Articles de la catégorie : Réflexions

De la promotion du sucre dans les écoles françaises pendant les cours ?

Le 30 Déc 20

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Communiqué de presse de la Revue Prescrire, n° 369 de juillet 2014Quand la publicité auprès des enfants passe par l’école, l’investissement promotionnel peut avoir des retombées pendant toute la vie. Cela n’a pas empêché le Ministère de l’éducation nationale français d’ouvrir en 2013 les portes de l’école aux producteurs de sucre.La prévention de l’obésité dès l’enfance est un des grands enjeux de santé publique. En France, où les intérêts agroalimentaires sont considérables, les pouvoirs publics semblent avoir beaucoup de mal à mettre en place des règles protégeant les enfants contre les aliments industriels sucrés/salés/gras. Fin 2013, le Ministère de l’éducation nationale a signé un accord avec l’organisme de défense de la filière du sucre autorisant celle-ci à fournir le contenu de cours sur l’alimentation, de la maternelle à la terminale, ainsi que celui de la formation continue des enseignants.Outre le mélange des genres inacceptable, de nombreux documents destinés aux enseignants sont en fait de la publicité. Ainsi par exemple dans une plaquette destinée aux enseignants pour la maternelle et le cours élémentaire, après un cours sur les 4 goûts, le reste des séances est consacré à la promotion du sucre par divers jeux.Dans d’autres documents, la consommation de sucre est associée aux performances intellectuelles: «glucose et neurones: un cocktail performant», «optimiser ses performances intellectuelles», «plus vif et plus attentif».L’accord est présenté comme visant à la fois à valoriser les métiers de l’alimentation et à développer le ‘goût’ des enfants, qui est quasiment réduit à celui du ‘sucré’.L’accord obtenu par la filière du sucre est une défaite pour la santé publique. Vive les enseignants qui refuseront de se transformer en hommes et femmes sandwichs!

Une initiation à l’évaluation d’impact sur la santé

Le 30 Déc 20

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Une initiation à l’évaluation d’impact sur la santé

L’évaluation d’impact sur la santé (EIS) applique une ‘lunette santé’ à un projet ou à une proposition de politique élaborés pour d’autres motifs que la santé. S’inspirant directement des études d’impact environnemental, en intégrant les concepts de promotion de la santé et le courant des déterminants sociaux de la santé, elle produit non seulement de l’information sur les risques du projet envisagé pour la santé des populations, mais aussi sur les solutions possibles. Introduction à ce concept en plein développement au Québec, en Europe et ailleurs dans le monde.Invitant ses quelque 600 participants quotidiens à ‘emprunter des voies convergentes’, l’édition 2013 des Journées annuelles de santé publique s’est tenue du 25 au 27 novembre de l’an passé à Montréal. La programmation aussi diversifiée que passionnante valorisait la complémentarité des stratégies, des actions et des disciplines pour viser la santé et le bien-être des populations.Dans ce cadre, un atelier méthodologique portant sur l’évaluation d’impact sur la santé des politiques publiques avait parfaitement sa place. En effet, cette pratique est née de la convergence de plusieurs disciplines, appliquant à la santé une technique issue du monde de l’environnement, et requiert une collaboration intersectorielle et multidisciplinaire.La journée était préparée et présentée par Louise St-Pierre, par ailleurs vice-présidente de la section des Amériques du Réseau francophone international pour la promotion de la santé (RÉFIPS), et sa collaboratrice Julie Castonguay, toutes deux travaillant pour le Centre de collaboration nationale sur les politiques publiques et la santéNote bas de page.L’atelier a attiré plusieurs dizaines d’acteurs de santé publique, originaires de divers pays francophones, tous souhaitant influencer le développement des politiques publiques locales et régionales dans un sens favorable à la santé.

Définition et principes de base

Selon la définition du Ministère de la Santé et des Services sociaux du QuébecNote bas de page, l’évaluation d’impact sur la santé «vise à dresser un tableau des effets anticipés de politiques, de programmes et de projets sur la santé d’une population et sur les différents groupes qui la composent. La mise en lumière des effets potentiels sur la santé permet ainsi d’éclairer la prise de décision». Puisque l’atelier se voulait une introduction à la pratique, les formatrices ont pris le temps de revenir sur quelques principes de base.Tout d’abord, le modèle d’application de l’évaluation d’impact sur la santé promu par le Centre de collaboration nationale sur les politiques publiques et la santé a pour objectif de soutenir les décisions politiques, sans les contraindre. Il s’agit de formuler à la demande et à l’attention des décideurs des recommandations visant à modérer les effets négatifs sur la santé d’une politique, d’un projet ou d’un programme et à en promouvoir les effets positifs.Il existe d’autres modèles d’application de l’évaluation d’impact sur la santé, qui visent par exemple à produire des avis de santé publique ou à jouer un rôle de plaidoyer pour influencer les politiques.Alors que certaines évaluations d’impact sur la santé sont issues des autorités et misent essentiellement sur les données scientifiques, d’autres sont entièrement portées par les communautés et reposent sur les savoirs populaires. Les évaluations d’impact sur la santé réalisées en soutien à la décision veulent atteindre un juste milieu entre ces pôles, en faisant appel aux expertises scientifiques et citoyennes de façon équilibrée.Ensuite, l’évaluation d’impact sur la santé porte mal son nom – ou traduit mal son appellation anglaise d’ ‘Health Impact Assessment’ (HIA) – puisqu’il s’agit en fait d’une estimation prospective et non rétrospective, c’est-à-dire réalisée avant la mise en place d’un projet et qui ne vise pas à porter un jugement sur celui-ci. S’inspirant de l’évaluation d’impact environnementale, elle adopte une approche holistique en s’intéressant aux effets potentiels d’une politique sur l’ensemble des déterminants de la santé ainsi que sur les inégalités sociales de santé.Par ailleurs, l’évaluation d’impact sur la santé vise à identifier les impacts potentiels sur la santé de toutes sortes de projets et programmes, excepté précisément ceux qui visent la santé. Elle s’inscrit ainsi dans le champ de la santé dans toutes les politiques (‘Health in All Policies’) promu par l’Organisation mondiale de la santé et l’Union européenne, qui connaît un essor intéressantNote bas de page.Enfin, ce modèle d’application de l’évaluation d’impact sur la santé s’intéresse aux politiques publiques et non aux projets de promoteurs privés. Bien que des évaluations d’impact sur la santé puissent être réalisées à différents paliers gouvernementaux, l’atelier portait spécifiquement sur les projets mis en œuvre au niveau municipal (ou communal), où les évaluations d’impact sur la santé sont les plus fréquentes. Les multiples exemples présentés au cours de la journée provenaient donc de ce niveau de pouvoir.

Une structure en cinq étapes

Après cette introduction, les participants ont pu apprendre et, en sous-groupes, appliquer à un cas fictif les étapes de l’évaluation d’impact sur la santé. L’atelier visait en effet à les outiller pour entamer une démarche collaborative d’évaluation d’impact sur la santé des politiques publiques dans leur région ou leur localité.L’évaluation d’impact sur la santé suit une démarche structurée qui comprend les cinq étapes suivantesNote bas de page:1. Le dépistage: il s’agit d’abord d’identifier les déterminants de la santé qui peuvent être touchés par la proposition, et ce pour les différents groupes de population;2. Le cadrage: il faut ensuite sélectionner, parmi les effets supposés, ceux pour lesquels une recherche de données et une analyse seront effectuées et concevoir un cadre logique représentant graphiquement les hypothèses de liens;3. L’analyse: par après, il est essentiel de chercher des données sur le profil de la communauté touchée et de vérifier chaque effet supposé aux étapes précédentes, à partir de la littérature et des données fournies par la population elle-même;4. Les recommandations et le rapport: les résultats pertinents de l’analyse sont rédigés et les recommandations qui en émergent sont formulées à l’attention des décideurs, dans un langage accessible à tous les partenaires;5. L’évaluation: le travail s’achève sur une évaluation du processus de l’EIS menée (ressources utilisées, satisfaction des partenaires…) et de ses effets directs et indirects sur la prise de décision. Lorsque c’est possible, cette dernière étape comprend aussi la supervision de l’implantation des mesures suggérées et le suivi des impacts réels du projet sur la santé de la population.

Efficacité prouvée

Ce modèle d’application de l’évaluation d’impact sur la santé peut être considéré comme une avenue intéressante pour favoriser l’adoption de politiques publiques favorables à la santé et développer des collaborations avec le milieu municipal.Cependant, puisque ses recommandations n’ont aucun caractère contraignant, la question de son efficacité à influencer la prise de décision se pose légitimement. Une analyse de 54 évaluations d’impact sur la santé menées en Australie a démontré que 66% d’entre elles avaient eu une efficacité directe, c’est-à-dire avaient entraîné un ou des changements dans le projet étudié, que 23% avaient surtout mené à une prise de conscience des décideurs, que 6% avaient été utilisées de manière opportuniste, souvent pour faire valoir un projet, et que 6% n’avaient pas eu d’efficacité. Les résultats de cette étude récente corroborent ce qui a été trouvé antérieurement en Europe et aux États-Unis. Dans la grande majorité des cas, l’évaluation d’impact sur la santé permet donc de changer les façons de travailler et suscite de multiples prises de conscience, partages et apprentissages.

Expériences québécoises

Pour démontrer les retombées positives que peuvent entraîner les évaluations d’impact sur la santé, l’atelier s’est achevé sur une présentation animée de plusieurs projets réalisés au cours des dernières années en Montérégie, une région située au Sud-est de Montréal. À ce jour, près d’une dizaine d’évaluations d’impact sur la santé y ont été menées par la Direction de santé publiqueNote bas de page de cette région pionnière en collaboration avec le milieu municipal et une trentaine d’autres sont prévues d’ici à la fin de l’année 2015.Les conditions favorables à la mise en œuvre d’une évaluation d’impact sur la santé et les modèles collaboratifs ont été présentés et discutés à travers plusieurs projets visant le développement domiciliaire, le développement du territoire, la revitalisation ou encore le développement social d’une municipalitéNote bas de page.L’expérience montre que l’engagement de partenaires qui n’ont, de prime abord, pas de préoccupation de santé publique est non seulement possible, mais se révèle en outre bien souvent bénéfique pour leurs propres intérêts. Par exemple, un promoteur immobilier qui collabore à une évaluation d’impact sur la santé et qui intègre ses recommandations en montrant une préoccupation réelle pour la santé de la population verra généralement augmenter l’acceptabilité de son projet.Par ailleurs, étant donné que les municipalités n’ont aucune obligation de travailler en collaboration avec les acteurs de santé publique, lorsqu’un maire décide de se lancer dans une évaluation d’impact sur la santé, c’est volontairement qu’il accepte de soumettre son projet à leur regard. Pour augmenter les chances de succès de cette collaboration, il revient donc à ces derniers de privilégier une approche intersectorielle, de favoriser le dialogue, de tenir compte des particularités du contexte, d’adapter leur langage en vue d’atteindre une compréhension commune, de prendre en compte les besoins et capacités des décideurs et de se garder de toute attitude prescriptive. Le sentiment de confiance mutuelle, indispensable au succès de l’opération, repose en effet sur le respect de la légitimité de chacun.

Une stratégie de promotion de la santé

La santé est la résultante de ses multiples déterminants. Pour la promouvoir, il faut donc agir sur une multiplicité de fronts, qui se situent en-dehors du secteur de la santé lui-même. En 1986, la Charte d’Ottawa pour la promotion de la santé identifiait cinq stratégies d’action, parmi lesquelles figurait, en première position, l’élaboration de politiques publiques favorables à la santé : «La promotion de la santé va bien au-delà des soins. Elle inscrit la santé à l’ordre du jour des responsables politiques des divers secteurs en les éclairant sur les conséquences que leurs décisions peuvent avoir sur la santé, et en leur faisant admettre leur responsabilité à cet égard.» L’évaluation d’impact sur la santé propose une technique concrète, structurée et efficace pour atteindre cet objectif aux niveaux locaux et régionaux. Une pratique prometteuse, dont on ne peut que souhaiter un vaste déploiement dans les prochaines années, au Québec comme ailleurs.

Le Centre de collaboration nationale sur les politiques publiques et la santé est l’un des six Centres de collaboration nationale en santé publique du Canada, dont la mission est la synthèse et la diffusion des connaissances afin d’améliorer les politiques et les pratiques en santé publique. Son mandat spécifique est d’accroître l’expertise des acteurs de santé publique en matière de politiques favorables à la santé à travers le développement, le partage et l’utilisation de connaissances. Il s’intéresse particulièrement aux politiques publiques susceptibles d’avoir une influence favorable sur les déterminants sociaux, économiques et environnementaux de la santé.

HAMEL G. et al., Guide pratique : Évaluation d’impact sur la santé lors de l’élaboration de projet de loi et de règlement au Québec, Ministère de la Santé et des Services sociaux, Québec, 2006. La définition de l’Organisation mondiale de la santé (disponible sur www.who.int/hia/en) est aussi une excellente référence.

Relire à ce sujet l’article de Christian De Bock : Un dialogue politique sur les inégalités sociales de santé, Éducation Santé, n° 290, juin 2013 (https://educationsante.be/es/article.php?id=1591)

Ces cinq étapes sont notamment détaillées dans la brochure L’Évaluation d’Impact sur la Santé (EIS): une aide à la décision publique pour des choix sains, durables et équitables publiée par l’Union internationale de promotion de la santé et d’éducation pour la santé (UIPES), téléchargeable sur : www.iuhpe.org/images/GWG/HIA/PrincipesDirecteursEIS.pdf

Dans chacune des 17 régions du Québec, la Direction de santé publique a le mandat de s’assurer que les différents acteurs de la communauté mettent en œuvre les meilleures pratiques en matière de promotion de la santé, de prévention de la maladie, des problèmes psychosociaux et des traumatismes ainsi que de protection de la santé publique. Elle assume également des fonctions de surveillance de l’état de santé et de bien-être de la population ainsi que d’évaluation des programmes.

Plusieurs rapports et documents de référence peuvent être consultés à l’adresse suivante: https://extranet.santemonteregie.qc.ca/sante-publique/promotion-prevention/eis.fr.html

Les comportements alimentaires sains : juste une question de moyens et d’éducation?

Le 30 Déc 20

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Les comportements alimentaires sains : juste une question de moyens et d’éducation?

L’adoption de comportements alimentaires sains est encore souvent perçue comme dépendant uniquement du choix des personnes. Selon cette vision, la malbouffe relèverait donc de la seule responsabilité individuelle. Or d’autres facteurs explicatifs sont communément avancés, comme les moyens financiers dont disposent les personnes et leur niveau d’éducation.Si ces deux aspects sont déterminants, ils sont loin d’être les seuls. Outre le fait que les acteurs de la filière alimentaire (industrie, distributeurs etc.) déterminent l’enveloppe des choix possibles, les décisions d’achats des consommateurs ne sont pas seulement guidées par leurs moyens financiers et leur perception des informations se rapportant aux produits. Elles sont aussi largement déterminées par le goût, qui reste le critère d’achat numéro un. Or, le goût est socialement construit, il est influencé entre autres par la culture familiale, les identités et les appartenances sociales.L’existence d’inégalités sociales en matière d’alimentation est avérée, comme en témoigne la plus grande prévalence de l’obésité chez les populations défavorisées. Ces inégalités sont également mises en évidence par l’analyse des dépenses pour certains types de produits. Ainsi, la consommation de poissons, de fruits et de légumes frais augmente avec le statut social.Toutefois, contrairement à ce que l’on pourrait penser, les différences de revenus n’entraînent pas de grands écarts de la part relative de l’alimentaire dans le budget total. La différence en valeur des budgets accordés à l’alimentation serait due «au changement qualitatif de nourriture qu’entraîne une hausse de revenus»Note bas de page.Même si la part des dépenses liées à l’alimentation a fortement diminué depuis plusieurs décennies, elle reste l’un des premiers postes pesant sur des ménages (surtout les plus défavorisés) qui doivent effectuer un arbitrage au niveau de leurs engagements. Or, le contexte économique actuel, caractérisé par l’augmentation des dépenses contraintes comme le logement, l’augmentation du désir de consommation de produits de nouvelles technologies ou encore la perception d’une baisse du pouvoir d’achat, conduit les ménages à arbitrer leurs dépenses en défaveur de l’alimentationNote bas de page.Étant donné que l’alimentation est un déterminant de la santé majeur, ces inégalités de pouvoir d’achat se muent en inégalités sociales de santé. C’est clair, le revenu disponible est un facteur déterminant de la consommation alimentaire mais il n’explique pas tout.Il a été mis en évidence que l’alimentation et l’activité physique sont fortement liés au statut socio-économique dans l’enfance, même si celui-ci a changé au cours de la vie. Cela suggère que d’autres facteurs que le seul aspect financier jouent un rôle dans les comportements alimentaires. En effet, les goûts et comportements des individus sont modelés notamment par les traditions familiales, les conditions sociales d’existence et de travail, la culture locale ou encore le système de valeurs.

Complexité des niveaux d’influence

C’est ce qu’exprime la hiérarchie de Veblen (voir schéma) qui répertorie différents niveaux d’influences sur les comportement de consommation avec dans l’ordre: la culture (qui définit des styles de vies), la sous-culture (générations, groupes nationalités, groupes religieux, groupes ethniques et groupes régionaux), la classe sociale (qui définit un système de valeurs, des intérêts, des modes de vie et des comportements), les groupes de référence (groupes auxquels on n’appartient pas mais qui exercent une attirance ou une répulsion), les groupes de contact (amis, voisins, collègues, pairs etc.) et enfin la famille, qui est le groupe d’influence le plus direct et le plus durableNote bas de page.

Hiérarchie de Veblen

Image

Source: M. Padilla, S. Jazi, M. Seltene, 2001

Freins socio-culturels

Il apparaît donc qu’il existe des déterminants socio-culturels des comportements alimentaires qui constituent autant de freins à l’adoption d’une alimentation saine qu’il convient de déconstruire. Quels sont-ils? Pourquoi les normes d’alimentation ne sont-elles pas adoptées par tous? Une étude de Masullo et Régnier (2009), s’est penchée sur ces questions et a apporté des éléments de réponse très intéressants.Les freins sont nombreux et ne se réduisent pas aux seules contraintes économiques. Les goûts, les styles de vie et les représentations collectives jouent également un rôle. En effet, la consommation alimentaire constitue «un espace où se forgent et se lisent goûts et identité de classe, auxquels peuvent venir se heurter les normes actuelles de santé publique en matière d’alimentation». En conséquence, «la capacité à produire et à intégrer les normes relève des appartenances sociales»Note bas de page.L’étude met ainsi en évidence une nette opposition entre les catégories aisées, qui diffusent et s’approprient plus aisément les normes actuelles, et les catégories défavorisées. Plusieurs éléments d’explication sont mis en avant. Chez ces dernières, les goûts alimentaires sont guidés par un souci d’intégration sociale. En effet, consommer ne signifie pas seulement acquérir des biens matériels mais est une forme de participation à la vie sociale. Le fait que le choix des ménages défavorisés se porte plus volontiers sur des produits industriels est justement une manière de participer à la société de consommation dont ils sont exclus sous bien des aspects.Le rapport à l’alimentation que l’on transmet à ses enfants diffère également selon les milieux. En milieu aisé, l’accent sera plus mis sur l’inculcation de principes tandis qu’il sera mis, en milieu modeste, sur l’abondance et l’exercice d’une forme de choix. De même, les représentations du lien entre alimentation et santé et la signification de l’acte de prendre soin de son corps s’opposent.Les catégories aisées adopteront une approche plus préventive du régime alimentaire et s’attacheront à contrôler le poids, tandis que les catégories plus modestes feront plutôt régime si elles y sont contraintes pour des raisons de santé (approche curative). Ces dernières peuvent voir dans la perte de poids une fragilisation du corps, que l’on aura tendance à consolider non par l’activité physique mais par le renforcement de l’intérieur.Enfin, les repères normatifs en matière de corpulence ne sont pas les mêmes, l’intérêt pour la minceur augmentant avec le statut socialNote bas de page. En conséquence, les personnes en surpoids ou obèses qui sont issues de milieux modestes sont «conscientes de ce fait mais se trouvent également dans une situation de normalité de fait dans leur groupe»Note bas de page.Autre apport intéressant de l’étude de Masullo et Régnier: la classe intermédiaire ne s’approprie pas les normes actuelles d’alimentation et de corpulence de manière homogène. Les catégories intermédiaires intégrées et modestes en ascension manifestent hyper adhésion et bonne volonté tandis que les catégories modestes et populaires adoptent une posture critique.Ceci peut s’expliquer par l’importance de l’intégration sociale, qui favorise l’attention aux normes et qui modère donc l’effet de pauvreté. La trajectoire sociale est également une explication. La volonté de conformité aux normes d’alimentation et de corpulence chez les individus en trajectoire d’ascension sociale, ou chez ceux qui redoutent une forme de déclassement est plus grande car, à travers la corpulence est lue la position sociale. Enfin, la structure familiale joue également un rôle. L’arrivée d’un enfant, par exemple, va déclencher l’attention aux normes tandis que les accidents de la vie (rupture, deuil) peuvent au contraire l’abaisser.Ainsi, aux côté des groupes favorisés, qui diffusent et s’approprient facilement les normes d’alimentation et de corpulence, figurent ceux qui manifestent une forme de réaction populaire, qui expriment une forme de ‘liberté’ du point de vue des contraintes morale, économique et sociale, un refus à l’égard d’un surcroît de contraintes, à la différence de ceux qui cèdent à la pression normative.Pour conclure, le revenu ou encore le niveau d’éducation ne suffisent donc pas à expliquer les comportements alimentaires. La réception et la diversité de la mise en pratique des normes nutritionnelles s’expliquent donc aussi par les représentations de l’alimentation, celles du corps, la symbolique de la maladie, le lien établi ou non entre santé et alimentation. Et ces représentations collectives et identités sont propres à chaque classe. Il ne suffit pas d’augmenter les revenus ou de baisser les prix, ou encore ‘d’éduquer’ pour modifier les choix alimentaires. Des recommandations de santé qui ne tiendraient pas compte des systèmes de valeurs, des goûts et des styles de vie se révèleraient donc inefficaces. Au contraire, elles risqueraient d’augmenter les inégalités de santé en étant plus efficaces dans les milieux aisés que dans les milieux défavorisés.©Stéphanie Jassogne

DUQUESNE, B., ‘Hypermoderne, le mangeur belge?’, ULg Gembloux Agro-Bio Tech, Unité d’Économie et Développement rural. p. 5.

HÉBEL, P., (2008), ‘Alimentation. Se nourrir d’abord, se faire du bien ensuite’, Crédoc -Consommation et modes de vie, n° 209 – février 2008.

M. PADILLA, S. JAZI, M. SELTENE, (2001), ‘Les comportements alimentaires. Concepts et méthodes’, Options méditerranéennes, Sér. B/n°32, 2001- Les filières du lait et dérivés en Méditerranée.

MASULLO, A. et RÉGNIER, F. (2009), ‘Obésité, goûts et consommation. Intégration des normes d’alimentation et appartenance sociale’, Revue française de sociologie, 2009/4 Vol. 50, p.751.

MASULLO, A. et RÉGNIER, F. (2009), op.cit., p.760.

MASULLO, A. et RÉGNIER, F. (2009), op.cit., p. 757 et 758.

L’épidémiologie, une vieille dame tenace

Le 30 Déc 20

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L’attention portée aux déterminants sociaux de santé est loin d’être une mode récente : l’épidémiologie n’a cessé, dès sa naissance, de démontrer les liens existant entre la santé et les conditions de vie. Elle a toujours eu du mal à prendre la place qui lui revient et reste un parent pauvre dans les politiques relatives au bien-être et à la santé. Mais elle a de solides racines.

Misère des peuples : mère de la maladie

Qui n’a pas entendu parler des inégalités sociales face à la santé ? Les professionnels ont le nez dessus chaque jour, l’Organisation mondiale de la santé lance l’alerte depuis les années ‘70, les médias relaient les études qui le démontrent, les chercheurs continuent à affiner leurs analyses.

Ce constat n’est pas neuf. Au XVIIe siècle, déjà, deux médecins anglais soutiennent la nécessité de tenir un registre des maladies et des événements touchant à l’éducation, au logement, aux professions, au mode de production (1) : ces aspects de la vie influent à leurs yeux sur la santé des populations.

Dans la même veine, l’ Abbé Claude Fleury, juriste et ecclésiastique français expose au tournant du XVIIIe siècle l’importance de la qualité de l’eau, du vêtement, du logement et des conditions de vie : il estime même que le gouvernement a la responsabilité d’améliorer ces conditions !

Un peu plus tard, lorsqu’arrive le siècle des Lumières, la pratique médicale est ébranlée : les philosophes croient au progrès de l’humanité guidée par la raison, et s’élèvent contre toutes les formes d’obscurantisme – notamment celui des médecins, dont la science pour le moins incertaine est intriquée aux superstitions et aux croyances religieuses (2) (Molière avait déjà, au siècle précédent, moqué le charlatanisme et la superstition dans ‘Le médecin malgré lui’).

Ces idées se renforcent grâce aux progrès de la science. Il devient clair que certains maux considérés comme inévitables ne le sont pas : il est possible d’en trouver les causes et de les combattre en amont. C’est dans cette voie que l’Angleterre, la première, organise un enseignement de santé publique et d’hygiène tandis qu’en France, des écoles de santé sont créées en 1794 au sein des écoles de médecine. Elles s’intéressent avant tout aux risques industriels et à l’assainissement de l’environnement, thèmes bien d’actualité en cette période de pré-industrialisation.

‘Misère des peuples : mère de la maladie’ : c’est le titre d’une leçon magistrale donnée en 1790 par Johann Peter Franck, doyen de la faculté de médecine de Pavie et directeur général de la Santé publique en Lombardie. Ce médecin clinicien allemand est aussi épidémiologiste et statisticien de la santé; il plaide pour que des enquêtes de population soient menées et que les causes de décès, de maladie et de stérilité soient élucidées sur base d’analyses statistiques. Ces idées se propagent via ses élèves dans divers pays : Danemark, Hongrie, Russie, Italie, Angleterre, France, Suisse.

Ainsi se construit une vision qui sera largement confirmée par les effets de la ‘révolution industrielle’ du XIXe siècle : les immenses progrès techniques réalisés à cette époque s’accompagnent d’un bouleversement des modes de production et des conditions de vie, d’une paupérisation des travailleurs (3) et d’un cortège de problèmes sanitaires, notamment les épidémies infectieuses. Pierre Charles Alexandre Louis (1787-1872), médecin clinicien français, constate l’inefficacité de la médecine clinique d’alors, particulièrement dans le domaine des épidémies; il introduit les méthodes statistiques appliquées à l’observation clinique. Un de ses élèves anglais, William Farr «dénonce vigoureusement la myopie clinique consistant à baser la pratique médicale thérapeutique sur une relation exclusivement individuelle médecin-malade, ignorant l’observation statistique qui, seule, permet d’anticiper la survenue de la maladie et de promouvoir une activité préventive».

