter, nuancer et valider la synthèse proposée.
Les éléments d’évaluation recueillis lors de ces focus groups, croisés avec les éléments recueillis grâce au reste du processus d’évaluation, ont contribué à élaborer le nouveau programme (reformulation des objectifs, adaptation des actions, mise en place de nouveaux projets…).

Une évolution qui mène à l’évaluation la plus complète possible

L’historique du processus d’évaluation décrit ci-dessus montre que, étape par étape, les champs et les niveaux d’évaluation, ainsi que les angles de vue ont été multipliés.
Ces différents aspects ne sont pas à considérer en niveaux distincts, qui constitueraient un mille-feuilles dont chaque couche serait indépendante. Ils s’interpénètrent et s’inter-définissent afin de tendre vers une évaluation la plus complète possible.

Une illustration de l’articulation entre l’évaluation et l’action

Les résultats de cette évaluation se traduisent en termes d’action et nous développerons trois exemples d’impact à différents niveaux: sur les activités et groupes de paroles, au niveau des partenariats, des élus locaux, donc du quartier et de la commune, et enfin, dans une certaine mesure, sur la société.

Des impacts sur les activités contact et les groupes paroles-santé

Les résultats de l’évaluation se traduisent par exemple par l’évolution de 2 types d’activités internes des Pissenlits, les «Groupes Activités Contacts» et les «Groupes paroles-santé». Comme le montre le tableau historique des activités page précédente, ces groupes ont évolué, se sont transformés et ont donné naissance à d’autres groupes.
Retraçons par exemple le parcours qui a donné naissance au groupe paroles-santé «Femmes, Hormones et Société» en 2008.

En 1998, nous avons procédé à une analyse de besoins, qui a permis d’identifier une demande récurrente de la part de femmes du quartier en termes de cours de gymnastique. En collaboration avec la Maison Médicale d’Anderlecht, des séances de gymnastique suivies d’un atelier-santé ont donc été organisées à partir de novembre 1998.

En 2004, à la demande des participantes, l’atelier «gym et bien-être» s’est scindé en deux activités distinctes: l’activité contact Sportez-vous bien et un Groupe paroles-santé: Santé au Féminin.
À cette époque, les participantes avaient choisi de se réunir sur le thème de l’alimentation.
Par la suite, les participantes ont décidé d’aborder d’autres thèmes: les allergies, le cancer du sein, le sida, la ménopause.

Ce cycle de rencontres sur la ménopause a donné lieu à de nombreuses interrogations et discussions entre femmes de différentes cultures et différentes générations. Les participantes ont émis la volonté de poursuivre les débats, questionnements sur des sujets d’ordre plus spécifiquement féminin.

Équipe et participants ont ensemble redéfini les objectifs spécifiques de ce groupe et identifié les thèmes à développer. Cette réflexion a mené à la mise en place, en 2008, d’un groupe de femmes qui a choisi d’aborder la thématique «Femmes, Hormones et Société» et de réfléchir aux liens entre ces trois aspects.
De la même manière, chacune de nos activités actuelles a évolué en fonction des éléments recueillis dans le processus d’évaluation.

Des impacts sur un partenariat, des élus locaux et sur la société

En 2008, le groupe de personnes diabétiques des Pissenlits a participé à une action de sensibilisation au diabète sur le marché annuel d’Anderlecht, au sein d’un Village Santé né à l’initiative de la commune cette année-là, et réunissant des associations locales et de la Communauté française (2), des services communaux, des indépendants du secteur médical et paramédical, des personnes du secteur marchand, etc.

Une évaluation de cette action a ensuite eu lieu avec le groupe de personnes diabétiques. Fut alors transmis aux partenaires et aux politiques un constat tiré de cette évaluation: il n’existait aucune offre d’alimentation saine sur le marché. L’échevine de la santé, dans une réception positive de ce constat, fit appel à un professionnel privé de la restauration collective pour tenir un stand d’alimentation saine en 2009, professionnel mettant également sa propre diététicienne à contribution.

En 2010, l’offre alimentaire saine fut de nouveau présente et adaptée, affinée notamment grâce aux évaluations 2009 effectuées avec le groupe, en équipe et avec les partenaires.

En terme d’impact, on peut donc souligner que le processus d’évaluation, articulé à une action intersectorielle entre habitants, professionnels de divers statuts et diverses professions, et élus locaux a permis un travail sur les représentations individuelles et collectives. Cette évolution a mené à la mise en place d’une offre d’alimentation saine qui prenait en compte ces différentes représentations, rendant plus accessible la mise en pratique. Il y a eu prise de conscience des enjeux de l’alimentation saine. De plus, des liens sociaux se sont tissés, donnant un cadre interculturel à ces discours sur l’alimentation saine. Depuis, nous avons été informées de la mise en place d’une offre d’alimentation saine sur d’autres marchés et fêtes de quartiers.

Le processus d’évaluation développé par l’asbl Les Pissenlits a ainsi eu des répercussions sur les individus concernés, le partenariat, les élus, le public plus large et, dans une certaine mesure, ce processus contribue à un changement social global.

Des impacts sur la mise en place de nouveaux projets

Issu du croisement des différents niveaux du processus d’évaluation et notamment de l’évaluation externalisée en 2009, un projet de Diagnostic Communautaire est né. Deux des constats essentiels relevés dans le rapport de l’APES-ULg furent, d’une part, le souhait d’implication accrue des participants dans l’association et d’autre part, la nécessité énoncée par les professionnels partenaires d’une connaissance globale actualisée des besoins et des réalités du quartier (s’il existe de nombreuses données, il semblerait qu’elles soient le résultat de constats propres aux professionnels en fonction de leur relation avec leur public, et non pas de données objectivées et réactualisées sur le quartier, la vie des habitants en général et leur bien-être en particulier).

En réponse à ces éléments d’évaluation, l’asbl Les Pissenlits a entamé la réflexion préalable à la mise en place d’un diagnostic communautaire : tous les acteurs intéressés (habitants, professionnels, élus) seront impliqués dans une démarche de co-construction, de partage de pouvoir, d’échanges de savoirs, de mutualisation des ressources, et ceci à chaque étape du projet (réflexion, définition des stratégies, récolte et analyse de données, évaluation…).

Le processus d’évaluation a donc mené à la mise en place d’un nouveau projet, qui, au niveau local, devrait permettre aux élus et aux professionnels d’adapter ou de réorienter leurs services ou activités. De manière plus large, l’analyse du processus pourra constituer un outil méthodologique de référence en termes de démarche communautaire.

Les enjeux du processus d’évaluation

Le processus d’évaluation continu et complexe décrit précédemment s’articule constamment avec la démarche du projet: il permet de réajuster les actions, de saisir les opportunités qui se présentent, d’élargir les objectifs ou d’en définir de nouveaux.

Le processus dynamique d’évaluation mis en place fait partie intégrante du processus d’empowerment des habitants, au même titre que les autres phases du projet: il leur permet de développer de nombreuses compétences psycho-sociales, d’agir sur leur entourage et leurs milieux de vie. Il agit donc sur certains déterminants de santé.

Les résultats de l’évaluation ont un impact à plusieurs niveaux: interne, au niveau des partenariats, au niveau du quartier, de la commune. Dans une certaine mesure, l’évaluation participe également à des changements sociaux positifs de fond, en agissant sur les milieux de vie notamment, ce qui constitue l’une des finalités de la démarche communautaire en santé.

Des facilitateurs du processus d’évaluation totalement imbriqués

Une culture d’équipe

L’évaluation est un fonctionnement de fond, un background qui colore les façons de faire et d’être. Au niveau des professionnels, cela peut se concrétiser par une équipe où l’interrogation permanente, la remise en question nécessaire à une bonne capacité d’adaptation et l’acceptation de l’auto-analyse sont des éléments de fond, constitutifs de la culture d’équipe qui est la nôtre. Par ailleurs, les attitudes de l’équipe tendent vers la déhiérarchisation des rôles et statuts entre eux et les participants, ce qui aboutit notamment à une relation de confiance avec bon nombre d’entre eux. La demande de l’équipe aux participants d’affiner leur regard critique, regard porté tant sur le projet que sur les activités et sur la façon dont elles sont menées doit s’inscrire dans un travail de fond consistant à nourrir liberté de parole et pouvoir d’agir.

Une culture du participatif

Au niveau des habitants, le processus d’évaluation doit donc faire l’objet d’un apprentissage, d’un exercice de l’esprit critique sous une forme réflexive et constructive, à l’intérieur d’un cadre méthodologique, préalable indispensable à une phase d’évaluation globale du projet telle que celle que nous avons réalisée en novembre 2009. Il est indispensable que les acteurs impliqués dans l’évaluation se sentent écoutés, entendus, que leurs remarques et suggestions se traduisent concrètement dans les activités, dans le projet global.

Un travail de fond, à long terme et… les moyens financiers

Un tel processus se construit sur le long terme : les compétences en évaluation se développent avec le temps pour tous les acteurs concernés.
Le processus d’évaluation est donc favorisé par une certaine stabilité de l’équipe, des partenaires ou de celle d’une partie du public. Il est également favorisé par des modes de subsidiation sur le long terme: si l’horizon des moyens de subsistance de l’asbl est limité à un an, horizon très rapproché pour des actions communautaires en santé, cela conditionnera le type d’actions qui découleront de l’évaluation, qui sera plus à court terme que si on était assuré d’exister pour plusieurs années. Les moyens financiers déterminent également l’ampleur de l’évaluation et les moyens qu’il sera possible de mettre en œuvre, en termes de temps, de ressources humaines…

Un accompagnement méthodologique en cohérence

Cet accompagnement doit prendre la forme d’une collaboration en cohérence avec la démarche communautaire et en adéquation avec les pratiques. Notons aussi qu’il est nécessaire de cultiver des moyens pour objectiver les résultats d’évaluation.

Les limites de l’évaluation

Cependant, tout ceci ne se fait pas sans difficulté, sans obstacle, sans questionnement. Demander l’avis des participants, habitants et professionnels, nous engage à tenir compte de leurs remarques et à les traduire concrètement dans les actions ou le programme. Cependant, tout n’est pas possible. Nous devons respecter un cadre, des missions. Nous avons des limites de moyens, qu’ils soient humains ou financiers. Il faut donc pouvoir expliciter dans quelles limites il est possible de tenir compte de cette évaluation participative, afin de prévenir et de limiter les déceptions, les frustrations et les malentendus.

D’autre part, l’objectivation des évaluations est un processus complexe: auto-évaluation, évaluation croisée, affinités et préférences des uns et des autres pour telles ou telles méthodes, etc., autant d’éléments difficilement objectivables, certaines choses n’étant pas quantifiables, vérifiables…

Par ailleurs, nous nous interrogeons sur les stratégies possibles pour récolter des éléments d’évaluation auprès des publics qui ne fréquentent pas les associations malgré des besoins que l’associatif pourrait participer à combler, d’une part, et d’autre part, les participants qui sont venus à des actions mais ne participent plus à aucune d’entre elles. Si les différents niveaux d’évaluation mis en place peuvent permettre d’élaborer quelques pistes de compréhension sur l’absence de certains publics, et de réfléchir aux stratégies à mettre en place pour y pallier, cela reste par définition incomplet puisqu’en l’absence du point de vue des concernés.

En guise de conclusion

Pour synthétiser en quelques lignes l’essentiel de notre propos, nous retiendrons quatre points :
– l’intérêt de multiplier et de croiser les méthodes et les niveaux d’évaluation;
– l’importance du caractère «continu» et sur le long terme de ce processus d’évaluation: sans cela, par exemple, l’expérience menée lors de l’externalisation des entretiens de groupes avec l’APES-ULg n’aurait certainement pas abouti au même résultat;
– l’évaluation, au même titre que les autres phases du projet, fait partie intégrante du processus d’empowerment et contribue à agir sur certains déterminants de santé;
– et, enfin, l’évaluation participe à nourrir la réflexion théorique sur la santé communautaire et contribue, par les questions qu’elle participe à soulever, à la recherche de réponses concrètes à proposer.

(1) Action communautaire en santé : un observatoire international des pratiques . 2004 – 2008 , Belgique – France – Espagne , Éd.: Secrétariat Européen des Pratiques de Santé Communautaire (SEPSAC), Novembre 2009, p. 19.
(2) Par exemple l’ABD, Association Belge du Diabète.

L’évaluation au service d’un objet social : expérience d’une association en promotion de la santé

Le 30 Déc 20

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Pour nombre d’acteurs associatifs, la question de l’évaluation est encore sujette à réticences. Par manque de temps ou de maîtrise, elle est parfois reléguée au second plan ou entrevue seulement au travers de la nécessité de fournir des preuves du bon usage des deniers publics dont ils bénéficient. Cet article tente d’illustrer comment une réflexion au sein d’une équipe peut créer une dynamique faisant de l’évaluation un outil formatif pour une meilleure organisation de l’action et de l’institution, ainsi qu’un investissement pour l’avenir.

