Articles de la catégorie : Réflexions

Usages problématiques de l’alcool chez les jeunes

Le 30 Déc 20

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Il est de bon ton, lorsqu’on lance une campagne d’information et de sensibilisation concernant une question de santé publique comme la consommation d’alcool chez les jeunes, de simplifier à outrance, d’alarmer par des images et des idées chocs, et de faire la mise au point sur la partie la plus sombre et la plus inquiétante du problème.
La médecine et particulièrement celle qui “traite” de la santé mentale est une science complexe car humaine. Puisqu’il s’agit d’informer des dangers potentiels de la consommation abusive de l’alcool, il est de notre devoir de rappeler que la grande majorité des Belges, jeunes et moins jeunes, ont une consommation d’alcool raisonnable, qui tient compte de ses dangers et que l’usage d’alcool n’est pas toujours nocif ou problématique. Notons cependant l’important coût social et sanitaire des consommations inadaptées. C’est ce qui justifie bien entendu le thème de campagnes comme celle d’iDA (asbl information sur les Drogues et l’Alcool). C’est un exercice difficile car il s’agit en même temps de frapper les esprits, en un temps malheureusement limité, et de tenter de faire réfléchir longtemps!
De plus, l’alcool est une drogue qui a une place tout à fait particulière dans notre société. Pour la majorité des gens, consommer de l’alcool fait en partie des petits et des grands moments de la vie. Sur le plan des représentations, l’alcool, contrairement aux autres drogues, jouit d’une image très positive et culturellement bien ancrée, cette image étant particulièrement exaltée par les publicités et le marketing.
Pour les jeunes, certaines limitations légales existent mais il est évident que, malgré celles-ci, l’alcool est disponible sous toutes ses formes, quasiment partout et pour tous.

Éviter les usages “problématiques”

Pour une minorité, la consommation d’alcool peut poser certains problèmes au niveau de la santé et de la sécurité. Il existe un continuum entre une consommation «non-problématique», «normale», gérée et bien intégrée socialement, et qui concerne la majorité des gens, adultes et jeunes, et une consommation à risque pouvant mener à l’utilisation problématique de cette drogue.
L’expression “usage problématique” recouvre différents comportements de consommation:
-le plus souvent on entend par là une consommation de longue durée pouvant mener à la dépendance ou l’abus avec des conséquences parfois graves pour la santé du consommateur et pour son intégration sociale, professionnelle et familiale;
-on parle aussi de consommation problématique en cas d’usage dans des circonstances ou des lieux inappropriés (par exemple sur le lieu de travail ou en conduisant un véhicule);
-on pourra aussi parler d’usage problématique lorsque l’excès de la consommation est liée à une crise passagère d’un individu.
Les causes de la consommation problématique ne résident pas, bien entendu, dans les caractéristiques intrinsèque de l’alcool. Elle résulte plutôt de la combinaison de différents facteurs: quantité et durée de la consommation, facteurs familiaux, biologiques, culturels, en résumé, l’histoire personnelle de chaque consommateur.

Jeunes et alcool

Pourquoi la campagne iDA 2009 (1) s’adresse-t-elle aux jeunes de 12 à 35 ans alors que la grande majorité des problèmes les plus graves surviennent plus tard dans la vie adulte?
D’abord parce que ces tranches d’âge sont particulièrement visées par le marketing et la publicité, et ce sans considération des conséquences des usages inadaptés.
Certaines études rétrospectives (c’est-à-dire chez des alcooliques) semblent montrer que des problèmes d’abus et de dépendance sont plus fréquemment liés à des consommations précoces, comme c’est par ailleurs le cas avec toutes les drogues.
Cette campagne s’adresse aussi aux jeunes parce que le jeune est un adulte en voie de développement et que cette phase de la vie est une phase très sensible du développement psychologique et neuro-physiologique.
Mais encore et enfin parce que les intoxications aigües, pour lesquelles on a créé un nouveau concept, un nouvel emballage, le “binge drinking”, ont augmenté en fréquence ces dernières années parmi les jeunes consommateurs à l’étranger (Royaume-Uni et Hollande) et qu’il est important de tenter de prévenir cette dérive en Belgique.
Au sein de ce groupe des 12-35 ans, on parlera donc plus d’usage à risque et d’abus que de dépendance.

Des risques différenciés selon l’âge

Il est de tradition de diviser ce groupe en deux sous-groupes, les moins de 16 ans et les 16-35, même si cette division est arbitraire et estompe artificiellement la complexité du problème, ses nuances et le continuum.
Énumérons brièvement les risques “socio-sanitaires” auxquels ces deux sous-populations sont exposées en cas d’usage problématique (excessif et prolongé) d’alcool. Je précise cela pour éviter l’interprétation selon laquelle un verre d’alcool provoquerait à coup sûr la totalité de ces effets!
Pour le groupe des moins de 16 ans, différentes observations et études ont noté les possibles effets suivants:
-éventuels effets négatifs sur le développement du cerveau. Les enquêtes montrent un lien entre certaines altérations des fonctions supérieures et la consommation régulière et excessive; ces altérations ne sont pas automatiques car d’autres facteurs entrent également en ligne de compte: comportement, environnement, facteurs génétiques, autres consommations;
-effets immédiats sur les comportements en cas d’abus et d’ivresse que l’on dit pathologique dans le langage médical; comme les risques d’accidents, de blackout, de relations sexuelles non protégées car sous influence toxique avec grossesse non désirée et transmission de maladies infectieuses;
-effets sur la santé mentale. Il est nécessaire de rappeler que boire ne fait pas bon ménage avec les problèmes psychologiques car cela a plutôt tendance à les aggraver; certains troubles (dépression, psychoses) peuvent même être induits par les consommations régulières;
-effets à plus long terme. Une série d’études montrent qu’un début de consommation précoce est un facteur de risque pour le développement ultérieur d’une dépendance.
Pour ce groupe des moins de 16 ans, le conseil de bon sens semble simple: ne pas boire. Mais la réalité est plus complexe. Il faut donc travailler sur les représentations de la consommation d’alcool et le «trop boire» avec les jeunes eux-mêmes, de même que l’attention et la vigilance des adultes de référence (famille, enseignant et adulte de confiance) doivent être en alerte devant une consommation habituelle, régulière, d’un moins de 16 ans.
Pour le groupe 16-35 ans, s’ajoute cette tendance préoccupante dont on parle beaucoup depuis quelques années, que les anglo-saxons appellent le ‘binge drinking’ et que l’on traduit maintenant en français par «beuverie ou biture express».
Cette recherche d’une ivresse ultra-rapide et massive est un phénomène qui n’est pas neuf, qui existe épisodiquement chez nous mais qui devient de plus en plus fréquente à l’étranger. Il s’agit d’une consommation de très importantes quantités d’alcool (4 à 10 consommations) sur une période relativement courte (1 à 2 heures).
Les conséquences négatives de ces comportements peuvent être très nombreuses: maximalisation des comportements à risque, troubles cardiovasculaires, gastriques, intestinaux, et respiratoires pouvant aller jusqu’au coma, la gravité et la fréquence dépendant de la quantité et de la résistance individuelle à l’alcoolisation massive.
Le côté ludique ou la mise au défi sont le plus souvent présents (il s’agit d’une activité de groupe) mais les conséquences pour la santé et la sécurité sont importantes dont le risque de développer une dépendance.

La communication de masse ne suffit pas

Des campagnes ne vont pas changer à elles seules les comportement des jeunes; elles doivent être considérées comme un point de départ pour un travail de fond qui implique les jeunes eux-mêmes, en tout premier lieu, mais aussi les enseignants, les adultes ressources au contact permanent avec les jeunes ainsi que les premières lignes socio-sanitaires, en particulier les médecins généralistes; certains remarqueront quelques nuances entre francophones et Flamands dans la manière de décliner ces objectifs. Qu’ils soient cependant convaincus que les deux communautés partagent la conviction que la promotion de la santé est la base essentielle des changements visés.
Dr Serge Zombek , Président d’iDA
Intervention faite à l’occasion du lancement de la campagne ‘Ne vous racontez pas d’histoires’

(1) Voir notre article ‘Ne vous racontez pas d’histoires’ dans le numéro 246 de juin 2009 ( https://www.educationsante.be/es/article.php?id=1133 ).

Problématique. La promotion de la santé en Communauté française, une variabilité de pratiques en regard d’un même décret

Le 30 Déc 20

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Le décret de promotion de la santé a structuré un dispositif et une organisation en relation avec un budget et des compétences institutionnelles, mais est-il aussi parvenu à infléchir les pratiques? Les débats soulevés par l’utilisation des concepts relèvent-ils du registre de langage ou de prises de positions professionnelles? Pour documenter ces questions, nous insérons dans ce dossier une partie des résultats de la recherche menée par Sarah Caillet durant le premier semestre 2008, dans le cadre d’un stage et d’un mémoire professionnel en master «Promotion de la santé et développement social» à l’université de Bordeaux II. Nous donnons de cette recherche une lecture partielle en regard des enjeux soulevés lors des discussions du séminaire du 28 mars dernier.
Sarah Caillet a réalisé une enquête sur les représentations des concepts de «promotion de la santé», «éducation pour la santé» et «prévention» auprès des professionnels. Elle a travaillé en deux temps. Premièrement, elle a d’abord interviewé 6 acteurs ressources reconnus pour leur expérience et leur réflexion quant à la promotion de la santé.
Sur base de ces interviews, elle a élaboré un cadre problématique et des hypothèses. Ensuite elle a effectué une deuxième série d’interviews auprès de 17 acteurs du champ de la promotion de la santé et de la médecine préventive (voir l’encadré pour la description de l’échantillon) afin de documenter leurs représentations des concepts à travers leurs pratiques. La chercheure a débuté chaque entretien en demandant aux acteurs de donner un exemple issu de leur pratique qui, selon eux, se rapproche soit de la promotion de la santé soit de la prévention. La problématique de l’enquête interroge à la fois le poids des représentations sociales dans l’application des concepts et l’institutionnalisation de la promotion de la santé.

Caractéristiques des personnes interviewées

Sexe : Masculin (7) Féminin (10)
Age : 25-40 ans (7) 41-55 ans (7) >55 ans (3)
Formation longue : Assistant social (3) Infirmière (2) Médecin généraliste (6) Médecin spécialiste (3) Sciences humaines et sociales (6)
Formation courte : Spécialité médicale (1) Promotion de la santé (5) Sciences humaines et sociales (6) Santé publique (5) Autres (1)
Acquisition d’expérience : Promotion de la santé (9) Sciences humaines et sociales (3) Santé publique (3) Autres (1)
Arrivée dans le champ de la promotion de la santé : Avant décret (10) Après décret (7)
Niveau d’intervention : Administration, organisation des services (2) Expertise (3) Programmation, décision politique (1) Relais (6) Terrain (5)
Structure : Asbl (8) Hôpital (2) Institution territoriale (3) Maison médicale (1) Universitaire (2)
Approche : Multiple (3) Population (4) Thématique (10)
Structure et promotion de la santé : du plus au moins financé par des budgets ‘promotion de la santé’ et du plus au moins spécialisé en promotion de la santé – Niveau 1 (4) Niveau 2 (6) Niveau 3 (4) Niveau 4 (3)

Résultats

Au terme de ses rencontres, la chercheure constate que différents vocables désignent une même pratique ou que différentes pratiques référent à un même vocable. Il ne semble pas exister une classification claire des pratiques en référence aux concepts de la promotion de la santé. Chaque acteur interviewé semble avoir sa propre taxonomie (1). Pourtant, tous utilisent le même vocabulaire pour décrire leur pratique: la participation des publics, l’intersectorialité des actions et la vision d’une santé globale. Les mots ne semblent pas désigner les mêmes choses; la variabilité est étonnante. L’utilisation des concepts se cristallise plutôt autour de la prise de position professionnelle. Chaque acteur choisit un aspect qu’il valorise en fonction de son positionnement professionnel.
Les logiques professionnelles des acteurs sont particulièrement visibles concernant les choix de formation, le type de structure dans lequel ils travaillent et la mise en place du décret de 1997. Certains acteurs ont anticipé leur évolution vers le champ de la promotion de la santé et ont choisi une formation qui leur permet de mettre en œuvre ce type de démarche. D’autres ont découvert la promotion de la santé par opportunité professionnelle ou suite à des besoins de terrain. D’une manière générale, tous ont établi des ponts avec leur formation d’origine. Certaines structures influencent le positionnement professionnel et donc l’utilisation des concepts, comme, par exemple, le fait de travailler dans une maison médicale. Enfin, certains acteurs reconnaissent l’action du décret sur leur pratique via l’obtention de nouveaux financements. Cependant, le décret n’a pas changé les pratiques de ceux qui étaient déjà dans la mouvance de la promotion de la santé.
Le changement de pratiques ne va pas de soi en promotion de la santé. D’une part, les acteurs énoncent des résistances au changement telles que le refus d’une partie du secteur associatif d’être assimilé à un nouveau champ d’intervention ou à une autre culture. D’autre part, tous les acteurs, lorsqu’ils sont confrontés à des résistances, tendent à abandonner ou redéfinir une partie de leur cadre d’intervention. Ainsi, les difficultés que rencontrent les acteurs à appliquer les concepts de la promotion de la santé renforcent en conséquence l’hétérogénéité des pratiques. La question est alors de voir si, malgré les compromis, les acteurs trouvent une satisfaction suffisante dans la mise en place de leur démarche.
Les acteurs interviewés partagent des difficultés communes qui, peut-être, pourraient les rassembler. Ils considèrent les textes et cadres de référence, en particulier la Charte d’Ottawa, comme flous et inadaptés au terrain. D’après eux, ce flou empêche une rationalisation et une théorisation de la pratique qui déforce la capacité à justifier leurs actions. Le flou des textes est aussi un vide que les acteurs «remplissent» avec leurs propres ressources pour pouvoir les comprendre et se les approprier. La plupart affirment être en porte à faux avec une politique actuelle «trop épidémiologique» et trop centrée sur la «culture du résultat». Or, d’après eux, les actions de promotion de la santé comportent souvent une part de résultats difficilement mesurables.

Discussion

Malgré les nuances et distinctions énoncées entre les acteurs, ils constituent un groupe qui définit son identité par ce qu’il ne fait pas: une démarche normative, prescriptive et inadaptée au public concerné. Cette définition pose la question des limites de tolérance du groupe. Autrement dit, à partir de quel moment un acteur ne peut-il plus être considéré comme appartenant au champ de la promotion de la santé?
Les disparités entre les représentations des pratiques trouveraient leur origine dans le combat des acteurs pour conserver une marge de liberté au sein d’une organisation. Cette marge de liberté permet à chaque acteur de satisfaire ses propres intérêts en même temps que ceux de l’organisation. En Communauté française, les acteurs auraient une culture de l’exploitation de ces marges de liberté qui renforcerait la disparité des représentations des pratiques. Le décret n’a pas suffi à amener un changement cohérent. Les changements les plus remarquables sont constatés auprès des acteurs et institutions qui les recherchaient avant le décret.
Les résultats de cette enquête ne constituent qu’une porte d’entrée dans la réflexion. En terme de fiabilité, le nombre d’entretiens n’est pas suffisant pour atteindre la saturation, l’analyse thématique des représentations des pratiques mériterait d’être affinée (notamment en regard de la théorie structurale des représentations sociales et du schéma proposé dans l’article précédent). Cela n’était pas possible dans le cadre d’un stage. Comme le souligne Sarah Caillet, cette enquête aurait pu être approfondie par des groupes focalisés ou une observation participante de l’utilisation des concepts en situation.

Conclusions

En dépit de ses limites, cette enquête lève le voile sur l’uniformité des représentations et des pratiques en promotion de la santé en Communauté française de Belgique. Sous les mots, entre les cadres, la diversité et l’invention au quotidien sont une matrice d’hétérogénéité.
Synthèse réalisée par Gaëtan Absil (APES-ULg) sur la base du mémoire de Sarah Caillet , Étude qualitative sur les représentations des concepts « promotion de la santé », « prévention », « éducation pour la santé » auprès des professionnels du champ de la promotion de la santé en Communauté française de Belgique , Bordeaux , 2008

Pour aller plus loin… un autre éclairage

Au-delà des résultats et conclusions de cette enquête, il importe de s’interroger sur ce qui détermine ces constats. L’hétérogénéité des pratiques pourrait se rapporter à ce que Michel de Certeau ( L’invention du quotidien ), à la suite de Vernant et Detienne ( Les ruses de l’intelligence ), désigne par métis, c’est-à-dire la ruse de l’art de faire du quotidien.
Les acteurs de promotion de la santé sont rusés pour traduire et actualiser leur référentiel dans leurs actions. Ils sont aussi rusés pour naviguer et composer entre les cadres légaux, administratifs, territoriaux afin d’y glisser la promotion de la santé.
Pourtant, cette hétérogénéité pourrait tout aussi bien témoigner d’un malaise plus profond. La ruse, la tactique, se déploie souvent dans les opportunités, elle est efficace dans un rapport avec le temps de l’action qu’elle permet de mener à bien. Par contre, elle est peu rentable en matière de travail avec les institutions, domaine de la stratégie et de la planification sur le long terme. Selon de Certeau, nous pourrions ajouter que la ruse et la tactique, s’ils sont des preuves des trésors d’intelligence déployés par les acteurs pour assurer l’existence de la promotion de la santé, sont aussi le signe d’un statut de «dominé» dans le rapport de force aux institutions.
G.A.

(1) Taxonomie: étude théorique des bases, lois, règles et principes d’une classification; classification d’éléments, in Le Nouveau Petit Robert, Dictionnaires Le Robert, 1993, réimpression et mise à jour 1995.

Illustrations. Un programme de promotion de la santé cardio-vasculaire à la croisée entre concertation et planification

Le 30 Déc 20

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Présentation du projet

Suivant les stratégies prioritaires définies dans le Programme quinquennal de promotion de la santé et le Plan communautaire opérationnel (PCO), un processus de mobilisation d’acteurs issus de divers secteurs en lien avec la thématique cardiovasculaire (santé, promotion de la santé, activité physique, alimentation…) a été mis en place pour opérationnaliser le volet cardio-vasculaire du PCO. La gestion de ce PCO se fait au travers d’un Comité de pilotage composé d’acteurs de promotion de la santé et d’autres secteurs concernés, ainsi que d’une Cellule d’APpui (CAP Cœur).
Le Programme est constitué d’une programmation générale qui synthétise les stratégies transversales à l’ensemble des programmations issues d’unités de concertation (UC). Des recommandations transversales pour les publics fragilisés sont également intégrées. Ce cadre général est complété de programmations opérationnelles (objectifs à 5 et 2 ans, types d’activité) pour chaque milieu de vie.

Lignes de force de la promotion de la santé développées dans cette initiative

Neuf unités de concertation ont été constituées (regroupant plus de 150 personnes) en lien direct avec un milieu de vie ou un public cible: petite enfance; enseignement fondamental, secondaire et supérieur; monde du travail; seniors actifs; populations fragilisées; pouvoirs locaux et colloques singuliers.
Ces unités de concertation se sont réunies 4 à 5 fois une journée pour élaborer un plan d’action de promotion de la santé cardio-vasculaire pour leur milieu de vie / groupe d’âge.
Ces acteurs sont autant des professionnels de terrain que des responsables institutionnels et des scientifiques.

Adaptation méthodologique au cadre de la promotion de la santé dans chaque unité de concertation

Cette adaptation s’est faite selon quatre lignes de force:
-analyse des déterminants environnementaux, sociaux et personnels ainsi que les différents facteurs qui les influencent;
-utilisation de l’outil de catégorisation des résultats de la Fondation Promotion Santé Suisse;
-développement d’une démarche participative fondée sur les échanges et l’inclusion des expériences pour élaborer le programme;
-production d’une planification avec des objectifs à 5 ans et des pistes d’actions concrètes à mettre en œuvre dans un délai de deux ans.
Cette démarche permet de définir une stratégie globale et intégrée qui s’étend à tous les domaines de la santé cardio-vasculaire et qui concerne toute la durée de la vie (de la petite enfance aux seniors).