Les médecins progressistes plaident ainsi pour que la médecine s’engage dans la voie de la santé publique : «La science médicale est intrinsèquement et essentiellement une science sociale et tant que cela ne sera pas reconnu dans la pratique nous serons privés de ses bénéfices et devrons nous contenter d’une coquille vide, d’un faux-semblant».

Médecine sociale et bactéries

Parallèlement, la médecine connaît deux tournants majeurs qui la sortent de l’empirisme et l’élèvent au rang d’une science. Le premier tournant est initié par Claude Bernard qui développe la médecine expérimentale, une «science conquérante» dit-il (4). Avec lui, le corps humain sort radicalement du domaine sacré : il peut être investigué, disséqué; le développement de l’anatomo-pathologie permet de mieux comprendre son fonctionnement et aboutit à plusieurs grandes découvertes médicales.

Le deuxième tournant est dû à Louis Pasteur qui réfute la théorie de la génération spontanée et prouve l’existence des germes. Cela permet de mieux comprendre les mécanismes de transmission et réaliser des progrès énormes vis-à-vis des maladies infectieuses. La consécration de Pasteur devient immense et internationale lorsqu’il met au point le vaccin contre la rage.

S’écartant des superstitions et des pratiques aléatoires ou charlatanesques, la médecine devient une science capable d’associer un germe à chaque maladie, une cause unique à toute manifestation pathologique. Une science qui semble tout promettre : «L’inconnu pathologique cède du terrain, les mystères du monde matériel trouvent des explications toujours plus fondées et plus convaincantes. La science, impérialiste, accroît irrésistiblement son territoire. Confortée par les premiers succès de Pasteur, la vérité scientifique, une et indivisible, est perçue comme immuable. Telle est la nouvelle foi du XIXe siècle!» (5)

Les hygiénistes sont les alliés convaincus de Pasteur et de la lutte contre l’infection. Mais en même temps, leurs visions globales passent un peu inaperçues. Le modèle bio-médical qui se construit propose en effet une lecture plus étroite de la maladie, ne s’attache pas aux conditions sociales qui la produisent. À vrai dire, «n’était-il pas infiniment plus facile de mobiliser les moyens et les énergies pour rechercher et découvrir un agent seul responsable d’une maladie et développer la lutte contre lui plutôt que de promouvoir de vastes programmes visant à modifier les habitudes de vie, à assainir les logements, à réglementer les conditions de travail, à éduquer la population ?»

Les indéniables progrès dus à Pasteur auraient en quelque sorte eu des effets pervers : «La maladie entrait dans le laboratoire qui du même coup devenait le lieu du progrès médical. La bactériologie était devenue la science dominante. Toute autre discipline médicale, et l’épidémiologie ne faisait pas exception, n’avait de valeur que relativement à elle».

Un malheureux divorce

Au début du XXe siècle, ce changement de paradigme modifie le cursus de formation des médecins et détermine les priorités de la recherche médicale. La médecine clinique et la santé publique entament leur divorce : l’épidémiologie, la prévention, les méthodes statistiques sont progressivement évacuées du curriculum médical. Les instituts d’hygiène acquièrent un statut propre, ce qui amène à distinguer clairement, d’une part les aspects populationnels/écologiques de la santé, d’autre part les aspects individuels et bactériologiques centrés sur la maladie.

Dès lors, les professionnels se spécialisent dans l’une ou l’autre direction – et auront par la suite bien du mal à retrouver des perspectives communes. D’autant plus que la médecine curative devient grâce à des progrès scientifiques et technologiques majeurs de plus en plus efficace et que le corps médical devient un acteur social puissant.

Changer de paradigme

Il faudra attendre les années 50 pour que l’épidémiologie et la santé publique trouvent un nouvel essor et soient reconnues comme des disciplines scientifiques à part entière. Elles sont toutefois encore bien loin de guider les politiques, comme le soulignait Alain Levêque (École de santé publique de l’ULB) à l’occasion du cinquantième anniversaire de son institution : «La santé publique reste, en Belgique comme dans la plupart des pays du monde, le parent pauvre des systèmes de santé. L’effort collectif consacré à la promotion de la santé et à la prévention reste insignifiant et les budgets mis à la disposition de ces politiques sont dramatiquement faibles. Les décideurs doivent être conscients que ne pas investir aujourd’hui mettra immanquablement en péril les finances publiques de demain et la santé des générations futures».

Devenez scandaleusement riches

Marie-Christine Closon, économiste de la santé à l’UCL précise et confirme ce constat dans une communication personnelle : «On observe clairement aujourd’hui un rendement décroissant des dépenses dans le secteur curatif. Autrement dit, il faut investir toujours plus pour obtenir un même niveau d’amélioration. Malgré ces investissements, les inégalités de santé persistent. Face à ces constats, de nombreuses voix s’élèvent pour prendre en compte, de manière beaucoup plus radicale, l’impact des facteurs environnementaux, sociaux, culturels, politiques, sur la santé.»

Cet article est largement basé sur un exposé de Brigitte Martin-Béran fait en 1995 à l’occasion du 25e anniversaire de l’Institut universitaire de médecine sociale et préventive (IUMSP) à Lausanne.

Les citations non référencées viennent de ce texte. Il a été publié dans Santé Conjuguée n° 65, juillet 2013. Nous le reproduisons avec son aimable autorisation.

(1) Naissances et décès étaient déjà enregistrés à Londres et en France dès le XVIe siècle.
(2) A. Hoffman, ‘Pourquoi Dieu nous envoie-t-il des maladies’, Santé conjuguée n° 16, avril 2001.
(3) Robert Castel, ‘L’insécurité sociale: qu’est-ce qu’être protégé’, La république des idées, Seuil, octobre 2003.
(4) G. Canguilhem, ‘L’idée de médecine expérimentale selon Claude Bernard’, in Études d’histoire et de philosophie des sciences, Paris, Vrin, 1968.
(5) Bruno Dujardin, ‘Politiques de santé et attentes des patients: vers un nouveau dialogue’, Karthal éditions Charles Léopold Mayer, 2003.

La négligence parentale est une terrible absence

Le 30 Déc 20

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La société dans son ensemble gagnerait à mieux comprendre et connaître la négligence parentale. Considérée aujourd’hui comme un syndrome psychosocial bien identifié dans le registre de la maltraitance, la négligence parentale est une absence de gestes appropriés pour assurer la sécurité, le développement et le bien-être de l’enfant. On la repère fréquemment de manière indirecte, c’est-à-dire par l’observation de ses conséquences. Insidieuse et souvent peu visible, elle est fondamentalement destructrice.

Dès sa naissance, le nouveau-né a un besoin vital de vivre dans une niche affective sécurisante où il pourra établir un lien particulier avec un adulte stable, toujours le même, fiable, prévisible, accessible, capable de comprendre les tensions que l’enfant ressent et de les apaiser.

Cette niche permet aussi de satisfaire ses besoins primaires: nourriture, santé, hygiène, habillement, éducation, protection.

Le bébé va, par ailleurs, y recevoir les nourritures de l’âme indispensables à toute vie humaine épanouie: amour, affection, attention, écoute, disponibilité psychique de la part des figures d’attachement qui l’entourent, la première de ces figures étant sa mère.

C’est donc dans cette niche affective sécurisante que l’enfant va pouvoir grandir, se développer, faire ses apprentissages, déployer ses ailes avant de prendre son envol pour entrer pleinement dans la grande aventure humaine qu’est la vie.

Malheureusement, de nombreux enfants ne connaissent pas et ne connaîtront peut-être jamais ces conditions idéales de vie. Certains enfants ont perdu un parent ou sont orphelins. De nombreux enfants sont maltraités physiquement et psychologiquement. D’autres encore sont abusés sexuellement, violés.

Par ailleurs, il existe une forme de maltraitance dont on parle peu, sur laquelle on attire peu l’attention parce qu’elle est très subtile et souvent, dans un premier temps, peu visible : il s’agit de la négligence parentale qui se caractérise, non pas, par ce que l’on fait à un enfant, mais par ce qu’on ne lui fait pas. «La négligence parentale est un sujet extrêmement important», estime le Professeur Emmanuel de Becker, pédopsychiatre aux Cliniques Universitaires Saint-Luc et responsable de l’équipe SOS Enfants de Saint-Luc. «Il s’agit d’une atteinte au niveau des besoins élémentaires de l’enfant pour qu’il puisse se construire, s’épanouir, se développer. La négligence parentale n’est pas une maltraitance active dans le sens où on frappe l’enfant, où on abuse de lui. Elle concerne un enfant qui n’est pas pris en compte, qui n’existe pas, qu’on oublie. Elle provoque des dégâts dans la construction psychique et relationnelle du jeune sujet.»

Différentes formes

La négligence peut être ou non intentionnelle. Elle est soit visible (l’enfant va à l’école avec une allure négligée, il est sale, porte une tenue vestimentaire inadéquate, n’a pas de collation), soit pratiquement invisible, du moins jusqu’à ce que les premiers effets de la négligence ne la rendent visible par la souffrance et les symptômes qu’elle provoque.
La négligence peut s’avérer fatale en raison du manque de soins, de nourriture ou de protection physique accordés à l’enfant.

Elle peut aussi l’être parce qu’un manque d’amour et de contact humain entrave son développement. Dans certains cas, la négligence enferme l’enfant dans un isolement sensoriel, mine lentement et continuellement son esprit jusqu’à lui laisser peu de désir d’entrer en relation avec les autres et d’explorer le monde. Aussi, la négligence parentale est-elle une terrible absence.

«On rencontre des tableaux de négligence très sélective où un enfant ne manque de rien, comme on dit, sur le plan matériel, mais connaît de grandes carences au niveau de la relation et sur le plan affectif», souligne le Prof. de Becker.

Par ailleurs, l’enfant qui souffre de négligence parentale n’en parle pas, ce qui rend le repérage difficile. «Lorsqu’il y a une maltraitance physique ou sexuelle, l’enfant peut en parler car elle est visible», explique le pédopsychiatre. «Quand il s’agit de négligence parentale, l’enfant va se taire et s’y adapter d’une certaine façon, parce qu’il a toujours connu cela dans sa famille, parce qu’il n’y a pas un avant et un après, contrairement à l’abus sexuel, à la maltraitance physique et psychologique où le processus est habituellement graduel.»

D’où l’importance d’être attentif pour tenter de repérer les cas de négligence parentale et y remédier le plus rapidement possible.

Lésions au cerveau

On sait, notamment grâce aux recherches menées par Boris Cyrulnik, que les traumatismes de la petite enfance provoquent des lésions au niveau du cerveau. C’est ce qu’il explique dans son livre intitulé ‘Quand un enfant se donne «la mort»’(1) : «Tous les traumas précoces imprègnent des traces de vulnérabilité dans la mémoire biologique du tout-petit», explique Boris Cyrulnik. Le fait que le nourrisson soit secoué par des parents exaspérés déchire parfois ses méninges. Les violences autour de l’enfant, les cris et les menaces l’affolent et l’empêchent d’acquérir l’attachement sécure qui, en cas de malheur, pourrait le protéger. La maltraitance directe, les coups sur son petit corps ou les abus sexuels provoquent de graves troubles du développement. Mais c’est la négligence affective, l’isolement sensoriel ou un environnement technique trop déshumanisé qui altèrent durablement le développement du système nerveux et l’apprentissage des rituels d’interaction qui nous permettent de vivre ensemble

Une chute vertigineuse dans le vide

«On ne peut pas grandir seul», insiste Emmanuel de Becker. «On a toujours besoin des autres, besoin d’être en contact, en relation les uns avec les autres. Même notre constitution biologique, morphologique va dans ce sens-là. Lorsque l’enfant est en manque de personnes, de supports identificatoires, il peut présenter une profonde détresse psychique, parfois aussi physique, et manifester une souffrance telle qu’il plonge dans une dépression pouvant débuter tôt dans sa vie. Si l’enfant continue à évoluer dans le marasme de la négligence parentale, à l’adolescence il est clair qu’il peut plonger davantage encore, adopter des conduites addictives, des comportements à risque, aller de plus en plus mal, jusqu’à faire des tentatives de suicide. N’oublions jamais que lorsqu’un jeune tombe dans l’alcoolisme, la drogue, les médicaments, c’est souvent parce qu’il tente de barrer une chute vertigineuse dans le vide, parce qu’il essaie de combler un manque, de contenir son malaise interne. Derrière la recherche d’un substitut matériel, le jeune est en fait à la recherche de supports affectifs

Quels facteurs de risque ?

L’isolement, la dépression, une déficience mentale de la maman, les addictions sont des facteurs de risques importants dans l’apparition de la négligence parentale. Des parents qui ont été maltraités physiquement et mentalement, abusés, négligés dans leur enfance sont plus susceptibles de devenir négligents envers leurs enfants.

Emmanuel de Becker attire l’attention sur les conditions socio-économiques. «Le manque d’argent, les dettes peuvent aggraver des difficultés relationnelles entre les parents et leurs enfants.» Il pointe également la durée des séjours en maternité. «Le temps que passe la maman avec son nouveau-né à la maternité est devenu trop court pour nombre de parents. Dans de nombreuses familles où les liens sont abîmés, une fois sortie du cocon de l’hôpital, la maman se retrouve seule, sans relais. Je trouve dommage qu’il n’y ait pas un accompagnement un peu plus consistant que les quelques jours passés à l’hôpital. Ces quelques jours donnent à peine le temps à la maman de se retourner, de retrouver une condition physique et psychique, alors qu’elle doit établir ses premiers liens avec son enfant. C’est vrai qu’il y a les travailleuses médico-sociales de l’ONE, mais elles sont elles-mêmes surchargées. Alors, le risque de non disponibilité psychique de la mère à l’égard de son enfant est bien réel.»

Enfin, le pédopsychiatre relève des situations de divorce génératrices de négligence affective. «Les procédures de divorce sont parfois tellement complexes et longues qu’un enfant peut être privé d’un de ses parents pendant une période conséquente. Lorsqu’un divorce s’accompagne de tensions, de conflits qui perdurent dans le temps, l’enfant se retrouve au milieu de la ‘zone de guerre’ et le risque de négligence affective est énorme. Parfois aussi, l’enfant est pris dans un conflit de loyauté, ce qui contrecarre son investissement à l’égard d’une de ses racines parentales

L’importance de la prévention

Accompagner les jeunes parents est primordial, estime le Prof. de Becker. « La société gagnerait à pouvoir les accompagner, peut-être plus encore quand elle est en perte de repères comme la nôtre. Même entre générations, on ne sait plus trop se parler. La société doit proposer des substitutions professionnelles pour les jeunes parents. Quand les parents ne peuvent pas ou ne savent pas assurer leur rôle parental, on peut espérer que leur enfant va rencontrer sur sa route des personnes de substitution qui vont l’aider à croire en lui, en ses capacités, en sa valeur. Boris Cyrulnik parle de tuteur de résilience, c’est-à-dire de personnes de référence, de personnes socles, de rencontres heureuses et épanouissantes sur lesquelles l’enfant va s’appuyer pour se sentir aimé, pour sentir qu’il a de la valeur, pour qu’il puisse se construire au niveau de son identité, avoir des projets de vie. Sur le plan de la prévention, les acteurs de la santé prônent de plus en plus l’idée de développer des plans d’accompagnement par rapport à la population générale. Il est aussi très important de rejoindre les familles plus fragiles, celles qui vivent dans l’errance suite à un changement de pays, de culture

Intervenir le plus tôt possible est primordial. « Non pas en culpabilisant les parents, mais en les responsabilisant, en développant avec eux un partenariat », poursuit le pédopsychiatre. «Travailler en réseau permet de voir comment l’enfant se développe. De nombreux tests et outils standardisés nous permettent d’observer l’état évolutif d’un enfant. Mais pour cela, il faut avoir accès aux enfants. Les consultations ONE sont un bon biais pour assurer l’encadrement des mamans. Mais si des mamans ne veulent pas de cet accompagnement, qui va constater les négligences parentales ?»

Évelyne Marchal, assistante sociale et responsable clinique de l’asbl Aide et Prévention Enfants-Parents de Charleroi estime elle aussi qu’il est très important d’aider les parents négligents. « Les parents très carencés ont été eux-mêmes des enfants fort carencés. Quand on n’a pas eu de modèle, c’est difficile. Des parents sont parfois réellement soulagés quand on nomme la négligence. Il est important de mettre à leur disposition d’autres compétences pour soutenir celles qui leur manquent. Cela peut être une aide éducative, logistique, un travail sur la relation parents-enfant. Les parents très isolés ont clairement besoin d’aide, qu’il s’agisse d’une aide familiale ou d’un soutien. Par ailleurs, il est primordial de bien former les professionnels afin qu’ils puissent reconnaître les signes de détresse chez les enfants. Mais il faut aussi que la société puisse donner suffisamment d’outils pour soigner ces enfants et mieux accompagner les parents. Or, ces outils sont insuffisants.»

(1) Quand un enfant se donne «la mort», Boris Cyrulnik, Éd. Odile Jacob, Paris, 2011.

Participer ou non au dépistage du cancer du sein ?

Le 30 Déc 20

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Petit tour d’horizon des avantages et des inconvénients dans un langage accessible à toutes

D’après un communiqué du Centre fédéral d’expertise des soins de santé (KCE)

Vais-je me soumettre à un examen de dépistage du cancer du sein ou non ? Cela améliorera-t-il mes chances de survie ? Ce dépistage ne présente-t-il pas aussi des inconvénients ? Que se passe-t-il si une anomalie est découverte ? Ce sont là quelques-unes des questions que les femmes peuvent se poser lorsqu’un dépistage leur est proposé.

Afin de pouvoir choisir en connaissance de cause, toute femme doit avoir reçu une information claire et exhaustive sur les avantages et les inconvénients de se faire dépister ou non. Le KCE a élaboré un ensemble de messages neutres à l’intention des femmes qui ne sont pas particulièrement à risque d’avoir un cancer du sein. Une attention particulière a été apportée à la clarté du discours afin de le rendre accessible à toutes les femmes. Ce matériel didactique est destiné à toute personne active dans le domaine, et peut être utilisé avec les femmes concernées. Il peut aussi être inséré dans une documentation écrite.

De manière générale, 40 ans est l’âge à partir duquel une femme peut se voir proposer un dépistage du cancer du sein, voire le demander d’initiative, même si elle n’a ni symptôme ni antécédent familial. Cette proposition peut être formulée par le gynécologue ou le médecin de famille.

Les femmes âgées de 50 à 69 ans sont pour leur part invitées de manière systématique par les pouvoirs publics à se soumettre tous les deux ans à un dépistage gratuit du cancer du sein.

Pour être en mesure de décider en connaissance de cause de participer ou non au dépistage, la femme doit recevoir une information claire et exhaustive.

Pour ce faire, le KCE a collecté toutes les informations scientifiques pertinentes en se basant sur les études internationales et sur les données belges. Les informations et les chiffres qui résultent de ce travail sont présentés le plus souvent possible sous forme de schémas faciles à comprendre. Ce matériel ne comporte aucune prise de position en faveur ou en défaveur du dépistage.

L’intelligibilité de ce matériel a été testée auprès d’un échantillon de femmes de tous niveaux d’instruction afin de le rendre accessible au plus grand nombre.

La grande majorité des femmes n’est pas exposée à un risque accru

L’information est destinée à la grande majorité des femmes (94%) qui ne présentent pas de risque accru de cancer du sein. Par contre, il est recommandé aux femmes présentant un risque accru (par exemple des antécédents de cancer du sein dans la famille) ou ayant des symptômes, (comme un nodule dans le sein) de consulter leur médecin afin d’obtenir un complément d’information.

Le risque d’être atteinte d’un cancer du sein dépend dans une très large mesure de l’âge

Une femme sur 9 aura un cancer du sein. Cette assertion est de notoriété publique et suscite souvent de l’inquiétude. C’est la raison pour laquelle il convient de nuancer ce propos. Le chiffre 9 exprime le risque sur toute une vie et varie considérablement en fonction de l’âge. C’est ainsi que dans la quarantaine, seule une femme sur 50 est atteinte du cancer du sein. Ce risque augmente jusqu’à la septantaine pour diminuer ensuite.

Avantage : diminution de la mortalité due au cancer du sein

Contrairement à ce que l’on pense parfois, le dépistage ne diminue pas le risque de cancer du sein. Il peut toutefois réduire le nombre de décès dus au cancer, parce qu’il permet une détection précoce du cancer et ainsi un traitement plus efficace.

Inconvénient : surtraitement et irradiation

Les femmes ne semblent pas être au courant des inconvénients liés au dépistage du cancer du sein. Cette information est pourtant nécessaire à une prise de décision mûrement réfléchie.

Un désavantage du dépistage réside dans la découverte et le traitement de cancers ‘dormants’. Il s’agit de cancers du sein qui ne se développent pas et qui n’auraient jamais été découverts sans le dépistage. Les médecins ne peuvent pas prédire l’éventuel réveil de cancers dormants et traitent dès lors toutes les tumeurs découvertes pour des raisons de sécurité.

Avant la ménopause, les rayons X de la mammographie peuvent également causer le cancer du sein. C’est une des raisons pour lesquelles le dépistage systématique chez les femmes de 40 à 49 ans n’est pas recommandé par les pouvoirs publics.

L’utilité d’associer d’emblée l’échographie à la mammographie n’est pas prouvée

Le matériel présenté par le KCE concerne les campagnes de dépistage organisées par les autorités et qui satisfont aux normes de qualité européennes.

Ce matériel ne concerne donc pas le dépistage réalisé par un médecin individuel, comprenant une mammographie suivie directement d’une échographie. Ce type de dépistage n’est pas recommandé car son utilité n’est pas prouvée.

Le KCE recommande à toutes les instances et personnes qui promeuvent et/ou exécutent le dépistage du cancer du sein de dispenser aux femmes une information compréhensible et exhaustive. Ce n’est que de cette manière que les femmes, fortes d’une liberté accrue, pourront prendre une décision mûrement réfléchie…

Le rapport complet peut être consulté à l’adresse
https://kce.fgov.be/fr/publication/report/d%C3%A9pistage-du-cancer-du-sein-messages-en-support-d%E2%80%99un-choix-inform%C3%A9

Développement durable et promotion de la santé : une alliance tumultueuse

Le 30 Déc 20

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Marier le développement durable et la promotion de la santé… Une évidence pour les uns, une source de confusion pour les autres. Certainement un enjeu d’actualité. Si les notions convergent dans leurs concepts et à travers de nombreuses applications concrètes, la gestion conjointe de ces deux secteurs n’est pas sans poser plusieurs défis.

La convergence entre promotion de la santé et développement durable (1) s’appréhende d’abord sur le terrain, à travers leurs applications communes. Qualité de l’air et de l’eau, aménagement du territoire, transport, agriculture durable et biologique, gestion des déchets… Les domaines où l’un et l’autre se rejoignent, voire se mêlent, sont multiples.

Celui des transports est sans doute le plus évocateur : les modes de transport favorables à l’environnement sont aussi ceux qui sont généralement préconisés pour atteindre ou maintenir une bonne santé. Il est démontré que la présence de transports en commun dans un quartier et une grande densité de services diminuent le risque de surpoids et de problèmes cardiovasculaires de la population, en augmentant le temps de marche. Il y a donc un véritable intérêt pour les acteurs de santé publique à s’intéresser aux modes de transport et à renforcer leurs partenariats avec les responsables de l’aménagement urbain.

Cependant, s’il existe souvent un lien entre santé et environnement, celui-ci n’est pas toujours aussi univoque qu’il n’y paraît.

La présence d’une piste cyclable a par exemple un effet multiple sur la santé non seulement de ceux qui l’utilisent mais aussi de l’ensemble de la population avoisinante. D’abord, elle incite à l’adoption de la saine habitude qu’est la pratique cycliste, avec les impacts que l’on connaît sur le plan de la santé physique, psychologique et sociale. Ensuite, elle contribue au désengorgement du trafic, qui diminue le risque d’accident, et participe à l’effort de réduction des gaz à effet de serre, qui entraîne des retombées sur la santé environnementale. En revanche, à vélo, on se trouve davantage soumis aux polluants issus du trafic automobile et plus vulnérable en cas d’accident de la route.
Chaque relation environnement-santé mérite donc une analyse car, bien que ce soit souvent le cas, tout ce qui est sain pour la planète ne l’est pas nécessairement pour l’individu et réciproquement.

Retour aux sources conceptuelles

Pour bien comprendre la relation qui s’est établie entre les deux domaines, il importe de se référer à l’histoire de chacun de ceux-ci. Le rapport Brundtland est en quelque sorte au développement durable ce que la Charte d’Ottawa est à la promotion de la santé : il y a un quart de siècle, à quelques mois d’intervalle, l’un comme l’autre eurent le mérite d’apporter une définition communément admise à chacun des concepts et d’en fonder les principes qui, tout en s’adaptant aux réalités ayant émergé dans les années suivantes, sont encore en vigueur aujourd’hui. Officiellement intitulé Notre avenir à tous, le rapport Brundtland rédigé par la Commission mondiale sur l’environnement et le développement de l’Organisation des Nations unies définit le développement durable comme ‘un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs.’ En plus de son volet environnemental, le plus évident, la notion comprend dès l’origine un volet social en considérant les besoins essentiels, en particulier ceux des plus démunis, et un volet économique, puisqu’il est principalement question de gestion de ressources. Le développement durable est donc compris comme la conciliation de trois grands axes : la préservation de l’environnement, l’équité sociale et le développement économique.

Protection des ressources et milieux

Du côté de la promotion de la santé, la création de milieux favorables à la santé, l’une des six mesures promues par la Charte d’Ottawa, inclut la nécessité de porter une attention particulière au monde et aux ressources naturelles : «Le lien qui unit de façon inextricable les individus et leur milieu constitue la base d’une approche socio-écologique de la santé», indique dès 1986 la Charte d’Ottawa. «(…) La protection des milieux naturels et artificiels et la conservation des ressources naturelles doivent recevoir une attention majeure dans toute stratégie de promotion de la santé». Quelques mois avant la publication du Rapport Brundtland, la Charte d’Ottawa était le premier document traitant de la santé à faire référence à l’utilisation responsable des ressources (2).

D’Ottawa à Sundsvall, de la Norvège à Rio

Dans les années qui ont suivi ces premières déclarations, promotion de la santé et développement durable continuent à évoluer en parallèle tout en s’apprivoisant mutuellement. En 1991, l’Organisation mondiale de la santé co-organise avec le Programme des Nations unies pour l’environnement la troisième Conférence mondiale sur la promotion de la santé, à Sundsvall en Suède. Cette conférence et la déclaration qui s’en suit sont consacrées aux environnements favorables à la santé. C’est depuis lors que les organisations de santé publique et de promotion de la santé se préoccupent de l’agenda du développement durable. Quelques mois plus tard, en 1992, les représentants de 178 pays se rassemblent à Rio de Janeiro pour le Sommet de la Terre. Cette conférence des Nations unies aboutit à l’adoption de la Déclaration de Rio sur l’environnement et le développement, un texte fondateur dont le premier des 27 principes fait une place d’honneur à la santé en affirmant que «les êtres humains sont au centre des préoccupations relatives au développement durable. Ils ont droit à une vie saine et productive en harmonie avec la nature».