Questionnement et genèse du processus

Cultures&Santé se situe au croisement de différents secteurs : la promotion de la santé, l’éducation permanente et la cohésion sociale. Différents programmes d’actions financés par les pouvoirs publics y sont menés. Chacun de ceux-ci possède des objectifs, des moyens et des cadres d’exigence spécifiques qui, tous, entendent nourrir notre objet social centré sur la réduction des inégalités sociales de santé (1).

Avec cette particularité, un ensemble d’autres caractéristiques de l’association (équipe pluridisciplinaire, actions coordonnées en première et en deuxième ligne, réseau intersectoriel, histoire de l’organisation…) nous permet de cultiver une approche globale des problématiques et d’appréhender leur complexité, ce qui s’avère un atout pour agir sur les déterminants sociaux de la santé.

Néanmoins, nous avons pu nous rendre compte que la coexistence de ces différents programmes déterminés par les prescrits des pouvoirs subsidiants et les demandes du terrain, nous a parfois menés, le nez dans le guidon, à une multiplication d’actions rendant moins évident le sens de leur articulation et pouvant parfois mettre en péril leur efficacité.

En 2010, le financement par la Fédération Wallonie-Bruxelles d’un nouveau programme triennal de promotion de la santé nous a permis d’impulser une analyse critique plus profonde de notre travail. Nous nous sommes, suite à cela, orientés vers une appréhension des actions moins en termes de services qu’en termes de projets, avec la volonté de se soucier de ce qui peut rendre compte à la fois de la qualité de notre action et de ses résultats.

Dans le prolongement de cette réflexion, nous avons pris conscience de la nécessité de prendre à bras le corps la question de l’évaluation qui, au sein de l’institution, était jusqu’alors trop peu investie ou plus exactement trop peu méthodique, construite et aboutie. Chaque travailleur en avait sa propre représentation et expérience. Même si elle s’exerçait de manière ponctuelle et réfléchie, un langage et des outils communs faisaient défaut. Nous avons décidé de mettre le pied à l’étrier et de nous donner le temps et les moyens pour travailler à une culture d’évaluation, présupposant par là le fait qu’un travail d’équipe permettrait de redonner une vision (interne et externe) plus cohérente à notre action, de remettre en question ou de confirmer certaines stratégies institutionnelles prises et d’optimiser une démarche qualité.

Formation d’équipe

La première des étapes de ce parcours fut d’engager une collaboration pour l’animation d’une formation d’équipe avec le Service communautaire de promotion de la santé APES-ULg, en charge de l’accompagnement des opérateurs de la Fédération Wallonie-Bruxelles notamment en matière d’évaluation de leur programme. Trois journées de formation en mai 2011 ont permis aux différents chargés de projets, documentalistes et coordinateurs de réfléchir au sens que l’évaluation peut revêtir, ses enjeux et de mettre en regard nos pratiques et les bases théoriques actuelles en promotion de la santé la concernant.

À partir de notre expérience, une série de balises a pu être travaillée : l’agencement des objectifs, le cadre logique et l’analyse causale, l’établissement de critères et d’indicateurs, la distinction entre mise en œuvre et résultat…

Ce temps de formation a constitué le premier pas d’une appropriation collective et de l’élaboration d’outils propres. Il aura eu un impact quasi direct sur les démarches d’évaluation entreprises par les chargés de projets. Par exemple, sur les projets de cohésion sociale que nous mettons en œuvre en partenariat avec des associations de la Région bruxelloise, l’évaluation était déjà une préoccupation s’inscrivant dès l’entame des projets. Mais désormais elle se réalise avec des canevas plus structurés s’appuyant sur des concepts précis et partagés. Chaque étape du projet est évaluée et cette évaluation est pensée dès le départ avec le partenaire. L’évaluation soutient le projet, produit des données, le capitalise, permet d’effectuer des ajustements nécessaires en cours de route et implique plus intensément les parties prenantes dans le processus.

Cadre logique

Désireux de s’appuyer sur la dynamique instaurée et ressentant le besoin de consolider l’agencement des stratégies d’action et la cohérence de l’évaluation, nous avons sollicité l’APES-ULg pour un accompagnement à plus long terme, se concrétisant par des réunions de travail bimestrielles impulsant les réflexions au sein de l’association.

Avant de mettre en exergue des critères et des indicateurs d’évaluation, il s’est d’abord agi de réorganiser les objectifs, de caractériser et expliquer les liens entre ceux-ci et les actions, et ce en se posant les bonnes questions. Par exemple, en quoi et comment les moyens que l’association mobilise, depuis plusieurs années, dans la création d’outils pédagogiques adaptés aux professionnels travaillant avec un public fragilisé peut-il avoir un impact sur les pratiques de ceux-ci et sur la réduction des inégalités sociales de santé ?

À travers un inventaire réflexif, une chaîne causale a pu progressivement être façonnée, mettant en harmonie différents axes stratégiques d’actions existants ou créés et différents niveaux d’objectifs. Ainsi, pour reprendre l’exemple évoqué, la création d’un outil pédagogique pour être en lien avec les objectifs généraux doit à la fois reposer sur une base empirique, sur des critères d’adaptabilité aux publics et donc sur une analyse ou une expérience de terrain, mais aussi sur un projet ciblé de diffusion et sur un accompagnement à son utilisation. Autant d’axes stratégiques d’action mis en œuvre au sein de l’association et s’articulant en faveur de notre visée. Cet exercice qui a abouti à une représentation graphique a particulièrement clarifié la structure de notre programme. Chaque action est désormais reliée à un niveau d’objectifs impactant plus ou moins directement sur notre finalité.

Ce cadre permet de mieux délimiter notre rayon d’action, de mieux déterminer les priorités, le phasage des projets, les dispositifs à mettre en place pour ceux-ci, les types de demandes sur lesquelles investir plus ou moins de moyens… Envisageant de manière synthétique et simple la complexité de notre programme, il devient également un outil de communication au sein de l’équipe et avec des partenaires extérieurs mais aussi un outil de gestion dans le sens où il permet, entre autres, d’associer des profils de fonction à une réalité d’action.

Notons que le cadre logique esquissé dépasse le périmètre du programme de promotion de la santé et est adapté à l’ensemble des projets de l’association (cohésion sociale, éducation permanente), offrant, par-là, une manière de saisir les articulations entre les secteurs d’activité.

Indicateurs, critères et collecte des données

L’étape suivante consistait à définir des critères et des indicateurs permettant d’éclairer un résultat ou d’authentifier la qualité d’un processus. Pour cela, nous nous sommes basés sur l’architecture récemment élaborée et sur l’existant en la matière. La tâche s’est surtout concentrée sur la formulation des indicateurs c’est-à-dire arriver à parler en termes d’absence ou de présence, d’accroissement ou de tassement, sous la forme d’un nombre ou d’un taux. Chaque indicateur choisi en fonction de son utilité, de la faisabilité de son analyse et de sa proximité avec la réalité étudiée a été relié à un critère, à un niveau d’objectif, à un axe stratégique d’action mais aussi à une source de données.

Par exemple, à la suite d’une formation autour d’un outil pédagogique, il nous faut évaluer le critère «sentiment d’auto-efficacité du professionnel à utiliser l’outil». Pour ce faire, nous devons essayer de savoir si l’outil pédagogique est évoqué par le professionnel comme un élément mobilisateur, soutenant ou sécurisant sa pratique, de savoir s’il se dit capable de l’utiliser voire s’il en a l’intention. Le critère d’utilisation et d’appropriation de l’outil pourra s’évaluer à moyen terme en ayant des informations concernant le nombre d’utilisations, leur contexte et les éventuelles adaptations qu’il aura pu y apporter.

Différents systèmes de récolte de données sont déjà fonctionnels à Cultures&Santé : registre des demandes parvenant à l’association, registre de diffusion des outils pédagogiques, enquête qualitative concernant les outils pédagogiques, questionnaires d’évaluation des formations ou des événements, comptes rendus de réunion, tableau de bord de projets… Beaucoup de données sont donc à disposition ou peuvent facilement être relevées.

L’accompagnement avec l’APES a permis l’optimisation de ces outils, en cernant leurs manquements mais surtout en travaillant à leur configuration de telle sorte qu’ils puissent faire ressortir opportunément et facilement les données motivant les indicateurs formulés. Le processus mené collectivement au sein de l’organisation sur l’évaluation a permis de redonner du sens et une légitimité à des pratiques qui ont pu sembler routinières voire, à certains moments, mises de côté: remplir des fiches de demandes, relever les identités des demandeurs, rédiger des PV, tenir à jour des listings… Des réunions au sein de l’association ont été mises sur pied afin de créer des outils de travail quotidiens et les conditions pour que le recueil des données se fasse de manière systématique et cohérente à l’aune des indicateurs d’évaluation.

Conclusion

Nous ne pouvons avoir actuellement qu’un regard à court terme sur un processus toujours en cours. Les étapes à suivre comprendront, notamment, la mise en œuvre de l’évaluation proprement dite, l’opérationnalisation de sa transversalité et l’analyse des résultats. À ce niveau-ci, nous retiendrons surtout, outre l’augmentation des compétences méthodologiques en matière d’évaluation et une tendance à l’harmonisation des pratiques dans l’équipe, un regard plus éclairé sur l’activité, son sens, lui fournissant par là une certaine assise mais également un nouveau potentiel de développement.

Les liens entre les différentes activités, plus explicites, démontrent un gain de cohérence qui trace la voie vers un impact plus important. Le travail sur l’évaluation se profile clairement comme un moteur pour l’actualisation des pratiques. Il participe au renforcement de notre spécificité et de notre identité aujourd’hui clairement liée à la réalisation d’outils pédagogiques et à une préoccupation particulière pour les personnes en situation de précarité.

Nous insisterons également sur le cadre décrétal actuel de promotion de la santé en Fédération Wallonie-Bruxelles qui offre aux acteurs associatifs s’y inscrivant un accompagnement (ici, à travers les services de l’APES) et un espace de liberté leur permettant de construire leurs propres outils et de mettre en adéquation des moyens d’évaluation avec leurs besoins. Ce dispositif dont Cultures&Santé bénéficie a justement fertilisé cette démarche d’autoévaluation qui entend contribuer, à travers l’augmentation de l’efficacité de ses programmes d’action, non seulement à l’atteinte de son objet social mais aussi à produire des informations et pratiques utiles pour le pilotage des politiques de réduction des inégalités sociales de santé à l’échelle de la Fédération.

(1) Pour plus d’information sur l’activité de l’association, se référer à l’article «Cultures&Santé: un accès à la santé pour tous» de Carole Feulien, Marjolaine Lonfils et Denis Mannaerts paru dans le n°263 d’Éducation Santé ou (https://www.educationsante.be/es/article.php?id=1335) sur www.cultures-sante.be.

Assu-Études. Une enquête menée auprès des acteurs de l’enseignement secondaire de la Région de Bruxelles-Capitale

Le 30 Déc 20

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L’enquête «Assu-Études» menée par le Centre local de promotion de la santé de Bruxelles (CLPS) auprès des acteurs de l’enseignement secondaire de la région de Bruxelles-Capitale en 2009 et 2010 permet d’identifier les attentes et les besoins des acteurs scolaires concernant la prévention des conduites à risque et les assuétudes des élèves. Elle révèle aussi la nécessité de clarifier l’offre parmi la multitude de services proposés aux écoles, ce qui passe par une meilleure connaissance mutuelle de tous les acteurs du monde scolaire et par une amélioration de l’articulation entre eux. En 2007, chaque CLPS de la Fédération Wallonie-Bruxelles s’est vu confier une mission de Point d’appui assuétudes (PAA) auprès des écoles de l’enseignement secondaire.

« À la base, la mission de Point d’appui en matière de prévention des assuétudes est née d’une initiative conjointe des Cabinets de l’Enseignement et de la Santé», précise Melissa Chebieb, chargée de projet au CLPS de Bruxelles. «Cette mission a été créée dans le cadre d’un projet pilote – d’une durée de trois ans au départ, renouvelée ensuite jusqu’en août 2013 – visant à développer les collaborations entre les acteurs du monde scolaire et ceux du secteur de la prévention des assuétudes.»

Les PAA ont pour mission de :
– réaliser un inventaire des ressources et des besoins en la matière;
– diffuser l’information sur les ressources, les services et les moyens disponibles;
– favoriser la création ou le renforcement de réseaux et de partenariats.

L’intérêt principal des PAA se situe dans la création et le renforcement de réseaux rassemblant différents acteurs afin de :
– mener une concertation et une réflexion commune pour arriver à un discours cohérent sur les interventions, leur philosophie et leur éthique de travail, tout en respectant les spécificités des interventions de chacun;
– trouver des solutions en commun pour améliorer les conditions d’intervention en milieu scolaire;
– échanger les bonnes pratiques entre acteurs scolaires, d’une part, et entre acteurs scolaires et acteurs spécialisés, d’autre part.