Leçons à tirer

Les principes fondamentaux de l’approche de la programmation ont été:
-le respect des étapes de la programmation;
-la définition des publics cibles, de leurs milieux de vie et des acteurs à mobiliser;
-la mise en place de groupes de travail sous forme d’unités de concertation;
-la mise en place d’analyses par milieu de vie ou groupes d’acteurs;
-le développement d’approches participatives et de cadres de planification.

Les atouts de la démarche

Nous en pointons quatre principaux:
-la confrontation et les échanges d’expériences entre différentes disciplines par rapport à un même public cible ou par rapport à une finalité commune;
-l’appropriation d’une démarche méthodologique au travers des productions des unités de concertation;
-l’élaboration d’une programmation qui servira avant tout aux acteurs des milieux de vie impliqués pour renforcer leurs actions, tout en étant destinée aussi aux responsables institutionnels et politiques;
-la place du programme dans le «futur» cadre politique et institutionnel en Communauté française.
C’est la combinaison des différentes stratégies du programme au sein des milieux de vie qui assurera une vraie démarche de promotion de la santé dans le cadre de sa mise en œuvre.
Yves Coppieters , Cécile Béduwé et Alain Levêque , ULB (Ecole de Santé Publique), Jean Luc Collignon , Centre d’Education du patient, Valérie Hubens , Promo santé & Médecine Générale

Problématique. Promotion de la santé, prévention, éducation pour la santé: parle-t-on de la même chose?

Le 30 Déc 20

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Pour commencer à confronter les pratiques qui se nomment promotion de la santé, éducation pour la santé, prévention; pour identifier leurs points de rencontre et leurs spécificités, il est intéressant non d’aligner des définitions, mais de prendre conscience de l’organisation des concepts associés qu’utilisent les praticiens eux-mêmes pour parler de leurs pratiques. (1)

De la multiplicité des référentiels

Promotion de la santé, éducation pour la santé, éducation thérapeutique, prévention, santé communautaire, réduction des risques… Loin de définir des entités disciplinaires à l’intérieur desquelles s’élabore un corpus de connaissances, ces termes définissent des catégories d’action, des champs d’intervention. Ils ont, selon les cas, une portée idéologique, politico-administrative, parfois scientifique.
Ces concepts fixent un référentiel à un moment donné dans un contexte donné. Comme ils sont intimement liés à l’action, l’appropriation se réalise différemment selon les contextes et les enjeux. Le point d’aboutissement de ces processus d’appropriation est l’émergence progressive, pour un même concept, de référentiels dérivés liés à l’identité professionnelle et à l’organisation politico-administrative.
Face à cette multiplication de référentiels dérivés, se dessinent de perpétuels efforts pour définir voir redéfinir ces champs d’intervention les uns par rapport aux autres (Fassin D., 2000). Ainsi on pouvait penser dans les années nonante que la promotion de la santé constituerait le concept de référence, fournirait un cadre intégrateur dans lequel et autour duquel s’organiseraient les autres concepts liés à l’action en santé publique.
Cependant, depuis quelques années, on assiste à un retour des termes prévention et éducation aussi bien dans les politiques que dans les discours des professionnels. Parallèlement, on assiste, en de nombreuses circonstances, à un rejet du terme «éducation pour la santé», jugé «paternaliste», «normatif», quitte à le remplacer par d’autres concepts proches mais partiels: communication, littératie (2) en santé, etc. Enfin, il semble que les liens aient encore été trop peu explorés avec des concepts voisins de la promotion de la santé tels que la démocratie sanitaire ou le développement durable.
Plutôt que de rentrer dans des accumulations et des comparaisons de définitions, voire dans des querelles d’école, il paraît essentiel de clarifier quel cadre de référence est le plus usité et le plus opérationnel dans différentes situations professionnelles où se déploie l’action en santé publique. Les questions de méthodes et d’outils, de paradigme d’évaluation, et d’utilisation des données probantes ne peuvent être résolues sans une clarification préalable des cadres de référence. En particulier, la nécessité de prouver l’impact des actions se posera différemment selon la manière dont les professionnels se sont approprié les référentiels de base; et ce faisant, privilégient l’une ou l’autre des dimensions de la promotion de la santé.
Ce questionnement ouvre des perspectives de recherche intéressantes sur les fondements des pratiques professionnelles. Le texte ci-dessous tente, sur une base empirique et à titre d’exemple, de montrer comment le même terme d’éducation pour la santé peut recouvrir des réalités et des pratiques différentes selon que l’on se définit comme professionnel de la promotion de la santé ou de la prévention. Comment, en quelles circonstances, en référence à quels enjeux, les professionnels, utilisent-ils ces concepts?

De la diversité des pratiques en promotion de la santé

Pour tenter cette analyse, nous proposons de repérer, dans les discours oraux ou écrits à propos des pratiques, la manière dont on positionne différentes composantes d’une intervention.
L’articulation de ces pratiques avec les concepts de prévention et de promotion de la santé tels qu’ils sont utilisés par certains professionnels de ces deux champs en Belgique francophone sera commentée au travers d’un tableau. Ce tableau a été conçu de manière à reprendre les principales composantes présentes dans les définitions des concepts ci-dessus: les finalités, les stratégies, la manière de cibler le public, les contenus des interventions et objets d’éducation, la conception de la santé qui sert de référence à l’action. Il ne représente qu’une version de travail, qui demanderait à être affinée au fil des utilisations.
Remarquons tout d’abord que les grands types de stratégies peuvent être revendiqués par les professionnels de la prévention tout comme par ceux de la promotion de la santé. Cependant ces stratégies peuvent prendre des modalités différentes, qui semblent caractériser les acteurs de l’un ou l’autre champ. Ainsi dans le domaine des stratégies éducatives visant le développement des aptitudes individuelles et sociales, on retrouve une grande diversité d’interventions, d’objets et d’objectifs:
du côté des interventions , on évoquera les actions éducatives de proximité (expression et accompagnement des personnes, pédagogie active et émancipatrice proche de l’éducation populaire); les campagnes de sensibilisation; l’édition de supports pour mise à disposition d’informations scientifiquement validées adaptées à chaque groupe de population; la création et l’utilisation de supports d’apprentissage interactifs;
du côté des objets , on parlera des capacités relevant de processus intellectuels plus ou moins complexes, appartenant à la sphère affective et sociale, impliquant des savoir-faire dans les dimensions physiques, psychiques, cognitives et sociales;
du côté des objectifs , on relèvera l’acquisition d’une information scientifiquement validée sur les facteurs de risque et de protection; l’adhésion aux traitements et mesures favorables à la santé; la compréhension de l’action des déterminants de la santé; le désir et la capacité de cultiver les ressources individuelles et collectives pour améliorer la santé et la qualité de vie et pour s’adapter à des situations qui évoluent; le développement de l’esprit critique face à la complexité des informations et situations problématiques…
Parmi cette variété, les actions éducatives de proximité, qui s’adressent à des communautés ou aux acteurs de l’un ou l’autre milieu de vie, qui visent le développement de compétences transversales, qui utilisent des approches participatives seront plus volontiers associées à la promotion de la santé.
Par contre les pratiques préventives classiques s’intéressent plutôt à des compétences spécifiques ciblées sur la réduction des risques ou des facteurs de risque. Si l’on prend en compte les références des interventions en termes d’analyse de situation ou d’évaluation de l’impact, le curseur sera plus proche de la «santé vécue» dans les interventions qualifiées de promotion de la santé et de la «santé objectivée» dans les programmes de prévention (Grignard et al., 2008).
Enfin la composante «finalité» exerce un poids particulier pour positionner les pratiques dans l’un ou l’autre champ. Citons à ce propos K. Tones et J. Green (2004) (3):« Il y a fréquemment des différences idéologiques entre une approche médicale’ de la promotion de la santé ( c’est à dire la prévention ) et une approche de type ’empowerment’ . Ces différences sont fondées sur une vision , profondément ancrée , du monde en général , de la nature de l’homme et en particulier , du libre arbitre du genre humain » (4). Elles dépendent essentiellement des croyances sur le «locus of power» (nda: la source du contrôle ou de la puissance).
Ainsi les composantes reprises dans le tableau ci-joint connaissent des combinaisons plus proches d’un concept que de l’autre, sans que l’on aboutisse vraiment à un agrégat monolithique de certaines déclinaisons, agrégat qui serait qualifié de promotion de la santé ou de prévention. Souvent la présence d’une des modalités de la colonne ‘promotion de la santé’ (au sein des composantes «finalités», «contenus» ou «publics») suffirait à un professionnel non spécialiste du champ pour définir l’appartenance au champ de la promotion de la santé, tandis que les professionnels spécialisés en promotion de la santé auraient tendance à exiger la présence simultanée de l’ensemble de ces composantes.
Ainsi les initiatives des associations de patients, regroupées au sein de la LUSS (voir l’article plus loin dans ce numéro) qui se définissent souvent autour d’une pathologie se revendiquent-elles de la promotion de la santé dans la mesure où elles ont pour finalité l’empowerment des patients et de leur famille; la qualité de vie des individus vus dans leur globalité et non seulement en référence à leur maladie; dans la mesure où elles travaillent sur le développement de compétences transversales telles que la communication avec les professionnels et/ou l’exercice de la participation.
Chantal Vandoorne , SCPS APES-ULg

Références

Grignard S, Goudet B, Vandoorne C. Pour envisager différemment les analyses de situation. Éducation Santé, 2008,(240):13-7.
Fassin D. Comment faire de la santé publique avec des mots – Une rhétorique à l’oeuvre. Ruptures, revue transdisciplinaire en santé, 2000, 7(1):58-78.
Downie RS, Tannahill C, Tannahill A. Health promotion: Models and values. Second Edition ed. Oxford: Oxford University Press, 1996, 218 p.
Tones K, Green J. Health promotion: planning and strategies. London: Sage Publications, 2004, 376 p.

Bien-être, qualité de vie ; santé Action communautaire et participation des populations
Éducation pour la santé
Action politique, lobbying
Action intersectorielle
Modification de l’environnement (compétences psycho-sociales, analyse critique de l’information, etc.)

Promotion de la santé Prévention
Finalités Empowerment (plus grand contrôle sur sa santé et son milieu)
Diminuer l’incidence et la prévalence de problèmes de santé ou de facteurs de risque
Publics Population, communautés, milieux de vie Groupes à risque
Stratégies et modes d’action Organisation des services
Organisation des services de soins
Action communautaire et participation des populations
Éducation pour la santé
Action politique, lobbying
Action intersectorielle
Modification de l’environnement
Contenus éducatifs Transversaux, démultiplicateurs
Spécifiques
(informations, services, apprentissages sensori-moteurs, etc.)
Référence de l’action Santé vécue – Santé manifestée ou observée Santé manifestée ou observée – Santé objectivée

(1) Ce texte est une actualisation de l’intervention réalisée à Luxembourg le 9 février 2007 au Colloque international ‘Promotion de la santé et Education pour la santé: état des connaissances et besoins de recherche’
(2) La littératie en santé ou «l’alphabétisation fonctionnelle en santé» représente le degré auquel les individus ont la capacité d’obtenir, de traiter et de comprendre l’information et les services nécessaire à prendre des décisions de santé appropriées (in Report Healthy People 2010).
(3) Traduction libre de l’auteur
(4) Traduction de «human agency»: c’est une notion philosophique qui se réfère à l’humanité et à sa capacité à faire des choix et les imposer à son milieu. C’est donc une extension du concept de libre arbitre au genre humain en général, dans une vision opposée au déterminisme.

Problématique. La promotion de la santé se décrète-t-elle?

Le 30 Déc 20

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Un décret suffit-il à promouvoir la promotion de la santé? Le décret de promotion de la santé ouvre-t-il ou enferme-t-il les pratiques, facilite-t-il ou entrave-t-il les collaborations? Est-il intéressant de différencier le dispositif de promotion de la santé (instances, programmes, services prévus par ce décret) et le référentiel (base conceptuelle, recommandations de pratiques)?
Promulguée en 1986 dans la Charte d’Ottawa, la ‘promotion de la santé’ propose une approche globale – élargie au bien-être – et politique – associée à la participation – de la santé. En 1997, un décret officialise les idées d’Ottawa en Communauté française de Belgique et structure le secteur «promotion de la santé». L’APES-ULg participe au dispositif décrétal en tant que Service Communautaire de Promotion de la Santé, mais il utilise aussi plus largement le cadre conceptuel de promotion de la santé en tant que service universitaire sollicité pour des études en matière de santé publique et de prévention.
Depuis plus de 20 ans, les idées faîtières d’Ottawa tentent de renouveler les approches de la santé. Au cours des dernières années, les tentatives de rapprochement de la promotion de la santé et de la médecine préventive, l’ouverture à l’action intersectorielle notamment au travers des actions territoriales, l’accent mis sur les inégalités de santé et la variété des déterminants de santé, en ont rendu les enjeux plus sensibles.
En effet, 20 ans, c’est aussi une durée suffisante pour que des idées et des pratiques commencent à se sédimenter. L’ouverture multidisciplinaire découlant de l’approche globale de la santé et de la diversification des modes d’interventions se pose en tension avec une fermeture du champ professionnel de la promotion de la santé, provoquée d’un côté par un sentiment de justesse et d’autarcie quant aux principes d’Ottawa et de l’autre par la persistance du modèle bio-médical dans les esprits et les pratiques de nombreux acteurs.
Le découragement, le sentiment d’isolement et d’incompréhension guettent ces professionnels spécialisés en promotion de la santé face à la difficulté de positionner la promotion de la santé au sein des structures et des dispositifs.
Plusieurs débats menés au sein de l’équipe de l’APES-ULg, plusieurs discussions à l’occasion de l’accompagnement de projets ou de rencontres internationales, nous ont amenés à questionner les spécificités de la promotion de la santé. Par exemple, quelles sont les différences et les proximités de la promotion de la santé avec l’éducation permanente, le développement durable ou encore la médecine préventive?
Un sentiment – assez dérangeant – flottait au-dessus de nos discussions. Si la promotion de lasanté signifie approche globale de l’individu et prise en compte des déterminants sociaux de la santé, pourquoi ce secteur ne peut-il mieux exploiter les acquis récents des autres champs disciplinaires, alors même que la santé offre un terrain de développement aux recherches des autres disciplines? Comment ces apports pourraient-ils diversifier nos cadres de référence ou nos approches? Pourquoi est-il si difficile pour des secteurs voisins tels que l’environnement ou le social d’un côté, le soin et l’hospitalier de l’autre, d’intégrer cette approche?
En Communauté française de Belgique, le décret portant organisation de la promotion de la santé et de la médecine préventive a eu 12 ans. Sa révision pour y intégrer des éléments facilitant les programmes organisés de médecine préventive a maintenant 5 ans. Et pourtant ces nombreuses questions restent, parfois de manière implicite, en filigrane des dialogues entre professionnels tout comme des débats dans les instances officielles.
Le décret de 1997 a officialisé un référentiel et organisé (ou ré-organisé) un dispositif, mais ce dispositif ne peut suffire à saturer le référentiel sommairement présenté ci-dessus. Par ailleurs l’expérience montre que ce référentiel pénètre difficilement auprès des usagers eux-mêmes et des autres secteurs d’activité, voire même des décideurs politiques et acteurs institutionnels directement concernés par les politiques de santé et de prévention.
Les tentatives pour communiquer largement autour de la promotion de la santé semblent peu efficaces. L’intégration de la médecine préventive dans le décret de promotion de la santé ressemble à un mariage arrangé et les protagonistes peinent à lui donner un sens commun et harmonieux. Et pourtant, l’ouverture de la médecine préventive à la promotion de la santé pourrait servir de passerelle à une meilleure intégration des pratiques curatives et préventives. Des initiatives heureuses existent en ce sens ; quelques-unes sont présentées dans ce dossier. Toutefois elles paraissent encore trop isolées: recherches-actions, expériences pilotes, analyses de faisabilité, dont la diffusion rencontre de nombreux freins.
En misant sur la promotion de la santé, les acteurs et décideurs de la Communauté française de Belgique ont-ils choisi un référentiel inadéquat, auquel seule une marge d’individus peut adhérer car il représente une vision de l’homme et un projet sociétal trop typé? Au contraire avons-nous une vision trop exigeante, trop monolithique de ce référentiel qui, dans les faits, progresserait à bas bruit et de façon partielle dans de nombreuses pratiques? Sommes-nous tout simplement trop impatients de le voir reconnaître par tous? Nous sommes-nous trompés de dispositif ou tout simplement nous trompons-nous de chemin pour implanter ce référentiel? Enfin, y avons-nous consacré suffisamment de moyens?
Les deux contributions suivantes tentent d’ouvrir la réflexion autour de ces questions.
La première propose un cadre pour l’analyse des usages des termes «promotion de la santé», «éducation pour la santé», «prévention» tels que perçus par l’auteur au travers de ses contacts avec les professionnels du champ. La deuxième propose un regard extérieur sur les liens entre les pratiques et le décret, au départ d’interviews d’acteurs de la Communauté française œuvrant dans le champ de la promotion de la santé et de la médecine préventive.
Gaëtan Absil et Chantal Vandoorne , APES-ULg

Introduction. Actualiser la promotion de la santé à la croisée des pratiques

Le 30 Déc 20

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Une demi-journée de découvertes et de confrontations

Le 28 mars 2009, en la Salle des Professeurs de l’Université de Liège, l’APES-ULg organisait un séminaire intitulé: «Actualiser la promotion de la santé, à la croisée des disciplines et des pratiques». La revue Éducation Santé a publié un premier écho de cette rencontre dans son numéro 246.
Le présent numéro propose un dossier plus complet, afin de partager avec les lecteurs d’Éducation Santé les expériences présentées lors de ce séminaire et les réflexions qui ont émergé des débats. Commençons par découvrir les motivations à l’origine de cette initiative.
Au travers des accompagnements, animations de formations, concertations et études menées au cours des dernières années, l’équipe de l’APES-ULg est particulièrement sensible aux frottements que produisent, dans le domaine de la promotion de la santé, la confrontation des champs disciplinaires, des modèles théoriques et des expertises empiriques, des impératifs de gouvernance et des projets institutionnels ou associatifs.
Cette demi-journée s’inscrivait dans une série d’initiatives dont le but est de ré-ouvrir les portes de la promotion de la santé, d’en redynamiser les applications, de renouveler les partenariats dans le cadre de la Communauté française Wallonie-Bruxelles et enfin, de faire surgir des modes de questionnements alternatifs. Cette demi-journée voulait aussi fournir une occasion d’envisager, au travers du thème de la promotion de la santé, les synergies et opportunités de collaboration entre des catégories d’acteurs qui se rencontrent peu.
Vingt-cinq personnes ont participé à ce séminaire; une quinzaine d’autres se sont déclarées intéressées, mais n’ont pu se libérer.
Ce séminaire reposait sur un pari: celui de faire se rencontrer et débattre des interlocuteurs qui ont des postures différentes, travaillant dans des institutions et sur des problématiques différentes: professionnels, acteurs institutionnels, décideurs et scientifiques avec lesquels l’équipe de l’APES-ULg a eu l’occasion de partager des travaux.
Nous avons misé sur la variété des points de vue tout en balisant les contenus présentés: ce premier séminaire a été consacré à des approches socio-sanitaires, à l’intersection des soins ou de la médecine préventive et de la promotion de la santé. Il est envisagé d’organiser, dans quelques mois, un autre séminaire du même type, illustré par des approches socio-éducatives de la santé et de la promotion de la santé.
D’une manière globale, les débats furent précis et lucides, parfois critiques et cruels, sur le dynamisme et sur les opportunités futures de la promotion de la santé, qu’il s’agisse de son intégration dans les principes de gouvernance ou du manque de reconnaissance du secteur.
La première partie du dossier présente quelques-unes des réflexions à l’origine de ce séminaire: il s’agit d’introduire des éléments d’analyses pour distinguer le cadre légal ( le décret ), le cadre conceptuel ( la charte d’Ottawa et autres documents de référence ), et le cadre empirique ( les pratiques ) de la promotion de la santé.
La deuxième partie du dossier est consacrée aux actions et recherches qui ont servi de support à la discussion. En effet, ce séminaire a été construit de manière collaborative, chacun des participants étant invité à formaliser la manière dont il appliquait le référentiel de promotion de la santé à travers son projet ou ses pratiques. Ensuite, il lui était demandé de commenter trois questions à la lueur de cette expérience: le dialogue entre les disciplines ou les professions; les liens entre l’action et la recherche, et enfin l’inscription dans les dynamiques institutionnelles.
La synthèse des réflexions et débats permet déjà d’enrichir et d’affiner les réflexions de départ. Celles-ci demanderont encore à être nuancées, complétées, débattues et contestées dans le futur.
Parmi les prolongements possibles de ces réflexions, on trouvera, au terme de ce dossier, une analyse critique de la prise en compte de la promotion de la santé dans les récentes déclarations gouvernementales de la Communauté française et des Régions wallonne et bruxelloise.
Chantal Vandoorne et Gaëtan Absil , SCPS APES-ULg

Illustrations. Les associations d’usagers des services de santé à la croisée des participations

Le 30 Déc 20

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Le résultat d’une participation effective

A la fin des années 90, la Ligue des Usagers des Services de Santé (LUSS) a été créée en réponse à la question: «Si on veut connaître et faire entendre le point de vue des patients, à qui s’adresse-t-on?». L’idée de la participation citoyenne dans le domaine de la santé faisait son chemin chez certains acteurs professionnels et politiques, qui cherchaient à encourager l’organisation de cette participation des patients, des usagers.
La LUSS a vu le jour en 1999, après plusieurs années de tâtonnements. L’idée retenue sera celle de fédérer les associations de patients existantes et, par la mise en réseau de celles-ci, de favoriser l’émergence d’une parole construite sur base de la participation de personnes ayant en commun une expérience de la maladie et un intérêt pour la santé. Le soutien apporté dès le départ par les trois ministères de la santé, et donc aussi celui de la Communauté française, nous a probablement permis de ne pas nous cantonner dans la défense des intérêts des malades, mais d’être sensibilisés dès le début aux valeurs véhiculées par la Charte d’Ottawa.