Le Sommet de la Terre donne également naissance à Agenda 21, un vaste plan d’action pour le XXIe siècle dont le chapitre 6 porte spécifiquement sur la protection et la promotion de la santé et que chaque collectivité territoriale est invitée à décliner à son échelle.

Vers un objectif commun

Dans son livre publié en 2010, Ilona Kickbusch, qui fut à l’origine de la Charte d’Ottawa, expose les enjeux d’une vision moderne de la promotion de la santé et du développement durable. «La durabilité et la promotion de la santé partagent d’importantes similitudes quant à leur base normative et conceptuelle, ainsi qu’au niveau de leurs approches intégratives de la gouvernance. On constate une convergence graduelle et un chevauchement des agendas ainsi qu’une évolution de la pensée dans les deux domaines» affirme celle qui est reconnue pour son leadership mondial en promotion de la santé. «La promotion de la santé et le développement durable contribuent tous deux au changement de discours sur les risques et les défis du XXIe siècle, souvent avec le même but mais avec des points de départ différents».

Ce but commun identifié par Ilona Kickbusch n’est autre que le bien-être.

Développement durable, inégalités sociales et déterminants de la santé

Le développement durable entretient des liens avec plusieurs des questions fondamentales de la promotion de la santé, notamment celle des inégalités sociales et celle des déterminants de la santé.

Les mesures qui ne s’adressent pas aux plus vulnérables sont souvent susceptibles de creuser le fossé des inégalités. C’est le cas dans le domaine de la santé, on le sait, mais cela se vérifie également aussi dans celui de la gestion de l’environnement, et plus précisément de l’aménagement du territoire. Les pistes cyclables, par exemple, sont le plus souvent installées dans les quartiers les plus favorisés. Et les ‘déserts alimentaires’, ces zones urbaines ou rurales où l’accès à des commerces offrant des aliments sains est faible et où les coûts de ces aliments sont élevés, sont bien plus nombreux dans les secteurs les moins favorisés. Les études portant sur les ‘déserts alimentaires’ (3) montrent qu’il existe un lien entre l’accessibilité aux épiceries et supermarchés sur un territoire et le poids de la population, et que le fait de vivre dans un quartier défavorisé constitue en soi un facteur de risque d’obésité.

Par ailleurs, le développement durable repose sur des fondements environnementaux, sociaux et économiques tandis que la santé des individus et des communautés dépend de déterminants comprenant, outre les caractéristiques individuelles, l’environnement physique, social et économique. Le lien est évident. Comme l’expose Ilona Kickbusch, «l’approche basée sur les déterminants permet à la promotion de la santé de se référer facilement au concept de durabilité et aux trois piliers du développement durable (économique, social et environnemental)».

De l’engagement international aux retombées nationales

Que les conférences et les déclarations internationales se succèdent et résultent en une intégration de plus en plus forte des deux concepts est intéressant. Mais il faut encore que ces engagements entraînent des répercussions à l’échelle des pays et de leurs territoires.

Pour le Canada, qui est en pleine élaboration d’une nouvelle Stratégie fédérale de développement durable, l’interdépendance est indéniable. «Le développement durable et la santé sont indissociables. Le premier est difficile à réaliser sans une population en santé; la santé de la population est difficile à maintenir sans un environnement sain, une économie prospère, des réseaux de soutien social et des collectivités fortes. Une population en santé est essentielle à une économie productive et concurrentielle», peut-on lire sur le site du ministère fédéral de la santé (4).

Une prise de position affirmée qui n’a pas empêché le pays de se retirer du Protocole de Kyoto (5) en décembre 2011.

Au niveau du Québec, les principes identifiés lors du Sommet de Rio ont mené à l’élaboration d’une loi sur le développement durable qui prévoit que les ministères, organismes et entreprises d’État ont l’obligation de prendre en compte les fondements du développement durable dans le cadre de leurs actions. Une certaine volonté politique semble présente, mais on ne pourrait mieux le dire qu’Ilona Kickbusch : «Cela étant, les deux systèmes continuent de se développer chacun à sa manière pour l’essentiel, notamment parce qu’ils ont été souvent conçus en relation trop étroite avec, respectivement, la santé et l’environnement, plutôt que comme des concepts normatifs avec des similitudes essentielles dans leurs implications au niveau de la gouvernance».

Les sources d’inaction

Plusieurs enjeux freinent l’intégration du développement durable et de la promotion de la santé aux politiques publiques. Lors des avant-dernières Journées annuelles de santé publique, une table ronde a réuni quelques décideurs du Québec et de France autour de cette épineuse question. Denis Marion, le maire de la municipalité de Massueville, dans la région québécoise de la Montérégie, a bien résumé le problème auquel sont confrontés les élus : «Le développement durable n’est absolument pas le paradigme dominant en planification. Le processus est en cheminement mais il persiste un conflit perpétuel entre le développement qui exige une planification à long terme et la croissance à court terme. Et les élus sont jugés sur des critères de croissance».

La pérennité des programmes est en effet difficile à assumer quand le rythme électoral change les responsables tous les 4 ou 5 ans. Un autre enjeu important est celui de la complexité de ce rapprochement. Comme l’indiquait Jocelyne Sauvé , directrice de l’Agence de la santé et des services sociaux de la Montérégie, «chaque geste qu’on pose en faveur des saines habitudes de vies devrait être pensé non seulement dans une perspective de réduction des inégalités sociales de santé mais aussi de développement durable. Tout cela devient très complexe. Or la complexité est source d’inaction… ».

Luc Ginot, conseiller médical à l’Agence régionale de santé d’Île-de-France, soulignait pour sa part que le contexte de crise entraînait une réduction de l’intervention publique, un recentrage autour des objectifs considérés comme prioritaires, un durcissement des pratiques et un manque de transversalité.

On est loin d’un contexte idéal pour de nouveaux développements. Faudrait-il pour autant baisser les bras ? Denis Marion n’est pas de cet avis : «Si nous sommes là où nous en sommes, c’est parce que notre façon de travailler nous y mène. Il faut donc changer nos façons de travailler si on veut un autre résultat» a-t-il affirmé en paraphrasant Albert Einstein. Quels que soient les obstacles, ceux qui se préoccupent de santé ne peuvent pas manquer le train du développement durable. S’en rapprocher permet notamment d’amener de nombreux nouveaux partenaires à partager la préoccupation et les objectifs qui leur sont chers.

Le rôle majeur des municipalités, des communes et des villes

«Avant, on s’occupait des trottoirs, maintenant on s’occupe des gens qui marchent dessus», illustre le maire de Massueville.

À l’heure actuelle, c’est en effet au niveau des municipalités, des communes et des villes que l’on peut espérer le plus de retombées des efforts de co-gestion de la santé et de l’environnement, et ce même si, au Québec comme en Belgique, la santé n’est pas une compétence politique municipale ou communale. La stratégie mondiale bien connue des Villes et Villages en santé vise depuis 1987 à promouvoir et à soutenir le développement durable de milieux de vie sains en misant sur des échanges et partages entre les municipalités, sur l’engagement des décideurs en faveur de la qualité de vie et sur leur capacité à mobiliser leurs partenaires et les citoyens (6).

Le Réseau québécois des Villes et Villages en santé compte quelque 200 municipalités couvrant plus de 70 % de la population québécoise.

L’une de celles-ci est l’arrondissement de Côte-des-Neiges-Notre-Dame-de-Grâce, au cœur de Montréal, qui a mis en place une politique de diminution des acides gras trans (7) et d’augmentation de la disponibilité des aliments sains dans les établissements municipaux, de sport et de loisir. Elle a aussi intégré l’agriculture urbaine et développé les infrastructures pour favoriser l’activité physique et le transport actif.

(1) Cette convergence fut abordée au cours de la Journée annuelle de santé publique ‘Prévenir les problèmes liés au poids de façon durable et équitable : un regard France-Québec’ qui a eu lieu le 28 novembre 2012 à Montréal.
(2) Cette information, ainsi que de nombreuses autres reprises dans la première partie de cet article et le schéma du couple santé publique-développement durable, est tirée du chapitre 2 de : Kickbusch Ilona (2010), Triggering Debate – The Food System: a prism of present and future challenges for health promotion and sustainable development.
(3) Comme celle que mène Éric Robitaille de l’Institut national de santé publique du Québec.
(4) https://www.hc-sc.gc.ca/ahc-asc/activit/sus-dur/index-fra.php consulté le 1er juin 2013
(5) Traité international signé en décembre 2007 par 184 États, visant la réduction des gaz à effets de serre.
(6) https://www.rqvvs.qc.ca/fr/dossier/saines-habitudes-de-vie/des-projets-de-chez-nous
(7) Acides gras insaturés dont le lien avec de multiples problèmes de santé a été démontré (risques cardiovasculaires, diabète, cancer du sein, dépression…). Les gras trans font l’objet d’une réglementation au Canada mais pas encore en Europe.

Du masculin singulier au masculin pluriel : le suicide des hommes au Québec

Le 30 Déc 20

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Le suicide est un problème essentiellement masculin. Au Québec, année après année, au moins trois quarts des suicides sont commis par des hommes. C’est un phénomène que l’on retrouve dans la grande majorité des sociétés occidentales, notamment en Belgique où les chiffres sont du même ordre de grandeur. Se préoccuper du suicide, c’est donc surtout se préoccuper du suicide des hommes. La prévention ne peut se faire sans tenir compte de cette réalité (1).

Le suicide des hommes au Québec

Chaque jour, au Québec, 2 à 3 hommes s’enlèvent la vie. Le suicide est responsable de 3 % des décès masculins. En 2009, 881 suicides d’hommes ont été déplorés, soit un taux de 22,6 pour 100 000. C’est entre 35 et 49 ans que les hommes sont les plus susceptibles de s’enlever la vie. Les 50-64 ans constituent le deuxième groupe, suivi par les jeunes de 20 à 34 ans. Au Québec, contrairement à ce que l’on observe dans la plupart des autres pays industrialisés, les aînés de 65 ans et plus connaissent des taux plus bas que la moyenne et les jeunes de 15 à 19 ans constituent le groupe le moins touché. Ces données masculines suivent, ou plutôt mènent, celles de la population générale.

Portrait de la situation belge

En Belgique, 1453 hommes se sont enlevé la vie en 2008, pour un taux de 27,69 pour 100 000. Ce sont quatre hommes par jour en moyenne. En termes de nombre, les plus concernés sont les hommes de 35 à 60 ans. Si l’on considère le taux, soit le nombre de suicides pour 100 000 personnes, on constate, particulièrement chez les hommes, une augmentation des suicides à partir de 35 ans et un pic à partir de 75 ans. Ces dernières années, les taux sont à la hausse dans plusieurs groupes, notamment les hommes de plus de 85 ans et les jeunes de 15 à 24 ans. En Belgique comme au Québec, le suicide représente la première cause de mortalité des hommes de 25 à 44 ans et, dans cette tranche d’âge, tue deux fois plus que les accidents de la route.

Facteurs multiples

De récentes recherches ont tenté de comprendre ce phénomène : pourquoi les hommes se suicident-ils à ce point plus que les femmes? En matière de suicide, aucune explication causale simple ne tient la route. On parle davantage de multifactorialité, d’une combinaison d’éléments qui prédisposent au suicide, y contribuent ou déclenchent le passage à l’acte, et d’un déficit en facteurs de protection.

Ainsi, une série de facteurs sont pointés du doigt pour expliquer le nombre inquiétant de suicides masculins. Bien que tous les hommes suicidaires soient différents et poussés par des motivations variées, la recherche nous informe de certaines constantes dans les éléments qui incitent les hommes au suicide: le rôle masculin traditionnel, la difficulté à demander de l’aide, le manque de soutien social¸ les problèmes d’intégration sociale, le sentiment de solitude, les troubles de santé mentale, le choix du moyen, l’agressivité et enfin l’acceptabilité du suicide. Tous ces facteurs peuvent être reliés au champ socioculturel. En effet, ils doivent être vus comme collectifs plutôt qu’individuels, puisqu’ils sont liés au rôle qu’assigne la société aux hommes et aux attentes sociales qui pèsent sur eux.

Le rôle masculin traditionnel, facteur de risque suicidaire

Le nombre impressionnant de suicides masculins pourrait en effet s’expliquer par le rôle attendu de l’homme par les sociétés occidentales. Ce rôle masculin s’acquiert par la socialisation, c’est-à-dire par l’apprentissage de valeurs, attitudes et comportements valorisés par la société. Ainsi, pour se conformer à son rôle traditionnel et éviter la stigmatisation sociale, un homme fera preuve d’autonomie dans la résolution de ses problèmes, de réticence à exprimer ses émotions, de volonté de réussite et, le cas échéant, d’agressivité. Autant d’exigences qui peuvent entraver le développement de ses relations significatives, le priver du soutien social dont il pourrait avoir besoin en cas de difficulté, diminuer le recours à la demande d’aide et, par là, augmenter son risque de suicide.

Un phénomène socioculturel

Les différents facteurs de risque suicidaire peuvent, d’une certaine manière, être rattachés au rôle masculin et aux dimensions collectives du phénomène du suicide. C’est assez évident en ce qui concerne la difficulté à demander de l’aide, le manque de soutien social¸ les problèmes d’intégration sociale et le sentiment de solitude: tous ces éléments peuvent être des conséquences de l’adoption d’un rôle masculin fort. On sait par exemple que les hommes qui tentent de se suicider sont plus souvent ceux qui entretiennent une relation moins soutenue et moins engagée avec leurs enfants.

De plus, les troubles mentaux sont présents dans la majorité des cas de suicide. Bien qu’il s’agisse d’un facteur psychologique, donc individuel, le fait que la dépression masculine soit sous-diagnostiquée et sous-traitée apporte une dimension sociale au problème. La consommation et la dépendance à la drogue ou à l’alcool, identifiées comme facteurs de risque également, sont aussi plus fréquentes chez les hommes.

Par ailleurs, le choix de moyens très radicaux contribue aussi à expliquer le nombre de suicides d’hommes. Au Québec, la pendaison est le moyen utilisé par la majorité des hommes, suivie par les armes à feu. Les femmes ont quant à elles principalement recours à l’intoxication et à la pendaison. Ici encore, l’accessibilité, la familiarité et l’acceptabilité des méthodes létales relèvent d’un phénomène de société.

Enfin, l’adhésion au rôle masculin traditionnel pourrait aussi conduire les hommes à envisager le suicide comme une option plus acceptable que pour les femmes, puisqu’il est une manière de mettre fin à sa souffrance par soi-même, en cohérence avec la valeur d’autonomie notamment.

Masculin pluriel

Les tentatives de compréhension du phénomène ne doivent pas nous faire tomber dans le piège de la généralisation abusive. En cherchant à décrire les comportements typiquement masculins, particulièrement si on les oppose aux féminins, on risque de verser dans le stéréotype alors qu’il existe une diversité d’attitudes masculines comme de facteurs de risque et de protection personnels. Cependant, si de multiples masculinités existent, plus encore aujourd’hui qu’hier, c’est toujours en référence à la masculinité traditionnelle qu’elles se définissent. Les jeunes hommes déterminent leurs attitudes en fonction du rôle traditionnel, en s’y conformant ou en s’en éloignant. «Bien qu’il puisse sembler obsolète, le rôle masculin traditionnel demeure néanmoins très présent au sein de la population masculine. Il influence la manière dont les hommes interprètent les événements qui surviennent dans leur vie tout comme le choix des stratégies d’adaptation qu’ils vont privilégier dans les moments difficiles» indiquent la chercheuse Janie Houle et le psychologue Marc-André Dufour dans un récent article. Par ailleurs, le constat de la surreprésentation des hommes homosexuels dans les statistiques de suicide doit aussi inviter à envisager le risque de suicide masculin comme un phénomène multiple.

L’homme évolue mais son modèle reste

Depuis une trentaine d’années, on assiste, au Québec comme dans d’autres sociétés occidentales, à une certaine évolution du rôle masculin. En parallèle des attitudes traditionnelles toujours valorisées se développent d’autres attentes: en couple, en famille, au travail, dans ses relations amicales, l’homme d’aujourd’hui doit être à la fois indépendant et attaché, stoïque et capable d’exprimer ses émotions, performant et collectif, rude et affectueux, individualiste et solidaire, pourvoyeur de la famille et père présent… La société permet un développement pluriel et, tout en le permettant, l’exige. L’homme doit s’adapter à de nouvelles exigences, multiples, moins univoques. Quelles sont et quelles seront les conséquences de ce changement ? Les hommes en perte de repères vont-ils perdre le sens de leur contribution à la société et celui de leur vie ? Ce bouleversement, lent mais réel, est-il en lui-même un facteur de dépression masculine ? Ou au contraire, une plus grande adhésion à des attitudes traditionnellement féminines et une prise de distance des valeurs masculines joueront-elles comme facteurs de protection ? Les recherches ne l’indiquent pas encore mais l’évolution des statistiques le laisse supposer. «Se distancer du modèle hégémonique de masculinité semble représenter un facteur de protection important en matière de dépression et de détresse psychologique» argumentent Gilles Tremblay et ses collègues du Centre de recherche interdisciplinaire sur la violence faite aux femmes et la violence familiale à Québec. Se distancer des modèles reconnus nécessite toutefois une dose importante de confiance en soi.

Double exigence

Les hommes d’aujourd’hui doivent en effet faire face à des attentes sociales plus complexes que par le passé. La société valorise toujours les modèles masculins, les hommes qui connaissent le succès, les leaders forts et autonomes, qui ne doivent leur réussite qu’à eux-mêmes, qui ne parlent que très peu de leurs problèmes. Simultanément, elle attend du commun des mortels un comportement différent, des attitudes plus humaines et plus relationnelles, particulièrement lorsqu’une situation de vie difficile se présente.

Pour une société sans suicide

Parce qu’il est le produit collectif de la socialisation des garçons, et parce qu’il est un phénomène disproportionné, le suicide des hommes nous concerne tous. Conscient de ce risque spécifique, le réseau de la prévention du suicide au Québec a mis et continue à mettre en œuvre des programmes d’intervention adressés aux hommes en particulier. Ceux-ci tiennent compte des caractéristiques et manifestations de la dépression masculine, du frein à la demande d’aide, des attentes spécifiques des hommes vis-à-vis de ces services.

En amont de l’intervention, des actions pourraient être envisagées pour encourager les hommes à augmenter leur soutien et leur intégration sociale. Par exemple, les politiques qui permettent de développer le lien père-enfant peuvent avoir un impact significatif sur l’attachement familial, qui joue un rôle protecteur. Les projets qui proposent aux hommes du soutien social en-dehors du couple, tels que des groupes pour hommes séparés, pourraient aussi contribuer à renforcer la prévention. Le milieu scolaire pourrait également jouer un rôle, en augmentant le développement d’habiletés d’adaptation chez les jeunes garçons.

La chercheuse Janie Houle indique en conclusion de sa thèse de doctorat qu’ «en somme, il serait important de réfléchir collectivement au modèle masculin que l’on souhaite transmettre aux générations futures et de se demander comment nous pourrions mieux préparer nos jeunes garçons à traverser les moments difficiles.» Les hommes eux-mêmes auraient aussi leur part à assumer, en déclarant leur pluralité, en participant à la valorisation de modèles multiples, en construisant ensemble de nouvelles façons d’être ‘hommes’.

Sources

Houle, J., & Dufour, M.-A. (2010). Intervenir auprès des hommes suicidaires. Psychologie Québec, 27(1), 27-29.

Chagnon, F., Vrakas, G., Bardon, C., Daigle, M., & Houle, J. (2008). Consensus entre la recherche et la pratique pour améliorer les programmes en prévention du suicide chez les hommes. Montréal: CRISE.

Tremblay, G., Morin, M.-A., Desbiens, V. & Bouchard, P. (2007). Conflits de rôle de genre et dépression chez les hommes. Collection Études et Analyses, 36, Centre de recherche interdisciplinaire sur la violence familiale et la violence faite aux femmes. Québec: CRI-VIFF.

Houle, J. (2005). La demande d’aide, le soutien social et le rôle masculin chez des hommes qui ont fait une tentative de suicide. Université du Québec à Montréal, Montréal.

Centre de prévention du suicide (2008). Le suicide, un problème majeur de santé publique – introduction à la problématique du suicide. Bruxelles.

(1) Sur le même sujet, nous avons publié le mois dernier ‘https://www.preventionsuicide.info est né! Allez vite le découvrir’ de Colette Barbier et ‘Prévenir le suicide : coup d’œil sur quelques stratégies précédentes’, de Pascale Dupuis.

Inégaux devant les caprices du climat

Le 30 Déc 20

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Un ouragan, une inondation, une canicule, un séisme ou un tsunami frappent-ils sans distinction ? On pourrait croire que, dans la violence qui la caractérise de plus en plus souvent, la nature ne fait pas de différence entre ses victimes.

Pourtant, comme dans la répartition de la plupart des problèmes de santé, les facteurs socio-économiques jouent un rôle déterminant dans l’exposition aux désastres climatiques et à leurs conséquences. Fin octobre 2012, la tempête tropicale Sandy atteignait la côte Est des États-Unis. Huit millions de foyers se retrouvaient sans courant, on recensait 131 morts. Vingt-trois États américains étaient touchés mais ce sont surtout les images de la ville de New-York inondée et privée d’électricité qui envahissaient les écrans du monde entier, à quelques jours des élections présidentielles. Quelques jours avant, dans les Antilles, en Haïti notamment, des milliers d’habitations étaient détruites sous l’effet de l’impétuosité des vents et du flot des pluies. Septante pour cent des récoltes de bananes, de café et de sucre étaient ravagées tandis que les dégâts au réseau routier isolaient des régions entières. Dans ce pays qui peinait encore à se remettre du séisme qui l’avait secoué deux ans et demi plus tôt, le bilan est lourd : à une centaine de morts s’ajoutent les disparus et les 200 000 personnes qui se retrouvent sans abri.

Philosophe des catastrophes

Près d’un an avant ces évènements, le philosophe français Pascal Acot invité à Québec évoquait devant le public des Journées annuelles de santé publique les conséquences des catastrophes naturelles sur les sociétés qui les subissent. Si Sandy a marqué par son ampleur et sa force, il n’est que l’un des quelque 80 cyclones tropicaux que l’on dénombre dans le monde chaque année et dont la fréquence et l’importance continueront à croître tant que le problème du réchauffement climatique n’aura pas été résolu. Chargé de recherche au Centre national de la recherche scientifique (CNRS) et membre statutaire de l’Institut d’histoire des sciences et des techniques, Pascal Acot étudie les vulnérabilités sociales liées aux aléas climatiques. Il s’intéresse de près au processus qui permet aux populations de se relever après un désastre, la résilience sociétale.

La capacité de rebondir

L’étymologie du mot résilience, le verbe latin resilire, évoque l’acte de sauter en arrière. Le concept, originairement utilisé dans le domaine de la résistance des matériaux en physique, se réfère à une idée de rebond, de retour à un état initial après un choc. C’est surtout le neurologue et psychiatre Boris Cyrulnic qui a développé le concept de résilience en psychologie. De ses observations des survivants de camps de concentration et des enfants vivant dans les orphelinats et dans les rues, Cyrulnik conclut que certains peuvent renaître de leurs souffrances. Ainsi, la résilience est la capacité de recommencer à vivre après une tragédie. En fait, elle peut être vue comme «l’aptitude à transformer une expérience personnelle douloureuse en dynamique permettant d’ouvrir de nouveaux horizons et la construction ou la reconstruction» (1).

Le mystère de la résilience

Aujourd’hui encore, la résilience reste un processus mystérieux. Ceux qui s’en sortent ne comprennent souvent pas eux-mêmes comment ils ont pu surmonter le drame. Comment expliquer la résilience de l’un quand un autre, confronté à la même situation traumatisante, s’effondre ?

Une multitude de facteurs peuvent favoriser la résilience. Pour Pascal Acot, «le développement et l’histoire du sujet avant le fracas donnent à un même évènement un poids plus ou moins lourd». Parmi les facteurs individuels, le chercheur cite l’estime de soi et la certitude de sa propre valeur. Il nomme aussi les facteurs familiaux et les facteurs sociaux, tels que les succès personnels et l’intégration à un groupe porteur d’un projet commun. Plus largement, les expériences constructives du passé, peut-être surtout celles de la petite enfance, peuvent avoir une valeur d’enseignement, apprenant à l’individu à faire appel aux ressources qui lui permettront de surmonter le désastre. Mais Pascal Acot souligne aussi que rien n’est jamais strictement individuel: la société est partout présente dans la dynamique de la personnalité humaine.

La résilience, une ressource collective

Pour ce spécialiste des conséquences sociétales des aléas climatiques, «une catastrophe dite naturelle n’est pas une catastrophe en soi. Tout dépend de l’état de la société qui la subit et de ses vulnérabilités matérielles et sociales». Comme c’est le cas pour un individu, il existe des liens étroits entre la dynamique d’une société et sa capacité à se rétablir et même à progresser à la suite d’un cataclysme. La résilience, que les acteurs de la santé connaissent surtout comme un facteur de santé individuel, peut donc aussi s’appliquer à une société entière. Elle repose alors sur des caractéristiques immatérielles telles que la mobilisation des communautés, la solidarité, l’éducation aux risques, le capital social, les services du gouvernement et l’équité sociale. Pascal Acot précise encore que «ce n’est pas la richesse, le produit intérieur brut de la société qui est décisif dans la prévention du désastre et dans la reconstruction psychologique des personnes touchées, mais la qualité des liens tissés entre les êtres humains.»

La dimension matérielle d’abord

Suite aux aléas naturels de grande ampleur, de multiples interventions sont nécessaires pour permettre la survie et plus tard la résilience. On pense spontanément aux secours directs aux sinistrés, à la sécurité des survivants, au soutien psychologique ou, à moyen terme, à la reconstruction matérielle des biens et à la réorganisation de la société. Toutes ces interventions sont utiles et nécessaires à la mise en route d’un processus de résilience.

La compassion des autorités est aussi nécessaire, comme la solidarité nationale et internationale. À cet égard, la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme vient de lancer un cri d’alarme à propos du sort des 370 000 Haïtiens vivant encore dans des camps près de trois ans après le tremblement de terre de janvier 2010 (2). Violence, insécurité, assassinats, enlèvements et viols sont en hausse dans la région de Port-au-Prince, tout comme la pauvreté, l’exclusion sociale et l’insécurité alimentaire. Alors que les ONG quittent le terrain, la situation empire et contraste avec l’afflux d’aide humanitaire apportée juste après le séisme. La dernière chose dont l’île antillaise avait besoin, c’était de subir un nouveau désastre climatique. Dans ce contexte, la résilience sociétale semble particulièrement difficile, car les conditions matérielles que requiert ce processus ne sont pas réunies.

Les conditions immatérielles de la résilience

Cependant, lorsque la dimension matérielle des dégâts est prise en charge par les assurances, les collectivités et l’aide aux sinistrés, une autre reconstruction reste à opérer. Selon Pascal Acot, la dégradation ou la destruction d’une maison, la désorganisation de la vie quotidienne, même la perte d’êtres chers n’expliquent pas entièrement la détresse des victimes : «C’est comme si la catastrophe leur avait enlevé quelque chose d’essentiel qui empêcherait désormais qu’elles soient elles-mêmes tout à fait comme avant.» Les conditions profondes de la résilience seraient donc immatérielles. Le philosophe fait l’hypothèse que ce qui pose problème, c’est la question de la maîtrise humaine de la nature.