Le projet PAA bruxellois et son Comité de concertation intersectoriel

Le PAA bruxellois relève d’un accord entre la Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) et la Commission Communautaire française (COCOF).
À Bruxelles, le projet PAA se veut avant tout une concertation intersectorielle impliquant les acteurs concernés dès le début du projet. C’est ainsi qu’en janvier 2009, le CLPS de Bruxelles mettait en place un Comité de concertation intersectoriel PAA bruxellois (1). Les secteurs et associations ayant participé aux réunions du Comité sont, d’une part, des représentants de la communauté scolaire de l’enseignement secondaire bruxellois et, d’autre part, des structures spécialisées comme les centres de planning familial, les structures d’aide en milieu ouvert (AMO), les services actifs en toxicomanie, les structures dépendant des pouvoirs communaux et régionaux.

Vu son attachement à la démarche globale de promotion de la santé, le CLPS de Bruxelles a opté pour un travail sur le long terme. Dans sa première phase, le projet PAA bruxellois souhaitait établir un diagnostic, jusque-là inexistant, portant sur les besoins et les demandes de la communauté scolaire secondaire bruxelloise, sur sa réalité de terrain face aux conduites et comportements à risque des jeunes.

Après un travail d’échanges et de réflexion, les membres du Comité de concertation ont participé à l’élaboration d’un questionnaire d’enquête. Par souci d’objectivité, la récolte d’informations auprès des écoles secondaires ne fut pas réalisée par les membres du Comité de concertation, mais par un sous-groupe de travail constitué à cet effet.

À partir de mai 2010, le CLPS de Bruxelles transmettait les résultats bruts de l’enquête menée au sein des établissements scolaires secondaires aux membres du Comité de concertation intersectoriel PAA. Au fil des réunions, les membres du comité ont pu valider ou non les constats en fonction de leurs expériences de terrain et cibler les questions qu’ils souhaitaient approfondir dans le futur.

La méthodologie

Pour mener à bien sa mission, le CLPS de Bruxelles, en collaboration avec le SIPES ULB, a élaboré une méthodologie respectueuse des valeurs de promotion de la santé, mais aussi rigoureuse en termes de représentativité des écoles (diversité des réseaux, écoles favorisées ou non), des acteurs impliqués dans la vie scolaire et de la réalité bruxelloise.

Le recueil des données a eu lieu au moyen d’entretiens semi-directifs individuels et collectifs. Cette technique d’enquête a, entre autres, pour objectif d’explorer les pratiques et les représentations sociales.

[encadré]

Et si nous prenions le risque d’être sur le fil ?

Adolescence, école et prévention, une performance d’équilibriste

Le Centre local de promotion de la santé de Bruxelles vous invite à une journée de réflexion organisée dans le cadre du projet Point d’Appui aux écoles secondaires en matière de prévention des assuétudes suite à l’enquête «Assu-Études». Ce moment de rencontre permettra de partager certaines questions et de construire des prolongements.
Comment être à l’écoute des paradoxes des adolescents, des adultes, de l’école, de la prévention… ? Qu’est ce qui anime les adolescents ? Qu’est ce qui nous anime dans notre travail avec eux ? Comment créer des espaces où peuvent s’inscrire la rencontre et la relation entre les adolescents et les adultes, entre l’école et la prévention ?

Programme de la journée
8h30 – Accueil
9h00 – Plénière
Prévention des assuétudes et promotion de la santé, la concertation à l’épreuve du réel, Centre local de promotion de la santé de Bruxelles et Prospective Jeunesse
Interventions de Fadila Laanan, en sa qualité de Ministre de la Santé de la Fédération Wallonie – Bruxelles, de Marie – Dominique Simonet, en sa qualité de Ministre de l’Enseignement obligatoire de la Fédération Wallonie – Bruxelles et de Benoît Cerexhe, en sa qualité de Ministre de la Santé de la région de Bruxelles-Capitale
L’étude des conduites à risques. Une manière d’interroger nos présupposés, nos pratiques, Damien Favresse , sociologue, chercheur au Service d’information promotion éducation santé (SIPES-ULB) de l’École de santé publique de l’Université libre de Bruxelles
Intervention du Dr Ann d’Alcantara , psychiatre au CTHA (Centre thérapeutique pour adolescents)
Débat animé par Pascale Anceaux (Infor Drogues) et Catherine Végairginsky (CLPS de Bruxelles)
13h00 – Lunch

L’après-midi sera consacrée aux échanges sur les pratiques de terrain et à la construction de pistes d’action futures.
Atelier n ° 1 – La prévention, c’est au programme?
Pour les adultes ou pour les jeunes? Est-ce à l’école de prendre en charge ce travail? Pourquoi? Comment?
Atelier n ° 2 – Les parents, si proches et si lointains
Les parents, «démissionnaires» ou «surinvestis»? Quels liens tisser entre les parents et l’école?
Atelier n ° 3 – L’école, bonne à tout faire!
Comment faire avec les demandes des jeunes qui bousculent les identités professionnelles?
Atelier n ° 4 – Quand la crise vient interpeller le rôle de chacun
Quelle articulation entre l’urgence et un travail à long terme soutenu par la promotion de la santé? Atelier n ° 5 – Et les jeunes dans tout ça?
Entre la norme et le risque, le plaisir et la dépendance, où nous situons-nous dans notre dialogue avec les jeunes?
Tout au long de la journée: ‘Sur le fil’, installation participative par Valérie Vanhoutvinck et la Compagnie Les Rougisseurs (http:/lesrougisseurs.canalblog.com)

Détails pratiques
Cette journée de réflexions aura lieu le 8 novembre 2012 de 8h30 à 16h30 à la Maison des Associations Internationales, rue Washington 40, 1050 Ixelles.
La participation aux frais est de 20 € lunch compris à verser au compte 068-2289644-83, avec la mention «Sur le fil». L’inscription est obligatoire et se fait par courriel, téléphone ou fax avant le 22 octobre 2012. Courriel: info@clps-bxl.org. Tél.: 02 639 66 88. Fax: 02 639 66 86. L’inscription sera validée après réception du paiement.
[fin encadré]

L’échantillon observé

Le choix de l’échantillon et le recrutement des participants s’est fait au sein des écoles bruxelloises d’enseignement secondaire (directeurs, enseignants, éducateurs), des services de promotion de la santé à l’école (SPSE), des centres psycho-médico-sociaux (CPMS) et de la médiation scolaire.
Le questionnaire d’enquête, comportant six questions, a été soumis à 52 acteurs scolaires, répartis comme suit: 7 professeurs, 9 directeurs, 7 éducateurs, 9 personnes de 6 centres PMS, 8 médiateurs travaillant dans 6 écoles secondaires bruxelloises, 12 personnes de 8 centres PSE.

Les résultats de l’enquête

L’enquête menée par le CLPS de Bruxelles permet de réaliser un relevé des attentes et des besoins de la communauté scolaire de l’enseignement bruxellois en matière de prévention des conduites et des consommations à risque chez les jeunes de l’enseignement secondaire bruxellois.

«Dans un premier temps, le CLPS s’est assigné comme mission de recueillir les représentations qui existent autour de la notion de ‘comportements à risque’ des ados », explique Melissa Chebieb. «On constate que la signification des comportements à risque varie en fonction de la place de l’intervenant dans le milieu scolaire. Un directeur n’a, par exemple, pas le même regard qu’un éducateur.»

Ainsi, l’enquête révèle que les directeurs sont davantage interpellés par le décrochage scolaire, cause ou conséquence à plus long terme de conduites et comportements à risque. Ils se sentent responsables moralement et juridiquement. De leur côté, les éducateurs, les agents PMS, les acteurs PSE et les médiateurs sont préoccupés par les aspects psycho-médico-sociaux et certains considèrent les conduites à risque comme des comportements liés à la période de l’adolescence. Ils dénoncent la gestion au coup par coup et tentent de prendre distance avec les demandes exprimées dans l’urgence. Les enseignants, quant à eux, parlent de consommation de produits, et en premier lieu, de l’alcool (surtout lors des voyages scolaires), ensuite de la consommation de cannabis et de ses effets secondaires directement perçus en classe (agressivité, fatigue, absence, incapacité de suivre les cours), enfin du manque de sommeil et du repli sur soi liés à l’usage d’Internet.

Inégalités

D’une part, l’enquête permet de dégager des inégalités entre les écoles. D’autre part, elle met en lumière deux types de regard quant à la fonction principale de l’école en termes de prévention.
Dans les écoles accueillant un public favorisé, l’objectif premier est d’enseigner et si des questions de prévention se posent, le pouvoir organisateur et l’association des parents sont des ressources disponibles pour intervenir ou soutenir des démarches de prévention au sein de l’école. «Dans les écoles plus favorisées, on se focalise sur le fait qu’il n’y ait pas de décrochage de l’ado», observe Patricia Thiébaut, responsable de projets au CLPS. «En cas de problème, la réaction est donc très rapide, les ados sont très vite pris en charge. La prévention joue davantage sur la préparation de l’avenir en prévision duquel un gros bagage scolaire est nécessaire. Tout est mis en place pour atteindre cet objectif.»

Les écoles plus favorisées bénéficient aussi d’un réseau qui est très présent à l’extérieur de l’école. «Ce n’est pas qu’il y ait plus ou moins de prévention au sein de ces écoles, mais grâce à l’existence d’un réseau extérieur, notamment les associations de parents, les parents sont très vite convoqués, ils ont eux-mêmes plus de relais et de contacts», explique Melissa Chebieb. «Les élèves savent aussi qu’ils peuvent interpeller un oncle, une tante en cas de difficulté. La famille est intégrée au sein des écoles.»

Par contre, les écoles qui accueillent un public défavorisé ne se considèrent pas seulement comme des lieux de transmission de savoirs, elles sont aussi des espaces où les difficultés des jeunes s’expriment plus fréquemment, ce qui en fait des endroits propices à des démarches de prévention. Ces écoles sont plus en demande de soutien car il y a moins d’appui et de ressources internes à l’école. «La multiplicité des problématiques sociales est telle que ces écoles ne savent pas par quel bout prendre la prévention», note Patricia Thiébaut. «Les élèves sont pris en charge d’une manière beaucoup plus hachée par les centres PMS, par les services de santé mentale. La prise en charge est un peu chaotique. On est donc face à de vraies inégalités en ce qui concerne la gestion des ados dans les écoles de l’enseignement secondaire.»

Impuissance et désarroi

L’enquête met à jour un profond sentiment d’impuissance. «Qu’il s’agisse des directeurs, des enseignants, des éducateurs, des Centres PMS, PSE, des médiateurs… la question qui revient de manière récurrente, c’est ‘ Comment gérer ? ’ », relève encore Patricia Thiébaut. « Les acteurs travaillent beaucoup au cas par cas, sans culture commune. Il n’existe pas d’espace où se retrouver pour partager ses pratiques et son vécu. Tout est donc très disparate. Cette disparité au sein des écoles, on la retrouve en fait aussi au niveau de l’offre des services. Certains enseignants se disent dépassés de devoir être à la fois pédagogues, assistants sociaux, psy… Et de leur côté, les centres PMS sont irrités car ils sont, disent – ils, toujours saisis par les écoles dans l’urgence alors que celles – ci mettent peu de choses en place en matière de prévention. Mais les écoles disent qu’elles n’ont pas le temps… Cela montre à quel point le sentiment d’impuissance des acteurs est grand.»

Des réalités différentes

On le voit, l’intérêt de l’enquête réside aussi dans le fait qu’elle confronte les professions, les pratiques, les places et les rôles des intervenants scolaires. Comme les secteurs du social, de la santé mentale, des soins, de la culture, etc., le secteur de l’enseignement n’échappe pas au jugement critique des uns sur le travail des autres, au sein même de la profession. Ces jugements sont souvent liés à une méconnaissance du travail de l’autre et impliquent pour les acteurs scolaires, en fonction de la place qu’ils occupent dans l’institution, des perceptions différentes des comportements à risque. À cet égard, Melissa Chebieb pointe en toute logique des incompréhensions dues au fait que chaque acteur est face à des réalités différentes. « Une des demandes formulées, c’est que les secteurs de la prévention puissent s’adapter à la réalité scolaire où on agit beaucoup dans l’urgence, où on gère comme on peut, où on met des petits pansements là où on peut… Autant de manières d’agir qui ne correspondent pas aux logiques des institutions de prévention, lesquelles évoluent dans un temps beaucoup plus lent, prennent le temps de la réflexion, agissent sur le long terme. Il est donc aussi important d’essayer de faire comprendre les réalités des uns par rapport à celles des autres.»