La participation, une valeur sûre

Du côté des patients, la LUSS a mis en place, dès le départ, une méthode participative incluant les personnes concernées dans toutes les étapes nécessaires à la construction d’un point de vue de patient: groupes focalisés pour échanger des expériences, des avis et des idées sur les changements possibles, groupe de travail pour analyser et synthétiser les réflexions émises, et rédaction de constats et des pistes d’amélioration transmis par la LUSS.
Une des premières thématiques abordées de cette manière concernait les coûts restant à charge des patients chroniques et la qualité de vie de ceux-ci, à la demande de Frank Vandenbroucke , Ministre fédéral de la santé de l’époque. Les participants à cette réflexion constituent aujourd’hui le noyau principal de la LUSS, et sont toujours présents, pour la plupart, dans l’Assemblée générale, dans le Conseil d’administration et dans les groupes de travail. Nous avons par ailleurs veillé à apporter la rigueur méthodologique nécessaire à la validité des avis émis par la LUSS, en nous adjoignant la collaboration du Centre d’éducation du patient.
Plus récemment, la LUSS a réalisé, avec l’aide de l’APES-ULg, une brochure intitulée «Qu’est-ce qu’une association de patients?».
Elle a été rédigée en réponse à un besoin exprimé par un grand nombre d’associations. En effet, celles-ci ont des difficultés à se faire connaître et à faire reconnaître la qualité de leurs activités par les professionnels de la santé, et ce principalement parce que ceux-ci ne les connaissent pas. Cette méconnaissance amène de la méfiance, voire des craintes que ces associations puissent venir s’ingérer dans leurs pratiques et perturber leurs patients.
Cette brochure est le résultat d’un travail collectif, impliquant une trentaine d’associations de patients pendant plus d’un an: participation à des tables rondes, discussions autour des résultats, réappropriation des idées émises, participation à la rédaction, aux corrections finales… La collaboration avec l’APES-ULg qui a pris en charge la méthodologie, la rédaction du rapport et du texte martyr de la brochure, a laissé toute liberté à l’expression des idées et aux volontés des participants.

Valoriser l’expérience

La participation à ce processus de définition des points de vue des usagers permet de valoriser l’expérience de chacun, tout en lui conférant le recul nécessaire pour que ces points de vue ne soient pas taxés d’anecdotiques et relayés au rang de simples témoignages. La ‘communautarisation’ des vécus particuliers fait émerger des synthèses sans dénigrer la valeur du vécu et sans déposséder les personnes de leur apport propre. Ce savoir profane élargit les connaissances scientifiques et académiques: nous parlons de «savoirs partagés» basés sur le «savoir partager».

A la croisée des participations

La LUSS s’est trouvée d’emblée à la croisée de deux participations. Il y a celle qu’elle organise pour construire les points de vue des usagers. Et l’autre, où la LUSS se retrouve elle-même en tant que participant, au nom des patients, en tant que membre de Commissions, Conseils et autres groupes de travail ou comités d’accompagnement. Elle se trouve au centre d’un diabolo, véhiculant des informations venant d’un côté, celui du terrain, vers l’autre côté, celui des professionnels et décideurs politiques. Et inversement. Une participation intégrée d’un côté, une participation naissante de l’autre…
Au sein de la LUSS et des associations qu’elle fédère, le principe de la participation s’est développé, a amplifié au fil du temps. Les associations ont mûri, sont devenues adultes, ont de plus en plus confiance en elles-mêmes et conscience que leur participation aux décisions dans le domaine de la santé a du sens.
Ce côté-là du diabolo s’organise, se structure, évolue… Qu’en est-il de l’autre côté?
De plus en plus de lieux ouvrent leurs portes aux représentants des usagers. Inviter les patients à s’exprimer est dans l’air du temps depuis une bonne dizaine d’années, un peu plus dans certains milieux, comme les maisons médicales. Petit à petit, des patients se sont assis autour des tables de discussion, voire de décision. D’abord pour confirmer les bonnes pratiques… ensuite pour apporter d’autres points de vue, voire des critiques. On leur a donné des places, et voilà qu’ils participent…
La participation des usagers peut se faire notamment par le biais des associations de patients, qui ont chacune développé une certaine expertise dans leur domaine propre, et acquis un savoir qu’elles ne demandent qu’à partager. La participation des patients avancera encore d’un pas lorsque les autres acteurs de la santé demanderont à être invités par ces associations, persuadés qu’ils pourront y apprendre quelque chose.
Micky Fierens , directrice de la LUSS, Ligue des Usagers des Services de Santé

La publicité pour des produits alimentaires et des boissons non alcoolisées auprès des enfants

Le 30 Déc 20

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«Il y a deux mille ans, Plutarque conseillait un régime alimentaire modéré, de l’exercice physique et un sommeil réparateur comme base d’une bonne santé. Depuis lors, rien n’est arrivé à l’homme qui pourrait rendre ce conseil obsolète. Mais beaucoup de choses sont advenues qui rendent ces trois conditions difficiles à remplir.» A.C. Grayling (1)

Introduction

Une bonne santé?

Effectivement, si l’on examine les données, le surpoids et l’obésité et, partant, leurs conséquences sur une bonne santé, bien qu’elles soient déjà graves chez les adultes, sont manifestement considérés comme étant encore plus graves chez les enfants, avec une augmentation très rapide de la prévalence au cours des deux dernières décennies (2). Pour 2010, on prévoit que quelque 20 millions (27,9%) d’enfants de l’Union européenne de 5 à 17 ans inclus présenteront une pré-obésité (3) et que 6 millions d’entre eux (8,8%) seront obèses.
Pour la Belgique, les données 2001/2002 (4) sont les suivantes:

Garçons (N) Garçons (F) Filles (N) Filles (F)
Pré-obésité à 13 ans 10.3% 10.9% 7.1% 9.8%
Obésité à 13 ans 1.7% 2.1% 1.1% 1.1%
Pré-obésité à 15 ans 10.9% 10.3% 7.6% 7.9%
Obésité à 15 ans 2.1% 1.1% 1.6% 1.6%

Un régime alimentaire modéré?

Comme le précise le rapport PorGrow («Policy Options for Responding to Obesity: evaluating the options»), des comparaisons entre plus de 30 pays montrent une corrélation entre la prévalence accrue de l’obésité et l’augmentation de l’énergie alimentaire, ces deux facteurs étant liés à la croissance économique nationale.
Néanmoins, « Il n’y a pas une source alimentaire (5) particulière responsable de l’absorption calorique accrue au cours des deux dernières décennies: les tendances en matière d’apport dans l’UE révèlent une augmentation de l’apport total de graisse, avec une hausse significative de graisses et d’huiles obtenues à partir de sources végétales (essentiellement des huiles de semences), mais sans baisse correspondante des graisses obtenues à partir de sources animales (essentiellement issues de carcasses et de produits laitiers). Les apports alimentaires en sucre et en beurre/matières grasses du lait n’ont pas beaucoup changé durant la période considérée, tandis que les apports de fruits et légumes crus et transformés ont augmenté substantiellement» (6)
Toutefois, en ce qui concerne l’obésité infantile, le rebond d’adiposité précoce est associé à un risque accru d’obésité ultérieure, qui peut être attribué (contrairement à ce que nous dirait notre intuition) à un régime riche en protéines et pauvre en graisses donné aux petits enfants à un moment où les besoins énergétiques sont élevés. Le rebond d’adiposité normal se produit à l’âge de 6 ans en moyenne, tandis que les personnes obèses ont eu un rebond d’adiposité à l’âge de 3 ans en moyenne.
Des données relatives à des enfants suivis pendant 20 ans en France indiquent que l’âge moyen pour le rebond d’adiposité chez les enfants nés en 1955 était de 6,2 ans, tandis que l’âge moyen pour les enfants nés en 1985 était de 5,6 ans. Chaque diminution d’un an pour le rebond d’adiposité prédit une augmentation de l’IMC de 0,84 points à l’âge de 21 ans en France. Aux États-Unis, cela équivaut à une augmentation de l’IMC de 2,5 points à l’âge de 19-23 ans (7). Par conséquent, un régime alimentaire modéré non seulement pour ceux que nous appellerions les enfants, mais aussi pour les petits enfants – il s’agirait alors d’un régime différent – est important pour jouir d’une bonne santé.

De l’exercice physique?

Selon les conclusions de l’enquête HBSC mentionnée ci-dessus, environ deux tiers des enfants n’accomplissent pas une heure d’activité physique modérée par jour et ce, 5 jours par semaine ou plus. Les garçons (40%) sont plus susceptibles d’atteindre l’objectif que les filles (27%), et la quantité d’activités physiques diminue entre 11 et 15 ans.
En France, par exemple, plus de 40% des garçons regardaient la télévision pendant plus de 4h par jour le week-end, alors que ce chiffre est légèrement inférieur chez les filles. Néanmoins, au Royaume-Uni, on constate une baisse graduelle du temps passé devant la télévision chez les enfants, avec un pic de 3,5 h par jour en moyenne en 2001 (11 à 16 ans) pour arriver à 2,8 heures par jour en 2006 (8).
Toutefois, la présence de TV, vidéos, DVD et PC dans leur propre chambre (5–16 ans) a augmenté de 1994 à 2006, passant respectivement de 63 à 82%, de 16 à 54%, de 0 à 69% et de 9 à 41%.
Une enquête menée au Royaume-Uni en 1971, qui a été réitérée en 1990 par Hillman (9), a indiqué que l’autorisation donnée par les parents aux enfants de se rendre de manière autonome à l’école (à pied, à vélo ou en transport en commun), par exemple, est donnée trois ans plus tard. À peine 40% des enfants de 10 ans étaient autorisés à faire en 1990 ce que 40% des enfants de 7 ans faisaient en 1971…

Un sommeil réparateur?

Selon l’IOTF (10), dans les pays où la moyenne d’heures de travail est la plus longue, les niveaux d’obésité sont plus élevés. Un exemple: dans les pays avec une moyenne de 1550 heures de travail par année, la prévalence de l’obésité est de 10%, tandis que dans les pays où la moyenne se monte à 1900 heures, la prévalence de l’obésité excède 20%.
Le Baromètre européen spécifique (11) Santé Nutrition montre, en outre, que la principale raison de l’absence d’une nutrition saine est le «manque de temps» (31%), tandis que ce même manque de temps constitue pour plus de la moitié (53%) des citoyens de l’Union européenne l’excuse pour l’inactivité physique, avec une faible variabilité de 45% (Pologne) à 60% (France). Pour la Belgique, ce manque de temps est ressenti par 57% des personnes interrogées.
De plus, certaines données américaines indiqueraient que le nombre moyen d’heures de sommeil par nuit a baissé de plus d’une heure et demie au cours des 40 dernières années, pour atteindre moins de 7 heures et demie de sommeil par nuit.

Et la publicité destinée aux enfants dans tout ça?

Bien qu’il soit trop simple de tenir pour responsable de tout ce qui précède la publicité pour des produits alimentaires destinée aux enfants, la publicité et la promotion font néanmoins parties intégrantes de l’environnement dans lequel grandissent nos enfants (et où certains d’entre eux deviennent obèses), et pourraient dès lors au moins être considérées comme des facteurs de l’«environnement générateur d’obésité».
Ce même Baromètre européen semble au moins confirmer la prévalence d’une telle perception. Tandis que 71% des citoyens européens considèrent les «parents ou tuteurs» comme la principale influence sur ce que mangent les enfants, «la publicité et la promotion pour les denrées alimentaires» est la raison qui arrive en seconde position sur la liste des raisons les plus fréquemment mentionnées, avec une moyenne de 18%, la fourchette allant de 7% en Finlande à 36% à Chypre (avec 22%, la Belgique présente un pourcentage supérieur à la moyenne).
Le rapport PorGrow, qui a étudié les différentes options stratégiques pour réagir à l’obésité, classe le contrôle de la publicité en 4e position pour les participants de sexe masculin et en seconde position pour les participants de sexe féminin lorsqu’il examine les 7 options principales (en ignorant les 13 options laissées à la discrétion des participants qui étaient en fait mieux classées que la plupart des options principales dans au moins 5 cas).
Enfin, le Livre blanc «Une stratégie européenne pour les problèmes de santé liés à la nutrition, la surcharge pondérale et l’obésité» de la Commission européenne aborde le rôle complémentaire des approches volontaires d’autorégulation sur la publicité destinée aux enfants et des approches réglementaires qui existent dans les États membres comme réponse, pour déterminer si d’autres approches sont nécessaires.
Ceci nous amène à la conclusion préalable suivante: tant pour la population que pour les décideurs, le contrôle de la publicité destinée aux enfants constitue l’un des problèmes dont on peut légitimement penser qu’il faut examiner en détail la perception que nous en avons.
La partie suivante de ce texte a pour objectif d’examiner en détail ce que nous entendons par «enfants» et par «publicité»; elle examine ensuite sommairement les études existantes sur les enfants et la publicité, pour pouvoir déterminer quelles stratégies mettre en œuvre.

Qu’entendons-nous par «enfants»?

Lors d’une réunion de l’OMS qui s’est tenue en 2006 (12), il a été convenu que le terme «enfants» signifie toutes les personnes de moins de 18 ans, aux termes de la Convention des Nations-Unies relative aux droits de l’enfant. Il a aussi été admis que les enfants de 13 ans ou moins sont plus vulnérables et peuvent par conséquent nécessiter des protections plus rigoureuses.
Lorsque nous cherchons à définir le terme «enfants» en relation avec la publicité, la recherche sur le développement du cerveau, sur l’évolution du traitement de l’information et sur l’évolution de la reconnaissance du point de vue d’autrui peuvent nous fournir des clés pour comprendre quand et comment nous pouvons parler d’enfants.

Développement du cerveau

Vers l’âge de 12 ans, le cerveau d’un enfant a la taille, les circonvolutions, le poids et la spécialisation par région de celui d’un adulte (13). Toutefois une étude étalée sur plusieurs décennies menée par le National Institute of Mental Health (NIMH) à Bethesda, dans le Maryland aux États-Unis, a montré que le cerveau a encore un long chemin à parcourir avant d’atteindre l’âge adulte. L’équipe de recherche a montré que la matière grise s’épaissit durant l’enfance mais s’amincit ensuite en une vague qui débute à l’arrière du cerveau et atteint l’avant au début de l’âge adulte (entre 16 et 20 ans selon les individus). Le processus se termine plus tôt chez les filles que chez les garçons (14).
À mesure que la matière grise s’amincit, nous acquérons la matière blanche, les couches de myéline isolante s’ajoutant aux connexions axonales entre les cellules nerveuses (augmentant ainsi la vitesse de traitement neuronal). George Batzokis a découvert que cette «myélinisation» suit une courbe en U renversé tout au long de notre vie, avec un pic vers l’âge de 50 ans (15). Selon des données plus récentes, il semble que ce pic se stabilise, avant de décliner rapidement vers l’âge de 65 ans (16).

Traitement de l’information

Une revue de la littérature sur la socialisation du consommateur, et qui concerne les enfants au cours des 25 dernières années du 20e siècle est utile pour bien appréhender la connaissance et la compréhension du marché par les enfants (17).
Ce modèle de développement de l’enfant, bien qu’il reconnaisse beaucoup des stades de développement de Piaget, postule trois étapes dans le traitement de l’information. Avant 7 ans, les enfants ont des capacités de traitement limitées; ils rencontrent des difficultés de stockage et d’extraction de l’information, même lorsqu’on les guide ou invite à le faire. Les enfants de plus de 12 ans, par contre, recourent à différentes stratégies pour stocker, extraire et utiliser l’information, même en l’absence de conseil ou d’incitation. Entre 7 et 11 ans, bien qu’ils puissent utiliser les mêmes stratégies que les enfants de 12 ans, ils ont besoin d’être aidés par des conseils ou des incitations explicites. Par rapport à la publicité, pour le groupe des 7-11 ans, cela signifie que, même si la compréhension est présente et peut être utilisée de manière critique pour faire face à la publicité, l’enfant n’y accèdera pas et ne l’utilisera pas nécessairement pour évaluer les messages publicitaires.