Un sentiment d’humanité diminuée

Depuis l’époque de l’ homo habilis, l’être humain peut se définir par sa capacité à manier un outil et à se bâtir un abri, que ce soit pour se défendre des animaux sauvages ou pour se protéger des intempéries. Augmenter sa maîtrise de son environnement en fabriquant des outils et des habitats a permis aux premiers hommes de s’émanciper, bien que de manière imparfaite, des agressions de la nature. «Les êtres humains se sont constitués dans la transformation de la nature par le travail», suggère Pascal Acot. «Ce qui blesse en profondeur les victimes de catastrophes naturelles, c’est le fait de se sentir victimes de forces contre lesquelles elles ne peuvent pas grand chose. Une catastrophe naturelle ne diminue pas l’humanité des victimes mais celles-ci se sentent affaiblies. Le fait d’avoir été incapable d’échapper au désastre et d’en protéger ses proches est particulièrement douloureux pour un être appartenant à une espèce qui s’est construite en dominant la nature.» Dans la prise en charge des victimes, il faut donc considérer la détresse et le sentiment de culpabilité de ceux qui n’ont pas pu se sentir à la hauteur de ce qu’ils croyaient être ou devoir être.

Inégalités sociales face aux aléas climatiques

Cela fait un certain temps maintenant que l’on sait que les conséquences du dérèglement climatique ne touchent pas les populations de manière ‘équitable’, ni même de manière hasardeuse. Il y a une quinzaine d’années, une canicule extrême frappait Chicago. Les autorités avaient prévu que les températures atteindraient 46 degrés et averti les habitants de s’équiper en matériel de climatisation et de ventilation. Parmi les 730 personnes décédées en à peine quatre jours, la majorité n’avait pas pu se permettre ces investissements : «La carte de la mortalité durant la vague de chaleur recoupe celle de la violence urbaine et de la ségrégation raciale et sociale. Sur les quinze quartiers ayant le plus souffert, onze sont habités par une proportion exceptionnellement élevée de personnes qui vivent avec des revenus inférieurs à la moitié du niveau officiel de pauvreté» analysait alors le Monde Diplomatique (3).

La répartition des victimes des dérèglements climatiques dans le monde est d’autant plus choquante que celles-ci ne font généralement pas partie de ceux qui portent la plus grande responsabilité dans les émissions des gaz à effet de serre !

Sandy aussi a choisi les plus faibles

Les évènements récents montrent encore que les inégalités face au climat se marquent non seulement entre pays mais également entre groupes sociaux au sein d’un même pays, comme c’est le cas pour les inégalités sociales de santé. À New-York, une semaine après le passage de l’ouragan Sandy et alors que les températures approchaient zéro degrés, 40 000 personnes devaient être relogées. Plus de la moitié d’entre elles habitaient des quartiers HLM (4).

Sur l’île d’Haïti, les ravages sont considérables, bien qu’ils aient moins retenu l’attention médiatique. En plus des dégâts directs, on a constaté dans les jours suivant le drame une recrudescence des cas de choléra liés aux inondations et à la fermeture de plusieurs centres de traitement. Sans surprise, c’est dans les camps de réfugiés – ceux qui existent toujours depuis le séisme de 2010 – que le choléra est le plus virulent.

Néanmoins, comme le démontre le nouvel Atlas de la santé et du climat (voir encadré), les désastres climatiques ne peuvent être considérés comme des fatalités. En tant que sociétés, nous avons le pouvoir collectif d’agir pour en prévenir les conséquences.

Un Atlas de la santé et du climat

Par une triste ironie du calendrier, le 29 octobre dernier, alors que Sandy se déchaînait sur le continent américain, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et l’Organisation météorologique mondiale (OMM) – l’autorité des Nations Unies relative au temps, au climat et à l’eau -, lançaient conjointement leur Atlas de la santé et du climat .

La prévention passe par la prévision

Par ses cartes, tableaux et graphiques, l’Atlas donne des exemples concrets de la façon dont l’utilisation des informations météorologiques et climatiques peut protéger la santé publique. Un des intérêts de cette publication de 68 pages est de montrer l’emprise que peuvent avoir les sociétés sur les conséquences des désastres climatiques. L’ouvrage démontre également comment la relation entre la santé et le climat est marquée par des facteurs tels que la pauvreté, la dégradation de l’environnement et la (mauvaise) qualité des infrastructures.

Maladies infectieuses, catastrophes climatiques et défis environnementaux

Divisé en trois sections, l’Atlas aborde d’abord les maladies infectieuses liées au climat. L’incidence de maladies telles que le paludisme, la dengue, la méningite et le choléra varie en effet de manière significative d’une saison et d’une année à l’autre, en fonction des conditions météorologiques.

La seconde section est consacrée aux catastrophes climatiques et aux urgences qui en découlent. Une prévention efficace est possible notamment par une collaboration optimale entre les services météorologiques, les services d’urgence et les services de santé. Par exemple, on peut y lire que le nombre de morts dues à des cyclones d’intensité similaire au Bangladesh a été réduit de près de 500 000 en 1970 à 3 000 en 2007.

Enfin, la publication s’attache à décrire les nouveaux défis environnementaux tels que les pollens, les radiations UV, la pollution de l’air ou le stress thermique, révélant par exemple que le passage aux énergies propres permettrait de sauver la vie d’environ 680 000 enfants victimes de la pollution atmosphérique chaque année.L’Atlas de la santé et du climat est en cours de traduction et sera prochainement disponible en français. La version originale anglaise peut être téléchargée en à l’adresse suivante : https://www.who.int/globalchange/publications/atlas/report/en/index.html

(1) D’après Stefan Vanistendael et Jacques Lecomte, dans Le bonheur est toujours possible… Construire la résilience (2000), un ouvrage présenté dans un article de Sophie Grignard, dans Éducation Santé , n° 160, juin 2001.
(2) Claude Lévesque, Haïti retombe dans l’oubli, dans Le Devoir, 13 novembre 2012
(3) Éric Klinenberg, Autopsie d’un été meurtrier à Chicago , dans Le Monde diplomatique , août 1997
(4) Brigitte Dusseau, L’exaspération monte encore , dans Le Devoir , le 5 novembre 2012

Spiritualité et santé : plus l’incertitude l’avenir est grande…

Le 30 Déc 20

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Définir la spiritualité n’est pas une chose aisée en soi. En effet, si cette définition suppose de s’interroger sur les liens que la spiritualité entretient avec la religion et la modernité, elle nous interpelle aussi au regard des profondes mutations de nos sociétés, sur ce qui donne pour chaque individu sens à sa vie.
Ainsi, ma contribution (1) n’a pour but que de poser quelques jalons à la réflexion sur ce thème de la spiritualité.

Spiritualité n’est pas religion !

Il faut tout d’abord convenir que ce terme de «spiritualité» n’est pas simple à manipuler, à expliquer et qu’il suscite perplexité et nombreuses interrogations.

L’évocation du mot renvoie fréquemment à un premier niveau d’analyse qui est de l’ordre de la religion et du fait religieux. Ce premier point peut expliquer bien des réticences à traiter de cette question. En effet, dans nos sociétés laïques – tout du moins dans le contexte culturel d’où je m’exprime à savoir la France – toute référence à ce terme renvoie inexorablement à une pensée religieuse que nos cultures, notre histoire (loi de 1905 de séparation de l’Église et de l’État), la pensée moderne tendent à rejeter.

Il est important de préciser que dans L’encyclopédie des religions , si le terme de spiritualité peut prendre son essence dans certaines religions, les auteurs (2) n’hésitent pas à non plus à parler de «spiritualité laïque», se construisant en dehors de toute référence religieuse (religion établie, secte…).

De même Maslow (3) en 1976 insiste sur le fait que les valeurs spirituelles ne sont pas la propriété exclusive des religions organisées et qu’elles n’ont pas besoin de «concepts surnaturels» pour les valider. Ainsi, nous pourrions émettre l’hypothèse qu’aujourd’hui l’émergence forte du terme de spiritualité dans la littérature et dans les médias provient d’un double mouvement: celui de la sécularisation progressive de nos sociétés (domaine de la religion), et de l’avènement – ou la fin – de la modernité. Ce sont ces deux éléments qu’il me semble nécessaire de prendre en compte lorsque nous parlons de «spiritualité».

Revenons quelques instants sur la sécularisation. Comme le soulevait Émile Durkheim, «S’il est une vérité que l’histoire a mise hors de doute, c’est que la religion embrasse une portion de plus en plus petite de la vie sociale. À l’origine, elle s’étend à tout; tout ce qui est social est religieux; les deux mots sont synonymes. Puis, peu à peu, les fonctions politiques, économiques, scientifiques s’affranchissent de la fonction religieuse, se constituent à part et prennent un caractère temporel de plus en plus accusé. Dieu,… qui était d’abord présent à toutes les relations humaines, s’en retire progressivement; il abandonne le monde aux hommes et à leurs disputes. Du moins, s’il continue à les dominer, c’est de haut et de loin.» (4)

Ainsi, ce sociologue posait ce constat apparemment inéluctable d’une disparition progressive de la religion de la sphère sociale en direction de la sphère privée individuelle. Les observations faites dans la plupart des pays européens confirment cette thèse de la sécularisation : baisse des pratiques, difficultés du renouvellement des prêtres, des églises qui se vident, modification du croire dans les propositions faites par les religions (5).

Ainsi, l’un des éléments qui structurait la vie pour l’individu, sa représentation du monde, son avenir a peu à peu disparu (même si de nombreux développements seraient nécessaires pour modérer ce propos) fait place peu à peu à un individu qui doit – sous l’avènement de la modernité – se construire un destin, une voie et un avenir.

Dans cette même optique, la spiritualité apparaît comme un élément essentiellement individuel, propre à chacun, à son histoire et à son vécu. Elle relève avant tout d’une identité personnelle et la révèle, et non d’une identité religieuse qui elle s’articule autour de quatre grandes dimensions (6) :
– la dimension communautaire (les frontières du groupe). Elle concerne le marquage d’un groupe particulier dont on est ou on n’est pas, et dans lequel on entre ou on sort selon un certain nombre de procédures (rites, par exemple, exclusions, excommunions…). Le groupe définit alors un mode de participation et un ensemble de références communes qui constituent un dispositif de repérage social.
– la dimension culturelle (les savoirs du groupe). L’identité religieuse implique l’assimilation d’un certain nombre de savoirs, savoir-faire, etc. qui sont au principe des gestes communs de la mémoire commune. Cette culture commune se constitue par divers biais liés au processus particulier de la transmission religieuse dans telle ou telle tradition (catéchisme, forme du culte, etc.).
– la dimension éthique concerne les valeurs du groupe: l’identité religieuse incarne également un ensemble de références morales, partagées par les croyants, et susceptibles de se transformer en normes de comportements.
enfin, la dimension émotionnelle est très importante dans l’identité religieuse. À travers la communion, l’émotion de la célébration du culte ou de la prière, c’est l’actualisation d’un sentiment affectif d’être «nous», de former quelque chose comme une âme commune, comme un esprit commun.

Si ces quatre dimensions nous permettent de cerner ce qu’est «l’identité religieuse», elles nous donnent aussi une grille de lecture pour «classifier» ce qui est de l’ordre du religieux ou de la spiritualité. Ainsi, la spiritualité s’est écartée de la ou des religions, sous l’impulsion de la sécularisation de la société, mais aussi de l’avènement de la modernité.

Spiritualité et modernité

Si la modernité a permis de «sortir de la religion», comme le souligne Marcel Gauchet (7), cette même modernité a peu à peu entraîné un vaste «désenchantement du monde» selon l’expression de Max Weber (8).
En effet, la modernité proposait à la fois une représentation du monde par la façon qu’elle a de mettre en avant, dans tous les domaines de l’action humaine individuelle et collective, la rationalité, c’est-à-dire l’impératif de l’adaptation cohérente des moyens aux fins que l’on poursuit; mais aussi un type particulier de rapport au monde qu’établit la modernité. Ce rapport se résume dans une affirmation fondamentale, celle de l’autonomie de l’individu: sujet capable de faire le monde dans lequel il vit et de construire lui-même les significations qui donnent un sens à sa propre existence.

Ainsi, la modernité a peu à peu bousculé les rapports que l’individu entretient avec la société. Face à cette quête de l’autonomie, et à l’affaiblissement des grands systèmes de pensées et des modes de structuration de sens (État, Famille, Religion, École ), l’individu se sent seul et doit être à même de donner sens à sa propre vie. Ainsi, d’une formidable possibilité d’épanouissement, la modernité génère anxiété, dont la condition quotidienne est l’incertitude qui résulte pour tout un chacun de la recherche des moyens de satisfaire ses propres attentes, ses propres envies.
Nous pourrions résumer à partir de trois auteurs, le rapport qu’entretient l’homme à la société, reflet de la modernité actuelle :
– une difficulté à faire face pour l’individu à deux exigences contradictoires: se différencier des autres et se conformer aux mêmes valeurs et normes (Norbert Élias (9));
– une injonction à inventer sa propre vie pour l’individu (Henri Mendras (10));
– une difficulté à être soi, ce qui laisse à penser à Alain Ehrenberg (11) que nous sommes face à un individu incertain.
Ainsi, l’émergence de la spiritualité se trouverait renforcée d’une part en raison d’une déperdition du croire des grandes religions traditionnelles, mais bien aussi en raison de l’échec de la modernité à trouver des réponses au sens à donner à sa vie.

Spiritualité : une quête de sens de la vie

Comme le montraient si bien les Monty Python, dans leur film «The meaning of life» (12): quel doit être le sens de notre vie ?

Ainsi, la spiritualité a plus à voir avec les représentations du monde, les valeurs que chacun s’assigne, qu’avec des pratiques spécifiques. Comme le soulignent des auteurs québécois (13), la spiritualité est un concept multidimensionnel qui repose, selon eux, sur certaines dimensions communes : la recherche d’un but et d’un sens à la vie, la croyance qu’il existe quelque chose qui transcende l’être humain, le respect de la vie, l’idéalisme et l’altruisme.

La traduction de ces différentes dimensions dans leur enquête s’est articulée autour de deux questions :
«Pour vous, la vie spirituelle (c’est-à-dire des croyances ou des pratiques qui concernent l’esprit ou l’âme) est-elle très importante, assez importante, peu importante, pas importante du tout ?»
«Croyez-vous que vos valeurs spirituelles ont un effet positif sur votre état de santé physique ou mentale ?».

Sans revenir ici sur certains résultats que j’ai évoqué dans un numéro de La Santé de l’homme (14) et qui montrent l’importance pour les Québécois de la vie spirituelle et l’impact que celle-ci a sur leur santé, notamment en terme de soutien social, il me semblerait nécessaire pour des travaux futurs de ne pas poser les termes d’esprit ou d’âme dans les questions liées à la spiritualité.

En effet, dans un contexte nord-américain fortement imprégné de culture religieuse, ces références peuvent introduire un biais qu’il me semble important de «prévenir». La formulation proposée par le Whoqol (15) semble être plus en adéquation «Vos croyances (convictions personnelles) donnent-elles un sens à votre vie ?» (16)

De la même façon, il est aussi nécessaire d’appréhender les différences que revêt la notion de spiritualité au niveau des classes sociales. Comme le révèle cette enquête : 43 % des personnes très pauvres ou pauvres, contre 33 % de celles qui ont un revenu supérieur considèrent que les valeurs spirituelles ont un effet positif sur leur état de santé physique ou mentale.

Cette problématique n’est pas sans rapport avec l’autonomie. Nous pourrions nous poser la question suivante : la forte prédominance de la «spiritualité» dans les milieux populaires n’est-elle pas le reflet de l’incapacité de la société à résoudre leurs problèmes et de leur donner une perspective d’avenir ? Ou, dit d’une autre façon, l’idée d’une spiritualité – liée à l’émergence d’un être autonome – n’est-elle pas pour les classes sociales les plus aisées, le marqueur d’un éthos de classe, où la spiritualité joue un rôle secondaire dans le maintien et dans le contrôle de sa vie ?

Bien que difficilement saisissable dans un premier temps, la spiritualité – et la forte utilisation actuelle de ce terme – implique avant tout de se re-questionner sur la société (son état ?) et sur les rapports et les représentations que l’Homme entretient avec elle.

(1) Ces réflexions ont été rédigées dans le contexte du séminaire ‘Promotion de la santé et spiritualité’ organisé en 2010 par l’APES ULg. Voir l’article de Gaëtan Absil ‘La santé spirituelle en questions: un séminaire en préparation par l’APES-ULg , Education Santé n°259.
(2) Lenoir F., Tardan-Masquelier Y. dir. L’encyclopédie des religions (2 t.). Paris, Fayard, Format Compact, 2000: 2512 p.
(3) Cité p. 603 par Clarskon M., Pica L., Lacombe H. Spiritualité, religion et santé: une analyse exploratoire (chapitre 29). In: Enquêtes sociale et de santé Québec 1998. Québec: Institut de la statistique du Québec, coll. La santé et le bien-être, 2002: p.603-625.
(4) Durkheim E. De la division du travail social, 4e édition, Paris, Alcan, 1922, p 143-144
(5) Ce mouvement de sécularisation, qui se poursuit aujourd’hui , s’accompagne aussi d’une recomposition du croire. Cette recomposition se définit par des formes de manifestations religieuses diverses, mais se traduit par un fort détachement des individus face aux «prescriptions» des Églises.
(6) Voir à cet effet: Hervieu-Léger D., Champion F., Vers un nouveau christianisme, introduction à la sociologie du christianisme occidental, Paris, Cerf, 1987, 395 p.; Hervieu-Léger D. La religion en miettes ou la question des sectes. Paris, Calmann-Lévy, 2001: 222 p.
(7) Voir ses nombreux ouvrages.
(8) Voir notamment: L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, Gallimard, 2002
(9) Élias N. La société des individus , Paris, Fayard, 1991
(10) Mendras H. La seconde révolution française, Paris, Gallimard, 1988
(11) Ehrenberg A. La fatigue d’être soi. Dépression et société, Paris, Odile Jacob, 1998.
(12) The Meaning of Life, un film de Terry Jones, 1983, 107’. Disponible en DVD.
(13) Clarskon M et all, opus cité.
(14) Le Grand E. Appartenance religieuse, spiritualité et santé au Québec, N° 406 La Santé de l’homme, mars-avril 2010, pp 29-30. dossier: «Quels liens entre religieux et santé?». Téléchargeable sur le site de l’INPES: https://www.inpes.sante.fr/SLH/pdf/sante-homme-406.pdf
(15) Le Whoqol est une échelle de mesure de qualité de vie créée par l’OMS.
(16) Dans le même ordre de souci méthodologique, il serait intéressant de montrer le poids de chacune des dimensions (but, croyance, respect de la vie, altruisme) dans la définition et la représentation de la spiritualité chez les individus.

Le marketing et la santé, ou comment se servir des forces de l’adversaire

Le 30 Déc 20

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Dans le monde de la santé on a plutôt tendance à prendre ses distances avec le marketing commercial pour des raisons assez évidentes. Depuis quelques années toutefois, la version sociale du marketing, celle qui cherche à faire adopter des comportements de santé, séduit ceux qui ont à cœur la santé publique. Ces techniques semblent efficaces, mais quels liens entretiennent-elles avec les principes chers à la promotion de la santé ? Que les acteurs de la santé ne portent pas le marketing commercial dans leur cœur, cela se comprend aisément. Les centaines de messages qui nous touchent chaque jour nous incitent à consommer des produits toujours plus nombreux et souvent peu propices à favoriser l’adoption de saines habitudes de vie.

Entre l’industrie et les organismes préoccupés par la santé, il faut constater que le rapport de force est disproportionné. Difficile pour David de manifester un intérêt sincère pour Goliath. L’expert québécois du marketing social François Lagarde évoque une relation d’amour-haine: ceux qui critiquent le marketing sont aussi souvent ceux qui y ont recours quand l’occasion se présente à eux. Pourrait-on les blâmer d’utiliser pour une bonne cause des techniques qui se révèlent performantes par ailleurs ? Car le marketing est vraiment efficace pour promouvoir un comportement: les montants que l’industrie lui consacre le confirment.

Une journée pour poser un regard critique

Chaque année, les Journées annuelles de santé publique, les JASP, sont un moment fort de transfert de connaissances, de formation et d’échange pour tout le secteur de la santé publique au Québec. La seizième édition de l’événement qui s’est tenue l’an dernier à Montréal n’a pas failli à la règle puisque près de 1 500 participants étaient une fois encore rassemblés autour d’une vingtaine de thématiques liées par le sujet transversal de «la connaissance, levier d’influence». L’une des journées était consacrée aux pratiques et conséquences du marketing commercial, sur lesquelles l’assistance était invitée à poser un regard critique. Le comité scientifique de cette journée, coordonné par l’Association pour la santé publique du Québec, avait établi un programme visant non seulement à présenter le marketing commercial et le marketing social mais aussi à partager des interventions de santé publique susceptibles de faire contrepoids à certaines pratiques de l’industrie. Les effets délétères du marketing sur les individus, les collectivités et l’environnement furent cités, mais on ne s’y attarda pas. Les organisateurs de la journée ont réussi le délicat pari d’évoquer le marketing sans diaboliser les pratiques et leurs auteurs que sont les entreprises commerciales.

Petite histoire du marketing

En première partie de journée, le public a eu l’occasion d’entendre l’exposé pédagogique du formateur en marketing social François Lagarde. Celui-ci présenta les notions de base du marketing commercial en suivant la chronologie de la seconde moitié du vingtième siècle.

Alors que dans les années 1960 le marketing avait pour (simple) but de faire la publicité d’un produit pour générer des ventes, il s’est complexifié dans les années 1970 avec le concept du «mix marketing» ou des «quatre P»: le marketing s’est alors intéressé au Produit, à son Prix, à sa Place (c’est-à-dire aux caractéristiques de sa distribution) et bien sûr à sa Promotion. Les années 1980 ont vu l’émergence de la segmentation: l’offre est fractionnée grâce à une diversification des produits adaptés aux nombreuses clientèles ciblées et la promotion l’est aussi, au moyen d’une multiplication des canaux de communication. Les années 1980 sont aussi celles du positionnement des marques: par l’achat d’un produit, on s’associe à une marque et aux valeurs que celle-ci véhicule.

Dans les années 1990, l’attention de l’industrie s’attache à la fidélisation de la clientèle. C’est l’époque de l’explosion des cartes de fidélité : les acheteurs sont fichés, leurs achats sont enregistrés. Les années 2000 ont vu l’essor de la co-création ou de la personnalisation du produit. Le meilleur exemple de co-création est le téléphone intelligent: des millions d’appareils sont en circulation et aucun n’est identique à un autre, grâce à une personnalisation avancée des images, des musiques, des contacts et des applications.

Des pistes de solution

Le professeur Gerald Hastings avait fait le voyage depuis l’Écosse où il dirige l’Institut du marketing social et le Centre de recherche sur la lutte antitabac (1) dépendant notamment de l’Université de Stirling. Dans sa présentation intitulée «La matrice du marketing: comment l’industrie gagne sa puissance et comment nous pouvons la récupérer»(2), il exposa quelques-unes des problématiques liées au marketing commercial : le déséquilibre des pouvoirs entre l’individu et l’entreprise, la manipulation des enfants (qui représentent des cibles particulièrement fragiles et qui sont visés autant pour leur pouvoir d’influencer leurs parents que parce qu’ils sont eux-mêmes des consommateurs en puissance à fidéliser), les inégalités générées par ces pratiques et les dommages environnementaux et sociaux liés à la croissance de la consommation.

Gerald Hastings exposa plusieurs sujets: la prise de conscience critique, à laquelle les récentes crises économiques devraient contribuer, le marketing social, l’action collective et une régulation indépendante et rigoureuse du marketing commercial. Un exemple de conscientisation et d’action collective fut d’ailleurs présenté au cours de la journée avec l’Opération Fais-toi entendre! qui invite les adolescents québécois à réaliser des projets structurés en vue d’influencer les décideurs pour améliorer leurs environnements. Pour sa part, François Lagarde identifie en guise de solution un triple rôle des acteurs de la santé publique: optimiser le marketing social, canaliser le marketing des produits sains et contrer le marketing des produits malsains. Le défi est de taille.

Faire contrepoids

Plusieurs études de cas furent présentées à un public avide d’en savoir davantage sur les stratégies déployées par l’industrie pour convaincre les consommateurs et sur les pratiques susceptibles d’y faire contrepoids. Suzie Pellerin, Directrice de la Coalition québécoise sur la problématique du poids présenta le dossier des boissons sucrées, rappelant que leur consommation est identifiée par l’Organisation mondiale de la santé comme la seule pratique alimentaire toujours associée au surpoids. Après quelques données sur l’agressivité des moyens destinés à faire vendre ces produits (4 milliards de dollars consacrés à la publicité pour les boissons sucrées en 2006, 96% des dépenses visant les jeunes), Suzie Pellerin exposa les nombreuses actions menées par la Coalition à l’encontre des boissons gazeuses, déclinées selon chacun des quatre P du mix marketing (3). Par exemple, en ce qui concerne le prix, la Coalition milite pour la mise en place d’une redevance sur les boissons sucrées à l’instar de la «taxe soda» récemment instituée en France, dont les bénéfices seraient consacrés à l’amélioration de l’accès aux aliments sains. Pour agir sur la «place» (ou distribution), elle travaille notamment à diminuer la disponibilité des boissons sucrées et énergisantes en encourageant les pouvoirs compétents à poser des restrictions d’accès dans les lieux publics comme les centres sportifs et dans certains commerces comme les pharmacies (4).

Pour une «bonne cause»

L’efficacité du marketing commercial pousse depuis quelques temps certains promoteurs des comportements de santé à en appliquer les méthodes au service d’objectifs plus louables que la vente de produits. C’est ce qu’on appelle le marketing social. «Le marketing social offre un cadre qui permet le recours aux principes et aux techniques du marketing dans le but d’amener un public cible à accepter, rejeter, modifier ou délaisser volontairement un comportement.» (5) indique François Lagarde en définissant son domaine d’expertise.

Ainsi, le fameux «mix marketing» ou principe des quatre P est appliqué à la promotion de comportements de santé. Des deux côtés de l’Atlantique, les exemples se multiplient. Au Centre Hospitalier Universitaire Sainte-Justine, à Montréal, ces principes ont, par exemple, permis un changement de l’offre dans les machines distributrices d’aliments. On a étudié en détail le «produit», soit le comportement promu (consommer des produits sains et frais) et on a joué sur son «prix», c’est-à-dire non seulement le coût financier du geste visé mais aussi l’effort requis pour le poser. On s’est attardé à sa «place» c’est-à-dire au lieu et au contexte d’adoption du comportement ainsi qu’à sa «promotion» en développant la publicité des produits santé et leur attractivité. La promotion peut aussi s’appuyer sur des relations publiques, sur le concours de personnes influentes et de plus en plus souvent sur les médias interactifs.