Selon Patricia Thiébaut, l’enquête a vraiment permis aux acteurs, aux professionnels de se re-questionner par rapport à leur pratique. « Que faisons – nous de ce qui a été dit ? Décidons – nous de rester dans nos logiques de travail, certes bien intéressantes, mais peu adaptées aux demandes et au terrain ? Ou essayons – nous de revoir nos pratiques en fonction des besoins et en sachant qu’il y a de gros manques dans les écoles ?»

Et les représentations ?

Alors, qu’en est-il des représentations autour de la notion de «comportements à risque» des ados ? « Je pense que la lecture des conduites à risque varie en fonction de la société et de l’histoire dans laquelle on est », analyse Melissa Chebieb. « Il y a 20 – 30 ans, on ne parlait pas de conduites à risque. Actuellement, nous vivons dans une société du risque, et celui – ci doit être géré, prévu, contrôlé. Notre optique est, entre autres, de dire que le risque et la conduite à risque sont également quelque chose de constitutif propre à l’adolescence, qu’il n’y a pas de dramatisation à faire par rapport à ça. Il s’agit peut – être avant tout de comprendre cette réalité, de l’accepter et de l’intégrer dans une réflexion beaucoup plus globale. Et ensuite , activer les relais quand cela s’avère nécessaire.»

Clarifier les offres de services

Un autre constat qui ressort de l’enquête est l’amoncellement d’offres de services en tous genres, de demandes en provenance d’organismes extérieurs, tant des secteurs associatifs que du privé ou des politiques, vers les écoles, avec comme résultat paradoxal – et néanmoins compréhensible – pour celles-ci de ne pas savoir vers qui se tourner en cas de problème.

Selon les acteurs scolaires, l’école est bel et bien un lieu de prévention. Reste la difficulté de faire la part des choses. Ils répètent qu’ils agissent au cas par cas, dans l’urgence et donc en individuel. Prêts à soutenir certaines démarches dans le cadre de leur cours et en collectif, soucieux de recevoir de l’information et d’être entendus dans leurs demandes, y compris dans leurs ‘non-demandes’, ils souhaitent que l’offre adressée soit adaptée à leur terrain d’activité, leur temporalité, leur rythme de travail… ceux de la réalité scolaire.
« Un des objectifs de cette mission Point d’appui assuétudes est donc clairement de clarifier l’offre des services proposés aux écoles », précise Patricia Thiébaut.

Propositions

Suite aux résultats de l’enquête, des pistes de travail et des propositions ont été émises par secteur d’activité.

Au niveau politique :
– formaliser des accords de coopération avec les secteurs concernés par l’enseignement;
– être dans la concertation avec les autres niveaux de pouvoir et avec les autres secteurs concernés;
– renforcer les équipes d’éducateurs en augmentant leur nombre dans les écoles;
– dégager du temps de travail et des moyens pour créer des moments de rencontres entre enseignants, des espaces de parole, des lieux où déposer des questions, afin d’échanger et de partager les réalités de travail;
– augmenter et officialiser les moments de concertation entre intervenants scolaires sur le temps de travail.

Pour le secteur de la promotion de la santé et des assuétudes :
– formaliser avec le directeur tout projet ou toute action entreprise dans l’école;
– réaliser un inventaire des ressources disponibles à l’attention des écoles;
– proposer des formations et/ou des accompagnements sur le sujet des comportements à risque (assuétudes, relations sexuelles et affectives, tentatives de suicide…) aux acteurs PSE, PMS, médiateurs et éducateurs;
– proposer des formations, de type sensibilisation, sur les différents produits et leurs effets aux enseignants;
– proposer un soutien et/ou un accompagnement dans la mise en place de journées pédagogiques autour du thème de la prise de risque chez les jeunes;
– réfléchir à la création et la mise en place d’équipes mobiles multidisciplinaires afin d’intervenir dans les écoles en cas d’urgence;
– proposer un travail d’accompagnement des directeurs afin de développer un cadre de travail global autour des questions de prévention à l’école;
– adapter les modes d’intervention dans l’établissement scolaire aux demandes des écoles et aux situations d’urgence et de crise;
– se concerter davantage avec les autres secteurs.

Pour le secteur de l’enseignement :
– créer des espaces de rencontres et de parole entre enseignants au sujet de leurs pratiques et de leurs vécus (intervision, supervision…);
– renforcer ou mettre en place des lieux de concertation entre les différents acteurs scolaires afin de travailler les représentations des uns vis-à-vis des autres, le secret professionnel, la gestion d’une situation de crise…;
– installer des lieux pluridisciplinaires pour réfléchir et travailler la question de l’école en santé. En quoi l’école, en tant – qu’institution peut-elle améliorer la qualité de la vie?
– investiguer vers d’autres secteurs (promotion de la santé, aide à la jeunesse, éducation permanente, santé mentale…) pour la mise en place d’un groupe de personnes ressources (prévention, sensibilisation, prise en charge…);
– organiser des moments de rencontres avec les parents sur les questions de prévention.

Pour les autres secteurs ( aide à la jeunesse , santé mentale , centres de planning familial ):
– réfléchir à la création et à la mise en place d’une équipe mobile multidisciplinaire afin d’intervenir dans les écoles en cas d’urgence;
– se concerter davantage avec le secteur de la promotion de la santé.

Et de manière transversale :
– privilégier les propositions et offres de services aux écoles défavorisées;
– susciter la participation de tous les acteurs concernés (élèves, parents, intervenants scolaires…);
– travailler la question des assuétudes dans une démarche de promotion de la santé en ne perdant pas de vue que le public final visé sont les jeunes et qu’il s’agit de leur «parler vrai»!

Les perspectives

Vers une offre concertée de services

Une proposition a été faite au Comité de concertation intersectoriel, fortement représenté par le secteur de prévention des assuétudes, de travailler à la clarification des offres de services envers les écoles. « Un processus de concertation, mené par un groupe de travail intersectoriel, a été créé dans le but d’apprendre à se connaître les uns par rapport aux autres, d’identifier les spécificités de chaque association et de voir comment travailler ensemble», explique Melissa Chebieb. À cette fin, le groupe de travail intersectoriel a décidé de partir d’exemples de demandes d’interventions que leur adressent les écoles. L’idée est de réaliser une production commune via un support Internet où différentes situations problématiques vécues par les écoles seront décrites ainsi que les modes d’interventions des associations. « On aura ainsi une offre de services adaptée en fonction des situations problématiques pour la sphère scolaire », conclut Melissa Chebieb. « Nous espérons mettre cette offre en ligne sur le web à la rentrée scolaire 2012 – 2013 .»

Par ailleurs, une journée d’étude qui aura lieu le 8/11/2012 (voir l’encadré pour le programme complet) convie toute une série d’intervenants concernés par la question, dont les Cabinets de l’Enseignement et de la Santé de la Fédération Wallonie-Bruxelles et le Cabinet de la Santé de la Région bruxelloise. « En 2007, la demande de travailler sur la mission Point d’appui assuétudes est venue des Cabinets de l’Enseignement et de la Santé », rappelle Patricia Thiébaut. « Maintenant, nous leur demandons d’être présents lors de la journée d’étude et de s’exprimer face aux constats réalisés dans les écoles. L’idéal serait qu’ils poursuivent la concertation entre eux.»

Vers une enquête auprès des jeunes

La deuxième phase du projet prévoit de réaliser une enquête auprès des jeunes. En voici les objectifs :
– recueillir les représentations des jeunes au sujet des comportements à risque;
– recueillir leurs pratiques face aux conduites à risque (quels relais activent-ils? Quelles compétences utilisent-ils?);
– recueillir leurs attentes en matière de prévention (en ont-ils?);
– vérifier l’adéquation des offres de services existantes avec leurs attentes;
– mettre en perspective les attentes des adultes et celles des jeunes en matière de prévention;
– évaluer les attentes, les besoins et demandes des jeunes face aux initiatives de prévention au sein de l’école;
– identifier, avec les jeunes, les relais et structures qu’ils connaissent et qui leur paraissent adéquats en matière de prévention.

Concrètement, la méthodologie de recueil de données choisie comprend des entretiens individuels et des entretiens de groupes. Quatre focus sont réalisés, à titre exploratoire, dans des milieux socio-économiques différents, au sein et hors de la sphère scolaire, le but étant de recueillir la parole des jeunes libérée des freins éventuels liés au cadre scolaire. La méthodologie est construite grâce au soutien de l’École de santé publique de l’ULB (SIPES). Le début de la récolte d’informations est prévue pour novembre 2012.

(1) Le Comité de concertation intersectoriel PAA bruxellois était composé des membres suivants: le Centre PMS de Woluwé-Saint-Lambert, l’asbl Prospective Jeunesse, l’École de santé publique ULB-SIPES, le Centre PSE de Bruxelles-Ville, le FARES, le CEFA de Saint-Gilles, l’asbl Le Pélican, l’asbl Infor-Drogues, l’asbl Modus Vivendi, la Plate-forme prévention sida, le CLPS de Bruxelles, le Centre de prévention du suicide, l’asbl Infor-Jeunes Laeken, Promo-jeunes asbl, le CEFA Saint-Gilles, la FAPEO (Fédération des associations de parents de l’enseignement officiel), la Ligue bruxelloise francophone de santé mentale, la coordination des médiateurs de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

Les malades, des coupables?

Le 30 Déc 20

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Des voix se sont élevées, ces derniers jours, venant de médecins comme le cardiologue Brugada, de responsables politiques, de services d’études comme Itinera, pour proposer qu’on sanctionne dans le système des soins de santé les personnes aux comportements qui pourraient aggraver les risques pour leur santé. Derrière cette idée, il y a évidemment aussi la volonté de trouver des pistes d’économies dans les soins de santé.
Faire de la politique aujourd’hui, c’est parfois faire feu de tout bois et sortir de vraies fausses bonnes idées pour faire des économies. Il nous parait essentiel de revenir sur l’une de ces fausses bonnes idées qui nécessite de prendre le temps pour ne pas tomber dans le cliché facile “que le fautif assume et paie tout seul les conséquences de son comportement irresponsable!” .

Très inégaux devant la maladie

Il est toujours important de rappeler que 5% de la population sont à l’origine de 60% des dépenses de soins de santé. Les dépenses sont donc terriblement concentrées et à des périodes données de la vie (la naissance en est un exemple). Il est tout aussi essentiel de rappeler que n’importe lequel d’entre nous peut, demain, faire partie de ces 5% à cause d’un accident, d’une maladie, d’une catastrophe…
Si tout le monde est concerné par ces risques, il est vrai que la maladie ne touche pas de la même manière les êtres humains. Le niveau d’enseignement, de revenus, la qualité du logement ou de l’insertion sociale (qui passe autant par le travail que par les loisirs) exercent une grande influence. Nous ne sommes pas égaux face aux facteurs déterminants de la santé.
De la même manière, nous ne sommes pas égaux face aux politiques de prévention. Il est remarquable de constater que, pour les soins dentaires préventifs pour les enfants et jeunes âgés de moins de 18 ans, le recours aux soins passe du simple au double selon le niveau de scolarité des parents. Pourtant ces soins sont gratuits, dans notre pays, pour tous les moins de 18 ans (chez un dentiste conventionné…). Ce n’est donc pas seulement le niveau de revenu qui influence les pratiques. L’information, le sentiment d’y avoir droit ou celui d’y avoir accès, la culture familiale du rapport à soi et à son bien-être jouent un rôle non négligeable.
Une femme de 25 ans, universitaire, pense qu’elle a encore 50 ans de vie en bonne santé devant elle. Une femme sans diplôme pense qu’il ne lui reste que 25 années de vie en bonne santé. En réalité, elles ont une différence de 5 ans entre elles, et ce n’est déjà pas rien! Plus fondamentalement, la projection de soi-même et des autres dans une histoire, dans un avenir que nous souhaitons meilleur ou de qualité, nous rend plus ou moins actif de notre propre prévention en matière de santé.
Le diktat de la bonne gouvernance de soi

Nous nous sommes émancipés de la culpabilité face à Dieu qui guidait nos comportements y compris dans le rapport à notre corps, notre hygiène quotidienne voire notre hygiène de vie (se laver les mains avant de manger, se reposer un jour par semaine…). Mais nous sommes passés à la responsabilisation individuelle nous contraignant à assumer les conséquences de nos actes, seuls face à des principes de bons comportements, de bonne gouvernance de nous-mêmes. Et même la psychologie, les sciences ou approches médicales dites parallèles nous y ramènent : “si vous avez mal au dos, c’est que vous prenez trop sur vous” . Être à l’écoute de son corps pour qu’il nous livre les limites de ce que nous devons accepter, manger, boire, fumer, travailler, supporter comme stress… Voilà un nouveau credo! Et si nous écoutons notre corps, si nous nous comportons comme il faut… alors nous aurons une attitude responsable et méritante d’une bonne santé.
Même les firmes commerciales utilisent ce vocabulaire publicitaire. Elles nous parlent de cette manière quand elles nous vendent des produits qui vont diminuer les risques de cholestérol ou de surpoids. Dès lors, et à l’inverse, serions-nous coupables d’accepter trop de travail, de stress, de prendre sur nous ou de passer du temps à l’écoute des autres? Si de tels comportements nous amènent à souffrir voire à être malades, devrions-nous en payer les conséquences? Ces attitudes sont pourtant conditionnées pour partie par la société même qui nous condamnerait…
Facile de rester en bonne santé?