France: le Conseil national de l’alimentation (CNA) appelle à de nouveaux efforts pour apprendre aux enfants à mieux manger

Après deux ans de travail, et dans un contexte de lutte contre le développement préoccupant de l’obésité infantile, le CNA vient de rendre public son rapport sur l’éducation alimentaire, la publicité alimentaire, l’information nutritionnelle et l’évolution des comportements alimentaires.
Ce rapport, assorti de 17 recommandations, est basé sur l’audition des principaux acteurs publics et privés (Ministère de la santé, Ministère de l’éducation nationale, CRÉDOC, Autorité de régulation professionnelle de la publicité, Conseil supérieur de l’audiovisuel, Union des annonceurs, TF1, M6, pédiatres, sociologues…) et les contributions de tous les acteurs de la chaîne alimentaire (industriels, distributeurs, restaurateurs collectifs, associations de consommateurs, salariés…). Il présente les dernières données chiffrées sur l’évolution du marché publicitaire, expose les principales initiatives prises par les industriels, tant en matière d’éducation que de publicité télévisuelle, et rend compte des positions des associations de consommateurs.
Parmi les 17 recommandations formulées, on trouvera, notamment, celle demandant aux pouvoirs publics d’accorder une importance plus grande à l’alimentation et à la nutrition dans les programmes scolaires, de substituer à l’enseignement théorique actuel de la nutrition un apprentissage pratique de l’alimentation équilibrée et d’encourager plus activement les ateliers de cuisine pour enfants.
Le Conseil insiste également sur les effets positifs de la convivialité et du plaisir qui accompagnent les repas, et recommande en conséquence que les informations sur l’alimentation s’appuient plus largement sur ces valeurs. Jugeant les messages délivrés en milieu scolaire comme fondamentaux, il souhaite que les supports pédagogiques liés à ces actions soient conçus dans un esprit ludique, prenant en compte les diversités culturelles et intégrant un volet portant sur l’éducation au goût. Il rappelle également l’importance des actions visant à lutter contre la sédentarité, notamment celle des enfants.
Concernant la publicité télévisée pour les produits alimentaires il préconise, pour les messages publicitaires diffusés aux heures de grande écoute des enfants, d’éviter toute stigmatisation et de mettre en œuvre dans le cadre d’une démarche concertée des mesures pour la valorisation d’une alimentation variée et équilibrée.
Le rapport (Avis n° 64, document de 40 pages) est téléchargeable à l’adresse
https://cna-alimentation.fr/index.php?option=com_docman&Itemid;=28
Conseil national de l’alimentation, 251 rue de Vaugirard, 75732 Paris cedex 15. Courriel: cna.dgal@agriculture.gouv.fr
Communiqué par le CNA le 17 avril 2009

Point de vue

Il y a également la capacité de l’enfant d’adopter le point de vue d’autrui qui se développe de la petite enfance à l’adolescence, par étapes, et dont il convient de tenir compte pour examiner la compréhension de la publicité par les enfants (18).
Avant 6 ans, l’enfant est incapable d’adopter le point de vue d’autrui; il voit le monde selon son propre point de vue. Entre 6 et 8 ans, il se rend compte que les autres personnes ont d’autres opinions et d’autres motivations, mais il croit que c’est parce que les autres personnes disposent d’informations différentes et pas parce qu’ils adoptent un point de vue différent par rapport à une situation. Entre 8 et 10 ans, les enfants acquièrent une compréhension du fait que les personnes disposant des mêmes informations peuvent avoir des opinions ou des motivations différentes. La capacité de prendre en compte simultanément le point de vue de l’autre personne apparaît entre 10 et 12 ans. Finalement, le jeune adolescent peut adopter un point de vue plus mature et plus objectif en envisageant le point de vue d’une autre personne comme une facette de l’appartenance au groupe social ou au système social dans lequel ils évoluent.

Commentaire

Tout ceci pourrait expliquer pourquoi Jeffrey Goldstein affirme la chose suivante: « Je crois que les efforts qui visent à déterminer quand les enfants comprennent la publicité sont dans l’erreur pour trois raisons. Premièrement, il n’existe pas d’âge magique à partir duquel une personne comprend la publicité (…) Les débats souvent passionnés sur la publicité m’amènent à conclure que de nombreux adultes ne comprennent pas la publicité non plus (…). Deuxièmement, les tests sur la compréhension menés par les chercheurs sont si rigoureux que même des adultes raisonnables échoueraient (…). Enfin, et c’est sans doute l’argument le plus important, il n’existe tout simplement aucune donnée probante qui établirait un lien entre le degré de compréhension de la publicité par les enfants et l’effet qu’elle a sur eux » (19).
Nous reviendrons sur cet aspect, vu les données probantes plus circonstanciées rassemblées dans une revue récente de Hastings (20).

Conclusion

Étant donné que même des adultes peuvent ne pas comprendre la publicité et que, vu leur goût pour une société sans risques, ils préfèrent de plus en plus faire porter la responsabilité à des agents externes (écoles, gouvernements) au lieu d’assumer leur propre responsabilité, nous devons être prudents et ne pas affaiblir le développement réellement nécessaire des enfants en «prenant le contrôle»; le contrôle et la compréhension constituant les deux dimensions de la perception du risque. En soustrayant le contrôle de la responsabilité individuelle, on augmenterait en fait cette même perception de risque, en particulier lorsque le niveau de compréhension est faible.
Par conséquent, d’un point de vue pragmatique en ce qui concerne la publicité et la manière dont ils y réagissent, nous définirons les enfants de moins de 12 ans, les adolescents de moins de 16 ans et toutes les autres personnes plus âgées comme n’étant pas trop compétentes non plus en la matière.

Qu’entendons-nous par «publicité»?

Nous savons (21) que l’OMS fait référence à la «commercialisation» («marketing») et pas à la publicité, ce qui implique que toutes les formes de promotion commerciale doivent être considérées comme une partie de l’ensemble de l’action.
En outre, il a été convenu que cette «promotion» comprend non seulement la promotion qui vise délibérément les enfants et qui prévoit de les atteindre, mais aussi la promotion qui vise d’autres groupes mais à laquelle les enfants sont aussi abondamment exposés.
Lorsque nous envisageons «toutes les formes de promotion commerciale», sans faire preuve d’exhaustivité, cela comprend donc, outre la publicité classique par les médias de masse, le marketing direct et la promotion commerciale, également le placement de produits (tout particulièrement dans les séries télé et les films), la communication via l’internet et les téléphones portables (ou communication électronique), le marketing à l’école, etc.
Par conséquent, pour des raisons pragmatiques, nous avons redéfini les «enfants» de l’OMS en «enfants» et «adolescents» et, étant donné que leur comportement concret vis-à-vis des médias n’est de toute manière pas identique, nous rejoignons l’avis de l’OMS pour notre définition des enfants en ce qui concerne la promotion visant délibérément les enfants de moins de 12 ans et qui prévoit de les atteindre; nous estimons plus évident de prendre en considération, pour notre définition des adolescents, la promotion visant d’autres groupes mais à laquelle les autres «enfants» selon l’OMS (principalement de 12 à 16 ans) sont abondamment exposés.
Ceci est corroboré par la découverte selon laquelle la capacité à établir une distinction entre la publicité et d’autres formes d’information se développe entre quatre et sept ans (22).

Publicité visant les enfants: la recherche

Considérations préalables

Lorsque nous examinons les recherches disponibles dans ce domaine, il est judicieux de tenir compte des propos de Corinna Hawkes au Forum 2006 de l’OMS, qui affirme qu’il est nécessaire de préciser les objectifs de la réglementation pour savoir s’ils concernent:
-un marketing responsable vis-à-vis des enfants (qualité);
-une réduction quantitative du marketing alimentaire perçu par les enfants (quantité), ou
-de meilleurs choix alimentaires par les enfants et leurs parents (résultats).
En ce qui concerne le premier aspect, nous disposons d’un corpus de recherche suffisant pour nous guider. C’est moins le cas en ce qui concerne les deux autres aspects.
Le réel paradoxe auquel nous serons confrontés est le suivant:
-d’une part, il semble que les interdictions de publicité dans différents pays (Norvège, Suède, Québec) n’ont eu que peu, voire aucun effet sur l’obésité infantile, cette dernière ayant continué d’augmenter (même après correction des données en fonction de l’argument de l’influence publicitaire «transfrontalière»);
-mais alors, pourquoi l’industrie alimentaire et des boissons continue-t-elle à investir des sommes d’argent considérables dans la publicité pour ses produits?

Collecte de données probantes à partir de revues de recherche

Par conséquent, nous ne pouvons nous contenter du message selon lequel la publicité ne marcherait pas. Goldstein lui-même admet que « La publicité nous influence. Si un message est répété suffisamment souvent, les personnes l’acceptent dans une mesure croissante ».
Mais, si elle nous influence, quel effet a-t-elle?
Encore une fois, selon Goldstein, « Quatre revues de recherche sur les enfants et la publicité, menées dans quatre pays (la Suède, la Belgique, les Pays-Bas et la Grande-Bretagne), sont parvenues à des conclusions largement concordantes, à savoir qu’il n’y a pas de preuves convaincantes que la publicité influence le matérialisme et les valeurs des enfants, leurs habitudes alimentaires, la consommation de tabac et d’alcool, les stéréotypes sur le genre et l’appartenance ethnique, la violence, la socialisation, ou qu’elle ait un effet quelconque à long terme. (Bjürstrom, 1994; de Bens & Vandenbruaene, 1992; Goldstein, 1994; Young, 1990 )».
Une anomalie est présente dans la plupart des études dans ce domaine: elles se concentrent principalement sur la publicité à la télévision, qui constitue, il est vrai, le principal média de masse pour les plus jeunes, mais tout de même.
En outre, différentes études semblent confondre le fait de regarder la télévision et l’exposition aux publicités à la télévision. Alors que selon certaines études, le point critique en ce qui concerne l’obésité chez l’enfant se situe au-delà de deux heures et demie de télévision, ces études n’ont pas eu besoin de tenir compte de la présence ou non de publicité pour tirer leurs conclusions.
En fait, plusieurs études indiquent comme cause éventuelle la nutrition passive/consommation passive de boisson – renonçant ainsi aux signaux de satiété en regardant la télévision – et d’autres études ont démontré que la manière la plus facile et la plus accommodante de prévenir l’obésité est de réduire d’une heure par jour le temps passé à regarder la télévision, plutôt que de changer les habitudes alimentaires. À ce propos, une étude belge est parvenue à la conclusion que ce n’est pas seulement le temps passé devant n’importe quel écran en général, mais qu’il y a une différence d’obésité qualitative et quantitative entre regarder la TV et se trouver devant l’écran de son ordinateur, la télévision étant plus passive et plus nocive que le PC!

Effets qualitatifs

Dans la revue établie par Hastings, nous trouvons les conclusions suivantes:
« Partout, la revue a établi que la télévision est le principal canal utilisé par le commerce alimentaire pour toucher les enfants, même si certains éléments tendent à prouver que le caractère dominant de la télévision a commencé à décliner dernièrement… La publicité destinée aux enfants est dominée par les produits alimentaires, et particulièrement les produits qu’on appelle les ‘Quatre Grands’, les céréales sucrées pour le petit-déjeuner, les sodas, et les snacks sucrés et salés. Au cours des 10 dernières années, les publicités pour les fast-foods ont connu une croissance rapide, ce qui a transformé les ‘Quatre Grands’ en ‘Cinq Grands’
Toutefois, selon l’avertissement accompagnant cette revue, la collecte de preuves s’est principalement limitée à des articles examinant des enfants américains et, par conséquent, leur environnement publicitaire.
En Allemagne, au moins, la publicité à la télévision n’a qu’une importance secondaire; les enfants de 3 à 13 ans passent 11% de leur temps à regarder la télévision, et 1,4% de leur temps à regarder des publicités télévisées.
Pour les enfants de 6 à 13 ans, les principales sources publicitaires sont la télévision (94,6%), la radio (28,4%) et la publicité/les panneaux à l’extérieur (12.9%) en ce qui concerne les médias de masse (toutefois, étant donné qu’il s’agit de données de Bergler, il pourrait y avoir des différences culturelles en ce qui concerne le comportement des médias de masse belges, mais l’essentiel est là). Il convient d’ajouter au moins la promotion dans les points de vente, et, en particulier pour les adolescents, l’Internet, bien que ce média soit, d’un point de vue pragmatique, beaucoup plus difficile à contrôler par nature.
Une revue récente de l’Institute of Medecine (23) américain nous fournit les conclusions suivantes:
« Un aspect important dans les discussions sur l’influence des publicités pour les aliments et les boissons et le marketing qui s’adresse aux enfants et aux jeunes concerne le stade de discernement. Avant un certain âge, les enfants ne disposent pas des moyens de défense ou des capacités nécessaires pour être en mesure de distinguer un contenu commercial d’un contenu non commercial, ou pour prêter des intentions de persuasion à la publicité. Les enfants développent généralement ces aptitudes à l’âge de 8 ans, mais jusqu’à 11 ans, il se peut que des enfants n’activent pas leurs moyens de défense si on ne leur signale pas explicitement .
De nombreuses preuves donnent à penser que la publicité à la télévision influence les demandes d’achat de nourritures et de boissons chez les enfants de 2 à 11 ans. Les preuves sont insuffisantes quant à son influence sur les demandes d’achat d’adolescents de 12 à 18 ans. Il existe une quantité raisonnable de preuves selon lesquelles la publicité télévisée influence les opinions en matière de boissons et de nourriture chez l’enfant de 11 ans .
Les preuves sont insuffisantes quant à son influence sur les opinions des adolescents de 12 à 18 ans. De nombreuses preuves donnent à penser que la publicité à la télévision influence la consommation à court terme des enfants de 2 à 11 ans. Les preuves sont insuffisantes quant à son influence sur la consommation à court terme des adolescents de 12 à 18 ans .
Il existe une quantité raisonnable de preuves selon lesquelles la publicité télévisée influence le régime alimentaire habituel des jeunes enfants de 2 à 5 ans et de faibles preuves qu’elle influence le régime alimentaire habituel d’enfants plus âgés, de 6 à 11 ans. Les preuves sont également faibles quant au fait qu’elle n’influencerait pas le régime alimentaire des adolescents de 12 à 18 ans ».
Selon Bergler, dès l’âge de 6 ans, 57% des enfants comprennent que la publicité existe pour vendre des produits, et 34% d’entre eux commencent à remettre en question la crédibilité de la publicité à cet âge-là.
Mais le problème se situe à un autre niveau.
La plupart des études peuvent nous guider assez aisément vers ce qui devrait, au bout du compte, devenir les règles auxquelles la «promotion commerciale» doit se conformer, c’est-à-dire une publicité légale, décente, qui dit la vérité, qui ne s’adresse pas au monde imaginaire de l’enfant, etc.
Mais ces études ne concernent, en réalité, que la partie qualitative de l’équation, et pas la partie quantitative ou le résultat final.

Effets quantitatifs

Dans la revue de Hastings, nous trouvons également un début de réponse à la question «quantitative» (c’est-à-dire: la publicité exerce-t-elle une influence sur la progression des ventes d’une catégorie d’aliments):
« On trouve partout des preuves que la promotion alimentaire provoque tant des changements de marques que des effets de catégorie, le soutien étant plus important pour le second effet. Bien qu’aucune étude ne fournisse de comparaison circonstanciée de l’ampleur de ces deux types d’effet, ils ont tous deux été examinés de manière indépendante et il existe des preuves raisonnablement fortes que les deux ont lieu. En d’autres termes l’influence de la promotion alimentaire ne se borne pas au changement de marque
L’un des aspects de la publicité, ou plutôt des efforts de commercialisation/communication, est que la simple pression commerciale continuelle de la concurrence au sein d’une catégorie spécifique de produits pourrait bien être le moteur de l’extension de cette catégorie en tant que telle (24). Ou, comme le formule Estelle Lebel à l’Université du Québec « La publicité pour les produits alimentaires ne favorise pas un régime équilibré, non pas tant à cause de la présence de certains produits, mais plutôt en raison de la surreprésentation de ces produits qui ne cadre pas dans les recommandations nutritionnelles d’une part, et de l’absence totale de ceux qui cadrent dans ces recommandations, d’autre part» (25)
Le fait que la pression du marketing concurrentiel peut généralement promouvoir la croissance globale d’une catégorie est encore corroboré par des preuves dans le cadre du programme «FoodDudes» en Grande-Bretagne. Les interventions dans les écoles qui font la promotion de la consommation de certains fruits et légumes en recourant à des techniques de marketing comme des vidéos, des personnages de dessin animé et des petits prix – une forme louable de «marketing social» – ont établi que les effets de ces interventions pouvaient être généralisés (26)
« Les changements étaient donc significatifs et durables. De plus, des preuves évidentes ont montré que ces effets se sont généralisés à travers toute la catégorie des fruits et légumes. C’est-à-dire que la consommation de fruits et légumes qui ne sont pas visés explicitement par l’intervention a également augmenté ».

Conclusion sur les effets qualitatif et quantitatif

Par conséquent, chez les enfants (jusqu’à l’âge de 12 ans), la publicité influence effectivement les achats de nourriture et de boissons, les opinions sur la nourriture et les boissons, les modes de consommation à court terme et le régime alimentaire habituel. D’une manière plus générale, la publicité (et in fine la pression commerciale) a, en outre, des effets de catégorie, c’est-à-dire qu’une pression accrue du marketing concurrentiel augmente la croissance de la catégorie.
Donc, oui, la publicité fonctionne. Mais affirmer que cela équivaut à dire que la publicité est le seul agent responsable de comportements nutritionnels (et modes de vie) malsains, c’est aller trop loin. En d’autres termes, l’industrie joue un rôle dans ce système, mais au même titre que de nombreux autres intervenants.
En outre, supposer qu’une réduction de la publicité qui vise les enfants résoudra le «problème» et permettra par conséquent de modifier les comportements alimentaires est non seulement naïf, mais aussi scientifiquement indéfendable.

Effets sur les résultats

Si nous considérons le résultat comme l’objectif final, la publicité est toutefois une stratégie unique peu efficace pour une modification des comportements.
Nous savons, grâce à la recherche en matière de changement social, qu’une bonne attitude ne se traduit pas forcément par un bon comportement. S’il y a bien un domaine où la publicité est efficace, c’est celui du changement d’attitude, mais pas des comportements, car d’autres types de stratégie sont nécessaires pour cela.
Depuis le début des années 1860, les psychologues se sont intéressés à la relation entre les attitudes et le comportement. De nombreuses études en psychologie sociale ont donné lieu à plusieurs théories entre 1918 et 1925. Fondamentalement, ces théories ont suggéré que les attitudes peuvent expliquer les actions de l’être humain; en d’autres termes, les actions de l’être humain étaient considérées comme un indicateur possible du comportement. En 1935, Gordon W. Allport (27) a précisé que la relation attitude-comportement n’était pas à sens unique, mais plutôt interactive et multidimensionnelle. À la base de tout cela, il y a tout d’abord l’hypothèse qu’il existe une relation entre les deux et, deuxièmement, que les personnes se comportent de manière rationnelle, c’est-à-dire que l’on peut supposer un principe sous-jacent de cohérence, et plus précisément qu’ils évoluent tous deux dans la même direction.
Si nous savons aujourd’hui qu’il n’existe pas d’«homo rationalis», tout comme les économistes ont dû apprendre, à leur grande honte, qu’il n’existe pas d’«homo economicus», il en va autrement dans la pratique.
Bien que la plupart des modèles d’«attitude», qu’ils soient structurels ou fonctionnels, s’accordent à dire que les attitudes ne se bornent pas à une simple composante cognitive, la plupart des stratégies de promotion de la santé qui visent un changement de comportement se limitent trop souvent à une simple diffusion d’information.
Pour paraphraser Jean-Pierre Poulain (28): « Le cas de certains pays anglo-saxons, où les dimensions culturelles de la nourriture n’ont pas la même intensité qu’en France, mérite une certaine réflexion: le développement de l’obésité et le développement de programmes d’information nutritionnelle ont une histoire beaucoup plus longue là-bas [qu’en France]] Le paradoxe américain nous montre que le niveau le plus élevé d’obésité se trouve dans une société où l’information nutritionnelle est la plus largement diffusée (29)».
La «connaissance», en tant que composante de l’attitude, peut difficilement être une condition suffisante pour changer son comportement.
Pire, la transmission d’informations à des personnes peut induire des effets pervers. L’opinion publique peut être si saturée de messages sur la santé (assez souvent contradictoires) que non seulement la crédibilité de ces messages s’en trouve diminuée mais, en outre – et c’est plus important – les messages réellement pertinents sont banalisés. Guttman, Kegler et McLeroy (30) ont baptisé ce phénomène le paradoxe de la diffusion d’information , ou ce que nous pourrions appeler le «phénomène de décrochage». Peu importe la façon dont on appelle ce phénomène, les personnes se mettent au «régime informationnel», voire deviennent des «anorexiques de l’information».
À l’inverse, l’information sur la santé peut influencer des groupes de population (hypochondriaques, profils restrictifs obsessionnels, anxieux par rapport à la santé) dans une mesure telle que leur soif d’information tient presque de la boulimie, et leur soif de solutions, purement médicales en général, devient excessive. Nous appellerions ce phénomène le paradoxe de la demande erronée excessive .
Et, dernier aspect mais non des moindres, il y a le réel problème suivant: l’information ne parvient guère aux classes socioéconomiques les plus basses. Ainsi, la promotion de la santé accroît l’inégalité sociale existante en ce qui concerne la santé. Il s’agit du paradoxe du fossé de la santé .
Dans ce cas, comment se fait-il que la diffusion de l’information soit prédominante dans ce domaine?
Les raisons suivantes ont été suggérées par plusieurs collègues:
-la recherche d’explications rationnelles à notre comportement fait partie intégrante de notre culture (du moins occidentale);
-l’accent qui est mis sur l’influence exercée sur notre connaissance est probablement un repli stratégique, étant donné qu’il n’est pas si facile d’influencer notre comportement;
-la diffusion d’information respecte le libre choix en ce qui concerne notre santé et est par conséquent assez conforme aux traditions démocratiques.
Une stratégie régulièrement utilisée dans les programmes de prévention est le recours à la peur. Faire peur aux gens en les confrontant aux conséquences négatives de leur comportement semble intuitivement être une bonne stratégie. Pourtant, Janis (31) a démontré dès 1967 que cette stratégie n’atteint pas l’effet escompté; ce phénomène a été confirmé en 1994 par Sherr (32). La raison de ce phénomène peut se résumer comme suit:
-les effets sur l’attitude et l’intention de modifier le comportement sont de courte durée;
-la répétition du message mène à l’habituation, et la peur disparaît;
-en donnant plus d’intensité au message, on arrive au décrochage /au rejet;
-les relations dose-effet ne sont pas constantes.
C’est pourquoi la plupart des chercheurs recommandent de ne pas utiliser ce type de stratégie mais, manifestement, ce message n’est pas encore parvenu jusqu’aux personnes chargées de la promotion de la santé ou aux décideurs politiques en la matière!
Nous pouvons tirer quelques autres leçons, en ce qui concerne les limites de la «promotion de la santé», des travaux de Petty et Cacioppo (33) sur le Modèle de probabilité d’élaboration, qui comprend deux voies dans le processus de persuasion, la première étant une voie centrale systématique, la seconde une voie périphérique superficielle:

Traitement systématique

Traitement superficiel
Forte probabilité d’élaboration Faible probabilité d’élaboration
Grande implication Faible implication
Voie centrale Voie périphérique
Traitement prudent de l’information Très peu d’information traitée
Dépend de bons arguments (la force de l’argument est essentielle) Dépend de règles générales, de conseils externes (que l’argument soit fort ou faible n’a aucune importance)
Traitement cognitif Réaction instinctive, attractivité, statut…

Dans notre environnement médiatique moderne, il semble de plus en plus que la voie centrale soit plutôt l’exception que la règle, car tant la motivation que la capacité de traiter toute l’information disponible sont assez faibles chez une majorité de citoyens.
Donc, alors que le temps est donné, la crédibilité de la source d’information n’a pas ou pas beaucoup d’implication, et la peur ne fonctionne pas vraiment; nous voyons en l’occurrence que même la force des arguments n’a pas ou pas beaucoup d’implication, contrairement à l’attrait du message… Et un sujet tel que la promotion de la santé n’est, de par sa nature, pas nécessairement «attrayant».