Marketing social et promotion de la santé

D’après Jean-Charles Chebat de l’École de Hautes Études Commerciales de Montréal, le marketing n’est intrinsèquement ni bon ni mauvais, mais dépend des objectifs qui le guident. Le marketing social serait donc une «bonne» pratique, en laquelle certains voient un avenir prometteur pour la promotion des comportements de santé (6). Mais quelque séduisante qu’elle soit, cette technique suscite certaines réflexions, même si celles-ci furent peu abordées au cours des conférences.

Une première observation fut amenée par le propos de Gerald Hastings, qui posa la question importante du type d’approche préconisée. Alors que la promotion de la santé se veut systémique et collective, le marketing vise une action essentiellement concentrée sur les comportements individuels et sur le milieu, par la modification de l’offre de produits et de l’accessibilité aux comportements de santé. L’un n’empêche pas l’autre, mais il faut garder en vue que le second pose une action plus réduite et prend peu en compte la multiplicité des déterminants de la santé.
Par ailleurs, les techniques de marketing, même quand il est qualifié de social, ne sont pas souvent pensées en fonction du gradient social et prennent rarement en considération les inégalités sociales de santé.

Enfin, Jean-Charles Chebat mit le doigt sur une réalité regrettable, potentiellement présente lorsque le marketing social émane de l’État lui-même: les campagnes, surtout les plus visibles, visent parfois avant tout à rendre ostensible une préoccupation gouvernementale pour certains problèmes de santé. Elles sont donc utilisées au profit de l’image de leur auteur ou de leur financeur. Ceci est d’autant plus délicat dans le cas de campagnes visant à réduire un risque pour la santé dont l’État est lui-même le pourvoyeur, comme c’est le cas des jeux de hasard ou encore, au Québec, des boissons alcoolisées via la SAQ (Société des Alcools du Québec) (7).

Une certaine vision de l’homme

La dernière et probablement la plus importante des réflexions inspirées par cette instructive journée est la question de la vision de l’homme qui sous-tend le marketing. «Ce qui caractérise la démarche en marketing est la place prépondérante accordée au point de vue du public visé, à ses motivations et à ses freins.» indique François Lagarde. Le marketing s’intéresse à l’individu, à priori comme le fait la promotion de la santé. Mais s’il cherche à le connaître, c’est surtout pour mieux le persuader dans le but de le pousser à agir d’une manière jugée saine. Une certaine gymnastique de l’esprit est requise pour combiner cette conception de l’individu avec celle que défend la promotion de la santé, qui veut «conférer aux populations les moyens d’assurer un plus grand contrôle sur leur propre santé et d’améliorer celle-ci» (8).

Entre la promotion d’un comportement de santé et la promotion de la santé, il y a une différence de concepts majeure… Ceci étant dit, ces quelques réflexions ne sont pas de nature à remettre en question le développement du marketing social. Car quand les actions sont bien pensées et ne se limitent pas à des campagnes de publicité pour des comportements sains, il comporte, somme toute, plus d’avantages que d’inconvénients.

L’efficacité de la publicité

Le professeur Jean-Charles Chebat de l’École de Hautes Études Commerciales de Montréal présenta au cours de la journée un exposé bien documenté sur les effets des films et publicités susceptibles de favoriser le développement d’attitudes, de stéréotypes et d’intentions de poser un comportement à risque. Il relata plusieurs expériences convaincantes menées auprès de spectateurs exposés à des publicités ou à des films dont les personnages affichaient des comportements favorables au tabac, aux jeux de hasard ou à la conduite dangereuse.

Ainsi, par exemple, il est démontré que des adolescents confrontés à des scènes modifiées du film de Quentin Tarantino ‘Pulp Fiction’ affichant Uma Thurman sans cigarette montrent une attitude moins favorable à l’égard de l’industrie du tabac et du fait de fumer et moins d’intention de fumer que ceux qui ont vu les séquences du film original.
Intéressant également, Jean-Charles Chebat partagea ses observations quant à des éventuels avertissements sous forme de textes ou d’images destinés à contrebalancer les effets des films. Il constate que les messages audio-visuels présentés en début de séquence sont susceptibles de réduire les attitudes positives envers le tabac et l’intention de fumer alors que des messages écrits n’ont aucun effet.

(1) Institute for Social Marketing et Centre for Tobacco Control Research
(2) The Marketing Matrix: how the corporation gets its power and how we can reclaim it
(3) Le dossier préoccupant du marketing des boissons sucrées est une des priorités de la Coalition québécoise sur la problématique du poids, exposée dans le rapport Les dessous du marketing des boissons sucrées disponible sur https://www.cqpp.qc.ca
(4) Oui, au Québec on trouve des boissons sucrées dans les pharmacies! On y trouve aussi des chips et des barres chocolatées, mais heureusement plus de cigarettes depuis 1998…
(5) François Lagarde, Notre relation amour-haine avec le marketing, dans Investir pour l’avenir, Bulletin national d’information du Plan d’action gouvernemental de promotion des saines habitudes de vie et de prévention des problèmes reliés au poids, Vol. 4, No. 4, Octobre 2012, Direction des communications du Ministère de la Santé et des Services sociaux du Québec
(6) Voir notamment à ce sujet l’article d’Anne Le Pennec paru dans le numéro 270 d’Éducation Santé en juin dernier: Dossier Campagnes de prévention: au cœur de l’évaluation. Connaissez-vous le marketing social?
(7) «La SAQ est une société d’État qui a pour mandat de faire le commerce des boissons alcooliques et pour mission de bien servir la population de toutes les régions du Québec en offrant une grande variété de produits de qualité. (…) Consciente des impacts de ses activités commerciales, la SAQ contribue financièrement au maintien et au développement des activités d’Éduc’alcool dont le mandat est de promouvoir la consommation réfléchie de l’alcool (…) La SAQ a pour actionnaire le ministre des Finances, et ses administrateurs sont nommés par le gouvernement du Québec.» – extraits du site www.saq.com de la Société des Alcools du Québec
(8) Selon la Charte d’Ottawa pour la promotion de la santé

Les adolescents d’aujourd’hui sont-ils si différents des jeunes d’hier?

Le 30 Déc 20

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Le 8 novembre dernier, le Centre local de promotion de la santé de Bruxelles (CLPS) organisait une journée de réflexion sur le thème des assuétudes chez les adolescents. Intitulée «Et si nous prenions le risque d’être sur le fil?», cette journée fait suite aux résultats de l’enquête «Assu-Études» menée par le CLPS auprès des acteurs de 130 établissements secondaires bruxellois. Elle s’inscrit dans le cadre de la mission Point d’appui aux écoles secondaires en matière de prévention des assuétudes (1).

Ce sont plus de 150 acteurs qui se sont réunis à la Maison des Associations Internationales pour réfléchir autour de quelques questions en guise de fil rouge : comment être à l’écoute des paradoxes des adolescents, des adultes, de l’école, de la prévention ? Comment créer des espaces où peuvent s’inscrire la rencontre et la relation avec les adolescents et les adultes, entre l’école et la prévention ?

Une particularité à relever : la journée a réuni des acteurs du secteur associatif et de l’enseignement. Une rencontre entre ces deux secteurs s’est, en effet, avérée indispensable suite aux résultats de l’enquête «Assu-Études», et elle a donc pu se concrétiser !

Sont également venus prendre part aux échanges : les représentants de Fadila Laanan, Ministre de la Santé de la Fédération Wallonie-Bruxelles, de Marie-Dominique Simonet, Ministre de l’Enseignement obligatoire de la Fédération Wallonie-Bruxelles et de Benoît Cerexhe, Ministre de la Santé de la région de Bruxelles-Capitale.

L’après-midi a été consacrée aux ateliers suivants:
– la prévention, c’est au programme ?
– les parents, si proches et si lointains
– l’école, bonne à tout faire !
– quand la crise vient interpeller le rôle de chacun
– et les jeunes dans tout ça ?

Pour Éducation Santé, ce brainstorming fut aussi l’occasion de s’interroger sur les pratiques des jeunes en matière d’assuétudes. De quels produits sont-ils dépendants ? Sont-ils peu ou très dépendants ? Qu’est-ce qui a changé par rapport à leurs aînés ? Comment la société évolue-t-elle ? Pour répondre à ces questions, nous avons interrogé deux des intervenants de la matinée : Damien Favresse, sociologue à l’École de santé publique de l’ULB, et Ann d’Alcantara, psychiatre au Centre thérapeutique pour adolescents de la Clinique universitaire Saint-Luc.

Damien Favresse: «Des comportements jugés anodins dans le passé sont considérés comme à risque aujourd’hui.»

Éducation Santé : Les conduites à risque chez les adolescents sont-elles plus ou moins importantes qu’auparavant ?

Damien Favresse : Dans l’ensemble, on constate plutôt une diminution de l’usage des psychotropes licites et illicites : alcool, tabac, cannabis, ecstasy… Cette diminution est une tendance présente chez les adolescents en Europe, pas seulement en Belgique.

E.S. : Comment expliquez-vous cette diminution ?

D.F. : L’hypothèse partagée par une partie des scientifiques est que la population en général est beaucoup plus sensible aux risques qu’auparavant. De nombreuses informations circulent dans nos sociétés à ce sujet grâce notamment aux médias, aux nouveaux outils de communication, aux professionnels de la santé et aux intervenants de la prévention. Auparavant, l’attention de nos sociétés à l’égard des conduites à risque était moins importante, notamment parce que les connaissances scientifiques sur le sujet étaient beaucoup plus restreintes.
Je crois qu’il y a une évolution de la société et de ses valeurs. Il y a une meilleure connaissance sur les méfaits de certains produits et conduites qui se répand dans la société et induit à terme des changements dans les comportements. Prenons l’exemple des femmes enceintes. Avant, la plupart des médecins ne leur déconseillaient pas de boire parfois un verre d’alcool pendant leur grossesse. Aujourd’hui, le discours a changé et il est plutôt conseillé de ne pas boire une seule goutte d’alcool. On constate la même évolution pour la consommation de tabac.
Auparavant, la société était également beaucoup plus permissive en ce qui concerne l’alcool au volant. Du côté des accidents de la route, il se passe le même phénomène : le nombre d’accidents de la route diminue par rapport aux années 70 mais, en même temps, il y en a toujours trop.
Le contexte a donc changé et le regard sur les conduites à risque aussi. On se focalise beaucoup plus sur les éventuels dangers liés aux conduites en oubliant parfois qu’un comportement n’est pas seulement une prise de risque.
Certains sociologues estiment d’ailleurs que l’on est entré dans une société où le risque est devenu l’un des enjeux majeurs, qui ne peut pas être juste une question d’experts, parce qu’il est impossible à éradiquer et qu’il touche aussi à la liberté des individus.

E.S. : N’y a-t-il pas une plus grande diversité de prises de risques à notre époque ?

D.F. : À mon avis, il y a davantage de possibilités qu’auparavant. Les produits disponibles sur le marché sont plus nombreux. Cette plus grande diversité pose question dans la mesure où certains se demandent si la diminution de la consommation de tabac, d’alcool, de cannabis n’est pas simplement liée à un transfert vers d’autres produits. Mais on voit que tous les autres comportements (consommation d’amphétamines, de cocaïne, par exemple) restent assez marginaux.
D’autres se demandent si l’on n’est pas en train de passer vers d’autres produits psychotropes, fabriqués par les sociétés pharmaceutiques, comme la Rilatine qui est prescrite chez les enfants pour lutter contre les «troubles de l’attention».
Je ferais un parallèle avec l’alimentation : on n’a jamais pu à la fois aussi bien et aussi mal manger. À l’heure actuelle, la diversité du choix alimentaire est beaucoup plus grande que par le passé. L’information est meilleure mais elle reste malgré tout limitée à certaines catégories de la population et tout le monde n’a pas les compétences pour décoder les informations disponibles sur les emballages. Le même phénomène se passe vraisemblablement avec les autres conduites aussi.
Sur le plan de la diversité, je crois qu’il est important aussi de ne pas oublier que, sous l’impulsion du développement des connaissances scientifiques, notre regard a changé. Il en résulte que des comportements jugés anodins dans le passé sont considérés comme à risque dans le présent. Ainsi, par exemple, de nombreux articles scientifiques sont consacrés à la dépendance au travail et au sport. Il y a quelques décennies, ce type de question ne se posait même pas. Avant, l’étude du risque s’appliquait davantage à des comportements plus extrêmes tels que la toxicomanie ou le suicide alors qu’à l’heure actuelle, il s’applique à une multitude de conduites (mauvaises habitudes alimentaires, usages exagérés de multimédias, absence de port du casque à vélo, etc.). Finalement, ce qui a fondamentalement changé, c’est le fait que la notion même de risque a évolué avec cette prise de conscience que toute conduite peut présenter des risques.

Ann d’Alcantara: «À chaque génération, le visage et les modalités de l’adolescence évoluent et changent.»

Éducation Santé : Qu’est-ce qui a changé pour les adolescents d’aujourd’hui ?

Ann d’Alcantara : Aujourd’hui, l’adolescence doit se traverser dans une culture qui, elle-même, fonctionne sur un paradigme adolescentaire. Cela signifie que la culture adopte des comportements qui sont en miroir avec ceux des ados.
C’est une conséquence de l’économie qui a la croissance pour modèle. Nos vies sont gouvernées par une économie qui plonge la population dans un bain où la publicité fonctionne sur une confusion entre le désir et le besoin. Nous vivons dans un rapport au temps qui privilégie l’immédiateté: on achète, on consomme et on jette. La publicité nous fait croire que nous avons besoin d’un produit. Elle nous pousse à l’acheter dans l’urgence car il y a une promo à ne pas rater. Le produit est utilisé tout de suite et rapidement jeté car ça revient moins cher d’en acheter un nouveau plutôt que de le réparer. Il n’y a donc pas de durabilité.
Ce mode de fonctionnement correspond à la pulsion adolescentaire. À l’inverse de l’enfant qui grandit lentement et pour qui les choses évoluent graduellement, le jeune qui entre dans l’adolescence est submergé émotionnellement, avec une énorme intensité, nouvelle qui plus est. Il est en rupture avec l’évolution qu’il a connue jusque-là. Il entre dans un temps de transformation qui est de l’ordre de la mutation, avec une perte de repères, un nouveau rapport au corps. Cela provoque un sentiment d’étrangeté. Un travail de reconstruction doit se faire. Le jeune va apprendre à habiter son corps, à le réapprivoiser, à réajuster les choses. Cela correspond au travail psychique de l’adolescence.
Ce vécu qui le projette, le soumet à quelque chose de fort, d’intense, cette tempête pulsionnelle demandent à être soulagés dans l’immédiateté.
Cette traversée-là est en miroir avec la manière dont l’économie plonge la société dans un fonctionnement privé de temporalité. De ce fait, les adultes sont pris dans un mode de vie où ils n’ont pas le temps. Du coup, ils ne sont pas apaisants. Or, pour être apaisé, l’ado a besoin que le monde extérieur ne soit pas en écho avec son vécu intérieur. Ce n’est donc pas facile pour un ado.

E.S. : Dans un tel contexte, comment les jeunes traversent-ils l’adolescence ?

A. d’A. : Il y a 20 ans, quand on demandait aux adultes ce que l’adolescence évoquait pour eux, ils parlaient de puberté et de crise. Les mots «crise» et «puberté» associés à l’adolescence faisaient partie du bain culturel de l’époque. Aujourd’hui, ces deux mots n’apparaissent plus en association avec l’adolescence dans le vocabulaire de la vie quotidienne. D’une part, cela illustre bien le fait que l’adolescence est une production de la culture. D’autre part, ce n’est pas pour autant que l’adolescence ne fait pas crise pour le sujet. Une mutation, une rupture d’équilibre est bien en cours. Cela provoque forcément une crise. Mais si on n’associe plus culturellement l’adolescence au mot «crise», c’est parce que, dans le rapport intergénérationnel, le saut a été tel au niveau de la civilisation que l’on ne parle plus du fossé des générations, c’est-à-dire de deux générations qui ne se comprennent plus. Or, dans les années 60, 70 et 80, on parlait bien de ce fossé entre deux générations. Avant les années 60, ce fossé n’a pas toujours existé non plus. De nouveau, cela montre que l’on est face à un effet de la culture.
À chaque génération, le visage et les modalités de l’adolescence évoluent et changent. Actuellement, ces changements se font très rapidement car tout change très vite. Cela s’explique par l’accélération dans la culture. Au moment où cette accélération s’est mise en route, tout a été trop vite et il y a eu un décrochage: subitement, les parents n’ont plus compris pourquoi et comment fonctionnaient les jeunes, pourquoi ils réclamaient et revendiquaient. Ils ne comprenaient pas et n’acceptaient pas.
C’est logique. Par exemple, jusque-là, une jeune fille devait arriver vierge au mariage, religion ou pas. L’homosexualité était considérée comme une maladie ou une perversité. Toute la société voyait ces choses d’un même œil. D’un coup, on est passé d’une génération qui baignait dans la certitude, qui ne doutait pas de ce qu’était la normalité, à une génération qui a dû se soumettre à une remise en question des valeurs. Vous imaginez le travail mental que ça représente ? Énormément de parents d’ados ne savent plus quoi penser : qu’est-ce qui est normal ? Que puis-je permettre ?
Si les parents des ados d’aujourd’hui sont initiés à l’informatique, ce qui n’était pas le cas il y a dix ans, ils sont par contre dépassés par une série de pratiques que partagent les ados : les assuétudes aux jeux online, aux ordinateurs, l’effet des réseaux sociaux, le porno. De nouveau, les parents sont perdus. C’est toujours lié à ce fameux effet de culture. Personne n’a demandé ces changements, les gens y sont soumis. Cela peut créer du désarroi. Quand la génération des adultes est perdue, dans le doute, quand elle ne sait pas comment répondre, ne se rend même pas compte, ou est peu intéressée, les effets sur les ados sont forcément considérables. En tout cas, les ados ne peuvent plus compter sur les effets apaisants d’une génération qui était stable.

E.S. : Dans une société qui connaît de tels changements, de tels bouleversements, où tout va de plus en plus vite, comment les jeunes se situent-ils par rapport aux conduites à risque ?

A. d’A. : Les conduites à risque font partie de l’adolescence, on le sait depuis toujours. C’est lié à l’immédiateté, aux tempêtes pulsionnelles qui mettent de l’intensité, à la question de la crise subjective pour les sujets. Quelque chose fait crise pour le sujet et un travail psychique s’élabore autour de la question de la limite, de la transgression, de l’identité, du relais, etc.
Dans un environnement où rien n’est permis, les risques seront beaucoup moins dangereux que dans un environnement où tout est permis. Prenons la question de l’art. Depuis 30 ans, la dimension transgressive a quasiment été constitutive de ce qui confère une valeur artistique. C’est dans la nouveauté, la différence, le choquant, le risqué, le jamais fait, la transgression que se trouvent aujourd’hui la valeur et la reconnaissance. Alors qu’auparavant, l’art était aussi du côté de l’érudition, de la performance, de la répétition inlassable.
Nous ne sommes donc plus du tout dans les mêmes valeurs. De nouveau, les effets de culture sont majeurs.
Mais il faut souligner une énorme contradiction : d’une part, nous évoluons dans une société où tout est permis, possible, où la transgression est reconnue, est même devenue une valeur et, d’autre part, la même société recherche constamment le risque zéro. On le voit, les réglementations sont de plus en plus contraignantes dans tous les domaines. Dès qu’il y a un problème, un accident, un drame, on recherche le coupable et on le pointe du doigt, on lance une campagne d’information avec l’espoir que cela n’arrivera plus… Cette contradiction rend de nouveau les choses très difficiles. Alors, l’assuétude, c’est une bonne porte de sortie. En effet, si la prise de risques et la transgression sont nécessaires à l’adolescence, mais si tout est possible et permis, les ados devront aller très loin pour chercher et trouver la limite. Ils vogueront forcément dans des zones dangereuses.

E.S. : Jusqu’où vont-ils ?

A. d’A. : Ils mettent leur avenir en jeu et pour cela, ils jouent avec la réussite scolaire car c’est une façon pour eux de se déployer. Quand on regarde les chutes de résultats dans le 2e degré, il s’agit massivement d’effets de l’adolescence. Souvent, même à son insu, l’ado se cherche et cherche ses parents pour lesquels la réussite scolaire reste plus importante que tout le reste.
Les ados pourraient embêter leurs parents parce que ceux-ci les empêchent de sortir, limitent leurs sorties, refusent qu’ils reçoivent des copains pour la nuit, interdisent tatouages et piercings. Tout cela étant généralement autorisé, ils mettent en danger leurs projets d’avenir en flirtant avec l’échec.

E.S. : Alors, qu’en est-il des assuétudes chez ces jeunes ?

A. d’A. : Pour commencer, ‘assuétudes’ est un mot qu’on n’utilisait pas dans le temps… Si ‘objectivement’ certaines consommations ont quantitativement diminué, subjectivement, sur un mode plus ‘soft’, le climat d’assuétudes s’est répandu: l’éventail s’est élargi, pour certains, les téléphones androïds ont même remplacé le cannabis!
Si on prend l’alcool, le cannabis, la cigarette, les ordinateurs, les jeux online, les GSM, les consoles de jeux vidéo, certains comportements alimentaires ou même certaines pratiques sportives, les assuétudes n’ont pas diminué. En même temps, les parents sont plus et mieux avertis, ils sont aussi plus inquiets. Les assuétudes se sont démocratisées, massifiées et parfois banalisées. Mais pour la majorité des ados, ce sera une phase qui leur permettra d’expérimenter et de tester leurs limites à leurs dépens !

Pour en savoir plus…

Prospective Jeunesse vient de sortir un numéro de son excellent trimestriel Drogues Santé Prévention entièrement consacré aux actes de la journée d’études du CLPS de Bruxelles. Au sommaire :
Et si nous prenions le risque d’être sur le fil ?, par Catherine Végairginsky, Patricia Thiebaut et Melissa Chebieb
La bonne parole du politique, par Julien Nève
La place de l’école dans l’adoption des conduites à risque, par Damien Favresse et Pascale Decant
L’école est-elle un lieu de prévention ?, par Ann d’Alcantara
Nous sommes tous des experts (synthèse des ateliers), par Alain Lemaitre

Prospective Jeunesse Drogues Santé Prévention n° 64, hiver 2013, disponible au prix de 4 euros frais d’envoi inclus à Prospective Jeunesse, chée d’Ixelles 144, 1050 Bruxelles. Tél.: 02 512 17 66. Courriel : revue@prospective-jeunesse.be.Internet : https://www.prospective-jeunesse.be , onglet ‘la revue’ (tous les numéros y sont accessibles).

CLPS Bruxelles, rue Jourdan 151, 1060 Bruxelles. Tél.: 02 639 66 88. Courriel : info@clps-bxl.org. Internet : https://www.clps-bxl.org.

(1) Voir C. Barbier, ‘Assu-Études. Une enquête menée auprès des acteurs de l’enseignement secondaire de la Région de Bruxelles-Capitale’ , Éducation Santé n° 281, septembre 2012.

Le défi de l’équité en santé !

Le 30 Déc 20

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‘Together for Health Equity from the Start’. S’unir pour l’équité en santé dès le début de la vie… Un mot d’ordre ambitieux pour tenter de résoudre les inégalités sociales de santé. Ce fut aussi, en 2012, un des thèmes-phares d’«Equity Action», un programme européen d’analyse stratégique et d’action. La Belgique en est partenaire, de même que d’autres pays de l’Union européenne, dont la Hongrie et l’Allemagne (copilotes des deux rencontres internationales présentées plus bas), l’Espagne, la Grèce, la Pologne, l’Italie, la Norvège, la République tchèque, le Royaume-Uni…

Le niveau de santé de nos pays restant obstinément confondu avec la force de frappe biomédicale plutôt qu’indexé aux paramètres socio-économiques et environnementaux, les efforts menés en ce moment au niveau européen pour aborder la question des autres facteurs d’inégalités en santé sont d’autant plus appréciables. Ils n’étaient jusqu’ici guère plus visibles ni énergiques que les prises de conscience moyennes des milieux politique, scientifique, citoyen et médiatique, tous encore fort balbutiants dans ce domaine.

Un indice parmi d’autres: des acteurs plaidant en faveur de la réduction des inégalités sociales de santé situent le tournant des dynamiques de dégradation des statuts de santé parmi les populations vulnérables dans l’onde de choc de la crise financière internationale de 2008! Alors que nos observatoires socio-sanitaires et les enquêtes nationales périodiques par questionnaire suivent depuis près d’un quart de siècle les indices probants d’une dégradation d’abord discrète, puis de plus en plus accentuée de la santé tant physique que mentale de nos concitoyens (tempo coïncidant sans vraie surprise avec la montée des idéologies néo-libérales ne jurant que par les principes de compétition et de dérégulation). Sans oublier la nature extensive du phénomène qui, une fois laminés les plus démunis, a atteint en une ou deux décennies l’échine des classes moyennes dans maints pays d’Europe et d’ailleurs.

Raison de plus pour s’intéresser à ces nouveaux programmes soutenus par l’Union européenne, peu reflétés dans les médias en dépit de leurs qualités: ils impulsent des démarches essentiellement pragmatiques, adossées très souvent à des processus participatifs dont les noms de code, à rebours de ceux qu’on accole aux opérations militaires, résonnent ici comme autant d’impératifs humanistes fondamentaux: «Determine» , «Closing the gap» , «Health for All Policies» , «Progress» … La priorité qu’ils accordent aux inégalités sociales de santé est aussi en phase avec l’OMS, plusieurs États membres déjà mobilisés, voire des régions, telle l’Écosse, qui semble des plus proactives en la matière.

Néanmoins, s’interroger sur la ligne du temps de ces projets et par ailleurs sur la persistance des inégalités sociales de santé ne fait que renforcer la conviction qu’il n’est pas facile de contrer l’impact du fameux «gradient social» sur la santé.

Du côté belge

Aux niveaux fédéral et régional, l’engagement a été pris de participer à cet élan selon la méthodologie proposée en créant divers groupes de travail sur: la sensibilisation des parties prenantes et les stratégies pour les mobiliser; la question de l’évaluation fine de la situation de santé au niveau du pays et de ses régions; les sources et les modes de financement pour mener à bien des politiques réductrices d’inégalités. Ces groupes se réunissent deux à trois fois par an au niveau international parallèlement à des échanges qui ont lieu au niveau national et interrégional sous la houlette du ministère fédéral de la Santé publique.

Pour la Belgique, participent l’ONE, Kind en Gezin, la Fondation Roi Baudouin et l’asbl Cordes, comme membre du Conseil supérieur de promotion de la santé ayant l’école pour principal champ d’action.

Nous avons participé à la rencontre de Budapest en mai et à celle de Berlin en novembre 2012. Une des tâches qui a mobilisé les énergies pour la première rencontre a été de dresser ensemble une liste des différentes instances et niveaux de pouvoir impliqués dans des politiques de santé au niveau de la petite enfance, avec quelques exemples d’actions visant à réduire les inégalités sociales de santé. Les participants belges ont présenté à Budapest un poster donnant un aperçu de la situation en Belgique, ce qui n’est pas une mince affaire vu la complexité de nos niveaux de pouvoirs.