Est-il si simple de rester en bonne santé? En faisant du sport, bien sûr, mais pas trop! Trop de sport, c’est la course vers les fractures, les blessures et donc les dépenses. En mangeant sainement et modérément, mais pas trop peu non plus! Et si possible en prenant le temps pour bien digérer, bien mastiquer, sinon ce sont la maladie de l’estomac et les problèmes de digestion qui arrivent au grand galop. En buvant juste ce qui est conseillé par les sociétés scientifiques d’œnologie et les cardiologues. Et surtout vivre sans connaître le stress, ce mal qui gagne les actifs dans le travail et qui envahit les non actifs coupables d’être des poids pour notre société en crise.
Bref, quand on pousse un peu la caricature, on se rend compte très vite qu’il ne suffit pas de dire que demain la chirurgie cardiaque doit être moins remboursée pour les fumeurs ou pour ceux qui ont trop de cholestérol. Mais il s’agit de développer des politiques de prévention, de sensibilisation et des actions de terrain qui permettent d’agir au mieux sur sa santé et celle de son entourage. Être acteur de sa vie est sans doute en soi un facteur déterminant de la santé. Croire que nous sommes libres et qu’il suffit de le vouloir, c’est l’illusion d’une société où les individus ne peuvent plus se voir que comme leur propre finalité.
Responsabiliser sans culpabiliser, agir sans discriminer, sensibiliser sans contraindre, permettre d’être acteur de sa santé, ce ne sont pas des slogans simplistes qui le réalisent, c’est un véritable investissement dans la prévention. Et cela nécessite aussi de dégager des vrais moyens surtout en période de crises socio-économiques.
Texte publié dans En Marche ( https://www.enmarche.be ) le 16 février 2012 et reproduit avec son aimable autorisation.
Alda Greoli , Secrétaire nationale des Mutualités chrétiennes

De quelques maux de la prévention contemporaine

Le 30 Déc 20

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Une prévention désormais centrée sur nos comportements

La prévention primaire désigne l’ensemble des mesures prises pour réduire le nombre et la gravité des problèmes de santé au sein d’une population donnée. Au cours des derniers siècles, cette prévention a grandement contribué à prolonger et améliorer notre existence dans les pays développés: la mortalité infantile et les grandes épidémies ont considérablement reculé, nous vivons de plus en plus longtemps, et nous vieillissons en meilleure santé. Pour parvenir à cela, la prévention s’est surtout appuyée sur des mesures réglementaires et contraignantes. Remodelant notre cadre de vie, elle a assaini les villes, assuré l’accès généralisé à l’eau potable, nous a obligé à enterrer les morts loin des vivants, etc. Il reste encore bien sûr des progrès à faire dans ce domaine. Néanmoins, la cible principale des politiques de prévention s’est sensiblement déplacée, surtout depuis les années 1970.
Ce tournant a été marqué, en France, par la première loi de lutte contre le tabagisme (la loi Veil) promulguée en 1976. En limitant la publicité pour le tabac, mais aussi en augmentant le prix des cigarettes et en organisant des campagnes médiatiques, cette loi tentait de dissuader le public de fumer. Si les mesures réglementaires ont donc encore leur place, l’objectif n’est donc plus de modifier notre cadre de vie, mais de réformer nos conduites, en utilisant comme arme principale non plus la coercition, mais l’information. Surtout, il ne s’agit pas seulement d’informer, de sensibiliser, mais de convaincre le public d’abandonner ses «conduites à risque». Et les gains sanitaires potentiels sont loin d’être négligeables: une personne pratiquant régulièrement une activité physique, ne fumant pas et buvant peu d’alcool aurait une espérance de vie de quatorze années supérieure à celle d’un «fumeur-buveur-sédentaire» (1).
Encore faut-il y parvenir: persuader les gens de modifier leurs comportements s’avère une tâche ardue, et depuis quelques années la prévention subit de nombreuses critiques, qui mettent en cause son efficacité et sa légitimité. Trois chiffres tirés d’un sondage réalisé en 2008 par l’INPES (l’Institut national pour la prévention et l’éducation à la santé en France) illustrent l’écho que rencontrent ces critiques dans la population: 49% des Français estimaient que les campagnes de prévention ne les incitent pas à modifier leur mode de vie, 68% considéraient que ces campagnes étaient moralisatrices, et 36% les jugeaient même infantilisantes (2). Le constat reste critique au regard des conduites les plus souvent ciblées par la prévention: seuls deux Français sur trois pensaient que la prévention antitabac était efficace, et moins d’un sur deux partageait la même opinion concernant la lutte contre l’abus d’alcool et les mauvaises habitudes alimentaires. À l’inverse, près de la moitié des personnes interrogées considérait que la lutte antitabac et la lutte contre l’abus d’alcool risquaient de porter atteinte aux libertés individuelles, et plus du tiers pensait de même dans le domaine alimentaire.
Ni efficace, ni respectueuse des libertés individuelles: c’est donc ainsi qu’une partie significative du public perçoit la prévention. Globalement, ces perceptions peuvent sembler sévères et injustes aux acteurs de la prévention, mais cela ne doit pas nous décourager… En revanche, cela doit nous inciter à examiner avec lucidité les maux dont souffre la prévention contemporaine. Sans prétendre à l’exhaustivité, on s’intéressera ici à deux de ces maux, dont les acteurs de la prévention ne sont pas toujours conscients: la moralisation et la médicalisation des conduites à risque.
Moralisation des conduites à risque, stigmatisation et cheval de Troie

Opposer les «bons» et les «mauvais» comportements de santé, distinguer les conduites saines des conduites malsaines, pour nous inciter à embrasser les premières et abandonner les secondes, cela revient d’abord à porter un jugement moral, surtout dans des sociétés où la santé est devenue une valeur cardinale, et où chacun de nous est exhorté à prendre sa vie en main, à devenir l’entrepreneur de sa propre existence pour préserver son «capital santé». Une personne qui s’adonne à une conduite à risque révèle ainsi son infériorité morale, puisqu’elle est incapable de diriger sa vie conformément aux normes dominantes, comme le rappelle cette campagne australienne contre le surpoids: «l’important ce n’est pas les kilos qu’on a pris, mais ce qu’on a perdu: le contrôle.» (3)
Fumer est ainsi devenu une forme de stigmate, qui expose à des jugements dépréciateurs: ainsi, en Australie, les fumeurs sont perçus comme des drogués égoïstes, malodorants et peu fréquentables, qui coûtent cher au système de soins et sont moins productifs que les non fumeurs, les campagnes de prévention ayant activement contribué à dresser ce portrait peu reluisant (4). Fumer deviendrait aussi une forme de handicap social, qui pénalise sur le marché de l’emploi, sur le marché du logement, ou encore sur le marché matrimonial. La stigmatisation des conduites à risque est particulièrement manifeste lorsque la prévention épouse les méthodes du «marketing social», qui met au service des politiques publiques les recettes du marketing commercial. En inversant ces recettes, l’objectif n’est plus de susciter le désir à l’égard d’un produit, en mettant en scène des consommateurs séduisants (par exemple une jeune actrice souriante, impeccablement maquillée et coiffée, une cigarette à la main): au contraire, il s’agit désormais de susciter le dégoût, en montrant des consommateurs repoussants (une vieille femme mal peignée, ridée, cernée, portant à sa bouche une cigarette avec des doigts fripés aux ongles sales).
Notons d’ailleurs que ce sont parfois les mêmes agences de publicité qui réalisaient hier des publicités pour les cigarettes et l’alcool, et qui conçoivent aujourd’hui les campagnes de prévention.
Titiller notre cerveau pour déclencher une réaction de dégoût est même en passe de devenir une science, le «neuromarketing»: en examinant par imagerie à résonance magnétique l’activité des différentes zones du cerveau de cobayes humains qui regardent des images antitabac, il est possible de sélectionner les images qui activent le siège cérébral des émotions négatives.
Une campagne française de promotion de la consommation de lait illustre également le marketing social, en proposant aux élèves de maternelle un conte qui oppose deux petits garçons: l’un boit du lait plusieurs fois par jour, il est souriant, éveillé et bien élevé, tandis que l’autre, qui n’en boit pas, peine à s’endormir, se réveille fatigué, mange mal, est chahuteur et dissipé à l’école.
Notons enfin que cette propension de la prévention à dresser un portrait peu reluisant des personnes qui ont des conduites à risque n’échappe pas aux Français: dans le sondage INPES 2008, 58% considéraient que la lutte antitabac donne une mauvaise image des fumeurs, 59% jugeaient que la lutte contre l’abus d’alcool donne une mauvaise image des consommateurs d’alcool et 43% que la prévention donne une mauvaise image des personnes qui n’ont pas de bonnes habitudes alimentaires.
En quoi cela pose-t-il problème? Nous devons d’abord reconnaître que les messages préventifs stigmatisants ont une certaine efficacité: aux États-Unis, la proportion de fumeurs est plus faible dans les États où l’opinion publique est la plus hostile au tabagisme, et les fumeurs qui se sont déjà sentis stigmatisés ont plus souvent envie d’arrêter (5). On voit ici que l’enjeu de l’arrêt tabagique se déplace: ce n’est plus seulement une question de santé, cela devient une question de survie sociale. Une campagne australienne promet d’ailleurs aux fumeurs qui arrêteront: «vous découvrirez une nouvelle image de vous, propre, respirant la santé, qui vous rendra plus sympathique aux autres; vous ne vous sentirez plus un paria social».
Voyons maintenant quels sont les inconvénients de cette stigmatisation: d’abord, elle peut être contre-productive pour la santé publique, en dissuadant certains fumeurs de s’adresser au système de soins, en dégradant leur relation avec les soignants, ou en perpétuant chez les fumeurs la valeur de rébellion souvent associée à la cigarette à l’adolescence. Ensuite, porter un stigmate est une expérience éprouvante, qui peut contribuer à dégrader la santé et la qualité de vie de ceux qui en sont victimes. L’exemple du sida illustre aussi ces inconvénients: stigmatiser les séropositifs et les populations les plus touchées favorise la propagation du sida, en incitant les séropositifs à taire leur infection à des partenaires séronégatifs, en retardant le recours au dépistage, et en rassurant à tort les hétérosexuels, tentés par des rapports non protégés avec des partenaires supposés sûrs, parce que ni homosexuels, ni toxicomanes (6).
La stigmatisation des conduites à risque constitue donc une arme à double tranchant, que la prévention devrait manier avec précaution, et seulement sous certaines conditions. En tout premier lieu, cette stigmatisation ne doit pas être niée par les acteurs de la prévention: ceux-là doivent au contraire l’assumer, et tenter d’en évaluer soigneusement les bénéfices et les coûts, tout en renforçant l’assistance apportée aux personnes qui tentent de réformer leurs conduites. Bien sûr, il faut aussi reconnaître que la prévention maîtrise d’autant moins cette arme qu’elle ne la manipule pas elle-même: en dernier ressort, la stigmatisation reste le produit imprévisible et renouvelé de chaque rencontre que fait un fumeur, un obèse ou un buveur avec des personnes «normales».
Outre que le jugement moral porté sur les conduites à risque peut conduire à stigmatiser les personnes qui s’y adonnent, il arrive que la prévention soit détournée, qu’elle serve de cheval de Troie: c’est le cas lorsque, face à un risque sanitaire bien réel, des acteurs institutionnels, politiques ou associatifs orientent le public vers un mode de vie plus conforme à la morale traditionnelle, sous prétexte qu’il serait plus sain. Une telle situation s’est par exemple produite aux États-Unis, lorsque l’épidémie de sida est survenue après deux décennies marquées par une libéralisation des mœurs, qui avait banalisé une sexualité plus précoce, plus récréative et hors mariage. Grâce à l’épidémie, si l’on peut dire, les milieux conservateurs ont lancé une contre-révolution sexuelle, qui dissimulait son puritanisme sous des préoccupations préventives (7). Il s’agissait alors d’inciter les adolescents à l’abstinence jusqu’au mariage, puis à la fidélité, afin de les protéger du virus: «les personnes fidèles n’ont rien à craindre (…) vous ne risquez rien si vous êtes engagé(e)s dans une relation de long terme avec une personne aussi fidèle que vous» (message préventif américain illustré par deux anneaux de mariage). Évidemment, l’abstinence et la fidélité peuvent être des stratégies de prévention efficaces, mais ce ne sont pas les seules envisageables, ni les plus adaptées aux aspirations des adolescents.
La médicalisation des conduites à risque