De réels effets sur les résultats allant au-delà de simples limitations de la publicité ou d’un marketing social simpliste?

Un marketing social effectif qui va au-delà de la simple publicité a pour premier point de repère un «changement comportemental» dans le sens d’interventions qui cherchent à modifier le comportement, avec des objectifs mesurables et spécifiques (34).
Le modèle «TransTheoretical Model of Change» a servi de base à l’élaboration de certaines des interventions les plus efficaces pour promouvoir des changements comportementaux en ce qui concerne la santé (35).
Au cœur de ce modèle, on trouve les «stades de changement». Le changement implique des phénomènes qui se produisent dans le temps. Cet aspect a toutefois été largement ignoré par les théories alternatives du changement. Le changement comportemental a souvent été considéré comme un événement, comme le fait d’arrêter de fumer, de boire ou de manger trop.
Ce modèle par contre considère le changement comme un processus impliquant une évolution au travers de cinq stades (précontemplation, contemplation, préparation, action et entretien) avec des régressions et des rechutes lorsque des individus reviennent à un stade antérieur du changement. On peut régresser depuis n’importe quel stade vers n’importe quel autre stade antérieur. La rechute est une forme de régression vers un stade antérieur depuis l’action ou l’entretien.
La mauvaise nouvelle est que la rechute tend à être la règle lorsqu’une action est entreprise pour la plupart des problèmes comportementaux liés à la santé. La bonne nouvelle est, par exemple pour ceux qui arrêtent de fumer ou commencent à faire de l’exercice, que seulement 15% des personnes régressent sur le processus entier jusqu’au stade de la précontemplation; une grande majorité ne régresse que jusqu’au stade de la contemplation ou de la préparation.
Ce modèle convient pour le recrutement d’une population toute entière. Les interventions traditionnelles partent souvent du principe que les individus sont prêts pour un changement comportemental immédiat et permanent. La plupart des stratégies de recrutement reflètent cette supposition et, en conséquence, seule une toute petite proportion de la population participe et, souvent, il ne s’agit pas de la partie de population prévue au départ.
En revanche, ce modèle n’émet aucune hypothèse sur la mesure dans laquelle les individus sont disposés à changer; il reconnaît que différents individus se trouveront à différents stades et qu’il faut élaborer des interventions adéquates pour chacun. Ces interventions adéquates doivent être élaborées pour tous. Par conséquent, on a atteint de très hauts taux de participation, de même que des taux de maintien élevés.
In fine , ce modèle, qui a été appliqué précédemment à une grande variété de comportements problématiques (36) peut faire l’objet d’une évaluation plus appropriée des résultats, car il a une grande efficacité et un taux de recrutement élevé, ce qui augmente significativement son impact potentiel sur des populations entières d’individus présentant des risques pour la santé liés au comportement.

Options de politique

Les approches autorégulatrices optimales sont, d’après l’OMS elle-même (mais aussi selon le Livre blanc de l’Union européenne), les stratégies adéquates pour assurer que les formes de promotion sont légales, qu’elles disent la vérité, qu’elles sont décentes et honnêtes, et qu’elle sont en mesure de faire face à d’autres aspects de la commercialisation comme le produit, le prix et le lieu.
Elles doivent toutefois être complétées d’approches régulatrices qui réduisent le simple volume de promotion commerciale pour des aliments et des boissons auprès des enfants.
Étant donné que le système autorégulateur «qualitatif» en Belgique n’atteint pas encore complètement les normes établies par l’EASA (37), il faut que le système autorégulateur tel qu’il est géré aujourd’hui par le Jury d’éthique publicitaire atteigne les objectifs fixés par l’Union européenne dès que possible. Cela implique des mesures concernant les efforts de promotion dans les points de vente et les efforts de marketing direct et sur internet.
Simultanément, il appartient aux autorités de prendre des mesures concernant la réglementation «quantitative» de la publicité visant les enfants, en fixant des quotas par catégorie, en limitant les occasions de publicité par catégorie, en surveillant les dépenses de marketing par catégorie ou toute autre mesure qui offre une réponse adéquate aux effets de «pression du marketing sur la catégorie».
Toutefois, en ce qui concerne les mesures ciblées sur les «résultats», vu le nombre restreint de preuves scientifiques, au lieu d’initiatives «fondées sur des données probantes» – qui sont surtout un prétexte pour ne pas avoir à mener de recherches du tout – le Gouvernement devrait prendre en considération des programmes de marketing social durables à long terme financés adéquatement, qui viseront au moins les changements comportementaux.
Johan De Rycker , Département des Sciences de l’information et de la Communication (ULB), et Laurence Doughan , experte en politique nutritionnelle, co-coordinatrice du Plan national nutrition santé belge
Adresse des auteurs: Plan national nutrition santé, SPF Santé publique, Sécurité de la chaîne alimentaire et Environnement, Place Victor Horta 40/10, 1060 Bruxelles

(1) The Meaning of Things; Applying Philosophy to Life; pg. 170, Phoenix, 2002 (traduction libre).
(2) PorGrow Report for DG Research & DG Sanco. T.Lobstein & E. Millstone, 2006. https://www.sussex.ac.uk/spru/porgrow
(3) Nous utilisons le terme «pré-obésité» pour des raisons de clarté. Bien trop souvent, l’utilisation d’un terme comme «surpoids» est un simple procédé rhétorique pour réunir sous le même qualificatif les notions de pré-obésité et d’obésité, ce dont il résulte une addition et donc une aggravation des chiffres et de la perception du problème. Le traitement de la pré-obésité, que ce soit chez l’enfant ou l’adulte, requiert une approche différente du traitement de l’obésité, ne fût-ce que parce qu’il y a une corrélation en «J» avec la morbidité.
(4) HBSC. Young people’s health in context: Health Behaviour in School-aged Children 2001/2002. Health Policy for Children and Adolescents 4 . C.Currie et al. (eds) Copenhagen: WHO Regional Office for Europe, 2004.
(5) En réalité, comme l’ont souligné récemment différents auteurs, des corrélations avec certains aliments ou boissons particuliers pourraient bien être des indicateurs plus spécifiques de modes de vie néfastes, plutôt que des causes particulières d’obésité en soi.
(6) PorGrow Report for DG Research & DG Sanco. T.Lobstein & E. Millstone, 2006. https://www.sussex.ac.uk/spru/porgrow (traduction libre).
(7) Rolland-Cachera MF, International Journal of Obesity. 30, 511-517 (2006).
(8) ChildWise Monitor Report 1994-2006. https://www.childwise.co.uk .
(9) Hillman, M (1993). One false move. In M. Hillman (Ed.) Children, transport and quality of life (pp. 7-18). London: Policy Studies Institute.
(10) International Obesity Task Force, 2006.
(11) Fieldwork: Nov.-Déc. 2005; Publication: novembre 2006.
(12) Marketing of Food and Non-alcoholic beverages to Children. Report of a WHO-Forum and Technical Meeting. Oslo, Norway, 2-5 May 2006.
(13) How does the teenage brain work? Kendall Powell. Nature, Vol 442, 24 August 2006, pp. 865-867.
(14) Gogtay,N et al. Proc.Natl.Acad.Sci. USA 101, 8174-8179 (2004).
(15) Bartzokis, G et al. Arch. Gen. Psychiatry.58, 461-465 (2001).
(16) Allen J. et al, American Journal of Human Biology. 17, 673-689 (2005).
(17) John D.R. Journal of Consumer Research. 26(3), 183-213 (1999).
(18) Selman R.L. “The growth of interpersonal understanding”, New York Academic Press (1980).
(19) Goldstein J, Commercial Communications, 4-7, July 1998.
(20) “The extent, nature and effects of food promotion to children (electronic resource): a review of the evidence: technical paper prepared for the WHO”; G. Hastings, L. McDermott, K. Angus, M. Stead & S. Thomson – Juillet 2006 (traduction libre).
(21) Voir note 12.
(22) Bergler R., Commercial Communications, pp. 41-48, janvier 1999 (et les références contenues dans ce document).
(23) Institute of Medicine, Food Marketing to Children and Youth: Threat or Opportunity , 2005.
(24) https://www.respire-asbl.be/impression.php3?id_article=212 .
(25) Estelle.lebel@com.ulaval.ca (traduction libre).
(26) Lowe F. et al. Changing the nation’s diet: a programme to increase children’s consumption of fruit and vegetables .Bangor, School of Psychology, University of Wales, 2004 (Working Paper N° 5.; https://www.fooddudes.co.uk/downloads/Working%20paper%20No.%205.pdf , accessed September 2007).
(27) In McCormack Brown (1999) Theory of reasoned action/Theory of planned behavior. Voir https://hsc.usf.edu/~kmbrown/TRA_TPB.htm .
(28) Jean-Pierre Poulain. Manger Aujourd’hui. Attitudes, normes et pratiques. Éditions Privat, 2002. p. 197.
(29) Rozin P., Towards a Psychology of Food Choice, Danone Chair Monograph, Brussels. 1998.
(30) Guttman N., Kegler M., McLeroy K.R. Editorial: Health promotion paradoxes, antinomies and conundrums. Health Education Research, Vol 11: pp. i – xiii, 1996.
(31) Janis I.L. Effects of fear arousal on attitude change: recent developments in theory and experimental research. In L. Berkowitz (Ed.) Advances in Experimental Social Psychology (Vol.2), NewYork Academic Press, 1967.
(32) Sherr L. The psychological impact of fear-arousing campaigns. In J.P.Dauwalder (Ed.) Psychology and the promotion of health. Seattle: Hogrefe & Huber Publishers, 1994.
(33) Petty R.E., Cacioppo J.T. & Schumann D. Central and periferal routes to advertising effectiveness: the moderating role of involvement. In Journal of Consumer Research, 10 (1983), pp. 134-148.
(34) Andreasen A.R. Marketing Social Change. Changing Behaviour to Promote Health, Social Development and the Environment. Jossey-Bass Publications: San Francisco, CA, 1995.
(35) Prochaska, J.O., Norcross, J.C. & DiClemente, C.C. Changing for Good. A Revolutionary Six-Stage Program for overcoming bad habits and moving your life positively forward. Quill, 2002.
(36) Arrêter de fumer, l’exercice physique, les régimes pauvres en graisse, le test de radon, l’abus d’alcool, la maîtrise du poids, l’utilisation du préservatif pour la protection contre le VIH, le changement organisationnel, l’utilisation d’écrans solaires pour prévenir le cancer de la peau, l’abus de drogue, la conformité au traitement médical, la mammographie et la gestion du stress…
(37) European Advertising Standards Alliance (Alliance européenne pour l’Éthique publicitaire).

Etre jeune aujourd’hui

Le 30 Déc 20

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Par son parcours professionnel, Bernard De Vos , le Délégué général aux droits de l’enfant, a eu l’habitude de rencontrer des jeunes sur le terrain et, lorsqu’il parle de ces derniers, son discours est sans aucun doute nourri par son expérience.
Le 5 novembre 2008, après avoir évoqué longuement la question de l’alcool chez les jeunes Bruxellois tout au long de la journée(1), en insistant sur le danger de stigmatiser tant le produit que le public, un commentaire de Bernard De Vos nous a semblé des plus utiles pour élargir la thématique.
Il nous livre, par ses constats et ses observations des jeunes, quelques éléments pour tenter de mieux comprendre leur vécu, tout simplement…

La jeunesse: maudite de tous temps

« Les jeunes d’aujourd’hui ne sont plus ceux qu’on était à l’époque …»
Voir la génération qui nous suit comme pire que la nôtre ou que celle qui nous précède est un fait qui se retrouve tout au long de l’histoire. Cette tendance à externaliser nos difficultés d’adultes sur les jeunes donne à ces derniers un pouvoir considérable qui est en réalité insignifiant puisque, par définition, inexistant. Le seul pouvoir que détiennent les jeunes est celui d’être à l’image de la société qui les a fait naître.
Or, le stigmate qu’on leur fait endosser nous empêche de voir l’incohérence qui réside au sein de la société actuelle, où le pouvoir des libertés individuelles n’a jamais été aussi élevé, alors que les liens sociaux n’ont jamais été aussi peu développés.
Les jeunes d’aujourd’hui se sentent ainsi coupables du mauvais fonctionnement d’une société dans laquelle l’insécurité grandissante est pesante, puisque dépourvue d’attachements, dont on sait pourtant l’importance pour le développement de soi.
Sans pour autant entamer une complainte de la société actuelle, il s’agit tout de même de tenir compte des réalités sociales pour identifier le malaise que les jeunes peuvent ressentir, évoluant dans une société où les repères sont absents.
Les rites d’initiation, par exemple, autrefois très marqués (le service militaire notamment, qui donnait l’occasion de goûter sa première cigarette ou son premier verre d’alcool), n’existent plus aujourd’hui, ces expériences se font maintenant seul. L’enfant, ce petit «être en devenir», devient «être au moment de venir»: on naît individu et on devient très vite adulte. Pourtant, on sait combien la filiation est importante et combien l’enfant a besoin de l’adulte pour avancer…
La violence et la sexualité, banalisés et accentués par les médias, font également partie du quotidien des jeunes et reflètent, par conséquent, un contexte d’éducation difficile, inquiétant, et bien différent de celui d’antan.

Face à l’incertitude… une plus grande solitude

Le jeune veut donc se construire, avancer… Mais comment le faire dans un monde si incertain qu’avancer n’est pas concevable et provoque colère et aversion, tant vis-à-vis des autres que de soi-même?
Face à cette difficulté de trouver les moyens d’atteindre ses objectifs, il recourt à des méthodes lui permettant, selon lui, de survivre dans un milieu qu’il craint.
Mais ces stratégies, dont la consommation de produits psychotropes est un exemple, jouent sur les sensations et non sur les émotions.
Pourtant, les émotions sociales ont un rôle primordial, parce qu’elles permettent l’inhibition du passage à l’acte lorque l’on parle de délinquance, ou parce que, plus largement, elles donnent la possibilité d’entrevoir une trajectoire.
C’est pourquoi il apparaît judicieux d’aider les jeunes à ressentir leurs émotions sociales et à mieux les gérer, plutôt que de les enfermer dans des lieux dépourvus de ces stimuli, nécessaires pour vivre en société. En effet, Bernard De Vos souligne qu’il ne peut y avoir de rappel à la loi sans émotions sociales, celles-ci étant génératrices du sentiment de culpabilité.

Et Bruxelles dans tout ça?

Bruxelles, capitale de l’Europe qui revendique sa multiculturalité, est en réalité une bien petite métropole qui ne parvient pas à jouer de ses spécificités.
Un clivage certain réside entre les jeunes «blancs» et les jeunes «noirs» et «beurs», au niveau scolaire en premier lieu (pas d’écoles ‘mixtes’ à Bruxelles), mais aussi au niveau des loisirs, où les activités culturelles sont très peu pratiquées parmi les jeunes «noirs» et «beurs».
Outre l’insécurité principale que les jeunes ressentent à travers le (dys)fonctionnement de la société actuelle, les jeunes Bruxellois ont à faire face à une insécurité liée aux caractéristiques propres à leur ville. Ils doivent donc évoluer dans un milieu où la crainte de rencontrer l’autre, inconnu de par ses origines, ses codes culturels et même parfois la langue, est permanente.
Dès lors, il s’avère capital de prendre en considération cette réalité lorsque l’on conçoit des programmes de prévention à Bruxelles, au risque de renforcer les clivages existants si on ne le fait pas.

Comment (ré)agir?

Bernard De Vos retient quatre éléments principaux dont il importe de tenir compte, notamment lors de la mise en place de programmes de prévention et/ou d’éducation:
Favoriser la participation des jeunes . Les jeunes se sentant déjà exclus, il paraît primordial de les inclure dans le processus et de tenir compte de leurs avis.
Reconnaître les compétences des jeunes , les chercher pour les utiliser ensuite.
Poser un regard positif sur les jeunes , bien plus porteur et constructif qu’un regard pessimiste, qui s’avère stérile.
Prendre les jeunes au sérieux , plutôt que de les prendre au mot. Si certains jeunes évoquent des besoins matériels, dits secondaires, plutôt que leurs besoins véritables (pensons aux jeunes de banlieue qui demandent à avoir des terrains de foot, qu’ils saccageront parfois eux-mêmes le lendemain), il s’agit de les aider avant tout à formuler leurs attentes et à construire leurs recommandations.

Conclusion: l’attachement, vecteur des relations sociales

Ce qu’il manque aux jeunes in fine , c’est l’attachement, c’est-à-dire le sentiment d’être important dans le regard de quelqu’un. Au contraire du clivage bruxellois relevé ci-dessus, le manque d’attachement est un point commun à tous les jeunes d’aujourd’hui, qu’ils soient issus des quartiers populaires ou des banlieues riches.
Par conséquent, nous, adultes, devons tenir compte de ce besoin primaire à chaque fois que l’on entre en relation avec un jeune en nous posant cette question fondamentale: «ce jeune est-il attaché?»…
Anne-Sophie Poncelet , Univers santé, sur base des propos de Bernard De Vos , Délégué général aux droits de l’Enfant

Trace

Les actes de la journée du 5 novembre 2008 ‘L’alcool chez les jeunes à Bruxelles: qu’en est-il et qu’en faisons-nous’ sont sortis.
Vous y trouverez un état des lieux très complet par Martin de Duve , la relation des quatre ateliers du jour, le discours du Ministre Benoît Cerexhe , les conclusions de Bernard De Vos bien sûr, et une large description d’outils de promotion de la santé en matière d’assuétudes.
Un document de 28 pages disponible sur simple demande à Univers santé, Place Galilée 6, 1348 Louvain-la-Neuve. Tél.: 010 47 28 28. Fax: 010 47 26 00.Courriel: univers-sante@uclouvain.be[/L].