Des actions de prévention et de promotion de la santé ont illustré ce qui se fait au niveau de la petite enfance dans notre pays tant du côté francophone que flamand. Exemples : les consultations pré- et postnatales, les cours d’alphabétisation, le support parental, ainsi que les efforts de sensibilisation menés en Flandre vers les gynécologues pour agir sur les inégalités sociales de santé, en actant in fine toute la lenteur de ce type de processus.

Deux conférences restreintes sont prévues chez nous début 2013 : l’une vise à sensibiliser à la question des inégalités sociales de santé les administrations concernées par les déterminants de santé dans le but d’initier un dialogue; l’autre vise à tisser des liens intersectoriels pour être en mesure de créer des politiques cohérentes et synergiques susceptibles d’agir sur les atouts de santé.

Échanges internationaux

À Budapest, les experts ont surtout pointé ce qui peut favoriser ou non l’engagement des parties prenantes pour prendre en compte l’impact des déterminants sociaux sur les inégalités sociales de santé. Le défi dans cette bataille pour l’équité en santé est d’une part d’intéresser ceux qui ont un pouvoir de décision et d’autre part de donner du pouvoir (d’agir) aux intéressés. La méthodologie proposée par les coordinateurs du projet HAPI (voir l’encadré «Sur le net» ) est de mobiliser des parties prenantes dans chaque pays en partant de la prise de conscience du secteur santé de la nécessité d’agir en intersectorialité, sans pour autant dicter leurs choix aux autres secteurs.

La rencontre de Berlin a permis des échanges autour d’expériences impliquant différents secteurs et s’attaquant aux inégalités qui affectent la petite enfance. Deux ateliers ont mis avant tout en évidence la grande diversité des situations et des acquis entre pays. En Hongrie par exemple, le système éducatif précédemment en charge du niveau local est en train de se réorganiser au niveau national pour contribuer à plus d’équité de moyens et mettre en place un suivi médical des élèves et introduire des cours relatifs à la santé.

La différence de situation avec ce qui se passe en Fédération Wallonie-Bruxelles (FWB) est flagrante: les PSE mènent de longue date des bilans de santé tout au long de la scolarité de l’élève, le suivi psycho-médico-social est assuré par les PMS et différentes actions santé sont menées à leur initiative et/ou par différents intervenants dans le but d’agir sur des déterminants de santé, le collectif se mêlant de la sorte à l’individuel. Cet état de situation pour le suivi des enfants depuis la naissance et tout au long de la scolarité en Belgique peut paraître idéal en regard d’autres pays européens mais la Belgique présente tout autant d’inégalités sociales de santé, que chacun a eu l’occasion de constater dans ses pratiques. L’action intersectorielle sur les déterminants de santé est sans doute moins ancrée que les campagnes de prévention. Où le bât blesse-t-il alors ?

L’éducation comme déterminant de santé comprend des défis majeurs : au niveau de l’école, les taux de réussite scolaire démontrent un gradient social qui se vérifie aussi au sein même des régions et des écoles et ce malgré des programmes de discrimination positive et de soutien scolaire et parental. À l’image de la société consumériste, l’école produit ou reproduit aussi des inégalités sociales (1). Autre déterminant majeur de la santé et en particulier chez les enfants et les jeunes, l’alimentation est prise en compte depuis plusieurs années dans les écoles; principalement dans des actions de mobilisation, de sensibilisation et de mise en place d’environnement nutritionnel adéquat… Les taux de surpoids, d’anorexie ou d’obésité en sont-ils modifiés pour autant ? Ils ont en tout cas justifié des prises de position ministérielles aux niveaux régional et fédéral qui se concrétisent encore tout récemment par la diffusion à l’initiative de la Fédération Wallonie-Bruxelles d’un cahier spécial des charges permettant aux pouvoirs organisateurs et aux restaurateurs de présenter dans les écoles et dans les lieux de vie d’enfants de 2,5 à 18 ans une offre de repas équilibrés sur le plan nutritionnel et davantage respectueux de l’environnement, les cuisiniers bénéficiant d’une formation gratuite (voir l’article de Christian De Bock dans ce numéro). Malgré son caractère non obligatoire, l’intérêt de cette initiative réside surtout dans ce qu’elle est le fruit d’une volonté de collaboration intersectorielle au niveau ministériel et sans nul doute, la suite d’une mobilisation continuée de la société civile et des acteurs éducatifs et de santé pour une alimentation durable et de qualité à l’école.

C’est ce caractère intersectoriel de l’action et cette complémentarité des différents niveaux de pouvoir qui ont été mis en exergue lors de la rencontre de Berlin comme une des étapes incontournables pour avancer dans les politiques visant à réduire les inégalités sociales de santé.

Forte de l’expérience de son Observatoire national de l’enfance, l’Espagne met à disposition un guide méthodologique pour collaborer entre niveaux de pouvoir et avec différents types d’organisations mêlant la société civile, les scientifiques et les structures de décision de divers secteurs. Leur bilan du processus en cours a mis en évidence des freins et des atouts à prendre en compte: par exemple – et cela nous interpelle comme promoteurs de santé – l’impact négatif du manque de relais des résultats de la participation sociale auprès des professionnels, et par conséquent la nécessité d’une communication à tous les niveaux pour partager un objectif commun sur un sujet aussi crucial que l’équité en santé. Ce guide, disponible en espagnol et en anglais (2), est testé actuellement par l’OMS dans quelques pays.

Un outil sans doute précieux aussi dans nos collaborations locales et centrales, présentes et futures, pour tout ce qui touche au bien-être et à la justice sociale dès le plus jeune âge. Mais tous les âges sont importants, signalons donc la conférence «Working for Equity in Health» tenue à Bruxelles ce 26 novembre 2012 sous l’égide du gouvernement écossais et du réseau HAPI déjà cité. Une journée centrée davantage sur le droit au bien-être et en particulier à l’impact du marché du travail sur la santé.

Sur le Net

De nombreux rapports, documents, recommandations, recueils de bonnes pratiques, offres de newsletters, diaporamas et autres vidéo-conférences récentes sur la question des inégalités sociales de santé sont consultables sur les sites suivants (où les moteurs de traduction ne sont pas médiocres): https://eurohealthnet.eu (un réseau d’environ 5.000 experts européens en santé publique), https://www.hapi.org.uk/ (conférence intégrale du 26/11/2012 en ligne) et https://www.health-inequalities.eu/ (le site du programme «Equity Action», où figurent aussi les avis de Sir Michael Marmot et son équipe de l’UCL – University College London!).

Rappelons aussi qu’Éducation Santé aborde très régulièrement cette problématique et que son numéro 245, entièrement consacré en mai 2009 aux inégalités sociales de santé, est toujours consultable à l’adresse https://www.educationsante.be/es/sommaire.php?dem=245.

Souvenirs, souvenirs…

Récemment, un journaliste de santé publique ultra-conservateur (de papiers, rassurez-vous…) est tombé sur une farde de presse des plus intéressantes et complète de surcroît, n’ayant subi ni les outrages de l’humidité ni les attaques de petits rongeurs outrecuidants. Datée de novembre 1979, elle émanait du Mouvement chrétien d’action culturelle et sociale Vie Féminine.

Pour les moins de 33 ans, rappelons que l’année 1979 avait été sacrée «Année internationale de l’enfant» , un événement ayant mobilisé chez nous quelque 80 ONG «oeuvrant spécialement en faveur de l’enfance la plus démunie et des enfants du Tiers-Monde» . La farde de presse comportait trois sections: un cahier de charges à l’adresse des autorités, intitulé fort opportunément «L’inégalité commence avant la naissance» (128 pages), l’annonce d’un colloque sur le sujet et pas moins de cinq communiqués complémentaires (13 pages au total) éclairant la démarche de Vie Féminine sous divers angles.

Vous comprendrez aisément pourquoi cette précieuse relique a tôt fait de fasciner son propriétaire et (re)découvreur inopiné (les extraits en italiques sont tirés des communiqués).

Premier constat : on est saisi par l’actualité du propos. Oyez, donc ! «Dans les sociétés capitalistes développées, les inégalités touchent les enfants dès la naissance et même avant la naissance. Les mécanismes d’exploitation du Tiers-Monde engendrent l’exploitation de millions d’enfants (…). Les sociétés socialistes, plus égalitaires mais réductrices de liberté, conditionnent aussi la liberté des enfants. Disons de suite que s’indigner du travail des enfants dans le Tiers-Monde est un leurre, si par ailleurs nous ne sommes pas convaincus de la nécessité de transformer les relations de domination économique, culturelle et politique que nous exerçons sur le Tiers-Monde. De même chez nous, se préoccuper des besoins de tendresse et d’attention du jeune enfant est un leurre si, en même temps, nous ne sommes pas convaincues que la crise économique, les pertes d’emploi, le chômage sont autant d’éléments d’insécurité qui touchent durement les familles de travailleurs et risquent de perturber gravement le climat d’accueil et d’attention aux enfants.»

Deuxième constat : bien avant l’essor des notions d’ empowerment, d’evidences (preuves) et autres bottom-up, dans les milieux populaires militants, on ne boudait pas les données factuelles: tantôt issues des savoirs clinique et épidémiologique (pour contribuer à réduire la prématurité par exemple); tantôt recueillies auprès des jeunes femmes de milieu populaire (démarche d’éducation permanente et de valorisation de leurs expertises de la vie quotidienne, susceptibles de pointer des facteurs de stress non médicaux). Toutes choses reliées et mises en lumière ensuite pour faire remonter des priorités d’actions: «Vie Féminine réclame un programme de politique communale touchant au logement et à l’aménagement de l’environnement, la réforme de l’école en faveur de l’enfance populaire et particulièrement des jeunes immigrés, une politique familiale marquée notamment par le développement des services collectifs: consultations de nourrissons, consultations pré- et postnatales, services de gardiennes encadrées, d’aides familiales, services psychologiques (…)».

Troisième constat : l’exigence de mesures politiques de justice sociale accrue comme facteur d’intégration et de paix, soit un thème au cœur de la bataille pour une «nouvelle donne économique», développée notamment cette année par le Collectif Roosevelt 2012 ( https://www.roosevelt2012.be) et tant d’autres économistes lanceurs d’alerte.

En novembre 1979, Josette Thibeau, Secrétaire nationale de Vie Féminine, observait pour sa part : «Le bilan général de ‘l’Année internationale de l’enfant’ est maigre en ce qui concerne les responsables politiques. Elle a été portée essentiellement par des organisations de volontaires, sans soutien des pouvoirs publics» . Concluant alors sur «la crainte que les services aux personnes et les mouvements d’éducation permanente soient lésés sous le prétexte de la crise économique. Le mal fait à l’enfance par ces carences politiques coûte cependant plus cher qu’une vraie politique de l’enfance» .

(1) Lire par exemple «Égalité: trois pas en avant, trois pas en arrière» (https://www.changement-egalite.be/spip.php?article2249 ).
(2) En espagnol, version 1 (juin 2012, 139p): https://www.msssi.gob.es/profesionales/saludPublica/prevPromocion/promocion/desigualdadSalud/jornadaPresent_Guia2012/GuiaMetodologica_Equidad.htm
En anglais, version 1 (octobre 2012, 139p): https://www.msssi.gob.es/profesionales/saludPublica/prevPromocion/promocion/desigualdadSalud/jornadaPresent_Guia2012/Methodological_Guide_Equity_SPAs.htm

Raconte-moi… la promotion de la santé

Le 30 Déc 20

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Amorcé à la fin des années 1960, le mouvement du «renouveau du conte» a le vent en poupe. Le conte, art de la scène à part entière, est de plus en plus présent. Il prend des formes très diverses, qui vont de la narration pure et simple à une théâtralisation forte. Le répertoire des conteurs est également très varié et ne se limite pas au conte traditionnel. Récits de vie, légendes contemporaines, créations personnelles… sortent de la bouche des conteurs contemporains. Presque parallèlement au renouveau du conte, à partir du milieu des années 1980, émergeait le concept de promotion de la santé.

Entre ces deux mouvements, point de contacts ? Quand on m’a suggéré qu’il y avait plus d’un point commun entre le conte et la promotion de la santé, j’ai commencé par sourire (voire franchement rigoler intérieurement). Puis l’idée a fait son chemin, petit à petit. Établir des points de contact entre le conte et la promotion de la santé ? Possible ? À vous de juger !

Avant toute chose : tuer le Per(rault)

Symboliquement du moins… Car, très – trop – souvent, quand on pense «conte», c’est le nom de Charles Perrault qui surgit, en un automatisme fulgurant (du moins dans la culture francophone). Cet hommes de lettres français, né en 1628 et décédé et 1703 (contemporain de Louis XIV, donc) est associé pour toujours au conte. Or, sans dénier la qualité des textes de Perrault, nous soulignons ici que c’est à la réécriture de contes traditionnels qu’il s’est adonné. Il a fait œuvre (et chef-d’œuvre) de littérature écrite, bien loin de la littérature orale.

Les Histoires ou contes du temps passé (plus connues sous le titre de Contes de ma mère l’Oye ) sont l’arbre qui cache une forêt foisonnante: les contes de tradition orale. De tout temps, sous toutes les latitudes et dans toutes les cultures, les humains ont raconté des histoires. Traditionnellement, le conte s’élabore dans l’oralité. Il sort de la bouche du conteur, va se réfugier dans des oreilles présentes… et certains des auditeurs se feront à leur tour conteurs. En fonction des lieux, des conteurs, des publics, le conte se modifie. Il voyage, parfois très loin. Certains motifs traditionnels transcendent les cultures. Des histoires, comme celles de La petite fille et le loup, ou Le petit poucet se retrouvent sur plusieurs continents. Les contes sont «des productions littéraires à part entière, auxquelles on a refusé ce statut en raison de la prégnance de l’écriture dans nos sociétés» (1).

Contrairement à ce que l’on pourrait penser, les contes ne sont pas des écrits transposés oralement, mais l’inverse : créations orales, ils se sont posés sur le papier, principalement à partir du 17e siècle (Perrault, justement). Au 19e siècle, des collecteurs ont entamé un travail de «retranscription» de contes récoltés. Ces retranscriptions ont bien entendu leurs limites (pas d’intonations, histoires racontées parfois trop rapidement par le conteur, etc.) mais présentent l’immense avantage de ne pas être sujettes à une recréation littéraire.

Les contes, tels que nous les connaissons, sont figés dans l’écriture. Pour recréer cette littérature dans son oralité originelle, un conteur d’aujourd’hui, dans notre pays, se basera sur différentes versions écrites qu’il comparera, écoutera des autres conteurs ou encore récoltera ses propres histoires (auprès de personnes âgées, au cours de voyages par exemple).

Plaidoyer pour le racontage

«Lorsqu’on est un peu perdu, lorsqu’on ne sait plus où on va, le conte peut devenir un repère, une racine (…) qui nous attache à notre humanité» (2).
Raconter des histoires, des récits… habitude ancestrale et chevillée à l’âme et au corps des humains, puisque l’histoire est non seulement rêve, mais aussi matérialité: elle prend forme dans les bouches et s’étire dans les oreilles avant de parvenir dans les replis du cerveau.

Dans son essai L’espèce fabulatrice, Nancy Huston s’attache à répondre à la question «Pourquoi faut-il raconter des histoires ?». Selon elle, raconter des histoires, c’est enrichir peu à peu les représentations. Les histoires, les récits, les fictions nourrissent notre vision du monde qui est elle-même fiction. En effet, contrairement aux animaux qui vivent l’instant présent, nous transmuons directement les faits en trajectoire de vie, les relions entre eux. Le besoin de raconter des histoires, à commencer par la sienne, est constitutif de l’espèce humaine. Conter permettrait donc de transmettre des histoires qui sont porteuses de représentations du monde et susceptibles d’enrichir celles des auditeurs.

D’autre part, conter c’est ramer à contre-courant dans une société hypermoderne. Conter, c’est se replacer dans une lignée (bien que cette lignée ait été brisée par la prégnance de l’écrit). Conter, c’est redonner du sens à la communauté et aux liens sociaux, dans la mesure où le conte n’existe que parce qu’il est dit et écouté. Conter, c’est dire «moins de biens, plus de liens».

Conte et promotion de la santé : des points communs ?

L’enjeu de la promotion de la santé n’est pas d’ouvrir les portes aux gens. Il serait plutôt de les accompagner afin qu’ils puissent se constituer le trousseau de clés qui leur permettra d’ouvrir les portes qu’ils ont envie d’ouvrir (et aussi: savoir que ces portes peuvent être ouvertes), afin de vivre en bonne santé (3). La santé étant ici considérée, bien entendu, comme «un état de complet bien-être physique, mental et social, et (…) pas seulement comme une absence de maladie ou d’infirmité» (4).

Comment diable rattacher le conte à cela ? C’est peu dire que cela a nécessité une longue réflexion. Cette réflexion a permis de dégager sept points de contacts. Les propositions qui vont suivre sont une interprétation personnelle, issue de ma pratique de conteuse et de mon expérience dans le secteur de la promotion de la santé. Elles n’entendent pas fermer le sujet, mais au contraire fournir des pistes, qui permettront d’exploiter le conte, avec ses multiples possibilités, dans des projets de promotion de la santé.

Premier point de contact : le temps

Comprendre ce qu’est la promotion de la santé prend du temps (c’est peu dire que le concept est complexe et demande appropriation). La promotion de la santé est un travail lent. Un projet prend du temps, et ses résultats sont incertains. On dit que la démarche est le plus important… Il en est de même pour le conte ! D’abord pour le conteur. Conteur qui doit d’abord absorber les histoires comme une éponge et doit trouver sa manière à lui de les raconter, qui ne sera pas celle du conteur voisin. Ensuite, le conteur se plongera (lentement, toujours) dans son imaginaire et laissera les images monter peu à peu… Il offrira ses histoires (et ses images), les polira, les racontera à nouveau, les enrichira de ce qu’il recevra du public. Il se constituera peu à peu un répertoire. Pour le public, écouter prend du temps. Le temps de se poser, le temps d’accepter de sortir de la frénésie ambiante. Conteur, animateur : les histoires et les projets sont des graines semées dont on ne sait si elles fleuriront… mais que le geste de semer est beau !

Deuxième et troisième points de contact : la participation et la communauté

« … le conte offre un large champ de significations potentielles aux auditeurs qui ne reçoivent pas le récit passivement: celui-ci continue son travail après avoir été entendu» (5).
Écouter des contes est action. Cela implique une mise en écoute. Écouter des histoires, c’est accueillir les images et les représentations du conteur, et c’est mettre en branle les siennes. Ce qui distingue le conteur du récitant, c’est le contact avec le public et le don d’images personnelles, par le biais du conte. L’art du conteur consistera à faire voir alors qu’il n’y a «rien» à voir, par les mots porteurs d’images. Le travail se fait dans la tête de ceux qui écoutent: les mots atteignent leurs oreilles, font résonner les tympans et dé-raisonner l’imaginaire.

Conter, ce n’est pas donner une information : c’est faire vivre quelque chose, adapter son message à ceux qui l’écoutent, recevoir le regard et l’énergie du public… La terre à qui la semence est confiée.

Un pas plus loin, certains conteurs concluent leurs contes par l’une ou l’autre formule disant en substance ceci: «Cette histoire, je vous l’ai racontée. Maintenant, prenez-la, faites-la vôtre et allez la répéter». Le conte étant originellement perpétué dans l’oralité, le passage des histoires d’un conteur à l’autre était évidemment une des conditions de sa survie.

Étroitement lié au concept de participation, celui de communauté. La communauté du conte existe d’abord en diachronie. En effet, comme dit plus haut, le conte s’est élaboré au fil des siècles, poli et repoli comme un galet. Le conteur est un nain posé sur les épaules de géants qui le précèdent. Et en synchronie : le conte crée la communauté «de-ceux-qui-écoutent-les mots-du-conteur », ne fût-ce que d’un instant.

Est-il utile de préciser aux lecteurs de cette revue que la participation est une des conditions essentielles de la promotion de la santé ? Qu’il a été prouvé que la participation active des publics, à tous les niveaux de l’action, est une des conditions essentielles à la réussite d’un projet ? Et que si une communauté reprend à son compte la problématique engagée, c’est encore mieux ? Je laisse le soin aux auteurs spécialisés de vous convaincre – si besoin est – de l’importance de la participation et de l’action communautaire.

Quatrième point de contact : le mouvement autour de la norme

«Ce qui est bien dans la vie n’est pas obligatoirement ce qui est bien, mais ce que la personne qui a l’autorité en la matière définit comme bien» (6).
Ah! La norme en santé ! On en parle, on en reparle. Comment la dé-normaliser ? Comment la faire passer ?
Avec le conte, c’est la même chose. Le moment du conte est un moment cadré… entre le «il était une fois» (pas toujours employé d’ailleurs, mais nous entendons par là l’ouverture de l’imaginaire), et la fermeture. Moment de convention, il est aussi le «cassage de conventions». Le mouvement de renouveau du conte évolue entre ces deux mouvances: le respect de la tradition, du sens du conte, la connaissance de ses origines … et le jeu autour des mots, l’appropriation par le conteur. Le travail du conteur se situe d’une part dans ce travail de collectage, de constitution de son répertoire, et cette appropriation personnelle de l’histoire (fidélité et imagination…).

Cinquième point de contact : le travail des représentations

«Une représentation c’est ce que les personnes ressentent et pensent (par exemple de la santé, de la prévention, de l’usage de tabac), c’est-à-dire la conception qu’elles en ont» (7).
Le conteur ne dit pas la réalité telle qu’elle est, mais une vérité : celle de son imagination. Par le conte, à son insu ou presque, c’est une vision du monde qu’il va transmettre. Sa propre représentation. Au cœur des histoires elles-mêmes, les personnages sont porteurs d’une série de représentations. Tel roi refusera qu’un simple berger épouse sa fille, telle famille considérera l’un des enfants comme un benêt sans atouts, tel héros se croira incapable d’accomplir sa mission. Au fils des événements, caractères, perceptions évolueront… le conte dit des représentations, comportements, caractères qui évoluent.

Dans le champ de la promotion de la santé, le travail sur les représentations apparaît de plus en plus comme un préalable indispensable à tout projet, voire comme le cœur même de l’action.

Sixième point de contact : le travail des compétences psychosociales

Dans la tradition talmudique, le conte permet de «dénouer les nœuds» que nous avons en nous pour accéder au bonheur. Reformulé en langage «promotion de la santé», on peut dire que le conte met en travail les compétences psychosociales.

L’analyse psychanalytique des contes, qui a ses opposants les plus farouches comme ses défendeurs les plus acharnés, nous dit entre autres que les contes «donnent aux enfants des mots qui leur permettent de parler de toutes ces émotions qui les submergent et dont beaucoup ne sont pas dicibles, soit parce qu’elles font trop peur, soit parce qu’elles ne sont pas tellement présentables, pas tellement jolies jolies.» Ils «offrent une première occasion à l’enfant de confronter ses rêves, ses désirs, à une réalité juste assez lointaine pour ne pas être dangereuse» (8).

La fonction symbolique du conte. Selon Bruno Bettelheim, les contes parlent, sous une forme symbolique, des craintes et désirs inconscients de l’enfant face aux parents, face au monde extérieur, face à sa propre violence ou encore face à la sexualité. Le conte permet une approche imagée et réconfortante des autres. Il alimente les fantasmes de l’enfant et, grâce à sa dynamique, efface l’aspect culpabilisant et angoissant. Le décalage entre le réel (vécu par l’enfant) et l’imaginaire (du conte) permet une exploration symbolique du futur dans lequel l’enfant aura la possibilité de se trouver.

L’éveil par le conte. Dans cette approche, une histoire peut attirer l’attention de l’enfant en le divertissant, en éveillant sa curiosité, en stimulant son imaginaire. Mais pour enrichir sa vie, il faut qu’elle l’aide à développer son intelligence, à voir clair sans ses émotions et à répondre à ses questionnements (9).

Septième point de contact : l’empowerment

Parlons enfin de l’empowerment (septième point de contact donc, et terriblement à la mode en promotion de la santé), autrement dit la capacité d’agir.
«Il y a une dynamique très forte liée à la parole. Se mettre en mouvement par la parole, c’est décisif» (10).

Le conte, traditionnellement, était à la portée de tous – bien que les capacités à dire les contes de chacun ne soient pas nécessairement identiques. Comme évoqué plus haut, il est fréquent que les conteurs appellent à ce que les histoires se propagent, à ce que les auditeurs se fassent à leur tour raconteurs. Après la prise de parole, il y a l’appropriation de la parole. Le conte n’est pas récité. Il est passé au prisme de la personne qui conte. On ne raconte pas le «conte du conteur» tel qu’on l’a entendu. Un travail de réappropriation est nécessaire, une digestion façon Montaigne, afin d’avoir la tête bien faite, et non bien pleine d’histoires.

Pour établir le lien avec le sujet qui nous occupe, je citerai Gianni Rodari (1920-1980, poète, écrivain et journaliste, animateur de nombreux projets participatifs avec des enfants), animé par la conviction que travailler l’imaginaire et donner l’accès aux mots, c’est marcher vers une plus grande justice sociale : «La parole peut avoir une valeur de libération». Tous les usages de la parole pour tout le monde : voilà qui me semble être une bonne devise, ayant une belle résonnance démocratique. Non pas pour que tout le monde devienne artiste, mais pour que personne ne reste esclave (11).

User du conte sans l’user, en jouer sans l’instrumentaliser…

Choisir le conte comme porte d’entrée pour faire de la promotion de la santé, c’est un sujet qui porte à débat. Des conteurs vous diront (avec raison) qu’il ne faut pas instrumentaliser le conte. Je les rejoins, dans le sens où il importe que le conte reste un moment de plaisir. Il ne faudrait surtout pas que les auditeurs se disent: «Flûte, un conte. Après, on va être obligé de débattre.» Il serait regrettable que des contes traditionnels, porteurs de significations multiples et nuancées, soient transmués en «contes pédagogiques», sans aucun plaisir d’écoute.

Alors, est-ce une aberration d’utiliser le conte dans le cadre de la promotion de la santé ? Non, certainement pas. Comme nous l’avons vu, les points de contacts sont nombreux, offrant un fertile champ de possibles. À mon sens, conter en promotion de la santé est cohérent… l’animateur est un conteur inventeur: avec ses mots, ses représentations, ses images et ses procédés, il va faire en sorte d’agir sur les représentations des autres.

Tout d’abord, raconter des histoires, tout simplement…

«Il était une fois, il suffit de lancer ces quelques mots dans une classe ou dans une chambre à coucher pour que le silence se fasse, et que des expressions de contentement se lisent sur les visages. L’auditoire sait qu’il va voyager dans un monde certes imaginaire mais d’où émergent des thèmes et des valeurs universels et intemporels … » (12)
« … les êtres humains apprennent et absorbent des idées et des concepts par le biais de narrations, d’histoires, et non de leçons magistrales ou de discours théoriques » (13)

Tout d’abord, conter et écouter est un plaisir, un moment de joie partagé, d’émerveillement, de curiosité. Le conte, passé aux filtres de multiples conteurs depuis des générations, coloré d’autant d’éléments inconscients, possède de par sa structure narrative même des sens cachés qui permettent de travailler l’imaginaire. En-dessous du sens apparent du récit, se cache un sens symbolique. Rien dans les contes n’est gratuit ! Mais attention : «l’extraordinaire, le merveilleux, on le raconte avec la plus grande précision mais on n’impose pas à l’auditeur l’enchaînement psychologique des événements. On le laisse libre d’interpréter la chose comme il l’entend, et ainsi le récit est doué d’une amplitude qui fait défaut à l’information (…)» (14).