Les conduites à risque tendent donc à devenir des conduites déviantes, anormales, puisqu’elles contreviennent aux normes dominantes. Après cette première requalification, ces conduites sont ensuite souvent soumises à un second basculement, qui cette fois-ci transforme l’anormal en pathologique: en d’autres termes, elles sont médicalisées. La «médicalisation de la déviance» désigne le processus par lequel un problème social est transformé en problème médical: depuis le XIXe siècle, cela a été le cas notamment pour l’alcoolisme, la toxicomanie et l’homosexualité (8). À l’issue d’un tel processus, la médecine devient le principal agent du contrôle social pour la conduite médicalisée, les médecins étant chargés de définir et prescrire des traitements pour la soigner.
Les conduites alimentaires et l’obésité illustrent bien ce processus: le discours préventif contemporain qualifie fréquemment l’obésité de «maladie grave», de «problème de santé publique majeur», en soulignant le lien entre surpoids et cancer, en quantifiant son impact sur l’espérance de vie ou son coût pour l’espérance de vie. Afin de traiter cette nouvelle maladie, les médecins proposent des régimes, des traitements médicamenteux, et même des interventions chirurgicales. Le tabagisme illustre également cette médicalisation: il est qualifié de pandémie par l’Organisation mondiale de la santé; de nombreuses études épidémiologiques le considèrent comme une épidémie comportementale (autrement dit, le tabagisme serait contagieux, dans le sens où fréquenter des fumeurs inciterait à fumer); enfin un article paru en 2008 dans la prestigieuse revue Annals of Internal Medicine milite pour que la dépendance au tabac soit reconnue comme une maladie chronique addictive, à traiter avec des substituts nicotiniques prescrits à vie si nécessaire (comme on prescrit de l’insuline aux diabétiques) (9).
Ajoutons qu’en l’absence d’une cause organique, d’un agent pathogène clairement identifié, le ressort de cette médicalisation des conduites à risque est généralement la compulsion: un individu s’initie à une conduite, souvent par mimétisme social, puis persiste de façon immodérée, ne peut plus s’en détacher, développe une dépendance potentiellement mortelle. Les addictions à l’alcool, au tabac, à la nourriture ou au jeu seraient toutes les symptômes d’une même maladie de la volonté, qui compromettrait la capacité à rester maître de soi et à faire des choix rationnels. Ainsi, les personnes qui ont des conduites à risque seraient toutes plus ou moins malades, elles souffriraient toutes d’une même pathologie, qui abolirait leur libre-arbitre, de sorte qu’elles ne seraient plus capables de diriger leur vie, et seraient les esclaves de leur addiction, quelle qu’elle soit.
Bien sûr, qui dit médicalisation dit prise en charge par le système de soins et prescriptions de médicaments. Il est donc clair que la médicalisation des conduites à risque représente un enjeu commercial considérable, en particulier pour l’industrie pharmaceutique (il y a par exemple pas moins de 60 millions de fumeurs aux États-Unis, soit autant de «patients» potentiels). Si cela n’est pas forcément un mal, et peut même contribuer à développer une offre de soins adaptée et performante, en revanche cette médicalisation a d’autres conséquences dommageables. On sait bien en effet qu’il n’est pas moralement neutre de désigner une personne comme étant malade, dépendante, comme n’étant plus maître de ses actes, mais en quelque sorte agie de l’intérieur par son addiction: la médicalisation des conduites à risque renforce donc la stigmatisation de ceux qui s’y adonnent.
Un autre inconvénient de cette médicalisation, peut-être pire encore, est qu’elle épuise l’explication des conduites contre lesquelles la prévention veut lutter, et menace alors de nous détourner de leur compréhension. Si ces conduites sont compulsives, en effet, alors les personnes qui fument, abusent de l’alcool ou mangent trop le font tout simplement parce qu’elles ne peuvent pas s’en empêcher, et il n’y a pas lieu de chercher là d’autre explication à ces conduites. Pourtant, de nombreuses études montrent que ces conduites sont de véritables pratiques sociales, qu’elles ont une histoire, qu’elles ont souvent un sens partagé pour les individus qui s’y adonnent, qu’ils les valorisent, qu’elles satisfont des besoins (10).
Par exemple, certaines personnes fument pour gérer leur stress, se détendre ou mieux se concentrer, d’autres pour se socialiser, d’autres encore pour réguler leur poids… À l’évidence, les conduites à risque ont donc des aspects psychologiques, sociaux, culturels. Peut-être faut-il ajouter que les économistes ont bien montré qu’il pouvait être tout à fait rationnel de s’engager volontairement dans une conduite à risque (11). A contrario , considérer une telle conduite comme pathologique revient à considérer que ceux qui s’y adonnent ne sont ni rationnels, ni libres de leur choix. Voilà donc un inconvénient majeur de la médicalisation des conduites à risque: si l’on ne prend pas en compte les raisons pour lesquelles une personne s’engage dans une conduite à risque, le rapport qu’elle entretient avec celle-ci, le sens qu’elle lui donne, bref si l’on ne se donne pas la peine de comprendre cette conduite, comment espérer la prévenir efficacement?
On pourrait souligner encore un dernier inconvénient de la médicalisation des conduites à risque: elle fait des médecins les principaux acteurs de la prévention. Une telle implication des professionnels de santé est problématique, en premier lieu du fait d’un sérieux déficit en formation initiale. Selon une étude menée en France, la majorité des facultés de médecine, d’odontologie et de pharmacie ne dispensent pas de formation en éducation pour la santé et, lorsque c’est le cas, ceux qui dispensent ces formations ne sont généralement pas formés eux-mêmes (12). Ajoutons que les médecins sont souvent réticents à l’égard de la prévention: ils sont enclins à juger que leur activité dans ce domaine est peu efficace, chronophage, et peu gratifiante. Il arrive aussi qu’ils hésitent à aborder des sujets qu’ils jugent trop personnels (par exemple au sujet de l’alcool), en posant des questions qu’ils jugent indiscrètes et déplaisantes.
Moralisation et médicalisation des risques: nous avons examiné ici deux aspects essentiels de la prévention contemporaine des conduites à risque, en détaillant leurs conséquences souvent dommageables. Évidemment, il n’est pas réaliste de vouloir «démoraliser» et «démédicaliser» ces conduites: toutefois, il nous appartient d’assumer ces deux aspects, de rester attentifs à leur potentiel délétère, tout en essayant de tirer parti des opportunités qu’ils offrent, pour construire une prévention plus compréhensive et plus soucieuse du bien-être de ceux à qui elle s’adresse.
Patrick Peretti-Watel , sociologue, Chercheur dans le laboratoire SESSTIM (Sciences Économiques & Sociales de la Santé et Traitement de l’Information Médicale), Marseille, France
(1) Khaw K.T., Wareham N., Bingham S., Welch A., Luben R., Day N., 2008, Combined impact of health behaviours and mortality in men and women: the EPIC-Norfolk prospective population study, PLoS Medicine , 5 (1) 35, p. 12.
(2) Peretti-Watel P., Seror V., Du Roscoät E., Beck F., 2009, La prévention en question, Évolutions , INPES, n°18 ( https://www.inpes.sante.fr/CFESBases/catalogue/pdf/1242.pdf ).
(3) Lupton D., 1995, The imperative of health: public health and the regulated body. Londres: Sage.
(4) Chapman S., Freeman B., 2008, Markers of the denormalisation of smoking and the tobacco industry. Tobacco Control , 17 (1), 5-31.
(5) Alamar B., Glantz S.A., 2006, Effect of increased social unacceptability of cigarette smoking on reduction in cigarette consumption, American Journal of Public Health , 96, 1359-1363.
(6) Peretti-Watel P., Spire B., Obadia Y., Moatti J.P., 2007, Discrimination against HIV-infected People and the spread of HIV: some evidence from France. PLoS ONE , 10.1371/journal.pone.0000411.
(7) Furedi F., 2005, Culture of Fear , London: Continuum.
(8) Conrad P., Schneider J., 1992, Deviance and Medicalization : From Badness to Sickness , Philadelphia, Temple University Press.
(9) Steinberg M.B., Schmelzer A.C., Richardson D.L., Foulds J., 2008, The Case for Treating Tobacco Dependence as a Chronic Disease, Annals of Internal Medicine , 148, 554-556.
(10) Hughes, J., 2002, Learning to Smoke: Tobacco Use in the West, Chicago: Chicago University Press.
(11) Cawley J., Ruhm C., 2011, The economics of risky health behaviors , NBER working paper series, #17081 ( https://www.nber.org/papers/w17081 ).
(12) Foucaud J., Moquet M.J., Rostand F., Hamel E., Fayard A., 2008, État des lieux de la formation initiale en éducation pour la santé en France, Évolutions , n°10, Saint-Denis, INPES ( https://www.inpes.sante.fr/CFESBases/catalogue/pdf/1091.pdf ).

Réduction des inégalités de santé : quels défis éducatifs ? L’exemple du jeu

Le 30 Déc 20

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Nous adressons nos remerciements à l’équipe de Pipsa qui nous a donné l’occasion de formaliser cette réflexion. Cet article doit aussi son développement aux participants des ateliers qui ont contribué à concrétiser son propos à l’occasion des 10 ans de Pipsa, et à une relecture attentive de Catherine Spièce.

Introduction

Cet article reprend et développe les arguments présentés à l’occasion de la plénière pour les 10 ans de Pipsa (23 novembre 2010) qui avait pour titre ‘Les inégalités sociales de santé. L’outil pédagogique : la scie pour les réduire ou le marteau pour mieux les fixer?’. C’est pourquoi la question des apprentissages dans le cadre du jeu est mise en perspective avec celle de la Réduction des inégalités sociales de santé (RISS). L’article s’intéresse à la place de l’éducation dans la RISS, et propose des pistes pour questionner «le jeu» et construire un avis d’expert sur celui-ci. Comment le jeu en animation peut-il agir pour réduire les inégalités sociales de santé? Comment la réflexion sur les ISS influence-t-elle l’utilisation du jeu dans le cadre d’animations? Comment exploiter une critique du jeu pour amorcer une discussion sur les inégalités sociales de santé? Comment utiliser l’analogie entre jeu et jeu social pour mettre en évidence les processus macro et micro sociaux favorisant les inégalités sociales de santé?
Avant de répondre à ces questions, nous abordons de manière synthétique les éléments de définition des inégalités sociales de santé et du jeu qui servent de point d’appui à l’argumentation. Ensuite, nous développerons l’idée que le jeu, comme outil, se situe à l’intersection de plusieurs cadres d’apprentissage.
Afin de favoriser une mise en pratique, le lecteur trouvera des liens entre les arguments de cet article et les critères de la «grille d’analyse PIPSApes» (cette dernière est téléchargeable à l’adresse https://www.pipsa.be/medias/outiltheque/comment/Grille_%20analyse_PIPSAv.pdf ).
Les inégalités sociales de santé (ISS) en bref

Comme beaucoup de concepts, celui des ISS tend à se disperser au fil des publications. Dans le cadre de cet article, nous nous contenterons d’en rappeler quelques aspects fondamentaux.
Le terreau des ISS se situe dans le champ social. Il pose la question des déterminants qui expliquent comment des inégalités entre des groupes sociaux influencent leur état de santé. Les inégalités sont des produits de la société, de son organisation et de ses acteurs, elles sont socialement construites et produites. Les mécanismes de construction des ISS interviennent à plusieurs niveaux: à l’échelle macro sociale (causes économiques, structurelles), méso sociale (les institutions) et micro sociale (les interactions entre les individus et les groupes comme l’accueil des étrangers aux guichets d’une commune). Puisque les inégalités sont socialement construites, elles ne sont pas inéluctables. Le changement est possible. En particulier, l’éducation est vue comme un puissant levier pour la réduction des ISS. Dans cette optique, elle doit être envisagée à la fois à l’échelle macro sociale (gestion du système d’éducation), méso sociale (gestion de l’établissement scolaire) et à l’échelle micro sociale (les interactions éducatives face à face par exemple entre un enseignant et ses élèves) (1).
Le jeu