(1) Voir ‘L’alcool chez les jeunes à Bruxelles’, par C. De Bock, Éducation Santé n° 240, p. 12. Internet: https://www.educationsante.be/es/imprarticle.php?id=1069

Retour sur la 2e journée liégeoise de promotion de la santé

Le 30 Déc 20

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Le 7 octobre dernier se déroulait la deuxième journée liégeoise de promotion de la santé, organisée par le Centre liégeois de promotion de la santé à l’occasion de son 10e anniversaire. Réalisée en collaboration avec l’École de Santé publique de l’Université de Liège, cette journée portait sur une problématique tout à la fois urgente, passionnante et complexe à appréhender, celle des inégalités sociales de santé.
S’appuyant sur un travail préparatoire intense, son objectif était de mettre en évidence des initiatives locales, d’offrir une tribune à des partenaires incontournables du combat pour la réduction des inégalités (autorités politiques, mutualités, CPAS), et bien entendu d’impliquer concrètement les participants dans des ateliers débouchant sur la réaffirmation du caractère collectif de la promotion de la santé et sur une série de recommandations aux décideurs liégeois.
Éducation Santé a eu le plaisir de réaliser les actes de cet événement, disponibles au CLPS, Bd de la Constitution 19, 4020 Liège. Tél.: 04 349 51 44. Fax: 04 349 51 30. Courriel: promotion.sante@clps.be. Internet: https://www.clps.be .
Nous vous proposons de découvrir ci-dessous l’intervention de Martine Bantuelle , présidente sortante du Conseil supérieur de promotion santé de la Communauté française, en début de journée. Nous publierons aussi prochainement celle de Chantal Leva , directrice du CLPS, et les conclusions du Prof. Sébastien Brunet , du Spiral (Spiral and Public Involvement in Risk Allocations Laboratory) de l’Université de Liège.
CDB

Avant tout, rappelons-nous deux choses: la promotion de la santé a pris comme point de départ les progrès accomplis grâce à la déclaration d’Alma Ata sur les soins de santé primaires, dont nous venons de fêter les 30 ans; d’autre part, gardons aussi à l’esprit que si la santé augmente dans le monde, les écarts se creusent de plus en plus entre les groupes de populations, les régions et les pays.
En Belgique, un groupe de travail «inégalités en santé» constitué par la Fondation Roi Baudouin rappelait la répartition inéquitable de la santé parmi la population belge.
Deux exemples: selon la place que l’on occupe dans l’échelle sociale, l’âge moyen du décès est entre 3 et 5 ans plus précoce chez les personnes défavorisées. Celles qui ont un faible niveau de scolarité vivent en bonne santé en moyenne 18 à 25 années de moins que celles qui ont un haut niveau d’études.
Et pourtant, le nombre de recours aux soins en hospitalisations et en contacts avec le médecin généraliste est en moyenne 2 fois plus élevé chez les personnes ayant le moins de revenus.

Constats internationaux

Il apparaît que les inégalités de santé dépendent bien moins du système de soins que de la répartition des richesses et de la solidarité organisée par les États.
Pierre Aiach et Didier Fassin mettent en évidence le problème de la définition et de la qualification des inégalités sociales de santé qui est essentielle pour les différencier des inégalités de santé longtemps considérées comme naturelles.
Selon eux, deux conditions sont nécessaires pour que l’on parle d’inégalités sociales de santé: la première est qu’elles portent sur un objet socialement valorisé, à savoir la vie par opposition à la mort, la santé et le bien-être par opposition à la maladie, au handicap, à la souffrance… La seconde est que cet objet socialement valorisé concerne des groupes sociaux hiérarchisés en classes sociales, catégories socioprofessionnelles, appartenance ethnique…
Il s’agit d’inégalités si ces disparités ont un effet sur la santé des groupes en question; dans le cas contraire, on parle de différence.
Les inégalités sociales de santé sont le produit final des disparités structurelles en termes de ressources, de logement, d’alimentation, d’emploi et de travail, de scolarisation et de formation. Celles-ci caractérisent la solidarité sociale d’un pays ou d’un territoire.
À deux reprises, l’OMS a publié un document intitulé «Les faits». Il s’agit d’un outil qui a pour objectif de faire en sorte que la politique menée à tous les échelons tienne compte des derniers résultats de la recherche, selon lesquels une société en bonne santé est créée grâce aux interventions d’un ensemble large de secteurs.
Que savons-nous aujourd’hui?
Que pour améliorer la santé, il faut réduire les taux d’échec scolaire, l’insécurité et le chômage, et améliorer l’habitat. Les sociétés qui permettent à tous leurs citoyens de jouer un rôle utile dans la vie sociale, économique et culturelle sont dans une meilleure situation sanitaire que celles qui se caractérisent par l’insécurité, l’exclusion et la pauvreté.
Qu’à l’école, sur le lieu de travail et ailleurs, la qualité de l’environnement social est souvent aussi importante pour la santé que l’environnement physique.
Les cadres favorisant un sentiment d’appartenance, de participation et de valorisation de l’individu sont plus propices à la santé que ceux dans lesquels on se sent exclu, ignoré et exploité.
Que l’existence de bonnes relations sociales peut réduire les réactions physiologiques au stress. Un soutien social peut accroître le taux de guérison de maladies diverses et favoriser le bon déroulement d’une grossesse chez les femmes vulnérables.
Que la réduction de la circulation routière diminue le nombre de décès et de traumatismes graves consécutifs aux accidents de la route et diminue la pollution liée aux gaz d’échappement. Par ailleurs, les banlieues accessibles uniquement aux voitures tendent à isoler les personnes non motorisées, en particulier les personnes âgées et les jeunes. Contrairement à l’utilisation de la voiture, qui isole les gens, la marche à pied, le vélo et les transports en commun stimulent les contacts sociaux.
Ces quelques exemples suffisent pour se rendre compte que mener une politique de santé pour tous aujourd’hui c’est prioritairement agir sur les déterminants sociaux de la santé et engager tous les niveaux et les secteurs dans cette action .
Margaret Whitehead a mis en évidence que les facteurs qui ont une influence sur les inégalités sociales de santé se situent à différents niveaux, allant du niveau individuel, du niveau de la communauté, du niveau des services et structures, au niveau macro-social, ayant de l’influence les uns sur les autres selon leur importance.
Il en découle une combinaison d’actions stratégiques de renforcement de ces quatre niveaux:
-renforcement des personnes par des interventions sur les modes de vie;
-renforcement de la communauté: cohésion horizontale et verticale;
-renforcement des conditions de vie et de travail, de l’accès aux services et structures;
-renforcement des mesures économiques, sociales, culturelles et environnementales qui diminuent les inégalités.
Les conclusions d’une étude toute récente réalisée au Québec mettent en évidence que des interventions doivent se développer au niveau macro-social et être orientées vers les populations les plus démunies et qu’en fonction des inégalités observées entre les territoires, mais surtout à l’intérieur de ceux-ci, les interventions doivent être ciblées localement.

En Communauté française

Ces orientations sont rappelées dans le Plan communautaire opérationnel de promotion de la santé de la Communauté française (2008-2009).
Il a pour finalité « d’améliorer la qualité de vie et la santé des personnes en agissant sur les déterminants de la santé , en s’appuyant sur les structures et les acteurs de tous les secteurs concernés et en veillant à réduire les inégalités face à la santé en s’appuyant sur les stratégies de promotion de la santé ».
Les auteurs du Plan rappellent que « pour comprendre l’impact négatif de la précarité socio économique , il convient de mieux cerner les conditions et situations de vie des personnes défavorisées » et que « les programmes de promotion de la santé tiennent compte des publics vulnérables ainsi que de la relation entre problèmes de santé et situations vécues par certains groupes de population ».
Renforçant encore ce point de vue, le Conseil supérieur de promotion de la santé, dans son avis pour la rédaction du Programme quinquennal de promotion de la santé 2009-2013, recommande qu’il mette encore plus l’accent sur la réduction des inégalités face à la santé.
Il précise que ce choix implique:
-une large participation de la population aux programmes élaborés;
-la prise en compte de l’ensemble des déterminants de santé en cause dans les problématiques de santé;
-une approche intersectorielle impliquant l’ensemble des acteurs (populations, professionnels, élus).
Il constate aussi que:
-certains programmes peuvent être générateurs d’inégalités face à la santé;
-le concept de participation peut être réduit à une responsabilité individuelle risquant de rompre les solidarités;
-les approches intersectorielles sont difficiles à initier faute d’identifier correctement et complètement les déterminants en cause et faute d’accords aux différents niveaux politiques de décision.
Le Conseil supérieur insiste aussi sur:
-la nécessité de veiller à ce que chaque programme de promotion de la santé contribue à réduire les inégalités face à la santé;
-le collectif et le communautaire plus que sur la responsabilisation individuelle;
-l’implication des acteurs de tous les secteurs afin que progressivement chaque initiative mise en place soit porteuse de santé dans une logique de développement durable.
L’initiative prise par le CLPS de Liège et ses partenaires d’organiser la Deuxième journée liégeoise de promotion de la santé le 7 octobre 2008, s’inscrit parfaitement dans cette voie, tant par la dynamique préparatoire à cette journée que par les perspectives qui en découleront. Notre meilleur souhait est celui de voir ces recommandations prises en compte dans l’élaboration des politiques.
Martine Bantuelle , Présidente du Conseil supérieur de promotion de la santé

Bibliographie

P.Aiach, D.Fassin, L’origine et les fondements des inégalités sociales de santé, in Revue du Praticien, vol 54, n°20, Paris 2004
OMS, Les faits, Les déterminants sociaux de la santé, deuxième édition, Copenhague, 2007
Fondation Roi Baudouin, Inégalités en santé, recommandations politiques, Bruxelles, 2006
D. Deliège, Accès à la santé et aux soins, Journée du réseau wallon de lutte contre la pauvreté, 2006
X.Leroy, I.Neirynck, Disparités régionales en soins de santé chez les personnes âgées, étude interuniversitaire, UCL-SESA, 1992.

Que signifie et implique la ‘prévention’?

Le 30 Déc 20

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Le mot de prévention, que tout un chacun comprend aisément et est amené à employer dans les conversations courantes, est aussi un mot qui est de plus en plus employé dans la sphère publique et par nos gouvernants. Particulièrement, bien sûr, en ce qui concerne le domaine de la santé, mais aussi dans des domaines comme celui de l’environnement, celui des catastrophes ou encore celui des crimes, de la délinquance, des conflits ou de la guerre. Ce qui requiert, comme vous le savez – et compte tenu que la prévention s’est élargie et compliquée avec le principe de précaution –, la compétence d’un nombre grandissant de spécialistes et d’experts qui sont de plus en plus impliqués dans ce qu’on appelle aujourd’hui, dans le jargon international, la bonne gouvernance.
Il y aurait beaucoup de choses à dire sur cette évolution de plus en plus extensive du mot et de l’idée de prévention mais, pour me concentrer sur le domaine où ils sont employés le plus intensément, à savoir la santé publique, une première remarque me paraît d’entrée de jeu devoir s’imposer. Tout en relevant apparemment du bon sens – du bon sens universellement partagé que formule fort bien l’adage “mieux vaut prévenir que guérir” –, la prévention semble de plus en plus ressortir à des politiques publiques visant tout à la fois à produire et à faire intérioriser des normes, c’est-à-dire, en quelque sorte, à acculturer les populations, les gouvernés, pour qu’ils veillent en permanence sur leur santé.
On aurait donc, dans la prévention, à la fois un exercice élémentaire pour chacun de sa raison (de son “bon sens”) et un vaste processus de rationalisation à l’attention de l’ensemble du corps social; et une rationalisation d’autant plus forte et nécessaire que la prévention est réputée permettre non seulement d’éviter des maladies ou des accidents, mais aussi de diminuer le coût de plus en plus massif que représentent les dépenses de santé dans les budgets aussi bien nationaux que domestiques.
Telle que je viens de la formuler, cette première remarque donne certainement une assez bonne vue de l’importance de la prévention dans nos sociétés, sur ce que Michel Foucault a appelé leurs techniques de gouvernementalité , et dans lesquelles justement les normes et les coûts de la santé sont au cœur de leurs entreprises de rationalisation.
Cependant, elle ne nous dit pas grand chose sur les contenus et les ressorts de ladite prévention, sur ce qui en fait un univers beaucoup plus problématique qu’il n’en a l’air. C’est pourquoi je propose de les examiner d’un peu plus près en considérant que, même s’ils peuvent se ranger sous le même terme générique de prévention, ces contenus et ces ressorts ne sont pas réductibles les uns aux autres, que si une certaine prévention, sans doute la plus répandue aujourd’hui, est directement connectée aux avancées de la biomédecine et de l’épidémiologie, une autre relève de différentes sphères assez éloignées de celles-ci. Ce n’est pas la même chose de surveiller son poids et son cholestérol que de se voir interdire de fumer dans les lieux publics. De même que ce n’est pas tout à fait pareil de recevoir des vaccins contre des maladies transmissibles que de suivre les préceptes de telle ou telle Eglise, même s’ils peuvent empêcher de contracter certaines de ces maladies transmissibles (je me réfère, par exemple, à l’insistant rappel par l’Eglise catholique des préceptes de la virginité avant le mariage, et de la fidélité pendant, pour se prémunir des risques du sida et rejeter l’usage du préservatif).
Pour y voir plus clair dans cet univers assez débordant et touffu de la prévention, je propose de dégager ce que j’appelle quatre modèles de prévention , avec cette idée que si l’un d’eux, le dernier en date, tend à devenir hégémonique, les trois autres n’en ont pas disparu pour autant; et avec cette précision que deux de ces modèles sont anciens, traditionnels en quelque sorte, et présents à différents degrés dans toutes les sociétés humaines, tandis que les deux autres sont récents, contemporains du développement de la modernité, et étroitement liés à celui des disciplines biomédicales.
Ces quatre modèles, qui n’épuisent sans doute pas les multiples voies prises par la prévention mais qui, je crois, la balisent assez bien, je les ai appelés modèle magico-religieux, modèle de la contrainte profane, modèle pastorien et enfin modèle contractuel, les deux premiers étant ceux que j’ai qualifiés d’anciens et de traditionnels, les deux autres de récents ou de contemporains du développement de la modernité scientifique. Je vais donc les présenter dans leurs grandes lignes, mais je m’attarderai un peu plus sur le dernier en date, le modèle contractuel, puisque c’est celui qui tend à devenir hégémonique, procédant de ces processus de rationalisation des politiques et des comportements que j’évoquais précédemment.

Le modèle magico-religieux

Commençons par le modèle de prévention que j’ai appelé “magico-religieux”. En réalité, mieux que le premier des quatre modèles, je dirai plutôt qu’il s’agit du modèle de référence ou encore du modèle matriciel de la prévention, de ce qui fait que la prévention est précisément au cœur de la Culture (avec un grand C) ou que la santé, dans son sens le plus large, est au cœur des préoccupations des sociétés humaines.
Car si, de prime abord, il paraît être aux antipodes de tout ce qui associe la prévention d’aujourd’hui à la science, puisqu’il paraît mobiliser essentiellement un univers de croyances et des pratiques rituelles, le modèle magico-religieux, comme l’ont montré les plus grands noms de l’anthropologie, de Durkheim à Lévi-Strauss , fait découvrir avant tout un très solide noyau de rationalité qui consiste à expliquer, à prédire et à contrôler les événements, qu’ils soient individuels ou collectifs: spécialement les événements qui se manifestent par des infortunes, des désordres, des maladies, des morts, et que l’on cherche précisément à éviter ou à réguler. Ce noyau rationnel, ce sont des ressorts cognitifs universels, telle que la causalité, l’analogie, l’induction ou la déduction, et ce sont également des répertoires d’application ou d’action qui sont réputés avoir des effets sur la réalité ou sur les événements futurs.
On reconnaîtra donc dans le modèle magico-religieux l’ensemble des proscriptions et des prescriptions, des pratiques divinatoires et des rites propitiatoires, accompagnés bien souvent de gestes sacrificiels et de confections d’objets de protection (fétiches, talismans, amulettes, etc.), que les sociétés humaines, depuis des temps immémoriaux, n’ont cessé d’inventer et de mettre en œuvre; tout cela dans le cadre de visions du monde où la scène des institutions et des relations sociales ne cesse d’interférer avec celle, beaucoup moins accessible, des puissances extrahumaines comme les ancêtres, les esprits, les génies ou les divinités.
Ce faisant, on reconnaîtra sans doute également une étroite correspondance entre ce modèle magico-religieux et les visions du monde précisément des sociétés traditionnelles, celles qui sont plus ou moins encore en vigueur dans ce que représentent pour nous, pour nos sociétés dites développées, des peuples lointains et exotiques évoluant dans les pays du Sud et qui ont été tout particulièrement étudiés par les ethnologues.
Toutefois, outre que ce modèle n’épuise pas, comme je vais l’indiquer plus au long, les conceptions de la prévention au sein des sociétés traditionnelles, et qu’en tout état de cause ces sociétés, aujourd’hui, sont prises dans le mouvement général de la modernité et de la mondialisation, on ne saurait dire que nos propres sociétés ne sont plus concernées par un tel modèle, pétries qu’elles sembleraient être par des modèles de prévention commandés exclusivement par les sciences biomédicales. Car, si ceux-ci y sont à l’évidence de plus en plus prégnants, on peut aisément observer que quantité de gens dans les pays développés recourent à certains procédés du modèle magico-religieux.
Le marché de l’astrologie et de la voyance n’est-il pas toujours voire de plus en plus florissant – augmenté, du reste, grâce à la mondialisation précisément, par des techniques divinatoires et conjuratoires venant de sociétés lontaines? Et n’assiste-t-on pas au développement de ce que certains de mes collègues ont appelé une “gestion religieuse de la santé”? C’est-à-dire au développement d’une offre de santé émanant de divers mouvements religieux (certains diraient des sectes) qui proposent non seulement d’apporter à des personnes en perte de repères ou “fatiguées d’être soi”, comme dit Alain Ehrenberg , de leur apporter un mieux-être, mais également toute une gamme de protections susceptibles de leur faire déjouer malheurs et infortunes.