Toutes les histoires ne racontent pas la même chose

Prenons l’exemple du Petit chaperon rouge. Dans la version mise par écrit et «littératurisée» par Charles Perrault, le Petit chaperon rouge est une petite fille qui se fait dévorer par le loup. Le conte s’achève sur cette dévoration et sur une morale qui met en garde les jeunes filles «belles, bien faites, et gentilles qui feraient mieux de ne pas écouter les loups «d’une humeur accorte», qui :
«Sans bruit, sans fiel et sans courroux,
Qui privés, complaisants et doux,
Suivent les jeunes Demoiselles
Jusque dans les maisons, jusque dans les ruelles.»

Le conte invite à se méfier et se garder du danger que représentent certains hommes auprès de naïves damoiselles.
La version des frères Grimm, sans doute la plus connue aujourd’hui, fait intervenir le chasseur qui sauve la mère-grand et l’enfant, en les tirant du ventre du loup – bien vivantes, quoiqu’un peu sonnées. C’est donc par la grâce d’une intervention extérieure (masculine de surcroît) que l’enfant et l’aïeule sont sauvées.

La version dite «nivernaise» met en scène une fille (son âge n’est pas mentionné, mais on pense plutôt à une jeune fille de 13-14 ans, au sortir de l’enfance) plutôt débrouillarde qui, par son ingéniosité, parvient à se tirer des pattes du loup :
«Oh! ma grand, cette grande bouche que vous avez!
– C’est pour mieux te manger, mon enfant!
– Oh! ma grand, que j’ai faim d’aller dehors!
– Fais au lit mon enfant!
– Oh non, ma grand, je veux aller dehors.
– Bon, mais pas pour longtemps. »
Le bzou lui attacha un fil de laine au pied et la laissa aller. Quand la petite fut dehors, elle fixa le bout du fil à un prunier de la cour.
Le bzou s’impatientait et disait: «Tu fais donc des cordes? Tu fais donc des cordes?»
Quand il se rendit compte que personne ne lui répondait, il se jeta à bas du lit et vit que la petite était sauvée. Il la poursuivit, mais il arriva à sa maison juste au moment où elle entrait.»

On observe donc que le choix de la version qui est racontée induit des choses différentes.

Les versions des contes qui circulent peuvent être incomplètes. La version que nous connaissons des Trois petits cochons s’arrête généralement sur l’échec du loup à renverser la maison de pierre, sa tentative de passer par le cheminée qui se termine par un atterrissage dans une casserole d’eau bouillante et une soupe de loup pour le repas du cochon. Une autre version, plus longue, présente une étape intermédiaire: après avoir échoué à renverser la maison, le loup essaie de faire sortir le cochon par différents stratagèmes (il l’appâte en lui parlant d’un champ de navets, en lui proposant d’aller à la foire avec lui). Le loup présenté est donc moins imbécile, moins caricatural et le cochon d’autant plus astucieux car il ne tombe pas dans les pièges tendus par le loup. L’histoire ne raconte donc pas la même chose.

Lors de conteries, le choix de l’histoire a un rôle important en fonction des objectifs que l’on veut se donner. Ainsi, lors d’une animation sur la thématique des enlèvements d’enfants, le choix s’est porté sur la version nivernaise du Petit chaperon rouge. En effet, l’idée était de distiller – en douceur – le message que chacun possède des ressources internes face à une situation difficile. La version des frères Grimm, elle, mettra plutôt l’accent sur le fait que des adultes peuvent sortir l’enfant de situations difficiles. La version de Perrault, quant à elle, qui se termine sur la dévoration de l’enfant, ne semblait pas indiquée dans ce cas précis (16).

Ouvrir un débat, permettre une décentration, recueillir et travailler les représentations

Si les histoires peuvent – largement – se suffire à elles-mêmes, elles peuvent également être prolongées par un travail avec un groupe. Nora Aceval , conteuse et infirmière scolaire, partage avec nous dans un article une action d’éducation à la sexualité auprès d’adolescents. Extraits choisis qui parlent d’eux-mêmes :
«Il est fondamental que le conte soit raconté et non pas lu. Le conteur sort les élèves de la notion de cours, d’analyse scolaire d’un texte pour les faire entrer dans un espace où opère la magie du conte. [Ils] ne doivent pas voir l’impression de recevoir une leçon. Installés autour du conteur, ils sont conduits hors du temps et de l’espace.
(…)
La parole est libre car le jeune ne parlant pas de lui, mais ouvertement des protagonistes du conte qu’il vient d’écouter, ne risque pas d’être jugé par ses camarades.
(…)
La magie du conte permet de guider (…) vers des questions secrètes et sans cesse renouvelées par les générations successives (17).»

Annonçons d’ores et déjà que dans un prochain numéro d’Éducation Santé un très bel outil pédagogique de recueil des représentations des tout-petits sur base du Kamishibai (18) vous sera présenté.

Se réapproprier la parole : le recueil de parole et la création de contes

Reprenons les propos de Gianni Rodari cités plus haut, «la parole peut avoir une valeur de libération». Dans une logique d’empowerment, la maîtrise de la parole est d’une importance capitale.

Rappelons une des caractéristiques principales du conte : il est issu d’une tradition orale et élaboré dans l’oralité. Si l’on oublie l’écrit, si l’on se rattache à cette caractéristique purement orale du conte, il peut être un outil d’ouverture et de valorisation de la parole.

Ainsi, lors d’un projet mené avec des seniors précarisés, l’approche «conte» a constitué un levier mobilisateur. Le projet de création d’un conte collectif, autour de la notion de solidarité, a été mené presque exclusivement dans l’oralité.

Ce choix a été posé parce qu’il se rapprochait le plus de l’essence du conte. L’évaluation des séances a dégagé différents points. Premièrement, le conte a suscité une réaction émotionnelle liée à des souvenirs d’enfance. Les participants se sont sentis impliqués et ont apprécié les séances. Deuxièmement, le détachement par rapport à l’écrit a apparemment pu lever certains blocages et a permis aux participants de déployer leur imaginaire et d’apporter un ensemble d’éléments pour la création collective du conte. Troisièmement, la parole a été ouverte: débat pour savoir quels éléments seraient gardés dans le conte, échange d’idées autour de la thématique de la solidarité (la discussion continuant parfois lors des pauses et après les séances). Quatrièmement, la mise par écrit et la diffusion (même modeste) et la production d’un CD ont permis la valorisation de cette parole issue des participants (19).

Conclusion

Entre le conte dit «juste pour le plaisir» et qui par toutes les caractéristiques qui l’habitent, agira sur celui qui écoute et les projets élaborés autour du conte (prolongation du conte par la discussion, le débat ou d’autres pistes pédagogiques… le tout sans dénaturer le conte, en lui conservant son aspect « plaisir », sans le transformer en source de contraintes), la gamme est large, la palette est variée, le camaïeu est nuancé…

Comment conclure, si ce n’est par un conte ? Écoutez donc une histoire de Nasrédine, le sage qui était fou (ou le fou qui était sage …) :
Nasrédine plante un pommier dans son jardin. Le sultan passe justement devant le jardin à ce moment-là. Il éclate de rire et interpelle Nasrédine : «Tu te donnes bien de la peine. Pourquoi ? Tu ne mangeras jamais les fruits de ce pommier. Tu sais bien que tu mourras avant qu’il ne commence à produire des pommes.»
Nasrédine lui répond : «Sultan, nous mangeons les fruits des pommiers plantés par nos pères, et nos enfants mangeront les fruits des pommiers plantés par nous.»

(1) Belmont Nicole, Poétique du conte. Essai sur le conte de tradition orale, 1999, Gallimard («Le langages des contes»). Cet ouvrage présente le mécanisme d’élaboration des contes de tradition orale.
(2) Darwiche Jihad, «L’ogresse et le Jasmin», in: de la Salle Bruno et alii, Pourquoi faut-il raconter des histoires? Paroles de conteurs (tome 2), 2006, Autrement.
(3) Cfr.: Inégalités Sociales de Santé: fiche générale. (L’outil pédagogique: la scie pour les réduire ou le marteau pour mieux les fixer?) , décembre 2011,[L] www.pipsa.be[/L]
(4) OMS, 1946.
(5) Belmont Nicole, op. cit.
(6) Jonasson Jonas, Le vieux qui ne voulait pas fêter son anniversaire, 2011, Presses de la Cité.
(7) Inégalités Sociales de Santé: fiche générale, op. cit.
(8) Nina Sutton, «Se tenir droit», in: de la Salle Bruno et alii, op. cit.
(9) Les amis de mon jardin. Guide pédagogique et méthodologique, 1999, Comité d’Éducation pour la Santé Nord-Pas de Calais (CRES NPDC).
(10) Jasmin Nadine, «En mouvement par la parole», in: La grande oreille. La revue des arts de la parole, n°42, été 2010, pp.89-91.
(11) Rodari Gianni, Grammaire de l’imagination, 2010, Éditions Rue du monde.
(12) Cerisier Bettina, «Palou, le petit garçon qui voulait devenir l’ami du soleil», in: Éducation Santé, n° 257, juin 2010.
(13) Ruiz Zafon Carlos, Le jeu de l’ange, 2009, Robert Laffont
(14) Walter Benjamin cité par Belmont Nicole, op. cit.
(15) Ce point se base en grande partie sur les enseignements dispensés lors de formation «Écrire autour des contes» (CFA, par Sandra Jacquet), suivie en avril-mai 2010.
(16) Notons que si les contes ne disent pas la même chose, il n’en est pas qui doivent être jetés! La version de Charles Perrault présente une grande qualité littéraire. Certains parlent des angoisses de dévoration des tout-petits qu’elle évoque. Pour une lecture passionnée de cette version, on se réfèrera à l’ouvrage d’Anne-Marie Garat: Une faim de loup. Lecture du Petit chaperon rouge, 2004, Actes Sud.
(17) Aceval Nora, «Le conte au service de l’éducation à la sexualité», in La grande oreille. La revue des arts de la parole, n° 42, été 2010, pp. 90-93.
(18) Le kamishibai (littéralement: «pièce de théâtre sur papier») est une sorte de théâtre
ambulant d’origine japonaise où des artistes racontent des histoires en faisant défiler les images devant les spectateurs.
(19) Pour lire le conte issu de cet atelier: https://muuryelecrit.wordpress.com/ (menu: ateliers > textes d’atelier). L’évaluation des impacts à long terme ne pourra pas vous être livrée ici, dans la mesure où le projet est toujours en cours.

La prévention sortira-t-elle de l’ombre en France ?

Le 30 Déc 20

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Manque de stratégie globale, contours flous, financements mal tracés, évaluation insuffisante… Difficile de fermer les yeux sur les nombreuses lacunes de la France en matière de prévention, pointées par plusieurs rapports récents qui préconisent de revisiter de fond en comble la politique nationale. Les idées pour accorder à la prévention la place qu’elle mérite ne manquent pas. À quand leur traduction en actes ? Ce n’est pas la première fois que la prévention sanitaire préoccupe le Conseil économique, social et environnemental (CESE), troisième assemblée constitutionnelle française représentant la société civile. C’était déjà le cas en 2003, à l’aube de l’adoption de la loi de santé publique. Le rapport du Conseil pointait à l’époque la nécessité “de développer une approche coordonnée et globale de la prévention, un véritable continuum s’appuyant sur la participation des acteurs sanitaires, éducatifs et sociaux, et sur la nécessaire prise de conscience par chacun de l’importance de son capital santé, mais aussi de celui d’autrui.”

Des moyens humains et financiers limités ainsi que l’absence de réelle continuité dans les politiques engagées figuraient parmi les freins à la mise en oeuvre d’une véritable politique de prévention. Le CESE (à l’époque CES car pas encore pourvu de sa composante environnementale) appelait alors de ses voeux une meilleure coordination des secteurs sanitaire et social, l’inclusion accrue de la prévention dans les soins, un renforcement de l’évaluation des actions ou encore la mise en place de consultations de prévention.

Manque d’efficience

Près de dix ans plus tard, le CESE qui publie un nouvel avis sur les enjeux de la prévention en matière de santé a presque l’air de radoter: “La prévention en matière de santé est l’un des défis majeurs d’une politique sanitaire encore trop centrée sur le curatif. (…) La santé appelle une politique de prévention efficace. À cette fin, une nouvelle culture de la prévention, ambitieuse et largement partagée, doit voir le jour. [La] pluralité d’acteurs, aux compétences parfois mal définies, débouche sur une absence de continuum stratégique en prévention pour une partie de la population. Toutes les politiques publiques doivent intégrer un volet santé et prévention”.

Aurait-on fait du surplace ? Pas tout à fait heureusement. La création des agences régionales de santé en 2009, par exemple, a permis de concentrer à l’échelle du territoire l’action préventive consignée dans un schéma régional de prévention. Ce dernier fait office de feuille de route pour l’ensemble des acteurs.

Reste que la prévention française peine toujours à troquer son strapontin pour une vraie place assise et pérenne dans le système de santé dont elle est pourtant, aux dires du CESE, un élément clé. Alors que se murmure l’arrivée prochaine, imminente peut-être, d’une nouvelle loi de santé publique, l’heure est donc à la réaffirmation des objectifs et des pistes à suivre pour les atteindre (ou à défaut, les poursuivre, ce qui ne serait déjà pas si mal). Avec en ligne de mire la recherche d’un meilleur rendement, d’une performance optimisée, bref de plus d’efficience des actions de prévention.

Capharnaüm budgétaire

Il faut dire que la définition même de la prévention est sujette à interprétations diverses et nourrit certaines imprécisions quant à ses contours, les acteurs impliqués, ses financements, etc. Le CESE a choisi de considérer la prévention qui “associe une implication personnelle, une vigilance des professionnels de santé et une responsabilité collective”. À quelles fins ?

Les défis sanitaires que la prévention est censée contribuer à relever se nomment maladies chroniques, addictions, surconsommation de médicaments, composés toxiques. Or, selon l’analyse du CESE, on en sait encore trop peu sur chacune de ces cibles. L’épidémiologie et les autres activités de recherche en prévention, trop peu développées et aux résultats dispersés, nous feraient cruellement défaut pour décider des combats à mener. Perfectible aussi l’évaluation des actions de prévention mise en place par les pouvoirs publics.

Quant aux financements, la Cour des comptes fait aveu d’ignorance en ce qui concerne leur montant : «Aucun acteur ne dispose d’une vision globale des moyens consacrés à la prévention», soulignent les Sages. «Selon le périmètre donné à celle-ci, le montant des dépenses qui lui sont consacrées varie entre moins d’un milliard d’euros et plus de dix.» Crédits de l’État, des collectivités, des communes et de l’assurance maladie, pâtissent qui d’une répartition approximative, qui d’une comptabilité au titre d’autres dépenses de santé… «La traçabilité des financements consacrés à la prévention s’avère complexe», résume pour sa part timidement le CESE.

Plaidoyer pour la méthode globale

Inutile d’espérer moins de complexité du côté des acteurs. Le système français associe des instances dédiées à la prévention sanitaire, au premier rang desquelles l’Institut national de prévention et d’éducation pour la santé (Inpes) et ses déclinaisons régionales (Ireps), et celles pour qui la prévention est une mission parmi d’autres (Direction générale de la santé, agences régionales de santé, établissements sanitaires et médico-sociaux, etc.). Qui plus est, ces dernières relèvent de structures diverses et, au sein même de l’État, de plusieurs ministères.

La coordination des uns avec les autres est non seulement difficile mais également préjudiciable pour les pathologies qui comportent ‘un haut degré de latence’ comme celles liées au travail ou les maladies chroniques. Et le CESE de prendre l’obésité pour exemple: “La prévention nutritionnelle commence très tôt, dès le suivi de la grossesse et au cours de la petite enfance. L’éducation à la nutrition se poursuit tout au long de la vie de l’individu. L’école, l’entreprise, les médias doivent relayer des messages de prévention. Il faut également prendre en compte les facteurs environnementaux. Priorité nationale, l’obésité comporte des spécificités territoriales et appelle donc la mise en place de stratégies globales adaptées.”

Adhérez !

Si les lacunes de la prévention sanitaire française tenaient uniquement à des questions d’organisation et de fonctionnement des instances, quelques législations bien senties doublées d’un peu de courage politique suffiraient à les combler. Hélas, il faut bien composer aussi avec l’individu, même si celui-ci résiste, s’oppose, n’adhère pas ou mésagit !

L’efficacité d’une politique de prévention se mesure aussi à l’aune de l’évolution des comportements individuels. Dans le cadre du dépistage organisé par exemple, comme celui des cancers du sein en France, la décision de participer ou pas au programme procède d’un choix individuel. Comment influencer ce choix en particulier et les comportements de santé en général dans le respect de l’autonomie des citoyens ? Certainement pas en jouant les cartes de la responsabilisation et de la culpabilisation de la personne, toutes deux dépassées, estime le CESE. “Une stratégie de prévention nouvelle pourra induire, chez elle, un désir et une volonté de mieux faire pour préserver son potentiel santé.”

Finies les campagnes anti-tabac stigmatisant les fumeurs et les affiches qui mettent en scène une mère dépassée secouant son bébé ? L’avenir est aux stratégies de prévention inspirées par les théories de la motivation et qui sauront “prendre en compte les aspirations, les réticences ou les refus de la population”.

Ajoutez à cela la double ambition d’ «initier et diffuser une culture collective de la prévention» et «d’accompagner son appropriation par chacun» et vous aurez la promesse d’un avenir radieux pour la prévention française.
Utopie ? Peut-être. Mais cette inscription noir sur blanc dans un rapport officiel pourrait contribuer à inciter les institutions françaises à emboîter le pas aux acteurs de la prévention déjà engagés dans la voie d’une prévention plus séduisante que directive.

Références

Les enjeux de la prévention en matière de santé, avis du Conseil économique, social et environnemental adopté le 14 février 2012 – https://www.lecese.fr/travaux-publies/les-enjeux-de-la-prevention-en-matiere-de-sante

La prévention sanitaire, rapport de la Cour des comptes présenté le 13 octobre 2011 – https://www.assemblee-nationale.fr/13/budget/mecss/Communication_CDC_prevention_sanitaire.pdf

Travelling avant sur le suicide

Face à la question du suicide, le constat d’une politique sanitaire encore trop centrée sur le curatif, tiré des récents travaux du Conseil économique, social et environnemental sur la prévention sanitaire française (voir article principal), est particulièrement alarmant. Aussi le CESE vient-il de décider de se pencher sur les pratiques préventives du suicide. “Leur prise en compte déterminée nécessite l’élaboration de préconisations opérationnelles rapidement. On ne peut se satisfaire des taux actuels de mortalité et de morbidité liés au suicide” , peut-on lire dans sa note d’intention.

Qualifié pour la première fois de ‘grave problème de santé publique’ en 1993 dans le précédent rapport du CESE qui lui était consacré, le suicide apparaît comme la principale cause de décès par traumatisme dans la communauté européenne. En France, 11000 décès annuels lui sont imputables. En passant au crible les pratiques préventives expérimentées depuis vingt ans dans le pays puis en proposant “de nouvelles orientations et mobilisations fortes en faveur d’une prévention active (…) en tenant compte des pratiques étrangères, notamment anglo-saxonnes pionnières dans ce domaine” , le CESE espère ajouter sa pierre à l’élaboration d’une politique de prévention cohérente.

Référence – https://www.lecese.fr/sites/default/files/saisines/pdf/NS121710Suicide.pdf

L’acculturation en marche

«Une nouvelle culture de la prévention, ambitieuse et largement partagée, doit voir le jour», assène le Conseil économique, social et environnemental (CESE) qui plaide notamment pour développer un véritable «parcours de prévention citoyen» à toutes les étapes de la vie (grossesse, petite enfance, scolarité, vie professionnelle, départ à la retraite). En instituant des rendez-vous médicaux programmés qui inclueraient un volet prévention systématique? Cela suppose de confier aux médecins un rôle clé et central dans le dispositif de prévention. Pourquoi pas.

La collectivité ainsi que la famille seraient pour leur part invitées à assumer ce qui relève de leur responsabilité, la première dans les activités économiques, au niveau de l’habitat et du cadre de vie et en rendant accessible une alimentation saine; la seconde en transmettant conseils et bonnes pratiques.

Des efforts devraient également être faits afin d’améliorer la sensibilisation de tous à la prévention, qu’il s’agisse des enfants à l’école, des professionnels aux confins du médical et du social au travers de leur formation initiale ou de l’entreprise pour ce qui est des risques professionnels. Autrement dit, ce que préconise le CESE sans la nommer n’est rien d’autre qu’une intervention de promotion de la santé dans les règles de l’art, c’est-à-dire incluant l’élaboration d’une politique publique saine, la création de milieux favorables, le renforcement de l’action communautaire, l’acquisition d’aptitudes individuelles et la réorientation des services de santé.
Beau programme, non ?

Pour une politique de prévention

Le 30 Déc 20

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En octobre 2011 en France, la cour des comptes a publié un rapport intitulé «la prévention sanitaire». (1) Effectué sur une demande de la mission d’évaluation et de contrôle des lois de financement de la sécurité sociale (MECSS) de l’Assemblée nationale, ce rapport a notamment pour objectif de contribuer à la rédaction de la prochaine loi de santé publique. À noter que s’il ne s’est intéressé qu’à la prévention sanitaire qui repose essentiellement sur le système de soins, ses constats peuvent toutefois être en bien des points élargis à l’ensemble du champ. Globalement, le rapport préconise de reconsidérer la politique de prévention à l’aune d’un certain nombre de principes : la nécessité de renforcer le pilotage, la cohérence et la lisibilité des politiques de santé dans une dimension interministérielle, celle d’évaluer les actions et programmes de santé publique et celle d’établir des référentiels de bonne pratiques. Des recommandations qui sont en consonance avec les précédents rapports sur le sujet, tel que celui sur les inégalités sociales de santé (2).

Là où ce rapport interroge, c’est dans l’exhortation à associer systématiquement une étude de nature médico-économique aux recommandations de bonnes pratiques en matière de prévention. En effet, l’interprétation qui pourrait en être faite renforce un discours récurrent qui met en cause l’efficacité, l’efficience voire la pertinence de la prévention («mal évaluée», «coûteuse», «d’un rapport cout-bénéfice non démontré»…). En cela, ce discours montre une réelle méconnaissance française, des tutelles, parfois même des acteurs du domaine, des acquis de la recherche internationale de ces dernières décennies.

En effet, les stratégies et interventions de prévention peuvent s’appuyer sur un important corpus d’articles scientifiques qui en objectivent l’efficacité comme l’efficience et qui sert de base à de nombreuses politiques de santé de par le monde. Il s’agirait donc, plutôt que d’évaluer «à tout va», et sans pour autant remettre en cause cette nécessité, de concevoir les politiques de santé sur la base de ce qui a déjà montré son efficacité puis, si les données manquent, d’en générer.

Un constat: la prévention est «rentable»

Certes la prévention coûte. Telle n’est pas la question ! Les soins coûtent aussi. La bonne question à se poser est: où investir pour obtenir le meilleur résultat en termes de santé ? En cela l’approche préventive, notamment celle basée sur les principes de la promotion de la santé, a montré tout son intérêt. Il est en effet établi que les principaux déterminants de l’état de santé se trouvent très en amont du système de soin, dans les conditions de vie, les environnements sociaux… Ainsi, si l’on veut améliorer l’état de santé de la population et réduire les inégalités dans le domaine, il faut agir sur ces déterminants.

Une étude récente illustre cette analyse en objectivant l’efficacité des leviers sociaux sur la santé. Cette étude avait pour objectif d’expliquer la mortalité annuelle dans 15 pays européens entre 1980 et 2005 en fonction d’un certain nombre d’indicateurs macro-économiques. Les résultats sont édifiants: 100 $ de dépenses sociales étaient associés à une réduction de 1 % de la mortalité générale. Pour obtenir le même résultat par le soin, il fallait dépenser 10 000 $, soit 100 fois plus (3).

Malgré ces preuves, la prévention reste en France le «parent pauvre» du système de santé

Ce n’est pas qu’une question d’ignorance, la mise en œuvre d’une politique de prévention, par nature intersectorielle, ne va pas de soi. Elle nécessite des adaptations structurelles et fonctionnelles importantes, la cour des comptes l’a bien souligné. Il s’agit même parfois de concilier l’inconciliable quand des politiques publiques sont menées dans différents domaines, qui n’ont pas un objectif sanitaire par nature, qui ne prennent pas en compte leur possible impact sur la santé et peuvent même avoir des effets délétères. De plus, il ne faut pas faire preuve de naïveté, il existe une convergence d’intérêts pour discréditer la prévention. Des exemples récents (tabac, alimentation, pollution…) nous ont montré l’influence des intérêts industriels et financiers sur la décision en santé. Enfin, une approche centrée sur les soins est bien plus simple pour le système qui y trouve le confort d’une absence de remise en question. Il est par exemple plus « confortable » de prendre en charge dans le système de soin les enfants avec troubles d’apprentissage que de s’intéresser aux conditions socioculturelles à la genèse de ces troubles et à l’organisation du système éducatif qui, loin de participer à leur réduction, contribue à leur aggravation. Cet exemple pourrait être transposé à l’envi: risques psychosociaux en milieu professionnel, tuberculose, obésité de l’enfant…

Avant de vouloir «se redémontrer», la prévention doit dès à présent se structurer en s’adossant aux travaux scientifiques existants

Si la mise en œuvre d’une véritable politique de prévention est reconnue comme une nécessité, comment répondre efficacement à l’augmentation de la prévalence des maladies chroniques, qui représentent en France la dynamique des dépenses de santé, sans agir sur leurs déterminants? Le réel succès de politiques volontaristes, telles que le programme national nutrition santé (PNNS), pourrait servir d’exemple.

Dans ce contexte difficile, alors que les financements sont contraints, que le secteur de la prévention sert de «variable d’ajustement», que les lobbies contre la santé sont influents, que les principaux leviers de prévention ne sont pas entre les mains des décideurs sanitaires, les professionnels de la prévention doivent se montrer plus exemplaires et déterminés pour faire évoluer la situation. La France ne peut plus méconnaître les stratégies dont l’efficacité est éprouvée. Il s’agit de mettre en place une véritable politique de santé basée sur les preuves au niveau national dans l’élaboration des politiques de santé, au niveau local dans l’action mise en œuvre par l’acteur de terrain. Mais pour cela, il est nécessaire de s’organiser pour rendre accessibles ces informations. Les bonnes pratiques appelées des vœux des auteurs du rapport de la cour des comptes sont plus que jamais indispensables. Elles constitueraient le maillon reliant les travaux scientifiques aux problématiques locales et guideraient les acteurs à mieux faire et les décideurs à mieux investir.