Sans entrer dans le détail, on peut rappeler que le jeu est depuis longtemps un objet d’études des sciences sociales et humaines (2). Le jeu a été reconnu comme instrument ou activité d’éducation chez l’enfant à la charnière du 20e siècle par les pédagogues Montessori (1870-1932), Decroly (1871-1932), Claparède (1873-1940), Dewey (1859-1952), Piaget (1896-1980). À cette époque la controverse oppose la conception du jeu hygiénique, éducatif et moralisateur à la conception d’un jeu libre, individuel, libérateur et formateur (3).
Selon la définition de Roger Caillois , le jeu est une activité libre (elle est choisie), séparée (elle a son espace temps), incertaine (l’issue est inconnue: qui gagne? qui perd?), improductive (elle ne génère pas de biens), réglée (elle a son propre régime de règles qui suspend les lois ordinaires), fictive (elle n’est pas la réalité). À ces critères, il ajoute une typologie des jeux: l’«agôn» qui repose sur la compétition (trivial poursuite), le «mimicry» qui repose sur le simulacre (jeu de rôle), l’«alea» qui repose sur le hasard (Lotto), l’«ilinx» qui repose sur le vertige (sports extrêmes). Selon cette définition, il ne serait pas possible de parler de jeu dans le cadre d’activités d’éducation pour la santé et pour la réduction des inégalités sociales de santé: en effet, la participation aux animations revêt souvent un caractère obligatoire, un résultat est attendu puisqu’il vise des prises de conscience ou des changements qui eux-mêmes devraient avoir des répercussions sur la gestion des problèmes de santé à l’échelle sociétale.
Cet article met de côté cette discussion conceptuelle; il s’intéresse à l’utilisation du contexte ludique pour favoriser les apprentissages. Nous choisissons de définir le jeu comme une activité qui est à la fois un dispositif technique, un lieu d’interactions et un lieu d’apprentissages (4). C’est pourquoi nous pouvons analyser le jeu comme une activité qui se déroule à l’intersection de plusieurs cadres d’apprentissage. Ainsi, nous distinguons le «jeu dans le cadre» et le «jeu avec le cadre». Chaque jeu de cadre est l’occasion d’un questionnement en relation avec les inégalités sociales de santé.
L’observation d’un jeu, comme outil d’animation, amène à déconstruire, à démonter, à pousser à bout les ressorts qui fondent les apprentissages.
Mais concrètement, que faut-il observer pour élaborer un jugement sur «le jeu»?
Dans un premier temps, on pointera
-l’ensemble du dispositif technique: matériel proposé, plateau, cartes… (PIPSApes axe 3) ;
-les contenus explicites: le propos des textes, les inscriptions sur les faces des dés, la boîte et ses illustrations… (PIPSApes axe 1 «qualité des contenus» et aussi item 2.1. «implication individuelle») ;
-les règles qui régissent l’activité du groupe (PIPSApes item 2.3. «construction de l’apprentissage » et 2.4 «proposition d’un accompagnement pédagogique») .
Dans un deuxième temps, on s’attardera sur les expériences groupales et individuelles qui pourraient être vécues par les participants. Il est possible d’observer ou d’anticiper des phénomènes tels que la stigmatisation, le renforcement d’un rôle social, l’impression que rien ne peut changer, l’impression que tout peut changer d’un simple coup de baguette magique, l’envie ou la mise en œuvre de tricherie, l’abandon de la partie, les phénomènes de concurrence entre les joueurs… ( PIPSApes item 2.2. «implication collective» et aussi 2.1. «implication individuelle») .
Le jeu est un dispositif pédagogique: jouer dans le cadre

Le cadre est ici défini par les objectifs pédagogiques explicites du jeu: par exemple, améliorer l’estime de soi des participants, permettre l’acquisition de nouvelles connaissances, développer la coopération entre les participants.
Le questionnement sur le jeu devrait porter sur l’adéquation entre les objectifs explicites décrits par le jeu et les stratégies éducatives reconnues comme levier pour la RISS. Ainsi, l’empowerment individuel et collectif apparaît-il fréquemment comme une stratégie favorable à la RISS. Dès lors, trois questions devraient permettre de construire un avis sur le jeu:
-quels sont les apprentissages possibles pour les participants?
-en quoi ces apprentissages vont-ils permettre un renforcement de leurs compétences?
-ces compétences sont-elles identifiées comme leviers pour la RISS?
Ce questionnement devrait permettre d’affiner la formulation des objectifs en lien avec les ISS.
Le jeu est une analogie avec la société

Le jeu peut être envisagé comme une représentation de la société, de son organisation, de ses fonctionnements. Cette représentation de la société joue sur deux registres: le premier est explicite quant aux déterminants des ISS, le deuxième mobilise ceux-ci de manière implicite.
Selon le premier registre, le jeu tente de simuler la réalité, ou pour le moins une partie de celle-ci, par exemple en étant focalisé sur une thématique. Les leviers de la RISS sont identifiables et le jeu favorise leur expérimentation. Le jeu permet alors la simulation et l’expérimentation des mécanismes sociaux dans un environnement «prétendu» sécurisé. Ce type de jeu peut prendre plusieurs formes. Il peut consister en un jeu de table (plateau, cartes, pions…) qui simulerait les mécanismes de la sécurité sociale. Il peut aussi revêtir la forme d’un parcours dans lequel les participants sont amenés à poser des choix et à en tester les conséquences.
Selon le deuxième registre, le jeu reproduit, à son insu – faut-il espérer — les mécanismes de reproduction des ISS. Il s’agit du cadre des apprentissages implicites induits par le jeu, comme, par exemple, la stigmatisation ou le fatalisme. Par exemple, sous le couvert d’acquisition des savoirs, il met en concurrence les participants selon leur maîtrise de la lecture. Le cadre du jeu propose alors, et souvent de manière implicite, une analogie avec le fonctionnement de la société ou avec la manière dont la société réglerait les rapports entre les individus. C’est typiquement la différence entre le jeu de coopération qui favorise le groupe ou le jeu de compétition qui favorise l’individu. Ce dernier enferme plus les participants dans quelque chose de préconçu, il ne favorise pas une émancipation.
Ces deux modalités ne sont pas exclusives, et souvent elles jouent de concert. Dans les deux cas il est donc intéressant de questionner cette vision afin de détecter si elle comporte des préjugés, des discriminations entre les individus, des théories de «l’ordre naturel» de la société, du déterminisme, du fatalisme… Par exemple, les supports visuels reflètent-ils une société multiculturelle ou tous les personnages sont-ils des «blancs»? Dans le décours d’une analyse avec la grille PIPSApes, on sera particulièrement attentif aux mécanismes d’identification à l’œuvre dans cette simulation (item 2.1. «implication individuelle») ainsi qu’à la présence d’un parti pris ou d‘un militantisme ainsi que d’un juste positionnement éthique (axe 1) des mécanismes reflétés par cette simulation .
On le devine, la valorisation de certaines caractéristiques du jeu dépend du système de valeurs et du projet de société que l’on défend. Les deux registres implicite et explicite sont convoqués et imbriqués au service de ce projet et de ces valeurs. Nous l’illustrons autour de trois exemples: le renforcement des compétences, la sécurité du cadre et la stigmatisation .
Afin de soutenir la réflexion, nous pouvons nous appuyer sur une description du jeu telle que le propose «la théorie du jeu» (5). La théorie du jeu classe les jeux selon plusieurs critères repris dans le tableau en encart. L’intérêt pour la théorie des jeux peut être double. D’une part, faciliter le décodage de l’outil d’animation, et d’autre part amener à une réflexion sur la théorie du jeu, ses liens avec l’ingénierie sociale (depuis la guerre froide), en économie, en stratégie (le fameux gagnant/gagnant) ou son utilisation par la sociologie pour décrire les interactions.

Le tableau ci-dessous se lit en ligne. Donc, une colonne ne représente pas toutes les caractéristiques d’un type de jeu.
Compétition
Coopération
Un joueur définit la meilleure solution pour lui seul. Les joueurs doivent définir la meilleure solution pour tous.
Stratégie à somme nulle Stratégie à somme non nulle
Il y a toujours un joueur qui gagne ce que les autres joueurs ont perdu (gain de l’un – perte de l’autre = 0). Les joueurs peuvent tous être gagnants ou perdants (6).
Synchrone Asynchrone
Les joueurs jouent en même temps. Les joueurs jouent chacun leur tour.
Information complète/parfaite Information incomplète/imparfaite
Les joueurs connaissent toutes les informations pour prendre des décisions (leurs possibilités d’action et celles des autres, leurs gains, les motivations des autres joueurs). Les joueurs ne connaissent pas toutes les informations (hasard, ruse d’un joueur, complexité).
Déterminé Indéterminé
Il n’y a qu’une seule solution. Il y a plusieurs solutions.

Le renforcement des compétences

(PIPSApes items 2.1, 2.2 et 2.3. «implication individuelle», «implication collective» et «construction de l’apprentissage»).
Il s’agit donc de s’interroger sur les compétences mobilisées par les participants pour venir à bout de la situation proposée par le jeu, puis de s’interroger sur l’adéquation entre ces compétences et la RISS.
Est-ce que renforcer les compétences propres à la compétition peut ou non être une stratégie de réduction des inégalités sociales de santé? En dehors d’un système de valeurs de référence, l’on pourrait imaginer que pour être un individu performant dans la société actuelle, il faut nécessairement être compétitif. Dès lors, le développement des compétences favorisant la compétition pourrait être une stratégie de lutte contre les ISS. Cependant, cette affirmation se heurte à une difficulté. La question demeurerait de savoir où se glisserait le gradient social, ce qu’il adviendrait des compétiteurs moins performants. La compétition tendrait à renforcer l’idée d’une société d’individus peu soucieux de tendre la main aux vaincus et qui pourrait mettre à mal la solidarité. Et, en ce sens, elle renforcerait les ISS. À l’inverse, le jeu pourrait mobiliser exclusivement les valeurs de la communauté et de la solidarité. Cette optique n’est pas non plus sans risque. Si la compétition et la performance sont des valeurs reconnues sur le marché de l’emploi, alors ne risque-t-on pas de défavoriser les apprenants en leur proposant une vision de la société peu adéquate à l’esprit du temps? Il n’y a pas de réponse simple à cette alternative hors d’un positionnement idéologique qui n’est pas le propos de cet article. Elle n’est pas sans rappeler la tension évoquée en début d’article entre jeu moralisateur et jeu libérateur. Si cette alternative est inconfortable, elle a au moins le mérite de questionner certaines limites de l’utilisation du jeu et de la posture de l’animateur.
La sécurité du cadre

(PIPSApes item 2.1. «implication individuelle»)
L’utilisation d’un jeu peut être justifiée par la sécurité du cadre qu’il pose. En effet, le joueur peut tenter des solutions sans encourir d’autres sanctions que celles prévues par les règles. Il faudrait toutefois ne pas omettre de questionner la «sécurité» de ce cadre eu égard aux caractéristiques des joueurs. Le fait que le jeu permet de faire «comme si» ne devrait pas faire oublier trop facilement certains risques liés à l’implication des joueurs; c’est-à-dire la manière dont le cadre du jeu peut ou non faire écho avec le vécu ou les connaissances d’un participant. Cette sécurité peut aussi être conditionnée par les compétences requises pour réaliser les tâches prévues. Par exemple, un jeu centré sur la lecture risque de disqualifier un participant moins alphabétisé, un jeu demandant des habilités psychomotrices fines (manipulation de petits éléments, équilibre) pour mettre à mal des personnes moins valides…
La stigmatisation

(PIPSApes 2.1. «implication individuelle»)
Les discriminations peuvent se glisser partout. Un jeu sur l’alimentation, par exemple, peut être une source de discrimination ou de stigmatisation. Outre le jugement porté sur la bonne et la mauvaise alimentation, il est aussi possible que les aliments ou les recettes proposées par l’outil soient trop marqués culturellement.
Ainsi, le cadre du jeu, dans son aspect matériel, peut comporter, selon les groupes, des risques de stigmatisation ou des risques pour certains participants de répéter pendant le jeu les difficultés quotidiennes auxquelles ils sont confrontés. De même, cette discrimination peut être actionnée si l’on considère, par exemple, que l’univers de référence du jeu est connu de tous. S’il existait un jeu d’animation pour les enfants, basé sur les aventures d’Harry Potter, comment un enfant qui n’aurait ni lu les livres, ni vu les films, pourrait-il se situer dans le groupe? Par ailleurs, le jeu est en lui-même une pratique socialement connotée. Ce qui est identifié comme un jeu peut donc varier selon le gradient social, introduisant des valeurs sur les activités ludiques considérées comme bonnes ou mauvaises (7). Le jeu de société, par exemple, n’est pas pratiqué dans toutes les familles, ou est parfois remplacé par une activité commune autour d’une console de jeu. Ainsi, l’introduction du jeu comme unique modalité d’apprentissage, en particulier s’il s’appuie sur des habitudes socio culturellement déterminées, peut se heurter aux effets des gradients sociaux qu’il prétendrait diminuer. Les participants qui ne joueraient jamais seraient discriminés lors de l’animation. Leurs apprentissages ne seraient pas optimums, tandis que ceux des participants habitués au jeu seraient potentialisés. In fine , cela conduirait à renforcer les écarts.
Et si on jouait à déconstruire les cadres