Le modèle de la contrainte profane

Voici donc un bref tour d’horizon du premier modèle, sur lequel je reviendrai en fin d’exposé. Examinons maintenant le second, celui que j’ai appelé le modèle de la contrainte profane. Ici encore, il s’agit d’un modèle ancien qui est attesté universellement, c’est-à-dire qui a été mis en œuvre par toutes les sociétés. Toutefois ce modèle, bien qu’il repose comme le premier sur certaines visions du monde faisant notamment le partage entre le pur et l’impur, entre le salubre et l’insalubre avec ses effets possiblement contagieux, n’a pas ou peu de caractère sacré dans la mesure où il se traduit par des pratiques très prosaïques de mise à l’écart, de ségrégation ou d’enfermement. Partout, en effet, y compris dans des sociétés que l’on a qualifiées de primitives, on a pu observer que des individus atteints de certaines affections, qui peuvent être effectivement des maladies contagieuses mais qui peuvent être considérées aussi comme des manifestations d’asocialité, de déviance, sont isolés ou rejetés pour qu’ils ne souillent pas ou ne dérèglent pas l’ensemble du corps social.
Mais c’est certainement les sociétés pourvues d’appareil étatique qui ont donné une plus grande ampleur à ce modèle éminemment contraignant, et cela grâce notamment au développement de corps de spécialistes et d’une police en quelque sorte sanitaire dépendant directement du pouvoir politique. Pour ne me référer qu’à notre propre histoire européenne (mais d’autres exemples pourraient être pris dans d’autres aires culturelles), je rappellerai qu’il y avait, au début du second millénaire, dans toute la chrétienté, près de vingt mille léproseries et que l’on assisté, après la survenue de la grande peste au XIVe siècle, à la multiplication des lazarets, des dispositifs quarantenaires et des cordons sanitaires.
Un peu plus tard, alors même que s’affermissaient les Etats modernes, au tournant des XVIIIe et XIXe siècles, le modèle de la contrainte profane s’est tout à la fois adouci et démultiplié, tendant à substituer aux ségrégations et aux enfermements tout un ensemble de contrôles, d’obligations, d’interdits et de sanctions pour motif de prévention sanitaire destinés à l’ensemble de la population. C’est ce qu’on pourrait appeler, encore une fois avec Michel Foucault, la naissance d’une biopolitique, c’est-à-dire d’un ensemble de dispositifs appuyés sur de nouveaux savoirs scientifiques et de nouvelles techniques administratives comme l’hygiénisme, la démographie et les statistiques, avec leurs registres d’état civil, visant à surveiller les corps (les corps humains) et à réguler les diverses composantes de la population: spécialement le monde des travailleurs, qu’on appelait au XIXe siècle les classes dangereuses aussi bien pour leurs capacités de lutte que pour les menaces de contagiosité sanitaire qu’elles représentaient.
Parmi ces dispositifs, je mentionnerai par exemple la vaccination antivariolique de type jennerien qui a commencé à la fin du XVIIIe siècle, ou encore les politiques de santé destinées particulièrement à la mère et à l’enfant à partir de la deuxième moitié du XIXe siècle.
Sous cette forme quelque peu adoucie, le modèle de la contrainte profane est bien évidemment toujours de mise aujourd’hui. C’est lui que l’on découvre avec, par exemple, l’interdiction de fumer dans les lieux publics ou encore l’obligation de porter en voiture une ceinture de sécurité.
Mais, sous sa forme plus ancienne voire plus archaïque de ségrégation ou d’enfermement, ce modèle se maintient également quelque peu, même s’il se heurte à des systèmes politiques fortement marqués par la défense et le développement des Droits de l’Homme. Par exemple, au moment de la grande expansion du sida dans les années 1980-90, on a songé en France à rendre le dépistage du VIH obligatoire pour toute la population, certains ont conçu qu’il fallait mettre à l’écart les personnes séropositives et d’autres, dans certains pays comme à Cuba, ont effectivement mis en œuvre cette idée (sidatorium).
Et puis – en cette époque où l’on parle de maladies émergentes, de maladies contagieuses émergentes comme Ebola ou la grippe aviaire, qui, parce qu’elles pourraient s’étendre très rapidement sans que la recherche biomédicale ne puisse aussi vite leur trouver des parades, conduisant inévitablement à des catastrophes humanitaires –, le scénario de mises en quarantaine, d’interdictions de circuler, constitue une hypothèse qui ne relève pas uniquement de l’imagination d’auteurs de science-fiction, même si celle-ci est particulièrement prolixe en la matière.

Le modèle pastorien

J’en viens maintenant au troisième modèle et, par là, je franchis une ligne que j’avais indiquée en introduction, à savoir celle qui nous fait entrer dans un monde de la prévention résolument moderne, c’est-à-dire un monde largement façonné par les progrès des disciplines biomédicales. Je dois préciser ici que le modèle de la contrainte profane, celui en particulier qui a évolué en interdictions et en obligations sanitaires à l’endroit de l’ensemble du corps social, n’a pas été sans rapport avec le développement de nouveaux savoirs scientifiques comme ceux qu’ont mobilisés au XIXe siècle les doctrines hygiénistes. Mais ce troisième modèle, en l’occurrence le modèle pastorien, tout en n’étant pas lui-même étranger au précédent modèle, est essentiellement contenu, comme son nom l’indique, dans ce qu’on a appelé une révolution scientifique.
Révolution théorique puisque le pastorisme a bouleversé les savoirs sur l’infection et la contagion qui avaient auparavant animé l’hygiénisme – mais qui étaient restés très approximatifs sur l’origine des épidémies, comme on pouvait le constater avec la célèbre doctrine des miasmes –, et il les a bouleversés par l’identification de germes pathogènes (microbes, parasites et autres virus) propres à générer chez l’homme et au sein du vivant une maladie spécifique avec ses prolongements épidémiques. La microbiologie était ainsi née, mettant au jour un monde où la nature, l’homme et la société sont indissociablement liés à la présence de micro-organismes.
Mais ce fut également une révolution très pratique qui eut pour nom la vaccinologie et qui s’est traduite par la possibilité de créer, chez l’homme ou chez l’animal, une immunité artificielle au moyen de techniques d’atténuation de la virulence des germes pathogènes identifiés.
Se fondant sur des socles scientifiques bien plus solides que la vieille technique de la variolisation, un nouveau mode de prévention naquit ainsi à la fin du XIXe siècle, qui non seulement représenta une grande clarification intellectuelle de l’étiologie de nombreuses pathologies – suivant le schéma somme toute assez simple un germe, une maladie – mais qui porta également l’immense projet, la formidable espérance d’en finir avec les fléaux qui avaient hanté les époques antérieures, grâce à la mise au point de vaccins. Donc un schéma finalement à trois termes: un germe, une maladie, un vaccin. Ce qui devait permettre non seulement de prévenir quantité de maladies contagieuses et infectieuses, mais aussi, pourquoi pas, de les effacer complètement de la planète, à l’exemple de la variole qui, après de longues campagnes de variolisation et de vaccination, a été enfin éradiquée à la fin des années 1970.
Certes, les programmes de vaccination, dès lors qu’ils sont devenus obligatoires et qu’ils ont donc relevé également du modèle de la contrainte profane, spécialement en ce qui concerne les maladies infantiles, ont donné lieu à des résistances, suite notamment à des accidents ou à des malfaçons des produits vaccinaux. Certes aussi, nombre de maladies infectieuses, transmissibles ou contagieuses, et non des moindres, n’ont toujours pas trouvé leur vaccin, notamment le paludisme qui est l’endémie qui fait le plus de victimes au monde, spécialement en Afrique. Ou encore le sida, au sujet duquel on a annoncé trop vite que la recherche biomédicale allait mettre au point une parade vaccinale. La maladie est manifestement encore très loin de pouvoir en bénéficier.
Mais, quels qu’aient été ou soient toujours ses piétinements et ses échecs, ou encore les résistances auxquelles il a pu et peut toujours donner lieu, le modèle pastorien n’en demeure pas moins un modèle spécifique car remarquablement performant. Il est tout particulièrement performant sur le plan cognitif puisqu’il procède, comme je l’ai indiqué, d’un schéma aisément compréhensible par tous – un germe, une maladie, un vaccin – et qu’à ce titre il peut susciter, au-delà des obligations et des résistances, une large adhésion. Mais il l’est aussi sur le plan de politiques sanitaires qui, à partir de la vaccinologie, peuvent organiser de vastes programmes de prévention qui valent pour la population en général mais aussi pour chaque individu comme une protection à peu près sûre.
De ce point de vue, il est remarquable que ce modèle soit apparu en Europe, spécialement en France, au même moment où l’école était rendue obligatoire et qu’il ait fonctionné avec elle pour façonner des citoyens sur un mode égalitaire, ce qu’exemplifie l’école comme lieu – avec le dispensaire et l’armée – où la santé des enfants et des jeunes a été tout spécialement surveillée, notamment au travers de programmes de vaccination.
Mais, de ce point de vue également, le modèle pastorien a représenté et continue à représenter un idéal de protection individuelle et collective tout à fait unique. J’ai mentionné précédemment l’éradication de la variole à l’échelle mondiale, mais je voudrais aussi souligner la très grande réussite de vaccins contre les maladies infantiles ou contre la poliomyélite, qui a fait de celle-ci une maladie de plus en plus rare, du moins sous nos latitudes. A quoi je pourrais ajouter la réussite d’un vaccin comme le vaccin antiamarile, qui constitue une protection tout à fait sûre contre la fièvre jaune pendant plus de dix ans et dont on pourrait penser, si les campagnes étaient menées diligemment et régulièrement, notamment en Afrique, qu’il devrait entraîner sa disparition.
Par ailleurs, n’est-ce pas un vaccin anti-VIH qui, s’il était mis au point, susciterait, loin de toute contrainte ou de toute résistance à l’encontre ou venant des pouvoirs publics, l’enthousiasme des populations partout dans le monde; lesquelles, abandonnant un moyen de prévention somme toute assez archaïque comme le préservatif, se précipiteraient à coup sûr massivement pour bénéficier de ce mode de protection, le vaccin, qu’avait su si bien inventer et populariser la révolution pastorienne.

Le modèle contractuel

J’arrive maintenant au dernier de mes quatre modèles, celui que j’ai appelé “contractuel”.
Il s’agit en effet de celui dont il est de plus en plus question aujourd’hui et qui consiste à produire une culture de santé publique, c’est-à-dire un ensemble de normes et de standards de comportements, de manière à ce que ces normes et ces standards soient partagés, appliqués et intériorisés par l’ensemble de la population ou par des groupes plus spécifiques. Encore faut-il tout de suite préciser qu’il s’agit là d’un modèle ou d’une culture, génératrice donc d’une intense éducation pour la santé, qui s’appuie, comme le précédent s’était appuyé sur la microbiologie, sur les fortes avancées des sciences biomédicales durant la deuxième moitié du XXe siècle, c’est-à-dire au premier chef l’épidémiologie mais aussi, et de plus en plus, la génétique.
Différemment du modèle pastorien qui ne s’appliquait, oserais-je dire, qu’aux maladies infectieuses ou contagieuses (les maladies à germes), le modèle contractuel concerne un beaucoup plus large spectre de pathologies – comme les cancers et les maladies cardio-vasculaires, ô combien répandues et sources de forte mortalité – et il mobilise beaucoup moins des étiologies, des causes aux effets directs ou immanquables, que des facteurs de risque. Des facteurs qui peuvent provenir soit de l’environnement soit des comportements ou encore de l’hérédité.
On voit dans ce modèle toute l’importance de l’épidémiologie comme science beaucoup moins des épidémies que des facteurs de risque: des facteurs de risque à contracter telle maladie auxquels s’exposent ou sont exposés des individus ou des groupes particuliers d’individus. On perçoit également dans ce modèle toute l’importance de la génétique comme science des prédispositions ou des susceptibilités qui font, de personnes ou de groupes de personnes, des gens plus exposés que d’autres à certaines affections. Par exemple, si fumer des cigarettes ou manger trop et trop gras constitue pour tout le monde un important facteur de risque à faire un cancer du poumon ou à faire un accident cardiaque, de tels comportements sont encore plus problématiques pour des personnes dont les ascendants ont contracté ce même genre de grave maladie.
A certains égards, le modèle contractuel fait référence à cette vaste palette de facteurs de risque au travers desquels la population, dans son ensemble ou plus spécifiquement, est censée contracter toutes sortes d’affections et, par là même, est amenée à s’en prémunir. Mais à certains égards seulement. Car, en réalité, il fait bien plutôt référence à une sorte de contrat pas encore véritablement explicite, mais de plus en plus à l’œuvre au sein de nos sociétés.
Contrat entre, d’un côté, des pratiques de gouvernement qui, grâce aux avancées des sciences biomédicales, notamment en matière d’identification des facteurs de risque, travaillent à transmettre le mieux possible les messages de prévention et les normes comportementales provenant précisément de ces avancées; de l’autre, une masse plus ou moins différenciée en groupes-cibles de citoyens ou d’usagers, qui reçoit ces messages et ces normes et qui, de ce fait, est tenue de faire de mieux en mieux attention à sa santé.
On pourrait d’ailleurs schématiser ce contrat en posant, d’un côté, un droit à la santé qu’incarnent assez bien des pouvoirs publics soucieux de soutenir la recherche bio-médicale, de soutenir des systèmes de sécurité sociale ou des caisses d’assurance et d’améliorer ainsi de mieux en mieux la santé des gouvernés qu’ils ont à leur charge (des multinationales ou de grandes entreprises peuvent avoir ce même objectif pour leurs employés); et, de l’autre, un devoir de santé qui concerne, cette fois-ci, les gouvernés eux-mêmes.
Un devoir qui est réputé les façonner en autant de sujets rationnels et responsables, c’est-à-dire en autant de sujets intériorisant dans leur propre intérêt, comme des techniques de soi aurait dit Michel Foucault, les messages de prévention et les normes comportementales qui leur sont transmis.
Mon collègue Patrice Pinel a fort bien défini ces sujets rationnels, ces sujets que nous sommes en train de tous devenir plus ou moins, par la formule de “patients-sentinelles”. Cette formule souligne parfaitement le processus de normalisation, d’intériorisation ou de subjectivation auquel on a affaire, en l’occurrence à une transformation de chacun en un agent continûment soucieux de sa santé: contrôlant ses écarts, surveillant son poids, son alimentation, ses taux sanguins et tant d’autres choses.
Finalement, le modèle contractuel met en forme la nécessaire complémentarité entre droit et devoir de santé, entre ce qui ressortit aux gouvernants et ce qui appartient aux gouvernés. A travers lui, et à travers cette complémentarité qu’il compose pour former ce que d’aucuns appellent justement la culture de santé publique, tout le monde est censé œuvrer au bien commun, spécialement les gouvernés, qui ne deviennent pas des patients-sentinelles uniquement dans leur propre intérêt, pour éviter chacun pour soi la maladie et pour vivre le mieux et le plus longtemps possible, mais qui le deviennent également dans la perspective d’une économie rationalisée où les conduites de prévention que les individus doivent adopter sont réputées promouvoir de bien meilleurs rapports coût/efficacité dans l’intérêt général de la collectivité.
A ce compte, je serais assez tenté de dire que ce modèle présenté sous cette forme, qui est devenu dans nos sociétés démocratiques le modèle dominant, est très difficilement critiquable.
Comment ne pas être d’accord avec une éducation ou une culture de la santé et, par là, avec une biomédecine et une épidémiologie qui nous éclairent sur les facteurs de risque nous exposant à de graves maladies et qui nous amènent à surveiller nos états corporels (voire psychiques) et à modifier en connaissance de cause nos comportements?
Comment ne pas souscrire à l’idée qu’en faisant cela nous nous comportons, non seulement en patients-sentinelles, mais aussi en citoyens responsables participant à la bonne marche du vivre ensemble? Suscitant donc un large consensus, une large adhésion, et fait largement pour cela, ce modèle est malgré tout, sinon critiquable, du moins pouvant ou devant même être relativisé, et cela pour la raison essentielle suivante.

Coexistence des modèles

Il y a dans ce modèle un idéal de rationalisation des comportements qui paraît faire l’impasse sur tout ce dont l’être humain est fait par ailleurs, c’est-à-dire un être doté d’affects, de désirs, d’angoisses, de sentiments contradictoires ou ambivalents, ce dont en somme les moralistes et surtout la psychanalyse ont abondamment traité, y compris pour parler de nos pulsions de mort.
Autrement dit, il y a des limites à la rationalisation des comportements dans le domaine de la santé – ou dans d’autres – qui font que l’on peut avoir une bonne appréciation des facteurs de risque et rechigner à adopter les comportements idoines (c’est ce que d’aucuns appellent les dissonances cognitives), ou qui font que l’on peut être “rationnel” pour tel type de risque et beaucoup moins pour tel autre, comme si, plus ou moins inconsciemment, tel un acte manqué, une part de soi devait résister malgré tout à ce qui est, en principe, fait pour nous maintenir en bonne santé et qu’on est censé intérioriser.
D’une certaine façon, les pouvoirs publics savent très bien cela, puisqu’ils recourent encore et toujours, pour lutter contre certaines grandes causes de mortalité, au modèle de la contrainte profane, c’est-à-dire à des interdictions, à des obligations et à des sanctions (interdiction de fumer dans les lieux publics, port obligatoire de la ceinture de sécurité, etc.) et que le modèle contractuel, quelles que soient ses aspirations à l’hégémonie, n’arrive pas à occuper tout le terrain des modèles de prévention.
Il me semble par ailleurs que le modèle contractuel, par le fait de constituer des sujets constamment interpellés et habités par le souci de leur santé, n’est pas loin de ressembler, malgré tout ce qui l’en sépare sur le plan de la science, au modèle magico-religieux. Comme celui-ci, il procède par une très forte intériorisation des normes, instaurant de possibles sentiments de faute, de culpabilité ou d’angoisse si elles ne sont pas respectées ou si elles le sont insuffisamment. Ce qui n’est pas forcément propre à instaurer un bon équilibre psychique ou peut conduire à des conduites obsessionnelles ou compulsives, comme dans certaines activités rituelles qui requièrent une attention de tous les instants et qui sont donc toujours menacées de ne pas aboutir à leurs fins et de devoir être refaites.
Mais surtout, comme dans le modèle magico-religieux, le modèle contractuel de la prévention semble vouloir, au moins tendanciellement, laisser croire que, si les sujets ont bien intériorisé ses normes constamment informées par la science (biomédecine, génétique, épidémiologie), ils pourront éviter la survenue de la maladie et, pourquoi pas de la mort: ce qui n’est manifestement pas le cas, quels que soient les allongements spectaculaires des espérances de vie dans nos pays développés ou quels que soient les scénarios de quasi-immortalité que nous esquissent la médecine prédictive, la génétique et la thérapigénie . Autrement dit, c’est un modèle qui promet beaucoup, mais qui peut aussi beaucoup décevoir et dérouter, à l’image de cette personne qui n’a jamais fumé et qui fait malgré tout un cancer du poumon. Ce n’est, me semble-t-il, pas un hasard si, au même moment où s’affirme ce modèle contractuel de la prévention, où s’affirme donc cette culture de la santé publique, on assiste à ce que d’aucuns appellent un “retour du religieux” et si ce retour se manifeste tout particulièrement par une “gestion religieuse de la santé”, comme s’il y avait finalement une sorte d’émulation entre les deux modèles autour d’une quête de ce que Lucien Sfez appelle une “santé parfaite”.
Pour autant, loin de moi l’idée qu’il faut mettre en cause ou délaisser ce modèle éminemment actuel de la prévention. Simplement, il convient sans doute, chacun comme il le peut, de se comporter en patient-sentinelle, mais il faut certainement aussi être capable, comme chez les meilleurs stoïciens, de se distancier des normes prescrites, c’est-à-dire ne pas s’illusionner sur leur capacité, quoiqu’elle soit de plus en plus scientifiquement établie, à nous faire éviter au bout du compte la maladie et, évidemment, la mort.
Jean Pierre Dozon , anthropologue, directeur de recherche à l’Institut de recherche pour le développement et directeur d’études à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales
Ce texte a été publié dans les Actes du colloque organisé le 6 mai 2008 par l’asbl Question Santé sur le thème des ‘Normes de santé’. Nous le reproduisons avec l’aimable autorisation de l’auteur et de Question Santé.
Question Santé, rue du viaduc 72, 1050 Bruxelles. Tél.: 02 512 41 74. Fax: 02 512 54 36. Internet: https://www.questionsante.org .