Lorsqu’il n’existe pas de données, il s’agit d’en créer

Expérimenter, prouver l’efficacité et l’efficience pour ensuite transférer ce qui marche. La France doit progresser sur ce plan là encore. Cela nécessite de développer et utiliser des méthodes et critères d’évaluation et de recherche adaptés à la complexité des interventions en promotion de la santé et non pas transposés du secteur du soin, comme ça l’est encore parfois. Ces méthodes doivent imprégner les pratiques aux différents niveaux d’intervention.

Nous ne pouvons donc nous contenter de nos résultats… si nous sommes les seuls à les connaître. Il nous faut mieux diffuser l’information en particulier auprès des décideurs, écrire ce que nous faisons, favoriser la recherche de terrain en renforçant les liens entre acteurs et chercheurs, valoriser les réussites. Ce n’est que par de telles actions que la prévention pourra être reconnue à sa plus juste place pour une politique de santé rénovée dans l’intérêt de la population.

Référence : François Alla «Éditorial», Santé Publique 6/2011 (Vol. 23), p. 435-437. Texte reproduit avec l’aimable autorisation de cette publication de la Société Française de Santé Publique.

(1) Cour des comptes. La prévention sanitaire. Communication à la commission des affaires sociales de l’Assemblée nationale. Cour des comptes: Paris; 2011.
(2) Moleux M, Schaetzel F, Scotton C. Les inégalités sociales de santé: Déterminants sociaux et modèles d’action. Paris; Inspection générale des affaires sociales; 2011.
(3) Stuckler D, Basu S, McKee M. Budget crises , health , and social welfare programmes . BMJ. 2010 Jun 24; 340:c3311.

Enjeux et pratiques de l’évaluation

Le 30 Déc 20

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Évaluation ! Depuis quelques années, le mot ponctue, comme un leitmotiv, textes et discours, sonnant tantôt comme une injonction, tantôt comme l’invocation d’une solution propre à résoudre tous les problèmes, tantôt comme règle de bonne pratique. Cette évocation, omniprésente dans des contextes multiples, crée un bruit de fond qui, tout en maintenant les consciences en alerte sur «l’ardente nécessité» de l’évaluation, finit par brouiller le sens du message.

De quoi parle-t-on finalement ? Les auteurs de ces discours qui, tour à tour, convoquent, récusent ou redoutent l’évaluation, lui accordent-ils la même signification ? De quelles représentations, de quelles attentes et de quels enjeux le mot est-il porteur ? Cet engouement récent est-il un effet de mode, une pure rhétorique ou le témoin d’une transformation en cours dans la gestion des actions publiques ?

Pour tenter de répondre à ces questions, la parole sera d’abord donnée aux acteurs impliqués dans le domaine de l’évaluation. Les citations rapportées dans le texte sont extraites d’entretiens conduits auprès de ces acteurs pour la réalisation d’un document multimédia sur l’évaluation |1|.

L’évaluation : paroles d’acteurs

Comment définir l’évaluation ?

Définir l’évaluation est une tâche ardue car le mot, isolé, donne peu de prises à une traduction concrète. Les tentatives d’explicitation s’accompagnent le plus souvent d’une qualification portant sur les objets (évaluation de politiques, de programmes, de projets, de pratiques professionnelles, de réseaux…), sur les finalités (évaluation récapitulative ou formative (1)), sur la discipline principalement mobilisée (évaluation épidémiologique, évaluation économique…), sur le mode opératoire (évaluation externe, interne, autoévaluation) ou encore, selon une formule plus générique, sur la nature de l’exercice (démarche, méthode, processus d’évaluation).

On recense autant de définitions que de théoriciens qui, jonglant avec quelques mots clés, se sont confrontés à l’exercice. Plus de cent définitions de l’évaluation étaient déjà répertoriées il y a une vingtaine d’années |2|.

Posée aux acteurs, la question suscite une variété de réponses: regard sur soi, sur les autres, sur le système (opérateur), guide (opérateur), moyen de progresser (opérateur), immense miroir (opérateur), exigence technique et démocratique (fonctionnaire d’ État), démarche d’amélioration de la qualité (décideur, responsable de programme), démarche participative (responsable de programme), aide à une meilleure gouvernance (décideur), mesure de l’écart entre ce que l’on voulait faire et ce que l’on a fait (décideur), démarche qui vise à éclairer des choix publics (décideur), processus d’apprentissage collectif (décideur, expert), démarche à chaque fois nouvelle et créative (évaluateur), posture plus qu’un métier (évaluateur), outil (évaluateur), processus d’interaction et de négociation (expert/évaluateur). Plus qu’une définition, ce sont là leurs propres attentes que livrent les acteurs.

Avoir un regard sur son action afin d’améliorer ses pratiques relève bien d’une préoccupation d’animateur de projet. Mieux gérer, décider rationnellement de l’utilisation des fonds publics, en est une autre, tout aussi légitime, de décideurs. Quant aux évaluateurs (2), ils insistent sur les dynamiques induites par la démarche.

À quoi sert l’évaluation ?

Interrogés plus spécifiquement sur les finalités de l’évaluation, ces mêmes acteurs déclarent: s’interroger sur le projet (opérateur), valoriser ce qui a été fait (opérateur), rendre explicite ce qui est implicite (formateur/accompagnateur), rendre des comptes à son administration et aux citoyens (fonctionnaire d’ État), prendre des décisions (décideur), vérifier si la politique produit des résultats ou va dans le sens fixé (élus), prendre conscience des succès et des échecs (élu), réécrire les objectifs du programme (responsable de programme), communiquer avec les acteurs de terrain et témoigner de leurs inquiétudes auprès des décideurs (responsable de programme), piloter l’action (expert), produire de la connaissance en même temps que des changements dans l’action (expert). Ces propos inspirent trois commentaires.

Premièrement, on note que les réponses diffèrent peu dans le contenu, quelle que soit la question posée: c’est principalement l’usage des résultats de l’évaluation qui est évoqué. Deuxièmement, ils illustrent les interactions entre les perceptions qu’ont les acteurs de l’évaluation, leurs attentes et les responsabilités qu’ils occupent. Enfin, ils confirment l’intérêt de procéder, dès lors qu’un travail d’évaluation est engagé, à la mise à jour des représentations de l’ensemble des protagonistes. Méfions-nous des évidences !

Dans le milieu des évaluateurs, la définition de l’évaluation est attachée à la notion de valeur, au sens de valeur ajoutée par l’action, conformément à son étymologie. « Évaluer, c’est émettre un jugement sur la valeur » écrivait Patrick Viveret dans le rapport fondateur de l’évaluation des politiques publiques en France |3|. Pour la Société française de l’évaluation, « l’évaluation vise à produire des connaissances sur les actions publiques […] dans le double but de permettre aux citoyens d’en apprécier la valeur » |4|. De jugement sur la valeur à jugement de valeur, le glissement sémantique qui a pu s’opérer parmi les acteurs de terrain explique leurs réticences à s’exposer dans ce type de démarche et les inquiétudes sur la sanction supposée l’accompagner. À l’opposé, une professionnelle insistait sur l’opportunité, à travers l’évaluation, de « mettre en valeur » le travail réalisé avec et par les bénéficiaires de l’action.

À qui profite l’évaluation ?

Aux décideurs pour «décider» ou «améliorer la gestion publique»

Avant d’opter pour la reconduction d’une intervention(3), un décideur recherchera principalement, pour éclairer son choix, des arguments sur son utilité et son efficacité. La démonstration de l’efficacité est la question d’évaluation la plus difficile à résoudre car elle requiert la mise en évidence de la relation de causalité entre les effets observés ( par exemple: un recours plus précoce aux services de soins ) et l’intervention réalisée ( des ateliers de groupe pour la revalorisation de l’estime de soi ); cela suppose de parvenir à isoler les effets propres et attendus de l’intervention ( la modification de comportement ) d’autres effets qui ne lui seraient pas liés ( augmentation des revenus, relation privilégiée avec une personne facilitant l’accès aux services… ). En l’absence d’un cadre de recherche approprié, fiable et valide, le défi n’est pas relevé; la prise de décision est rarement étayée sur la base de l’efficacité stricto sensu. Pour autant, l’évaluation est-elle inutile? Certainement pas, les analyses contextuelles permettant de comprendre les conditions de succès ou d’échec de l’intervention apportent des informations très utiles pour la décision. Par ailleurs, une description détaillée et argumentée de la mise en œuvre de l’intervention et des réalisations peut satisfaire à l’exigence de rendre compte de l’utilisation des fonds alloués.

Aux opérateurs pour «améliorer l’action»

Pour les opérateurs, l’évaluation est surtout considérée comme une activité intégrée à l’action dans le but de procéder à des ajustements réguliers afin d’améliorer l’action. Une intervention, projet ou programme, n’est pas une structure figée; elle évolue au gré des aléas de sa mise à l’épreuve du terrain, des acteurs en présence et du contexte dans lequel elle s’inscrit. L’interrogation sur le sens de l’action est présente, nourrie de réflexions internes et des retours d’informations des bénéficiaires. Pratique réflexive en équipe, « regard dans le rétroviseur », procédure plus ou moins formalisée, les évaluations sont de facture variable, fonction des exigences et des ressources dévolues.

… Avec des acquis partagés

En réalité – et la somme des discours recueillis lors des entretiens le valide – l’évaluation remplit une pluralité de fonctions |5| au service de tous: accumuler de la connaissance, estimer la valeur de l’action accomplie, produire du changement, susciter un débat avec l’ensemble des acteurs engagés, les faire progresser collectivement, mobiliser et contribuer à l’appropriation de l’intervention. En effet, l’apport de connaissances quasiment toujours recherché dans les questionnements évaluatifs, qu’il s’agisse d’accumuler des indications sur l’intervention ou de documenter une expérimentation, est au profit de tous. De surcroît, l’évaluation donne l’opportunité de récapituler l’histoire d’une politique, d’un programme ou d’un projet, avec le rapport d’évaluation comme support de cette mémoire reconstruite. En restituant la participation des acteurs impliqués, elle constitue une forme de reconnaissance du travail accompli et favorise l’appropriation par les différents partenaires tant des conclusions de la production évaluative que de l’intervention évaluée.

L’évaluation : une démarche audacieuse et contestataire !

Réduire l’implicite

Exercice ponctuel ou continu, en cours ou en fin d’intervention, externe ou interne, tout travail évaluatif doit se soumettre au rituel d’un questionnement préalable: évaluer, pourquoi? quoi? avec qui? pour qui? pour quoi faire? comment? L’explicitation des objectifs, la définition du champ de l’évaluation, la clarification du questionnement et la définition des modalités de travail sont des épreuves incontournables de la première étape du parcours évaluatif. Il s’agit là de « rendre explicite ce qui est implicite ».

Cette réflexion initiale doit permettre de s’entendre sur l’utilisation de cette évaluation, les questions à poser et les critères de jugement. En effet, la spécificité de l’évaluation relève de la mise en perspective de l’analyse avec l’angle de vue collectivement choisi: le système de référence de l’évaluation dont les critères sont l’élément majeur. Sur quelle(s) base(s) apprécier l’intervention ? Par exemple, l’adhésion des acteurs à un projet sera-t-elle estimée sur leur présence aux réunions, sur leur participation à un travail commun ou sur une transformation conséquente de leurs pratiques au regard des principes du projet ? Sur quels éléments décider qu’un projet est réussi et/ou en voie d’autonomisation ? Sur quelle base affirmer qu’une action a amélioré la confiance en soi des élèves ? Le choix des critères n’est pas neutre. Il relève d’un acte collectif – et non pas de la seule responsabilité de l’évaluateur- et engage l’ensemble de la démarche.

Enfin, le travail préliminaire contribuera à mettre à jour les enjeux de l’évaluation, à savoir les conséquences prévisibles pour l’intervention (la poursuite de l’intervention est-elle dépendante des conclusions ?), les problèmes ou conflits latents susceptibles d’émerger, les opportunités (la mise en valeur de l’action, des opérateurs), afin de dissiper les malentendus, de minimiser le risque de déception quant aux résultats de l’opération (l’obtention de réponses aux questions posées) et d’anticiper les difficultés au cours de l’exercice (notamment les résistances à participer à l’évaluation…).

Poser des questions dérangeantes

L’évaluation suscite des réticences parce qu’elle est par essence, un processus de contestation, en raison de la (re)mise en question(s) de l’intervention. L’intervention permet-elle de satisfaire les besoins des populations visées ? Sur quels fondements théoriques a-t-elle été construite ? A t-on conduit les actions avec professionnalisme ? Aurait-on pu faire mieux ? Les effets attendus se sont-ils produits ? Tout de l’intervention (structure, déroulement, acteurs, résultats) peut être disséqué et soumis à l’analyse critique. Mais tout ne fera pas l’objet d’une étude approfondie; des choix devront être négociés en vue de l’usage présumé des résultats de l’évaluation.

Ouvrir un espace de controverses…

Les buts déclarés de l’évaluation influencent le champ mais aussi la nature de la démarche, notamment, en ce qui concerne l’étendue des acteurs (des responsables aux partenaires et aux citoyens) à associer à la réflexion et la place à leur accorder. Lors d’un colloque de la Société française de l’évaluation, un panel de citoyens sollicité pour produire un avis sur la place des citoyens dans l’évaluation des politiques publiques justifiait une telle orientation au nom de trois arguments: leur triple légitimité d’usagers, d’habitants, de contribuables; leur proximité directe avec les résultats de la politique; leur intérêt pour les changements à venir du fait des conclusions de l’évaluation. Il soulignait également l’intérêt d’un autre regard précisément parce qu’il permet de relier toutes les finalités de l’évaluation |6|. Les influences s’exercent aussi de la part des acteurs sur le processus d’évaluation.

… et de (ré)conciliation

Opter pour une évaluation participative suppose d’accepter le risque de la controverse et de s’engager à créer les conditions d’un dialogue équilibré entre les différents points de vue. Ainsi conçue, l’évaluation crée un espace de débat et une tribune à différentes catégories d’acteurs qui, à cette occasion, pourront exprimer des conceptions, des préférences, des incompréhensions voire des revendications. Conduite sur un mode concerté, l’évaluation favorise des échanges aptes à faire converger des préoccupations particulières voire contradictoires, à concevoir et partager des références communes. Les évaluations des programmes régionaux de santé du début des années 2000 témoignaient de ce rassemblement opéré, là où la dynamique de concertation avait précisément permis la mise en place d’un processus participatif |7|. L’évaluation est un espace favorable à la réconciliation de catégories à première vue opposées, experts et profanes, décideurs et acteurs de terrain.

L’évaluateur : un personnage à plusieurs facettes

L’évaluateur responsable de la conduite du processus peut être l’artisan de ces rapprochements. Les situations évaluatives lui confèrent une variété de rôles. Dans le cadre d’une évaluation interne, il se confond avec l’acteur de l’action. Dans une évaluation externe, il est dégagé de tout lien avec l’intervention, avec toutefois, des postures variables en fonction des objectifs avoués de l’évaluation et de la proximité recherchée avec les responsables de l’intervention. Interpellé pour répondre à des questions sur l’impact de l’intervention, il adoptera une position distanciée compatible avec la neutralité attendue de l’expert. Sollicité pour accompagner des acteurs de terrain dans leur propre évaluation, il s’intégrera au mieux dans l’environnement pour faire émerger les questions, être la ressource propre à accompagner – plus que guider- le processus d’évaluation: reconstituer la logique d’action, clarifier les objectifs, aider au choix ou à la construction des outils de recueil et d’analyse des données.

L’évaluation : une activité sociale au service de l’apprentissage collectif

L’évaluation reste difficile à définir, à cerner, à expliquer parce qu’elle ne se résume pas à une seule opération intellectuelle. Inscrite dans un système de relations dynamiques entre des acteurs, des pratiques, des intentions, un contexte, elle est, avant tout, une activité sociale et à chaque fois singulière. La pluralité de ses applications, combinée à tous les autres paramètres qui la façonnent, génère une variété de configurations incluant sur un large registre des formes d’évaluation parfois bien contrastées: évaluation de la conformité, évaluation managériale, recherche évaluative, évaluation d’expertise, évaluation compréhensive, évaluation pluraliste…

Ainsi que le rapportait Bernard Perret (4), « Quand on essaye de définir l’évaluation, on met toujours l’accent sur un aspect particulier, alors qu’en fait, il faut avoir une vision équilibrée des différentes fonctions, de prise de décision, de formation, de médiation, de diagnostic partagé. L’expression qui intègre le mieux les différentes fonctions, c’est celle d’apprentissage collectif ».

Progressivement, forte de l’accumulation des expériences et des acquis qu’elle génère, l’évaluation s’intègre peu à peu dans les pratiques, laissant penser que derrière le bruit de fond, il y a bien plus qu’une simple rhétorique.

Ce texte a été publié initialement dans ‘La Santé de l’homme’, n° 390, juillet-août 2007

Références

|1|Jabot F. Regards croisés sur l’évaluation . Rennes: ENSP, 2006.
|2|Patton MQ. Creative Evaluation, Sage Publications , Nexbury Park, CA, 1986, 2e edition.
|3|Viveret P. L’évaluation des politiques et actions publiques . Paris: La Documentation française, 1989.
|4| Charte de l’évaluation des politiques publiques , Société française de l’évaluation, version révisée, juin 2006
|5| Petit guide de l’évaluation des politiques publiques, Conseil scientifique de l’évaluation . Paris: La documentation française, 1996.
|6|Avis du groupe de citoyens relatif à «La place des citoyens dans l’évaluation des politiques publiques», 7e journées françaises de l’évaluation , Lyon 20-21 juin 2006.
|7|Jabot F. L’évaluation des programmes régionaux de santé . ADSP, la revue du Haut Comité de santé publique, n°46, mars 2004.
|8|Perret B. L’évaluation des politiques publiques . Paris : La Découverte, coll. Repères, 2001: 128 p.

(1) Voir le glossaire au centre de ce numéro.
(2) Le terme évaluateur s’applique ici aux praticiens de la méthode.
(3) Nous utiliserons le terme «intervention» comme un terme générique pour désigner diverses formes d’actions, qu’il s’agisse d’actions isolées, de projets, de programmes ou de politiques.
(4) Ancien membre du Conseil scientifique de l’évaluation, membre de la SFE, auteur d’un ouvrage sur l’évaluation des politiques publiques |8|

La folie évaluatrice, entretien avec Yves Charles Zarka, philosophe

Le 30 Déc 20

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De tous temps, les champs du savoir ont été dans la ligne de mire du pouvoir, mais à chaque époque correspond une velléité de contrôle particulière. Pour le philosophe Yves Charles Zarka, le temps des démocraties a ainsi vu l’évaluation se substituer à la censure. C’est désormais à travers l’évaluation et avec l’expert comme guide que nos décideurs entendent assurer leur maîtrise du social. Julien Nève, rédacteur en chef du trimestriel ‘Drogues Santé Prévention’, l’a interrogé.

Julien Nève : Le savoir et le pouvoir ont toujours entretenu des relations compliquées et conflictuelles. À l’heure actuelle, quel en est l’état des lieux ?

Yves Charles Zarka : Il y a toujours eu un rapport du pouvoir au savoir, une tentative du pouvoir de contrôler le savoir. Au cours de l’histoire, la censure a été le mode de contrôle le plus courant. Ainsi, il fut un temps, singulièrement durant l’Inquisition, où pour être publiés, les livres devaient bénéficier de l’imprimatur, à défaut de quoi ils étaient mis à l’index.

À première vue, il semble que l’avènement des régimes démocratiques ait sonné le glas de cette époque de censure, notamment grâce au mouvement initié par John Milton au 17e siècle et par René Diderot au 18e siècle, lequel dénonçait la censure au nom de la liberté de penser et donc de la liberté de savoir. On pensait alors que cette liberté était essentielle au savoir et qu’elle devait s’affirmer de manière radicale et totale, que la démocratie ne pouvait lui imposer aucune limite.

Force est toutefois de constater que les démocraties fonctionnent également en termes de pouvoir et qu’elles aussi s’efforcent d’avoir un contrôle sur le savoir. Elles le font simplement sur un mode qui n’est plus celui de la censure, désormais réduite à une fonction totalement marginale.

J.N. : Comment décririez-vous ce nouveau mode opératoire ?

Y.C.Z. : À l’heure de la société de connaissance, le savoir n’est plus cantonné au seul monde scientifique mais étend son champ à tous les domaines, notamment médicaux et technologiques. Pour le pouvoir l’enjeu consiste dès lors à contrôler non pas seulement le savoir technique, mais la totalité de production du savoir, non plus pour simplement s’auto-justifier mais parce que le pouvoir cherche à donner lui-même la norme du vrai et donc de dire ce qui est acceptable et pas acceptable, ce qui est bon et ce qui est mauvais, ce qui est vrai et ce qui ne l’est pas, ce qui est prometteur et ce qui n’est pas prometteur, ce qui est utile et ce qui est inutile.

N’étant pas en mesure de faire cela lui-même, le pouvoir crée des instances qui ont comme finalité de produire cette fonction de contrôle du savoir. En France, c’est notamment le cas de l’Agence d’évaluation de la recherche et de l’enseignement supérieur (AERES), ou, en matière médicale, celui de l’Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé (AFSSAPS) une agence qui ne craint pas d’accréditer de véritables poisons tels que le Mediator qui a tué entre 500 et 2000 personnes ou plus récemment les fameux implants mammaires défectueux.

À côté de ces institutions publiques gravitent de nombreuses autres institutions privées, qui ne valent pas mieux et qui ont elles aussi pour fonction de contrôler la manière dont la société gère elle-même son savoir. Aujourd’hui la fonction par laquelle le pouvoir gère le savoir n’est plus du tout la censure, mais l’évaluation.

J.N. : L’évaluation est donc devenue l’instrument privilégié par le pouvoir pour asseoir sa domination sur le savoir.

Y.C.Z. : Oui, mais il ne faut pas se méprendre. Comme nous l’enseigne la philosophie de Nietzsche qui dans son ensemble relève de l’évaluation, évaluer c’est déterminer la valeur et pour ma part, je n’ai rien ni contre les valeurs ni contre l’évaluation en général.

En revanche je m’oppose au système et à l’idéologie de l’évaluation. La raison pour laquelle j’ai pratiquement banni le mot évaluation de mon vocabulaire tient à la nature de ce système de contrôle entendu comme le contrôle de toutes les productions relevant du savoir mais aussi de la validation de la santé, de l’environnement etc. Vous m’objecterez qu’en l’absence d’évaluation, on laisserait toutes les choses se faire d’elles mêmes sans se soucier de leurs conséquences, ce qui serait irresponsable. Cette objection ne vaut rien car je ne dis pas qu’il ne faut pas examiner ce qui se fait ou ce qui ne se fait pas en matière de savoir, de médicaments ou d’environnement. Je dis simplement que le système actuellement mis en place est une catastrophe dans la mesure où il repose sur la fixation d’un certain nombre de valeurs telles que l’efficacité, la performance, ou la productivité.

J.N. : Ce qui pose problème, c’est donc moins l’évaluation en tant que telle que les critères d’évaluation.

Y.C.Z. : Non, c’est l’évaluation elle-même comme système de pouvoir et comme idéologie qu’il faut remettre radicalement en cause.
Dans le monde universitaire par exemple, vous êtes évalués sur votre productivité, c’est-à-dire principalement sur le nombre d’articles écrits. On ne se demande pas ce vous avez découvert de neuf en termes de contenu, mais on examine un certain nombre de critères chiffrables à partir desquels on peut vous classer comme performant ou non performant. Ainsi, quand vous publiez un article, même très mauvais, dans une revue bien classée vous obtenez un nombre de points déterminé et votre évaluateur n’a même pas besoin de lire ce que vous avez produit pour déterminer votre valeur. Ce système permet donc à des chercheurs médiocres d’obtenir des classements supérieurs à ceux obtenus par des chercheurs qui ont pourtant réalisé des travaux importants.

Au final, sous l’apparence de produire un jugement objectif parce que chiffrable, un tel dispositif d’évaluation produit un jugement totalement biaisé dans la mesure où, précisément, il occulte la qualité et le contenu, c’est-à-dire les enjeux les plus fondamentaux. Bien entendu, la catastrophe est davantage palpable là où elle se traduit par des conséquences immédiatement visibles comme dans les cas du Mediator ou des prothèses mammaires.

Pour ce qui est de l’enseignement supérieur, les conséquences sont moins visibles. Les gens ne voient pas que telle ou telle recherche a été arrêtée. Le processus arbitraire de destruction est pourtant identique et il est lui aussi couvert par l’idéologie de l’évaluation. On ne cesse de nous dire que l’évaluation est nécessaire, que les dépenses publiques doivent être contrôlées car un euro c’est un euro. Tout à fait d’accord, à condition que l’on examine en dehors de ce système de pouvoir destructeur.

J.N. : En Belgique, le travail d’évaluation commandé par la Ministre de la santé a coûté énormément d’argent alors même que ses résultats ont été en grande partie dénoncés par les acteurs du secteur comme étant à côté de la réalité.

Y.C.Z. : Ici, on nage en pleine folie évaluatrice. Ces agences privées qui ont leurs propres intérêts à promouvoir vont le plus souvent répondre conformément à ce que la personne ou l’institution qui les paye souhaite entendre. Il est en outre aberrant que l’on puisse imaginer demander à une agence privée d’inspecter des institutions publiques. D’autant plus si celles-ci œuvrent dans le champ de la prévention. Leur imposer une évaluation de type managérial relève de la pure démence. On pourrait faire le parallèle avec la façon dont les États se font évaluer par les agences de notation. On voit que le système de domination est très large et couvre les institutions publiques jusqu’aux États eux-mêmes.

J.N. : Et ce système a pour lui la figure de l’expert qui lui confère une sorte de caution scientifique.

Y.C.Z. : Cette figure prend effectivement une place considérable et cet envahissement est synonyme de destruction du politique dans le sens où le rôle de l’expert se substitue à la délibération et aux choix politiques. Il faut également noter que l’expert est presque toujours un expert biaisé, c’est-à-dire engagé pour accomplir une mission commanditée par quelqu’un en vue d’un certain résultat: effet ou jugement. Il n’est jamais neutre.

J.N. : Quelle serait alors selon vous la voie à suivre pour que se constitue un champ d’expertise qui puisse légitimement inspirer le politique ?

Y.C.Z. : Il faut avant tout laisser l’expert à sa place en tant que simple instrument. Il faut ensuite s’assurer du contrôle du travail des experts par, non pas une, mais plusieurs instances formées suivant des règles déontologiques très précises. En outre, ces instances ne doivent pas pouvoir se contrôler l’une l’autre. Elles doivent se composer de membres totalement différents. Bref, il y a un certain nombre de critères à fixer pour d’une part contrôler les experts contrôleurs et d’autre part s’assurer que l’expertise ne se substitue pas à la délibération et au choix.

Entretien de Julien Nève avec Yves Charles Zarka, philosophe (1)
Interview parue précédemment dans le numéro 61 de Prospective Jeunesse, ‘Guide pour une réforme de la promotion de la santé’ et reproduite avec son aimable autorisation.

(1) Y. Ch. Zarka est professeur à la Sorbonne, Université Paris Descartes, chaire de philosophie politique. Il est par ailleurs fondateur et directeur de la revue Cités, publiée aux Presses universitaires de France.