(PIPSApes item 2.4. «accompagnement pédagogique»)
Il semble peu réaliste d’anticiper toutes les expériences qu’un groupe et ses individus pourraient connaître à l’occasion d’une animation basée sur le jeu. Cependant, il paraît intéressant que l’animation soit suivie d’une discussion qui permettrait aux participants d’exprimer leur expérience vécue pendant le jeu.
Surtout, nous voudrions introduire la possibilité que les participants puissent se livrer à une analyse du jeu auquel ils viennent de jouer. Au fond, être citoyen, pratiquer l’ empowerment , c’est aussi pouvoir discuter avec discernement du cadre des négociations et envisager dans quelle mesure ce cadre ne détermine pas déjà trop par avance les résultats de celle-ci. Une piste intéressante serait de proposer aux participants de formuler eux-mêmes une critique de l’outil. Cette démarche métacognitive (apprendre à apprendre) demeure cruciale lors d’une animation ludique. Elle permet une mise à distance de l’animation, et une construction d’un «savoir d’action» pour l’animateur, savoir à partir duquel celui-ci pourra ensuite réorienter l’utilisation de l’outil.
Conclusion

Le questionnement proposé dans cet article invite à anticiper les influences du jeu et la manière dont ses influences devraient s’intégrer au sein d’un projet pédagogique.
Il importe pour l’animateur de se donner le temps d’analyser ce qui dans le jeu sera contraire aux piliers des stratégies de réduction des ISS. Cette analyse concerne aussi la réflexivité de l’animateur. Lorsqu’il se livre à l’exercice, l’animateur se donne l’occasion d’être au clair avec ses valeurs. De la sorte, il pourrait mieux gérer les effets du jeu et ses interactions avec les participants.
Le jeu renvoie à un imaginaire où il demeure une activité fréquemment liée à l’enfance. Les adultes qui pratiquent un sport d’équipe identifient rarement celui-ci à un jeu. Les amateurs de jeu y trouvent du plaisir, de la convivialité et ont parfois tendance à imaginer que tout le monde aime jouer. Or, une personne qui n’aime pas jouer ne pourrait pas s’impliquer dans l’animation, ni en retirer les bénéfices escomptés. Elle pourrait, par exemple, s’ennuyer ou se sentir insultée d’être considérée comme un enfant.
L’activité du jeu participe à la construction d’expériences sociales chez les participants. Ces expériences sont une source d’apprentissages. Tous ces apprentissages se construisent dans les interactions entre animateur et participants dans des cadres définis par le jeu. Cette expérience peut renforcer ou ouvrir des brèches dans les processus favorisant les inégalités sociales de santé. Cependant, il serait illusoire de penser que ces expériences suffisent à réduire les inégalités sociales de santé, si elles ne sont pas accompagnées de mesures structurelles au niveau de l’emploi, du logement, de l’éducation et de la santé. Le jeu en animation est avant tout, sans minimiser son importance, une activité microsociale.
Gaëtan Absil, Chantal Vandoorne , SCPS APES-ULg (1) On pourra se référer aux travaux de Ginette Paquet, et notamment à l’indice de faible position sociale persistante. Celle-ci est caractérisée par des paramètres sociodémographiques (revenus, scolarité, prestige de la profession), des trajectoires de vie et l’exposition à la précarité. (Paquet G., Partir du bas de l’échelle . Des pistes pour atteindre l’égalité sociale en matière de santé , PU Montréal, Québec, 2006.)
(2) À l’heure actuelle, il faudrait distinguer les théories qui analysent le jeu et celles qui font du jeu la matrice de toutes activités comme la communication ou l’économie.
(3) Jeux et éducation in Sciences Humaines, n° 152, août-septembre 2007, p. 27.
(4) Nous nous appuyons sur la distinction opérée par George Mead entre «play» (jeu libre) et «game» (jeu réglé) dans le développement de l’enfant. Le «play» représente le jeu égoïste de l’enfant qui ne tient pas ou peu compte des autres enfants. Le «game» représente l’activité du jeu réglée pour tenir compte des autres et des interactions.
(5) La théorie du jeu propose une approche mathématique des choix stratégiques. Eber Nicolas, Théorie des jeux , Dunos, Paris, 2007. Poundstone William, Le dilemme du prisonnier , Cassini, Paris, 2009.
(6) Cette caractéristique est illustrée par le dilemme du prisonnier: deux prisonniers sont retenus dans deux cellules séparées. Si l’un dénonce l’autre, il est remis en liberté et l’autre est condamné. Si les deux se dénoncent, ils ont tout deux condamnés mais à une peine légère. Si aucun des deux ne dénonce l’autre alors ils ne sont pas condamnés faute de preuve. Le résultat est impossible à prédire à cause du facteur humain.
(7) Par exemple, l’utilisation du jeu vidéo pour les animations avec les adolescents alors que les dangers d’une cyberdépendance sont à l’actualité. Par exemple l’utilisation du jeu Simcity Societies© (construction et gestion d’une ville) et les enjeux de l’urbanisme et du développement durable.

Bibliographie

Brougère G., Jouer / Apprendre , Economica, Paris, 2005.
Brougère G., Jeu et éducation , L’Harmattan, Paris, 2000.
Doumont D. et Feulien C., En quoi la promotion de la santé peut – elle être un outil de réduction des inégalités de santé ? Stratégies d’intervention , SCPS RESO, Dossier technique, 2010.
Duflot C., Jouer et philosopher , Puf, Paris, 1998.
Eber N., Théorie des jeux , Dunos, Paris, 2007.
Huizinga J., Homo ludens . Essai sur la fonction sociale du jeu , Gallimard, Paris, 1995.
Jeu et éducation in Sciences humaines , n°152, Août-Septembre, 2004.
Paquet G., Partir du bas de l’échelle . Des pistes pour atteindre l’égalité sociale en matière de santé , PU Montreal, Québec, 2006.
Poundstone W., Le dilemme du prisonnier , Cassini, Paris, 2009.
Potvin L., Moquet M.-J. et Jones C. M. (dir.), Réduire les inégalités sociales en santé , Dossier Santé en action, INPES, Paris, 2010

Investir 1% du budget des soins dans la promotion de la santé

Le 30 Déc 20

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Les inégalités sociales de santé sont des réalités bien documentées en Belgique. L’absence de plans ambitieux de l’action publique pour les réduire significativement est préoccupante dans une société où l’égalité des chances est une valeur de référence. On dispose pourtant de multiples études, à l’image des tableaux de bord de la santé en Wallonie, de l’Enquête nationale de santé ou encore des études des mutualités et de la Fondation Roi Baudouin qui quantifient le problème et avancent des pistes de solutions.
Quelques chiffres donnent à réfléchir: un écart d’espérance de vie de 7 ans entre classes sociales défavorisées et aisées; pour l’espérance de vie en bonne santé, cet écart monte à 18 ans; 50% de sur-incidence des maladies cardiovasculaires chez les plus défavorisées, etc. Ces gradients sociaux se retrouvent au niveau des déterminants de santé: sédentarité, tabagisme, alimentation déséquilibrée, stress… sont systématiquement plus fréquents dans les groupes de population moins favorisés. En Hainaut, les inégalités de santé entraînent chaque année un excès de 1800 décès. Les inégalités sociales en matière de santé s’installent dès l’enfance. Exemple, on évalue à 9% l’obésité franche chez les enfants de familles d’ouvriers contre 2% chez les familles aisées.
Le constat est clair: les politiques sociales des dernières décennies ont permis un accès relativement équitable aux soins de santé mais pas à la santé !
Les politiques d’accessibilité à des soins de santé de qualité sont éthiquement et socialement indispensables mais elles ne peuvent résoudre structurellement les inégalités de santé parce que l’origine du problème est en amont des soins, dans les conditions de vie, l’accès à l’information et à l’éducation, la qualité de l’environnement des lieux de vie et de travail, les revenus…
Pour s’attaquer au problème, les recommandations scientifiques, dont celles de l’OMS (1), préconisent deux voies d’actions complémentaires:
•intégrer les dimensions bien-être, santé, équité dans les politiques publiques (logement, emploi, éducation, culture, petite enfance, revenus…);
•renforcer structurellement la promotion de la santé et en faire une composante à part entière des politiques publiques et du système de santé. Ce qui n’est pas le cas aujourd’hui en Belgique francophone comme vient de le mettre en évidence un audit externe du dispositif existant (2).
Le premier axe est essentiel. Son niveau de mise en œuvre dépendra des orientations politiques et des formes de gouvernance à tous les niveaux de pouvoirs.
Le second est plus technique, à portée complémentaire du premier mais avec une possibilité de mise en œuvre rapide. Cela mérite quelques développements.
La promotion de la santé vise à créer des conditions de vie qui permettent le développement du bien-être en donnant à la population un meilleur contrôle sur les moyens de préserver et d’améliorer sa santé. Cela va donc bien au-delà de la simple information du public (indispensable mais pas suffisante); il faut aussi améliorer les conditions et les environnements de vie pour les rendre propices au bien-être et à la santé. Menus équilibrés dans les cantines scolaires, espaces verts dans les quartiers, villes et villages piétons admis, qualité et accessibilité de l’offre alimentaire, régulation éthique du marketing visant les enfants, protection contre la fumée du tabac, actions de renforcement des liens sociaux… sont quelques illustrations de l’action de promotion de la santé dans les milieux de vie.
La promotion de la santé ne peut donc se concevoir qu’avec la participation des acteurs sociaux et économiques, élus, enseignants, élèves, éducateurs, associations, clubs, familles, professionnels…. Tous sont des opérateurs potentiels de promotion de la santé. Encore faut-il que le système de santé publique les valorise et les soutienne concrètement dans ce rôle en mettant à leur disposition expertises, outils, accompagnement et coordination des interventions. Ceci nécessite de renforcer significativement le dispositif de promotion de la santé pour qu’il puisse rendre ces services à l’ensemble de la population et plus particulièrement dans les territoires défavorisés.
Les approches sont largement communes à celles du développement durable et certains objectifs concrets sont complémentaires. On pense en particulier à la qualité de l’alimentation et de sa production, à la mobilité douce et à la lutte contre la sédentarité, à la qualité de l’environnement physique des lieux de vie. Les agendas de la lutte contre les inégalités sociales de santé, de la promotion de la santé, de la cohésion sociale et du développement durable devraient être coordonnés et les programmes d’actions se renforcer mutuellement. À l’heure actuelle, l’organisation et les moyens qualitatifs et quantitatifs du secteur de la promotion de la santé ne sont pas à la hauteur des enjeux sociétaux évoqués plus haut. Où trouver les financements susceptibles de renforcer le secteur de la promotion de la santé ? C’est une question d’une brûlante actualité politique et institutionnelle.
Un scénario, à étudier sérieusement, serait de convaincre les gestionnaires sociaux et professionnels de l’INAMI de consacrer 1% du budget soins de santé à un investissement en «bons pères de famille» dans la promotion de la santé. Un impressionnant panel d’experts internationaux rappelait récemment dans le Lancet (3) que 2/3 des maladies chroniques (maladies cardiaques, accidents vasculaires cérébraux, diabète, hypertension, cancers, troubles mentaux…) ont pour facteurs favorisants communs le tabagisme, une alimentation déséquilibrée , le manque d’activité physique, la consommation excessive de sel et d’alcool. La promotion de la santé est un moyen efficace de lutter contre ces facteurs (4). Ne pas la prendre en compte spécifiquement dans les réflexions en cours sur le budget INAMI et l’impact du vieillissement serait une erreur de gouvernance.
L’opérationnalisation de cet investissement devrait être confiée aux Communautés / Régions parce que très logiquement c’est en décentralisation et en proximité avec la population que cet investissement structurel a le plus de chance d’être productif. Les communes et provinces devraient être impliquées dans ce dispositif parce que leur proximité avec les citoyens et leur capacité d’action sur le cadre de vie en font des niveaux de responsabilité publique incontournables pour intégrer sur le terrain promotion de la santé, développement durable et cohésion sociale.
Pour la Belgique francophone, cet apport de ressources (et partant d’intérêt politique) permettrait de construire un véritable dispositif de service public en promotion de la santé.
Dr. Luc Berghmans , Observatoire de la Santé du Hainaut
Opinion publiée dans La Libre Belgique le 28 septembre 2011 et reproduite avec son aimable autorisation
(1) WHO Commission on Social Determinants of Health. Report. Geneva: World Health Organization, 2008. (2) Évaluation du dispositif de santé de la Communauté française . Colette Barbier. Éducation Santé, n° 269, pp 13-15, 2011.
(3) Priority actions for the non-communicable disease crisis. Lancet, vol. 377, pp 1438-1447, 2011.
(4) A challenge for health promotion. D. McQueen. Global Health Promotion, vol. 18, pp 8-9, 2011.