Partenariats public/privé: seposer les bonnes questions

Le 30 Déc 20

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Psychologue de formation, enseignant, chercheur à l’Ecole nationale de santé publique de Rennes sur les questions de prévention, d’éducation pour la santé et plus largement d’éthique en santé publique, Philippe Lecorps (aujourd’hui à la retraite) a une large expérience des programmes de promotion de la santé, aussi bien en France qu’à l’étranger (1). Son avis sur cette question passionnante qui fait à juste titre débat est toujours intéressant à entendre. Voici le texte d’un entretien qu’il a donné récemment à Serge Canasse (www.carnetsdesante.fr), que nous a aimablement signalé Daniel Oberlé (www.pratiquesensante.info).
Serge Canasse: Des porteurs de projets en santé publique peuvent-ils associer des entreprises privées dans la conduite de leurs projets?
Philippe Lecorps: Il faut d’abord bien comprendre que le cœur de métier d’une entreprise privée, c’est de vendre, de faire du profit. Dans sa stratégie, la santé publique n’est qu’une question secondaire. Elle peut même entrer en contradiction avec ses produits, parce que les cliniciens et les épidémiologistes les considèrent comme potentiellement dangereux. Il suffit de donner l’exemple des barres chocolatées. Une telle entreprise ne va certainement pas s’engager dans un programme destiné à limiter ses ventes!
S.C.: Elle peut vouloir se racheter une conduite, améliorer son image.
P.L.: Effectivement, certaines industries n’ont pas du tout envie de se faire traiter comme les cigarettiers, comme des entreprises dont les produits détruisent la santé. Aussi bien vis-à-vis de l’opinion publique que de leur personnel.
S.C.: Il peut donc y avoir des opportunités de coopération avec certaines d’entre elles?
P.L.: À condition qu’elles ne soient pas en position de décider. Dans tout processus de décision concernant la santé, il faut un arbitre représentant l’intérêt général, parce que celui-ci n’est pas la somme d’intérêts particuliers, ni même le résultat de compromis avec les intérêts privés. Cet arbitre doit être capable de construire une réflexion dans l’opinion publique pour établir le niveau de qualité souhaité pour telle question de santé publique. Par exemple, quel est le niveau d’irradiation de l’eau que nous acceptons? Ça n’est pas aux entrepreneurs de le décider.
Cet arbitre ne peut être que l’État. Le problème est qu’actuellement, l’État énonce des normes de santé, de sécurité, etc., mais n’a pas de bras pour les faire respecter, pas d’expertise forte contraignant les entreprises. On voit bien, par exemple, les difficultés qu’il y a à faire enlever les distributeurs de viennoiseries dans les lycées ou à lutter contre toutes les petites astuces marketing des surfaces de vente, comme la confiserie juste avant la caisse, pour inciter les enfants à la faire acheter par leurs parents. Du fait de cette faiblesse de l’État, introduire les entreprises dans les processus de décision des programmes concernant la santé, c’est mettre le loup dans la bergerie.
En revanche, il peut être intéressant de les introduire dans les débats de préparation aux programmes.
S.C.: Aux niveaux locaux, un certain nombre de projets ne pourraient pas exister sans l’appui financier d’entreprises privées.
P.L.: Sans doute. Je ne dis pas qu’il faut exclure les entreprises. Je dis qu’il faut déterminer qui pense le projet, qui le dirige et qui l’anime. Il faut donc se demander s’il y a des valeurs communes entre les porteurs du projet et l’entreprise concernée, s’il y a compatibilité des valeurs. Il faut aussi énoncer les intérêts de chacun et les afficher.
Si, par exemple, un laboratoire pharmaceutique participe à un projet de lutte contre l’obésité et commercialise un produit destiné à faire perdre du poids, cela doit être annoncé clairement et le programme ne doit pas être centré autour de ce produit. Il faut également que ce programme soit validé par les autorités de santé.
Encore une fois, l’entreprise ne doit pas être en position de décider du contenu du programme. En revanche, elle peut participer à son financement, à sa logistique et même à son évaluation.
S.C.: Un des arguments avancés par les partisans du partenariat public/privé est celui de l’efficacité: les entreprises en auraient l’habitude parce qu’elles y seraient obligées dans leur fonctionnement habituel.
P.L.: C’est vrai que l’administration n’est pas toujours très efficace ou très pertinente dans ses choix. Ainsi, il y a quelque temps, introduire le mot sida dans un projet augmentait ses chances de recevoir un financement public, même si le sida était assez loin de ses objectifs…
Le vrai problème est que l’administration a souvent du mal à se rendre compte de la réalité des actions menées. Elle comprend bien une campagne de vaccination, parce qu’elle en a l’habitude et l’identifie facilement, mais elle comprend beaucoup moins bien ce qui concerne l’éducation, l’accompagnement pour la santé.
Les programmes de santé publique, en particulier les programmes de prévention, relèvent de problématiques très variées. S’ils ne portent que sur un aspect très technique, comme la vaccination, le dépistage ou le diagnostic d’une maladie, leur contrôle n’est pas très compliqué, et dans ce cas l’origine du financement n’a guère d’importance.
Mais dans de nombreux domaines, comme la sexualité, la contraception, l’accompagnement des patients porteurs de vih, etc., la véritable question est celle du vivre ensemble.
C’est donc une question compliquée. La tentation est forte de la ramener à un problème de nuisance et de vouloir régler ce problème par l’intermédiaire d’un objet. Par exemple, dans les établissements scolaires, parler de sexualité en l’abordant par ses risques, donc en prônant l’usage du contraceptif, et s’en tenir là.
S’il s’agit de promouvoir des objets, les entreprises sont très à leur aise et ont plein de choses à proposer. Mais entretemps, les promoteurs de santé (dans mon exemple, les parents et les enseignants) ont abandonné le terrain et ont répondu de manière illusoire à la vraie question que pose la sexualité, qui est comment faisons-nous pour vivre ensemble, garçons et filles, dans des établissements mixtes. Donc plus on réduit le champ de l’action à des objets techniques, moins l’éducation a d’importance et plus il est facile de faire intervenir des entreprises privées, parce qu’il ne s’agit alors que de faire des discours de propagande, ce que l’on peut confier à quasiment n’importe qui.
S.C.: Vous êtes en train de demander aux décideurs publics d’être vertueux. Qu’est-ce que la vertu d’une institution publique?
P.L.: De savoir se poser les bonnes questions sur sa propre organisation. L’institution doit se demander comment elle crée en son sein les conditions pour une bonne santé. Un exemple simple est celui de l’hygiène. Comment promouvoir celle-ci dans un collège où il n’y a pas de savon, pas d’accès facile à l’eau pour se laver, pas de papier toilette, etc.? Ici, il est sans doute possible de travailler avec un marchand de savon!
Un exemple plus compliqué est, encore une fois, celui de la sexualité: comment la mixité est-elle organisée dans l’établissement? Comment se gèrent les conflits entre garçons et filles? Quels sont les discours adultes à ce sujet? Etc.
En définitive, le problème du partenariat public/privé est d’abord de prendre le temps pour débattre de la façon dont nous organisons ce vivre ensemble.
S.C.: Est-ce que ça n’est pas une exigence difficile à mettre en œuvre?
P.L.: Pour de nombreuses associations, oui: elles sont dans une situation de misère financière telle qu’elles n’ont pas d’argent pour la préparation des projets, un peu pour leur exécution et presque pas pour leur évaluation.
Les collectivités locales ont ces moyens, mais elles ont un problème de timing: les projets de santé prennent souvent du temps avant de produire des effets, alors que les responsables politiques doivent montrer à leurs électeurs qu’ils s’occupent d’eux par des actions visibles tout de suite. Par exemple, il est plus simple et plus rentable en termes de réputation immédiate de faire une campagne d’affichage sur la sécurité routière que d’examiner méthodiquement avec la population quels sont les endroits dangereux de la voirie et comment y remédier.
S.C.: Cela ne signifie-t-il pas que les porteurs de projets doivent apprendre à les «vendre», à les promouvoir?
P.L.: La santé publique, ça n’est pas très spectaculaire. Ça ne peut guère faire dans le triomphalisme médical du genre greffe de cœur ou de main. Il n’est pas facile de faire des images avec la pâte humaine. De plus, les décideurs publics ont leur propre imagerie, par exemple sur la violence. D’une manière générale, les gens qui travaillent en santé publique ont beaucoup de mal à leur faire comprendre ce qu’ils font, ce qui est d’autant plus paradoxal que des progrès importants ont été accomplis ces dernières années dans la compréhension des comportements de santé et la manière de les faire changer.
Mais il est vrai aussi que nous avons tous tendance à rester entre nous: les éducateurs parlent aux éducateurs. Nous ne nous intéressons qu’à ce qui emploie notre langage et nos références. Nous ne faisons guère d’effort pour sortir de notre milieu et pour expliquer à d’autres ce que nous faisons, en quoi nos métiers apportent quelque chose. Il faut sans doute commencer par là pour pouvoir s’adresser aux décideurs publics comme aux entreprises privées.(1) Philippe Lecorps nous avait fait l’amitié d’être des nôtres à l’occasion du numéro 200 d’ Education Santé . Le texte de sa conférence ‘Ethique et morale en promotion de la santé’ est téléchargeable à l’adresse www.educationsante.be/es/article.php?id=696.

Quelques réflexions autour des soins palliatifs

Le 30 Déc 20

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Plutôt qu’un exercice de synthèse, je propose ici quelques réflexions de type philosophique ou éthique autour du thème des soins palliatifs. Ces réflexions porteront d’abord sur les soins palliatifs et le sens de la médecine, ensuite sur la souffrance humaine, enfin sur ce qu’on entend par la dignité humaine et l’esprit de l’homme.

Le sens des soins palliatifs propose un nouveau sens à la médecine

L’apparition des soins palliatifs a constitué une révolution dans les mentalités médicales. Pour de multiples motifs, comme l’a par exemple bien montré David Le Breton , les médecins ne se sont que très lentement intéressés à soulager la douleur physique.
Il a fallu vaincre de nombreuses résistances pour faire admettre l’anesthésie dans la chirurgie. Il en a fallu tout autant pour faire admettre qu’une des tâches du médecin était de soulager les douleurs physiques, et plus encore pour admettre qu’il s’intéresse aux souffrances psychologiques.
Je ne m’étendrai pas sur les multiples motifs qui expliquent cette situation surprenante. Il en reste que, actuellement encore, de nombreux médecins et infirmiers ou infirmières doivent être formés pour prendre en compte les douleurs et les souffrances de leurs patients. C’est d’ailleurs un des rôles de formation qui incombent aux centres de soins palliatifs.
C’est en cela que les soins palliatifs apportent une révolution du sens de la médecine. Ils se centrent sur la soulagement de la douleur et de la souffrance, et veulent accompagner de leurs soins les malades jusqu’à leur mort. En fin de vie, ils prennent en charge également les souffrances de l’entourage, et cela même jusqu’au-delà de la mort du patient. C’est une révolution des mentalités parce que c’est un changement apporté aux buts, aux finalités de la médecine elle-même.
Médecins et soignants définissent généralement le but de leur métier comme la lutte contre la maladie et la restauration de la santé. L’important, c’est de guérir, et les progrès de la médecine sont d’abord des progrès dans les techniques de diagnostic et de traitement. Dans cet esprit, la douleur et même les souffrances que provoquent les maladies disparaîtront d’elles-mêmes si on guérit le malade. A fortiori, la mort sera évitée. C’est une des raisons pour lesquelles de nombreux médecins ressentent la mort comme un échec qu’ils répugnent à rencontrer et s’intéressent assez peu à la souffrance sous ses diverses formes.
Les soins palliatifs, en se donnant pour but de soulager les souffrances et d’accompagner la mort, changent le but de la médecine. Ils donnent un modèle de ce que la médecine, toute la médecine et pas seulement celle des mourants, pourrait être.
En quelque sorte, les soins palliatifs donnent l’image d’une médecine idéale, telle qu’elle devrait toujours se pratiquer. Non plus être centrée sur la guérison des maladies comme unique but, mais être centrée sur le soulagement des souffrances qui proviennent des maladies, sous toutes leurs formes.
Vous n’ignorez pas qu’on se plaint souvent du manque de compassion et d’humanité des soignants: ce sont d’excellents techniciens, mais ils ne savent pas écouter leurs malades ni leur parler, dit-on.
Si les soignants avaient en tête que leur métier n’est pas seulement de guérir, mais que l’essentiel est de soulager les souffrances qu’entraînent les maladies, ils retrouveraient leur compassion et leur humanité. Ils viseraient toujours la guérison, bien évidemment, mais comme moyen de soulager les malades, et pas comme but unique. Tout au long du processus, ils prendraient le soulagement des patients comme une tâche permanente.
C’est une médecine plus difficile, il ne faut pas se le cacher. Elle demande de s’adapter aux souhaits des malades, de négocier avec eux, d’avoir en tête le souci d’un coût-bénéfice qui ne se mesure pas seulement par des analyses médicales ou le coût des temps de travail perdus, mais aussi en termes de qualité de vie.
Tout cela nous le savons, et petit à petit ces dimensions apparaissent dans les soins, mais cette évolution reste difficile. La médecine palliative, en changeant résolument le but des soins, apparaît bien comme un modèle idéal pour tous ceux qui sont concernés par la médecine en général.

La souffrance

En se donnant le soulagement de la souffrance comme but, on soulève nécessairement la question du sens de la souffrance, et ceux qui se consacrent aux soins palliatifs le savent bien. Question redoutable!
Il me paraît important de souligner l’influence de l’ambiance culturelle de la société sur le sens que les personnes peuvent donner aux souffrances qu’elles rencontrent. Jusqu’à la guerre 40 environ, le sens général était religieux. On y gagnait son ciel et on participait à la rédemption du monde.
Dans notre société laïcisée, ces significations ont disparu même parmi la minorité des personnes croyantes. Pour presque tous nos concitoyens, la souffrance n’est qu’une fatalité absurde de la vie humaine.
Parallèlement, en dehors de la maladie, le sens de la vie humaine a fortement changé. Dans le temps, ce qui faisait le sens de la vie était de se consacrer à un projet de société, ou tout au moins un projet qui concernait les autres.
Des milliers de personnes ont accepté des frustrations et diverses souffrances dans l’espoir de contribuer à l’avènement d’une société communiste, par exemple. D’autres ont consacré beaucoup de leur vie à la défense syndicale, ou à l’émergence d’une meilleure économie, ou de plus de libertés démocratiques, ou pour lutter contre la violence. Même aujourd’hui heureusement, il y a encore des parents pour qui le sens de leur vie est d’essayer de faire le bonheur de leurs enfants.
Ce qu’il faut comprendre, c’est que la culture ambiante proposait des idéaux de société et que cela mobilisait les énergies des citoyens vers une œuvre collective, vers les autres. Peu à peu cependant, sous l’impact des facilités de consommation, mais plus encore par une espèce de désenchantement, il ne se trouve plus guère de personnes qui proposent des idéaux de société. Nous manquons d’utopies qui nous mobiliseraient à travailler à un monde meilleur. Notre société ne propose plus guère de modèles collectifs pour lesquels s’enthousiasmer. Le but de la vie qui nous est suggéré par tous les médias est l’épanouissement individuel, que chacun doit réaliser par ses propres qualités. Ce n’est plus en se consacrant aux autres ou à de grands projets qu’on doit s’épanouir, c’est en soignant son hygiène, en restant jeune, en s’occupant de ses distractions, en se donnant une bonne vie sexuelle, en se construisant soi-même sa sérénité, et ainsi de suite.
Cet idéal de vie réussie est très pernicieux. Il encourage un solide égoïsme et ne crée pas de liens sociaux. On dit avec raison que nous sommes dans une culture très individualiste. La règle de l’économie libérale est le chacun pour soi et que le meilleur gagne. En outre, cet idéal de vie ne fait que renforcer l’absurdité de la souffrance. Or tout le monde rencontre dans sa vie des frustrations et des souffrances. La place du souffrant devient honteuse parce qu’il n’a pas réussi sa vie. Et même si tout va bien, nul n’est jamais assuré d’avoir atteint son plein épanouissement, ce qui laisse aux gens un sentiment d’insuffisance et de pessimisme. Le pessimisme de la culture ambiante est palpable.
La philosophie des soins palliatifs ne prétend pas créer un nouveau sens à la souffrance due à la maladie, mais elle prétend y apporter des réponses pratiques pour la rendre supportable. Nul au monde n’a jamais réellement expliqué le pourquoi du mal et de la souffrance.
La question est dès lors comment l’aborder pour qu’elle ne détruise pas les vies humaines et que les souffrants ne fassent pas l’objet de rejet voire de mépris. C’est par une sorte de découverte des soins palliatifs que cette réponse doit passer, non seulement par les aides techniques comme il est bien évident, mais tout autant par l’accompagnement bienveillant, affectueux même si possible venant d’autres personnes.
Cet accompagnement va plus loin que la pitié ou la compassion envers celui qui souffre. Ceux qui le pratiquent le savent bien: il se base sur la conviction, et sur l’expérience, que tout humain, même malade et diminué, apporte quelque chose de positif à ceux qui l’accompagnent et tentent de le soulager. Les soignants en soins palliatifs valorisent les malades au lieu de les considérer seulement comme des êtres diminués. Ils sont les témoins de ce que la maladie et même la mort font partie de toute expérience humaine, qu’il ne sert à rien de le cacher ou de le fuir, et que les humains ont assez de grandeur en eux-mêmes pour être capables de traverser ces épreuves sans perdre leur humanité et leur dignité. Mais cela, pour autant qu’ils trouvent des personnes pour les accompagner avec bienveillance et respect.
Ils apprennent à ceux qui les accompagnent comment rester humains malgré les fatalités de la vie humaine. Toutes les personnes qui s’occupent de soins palliatifs savent qu’elles ont été améliorées dans leur humanité par la relation aux malades qu’elles y ont rencontrés. Elles y ont appris une tolérance, une bienveillance et même une relation de tendresse envers l’humanité souffrante qu’elles n’auraient pas acquise sans ces rencontres.

La dignité humaine: l’esprit humain

Ces réflexions me conduisent à dire quelques mots de la dignité humaine. Vous savez que, dans notre société, on base cette dignité sur l’autonomie des personnes: le fait qu’elles soient capables de raison, et de choisir librement les valeurs qui conduiront leurs vies. Cette idée de la dignité humaine est une des raisons pour lesquelles l’idéal de la vie est l’épanouissement personnel. C’est la même idée qui défend l’euthanasie: chacun a le droit de décider librement de sa propre vie. S’il estime que la souffrance, l’impuissance où le plonge la maladie et la dépendance qui en résulte altèrent gravement son autonomie et donc sa dignité, il est en droit de demander la mort et qu’on la lui accorde.
Les soins palliatifs n’ont pas été créés pour s’opposer aux tenants de l’euthanasie. Ce n’était pas le souci de leurs fondateurs et ces soins existaient bien avant que la question de l’euthanasie se pose dans le domaine public et politique. Mais il est vrai que la philosophie des soins palliatifs, quant à ce qui fait la dignité humaine, est très différente d’une philosophie de l’autonomie.
Pour le point de vue des soins palliatifs, ce qui fait la dignité humaine c’est d’être reconnu par l’autre, estimé, respecté ou mieux encore aimé par d’autres. La dignité, dans cette optique, est comme une qualité que chacun accorde à l’autre dans ses relations, et attend de lui. La dignité se lit dans le regard de l’autre comme le dit un slogan d’ATD / Quart Monde.
C’est bien l’idée des soins palliatifs: c’est l’accompagnement respectueux et même affectueux des malades qui leur rend le statut d’interlocuteurs valables, le sentiment qu’ils sont acceptés par les autres malgré leurs faiblesses et qu’ils sont encore capables de susciter de l’intérêt, voire même de l’affection. Ils ne sont pas devenus des inutiles. Ils ont gardé leur dignité malgré leur maladie. Au-delà d’une bonne médecine, les soins palliatifs témoignent dans la société que la dignité humaine peut être comprise autrement que comme liée à l’autonomie ainsi que le pensent si souvent les comités d’éthique et les politiciens. En ce sens ils sont un espoir pour notre avenir.
Ceci me pousse à proposer, en terminant, quelques réflexions un peu moins habituelles et peut-être un peu plus difficiles. Elles concernent la dignité humaine en général, mais plus particulièrement la dignité des personnes faibles de tous ordres, de ceux que j’appellerais les paumés de la vie.
L’idée du philosophe Kant que la dignité vient de la capacité de l’humain à une autonomie que ne présente aucun animal est séduisante et exacte pour une part. Elle fonde par exemple l’idée de démocratie, qui veut que toute personne a le droit d’exprimer son avis. Mais elle protège mal la dignité des personnes mentalement atteintes et ayant donc perdu leur autonomie. D’autre part, défendre la dignité humaine à partir d’un principe religieux n’est pas parlant pour les non croyants, qui sont la majorité. Par contre l’idée selon laquelle tous les humains attendent des autres d’être traités avec dignité et reconnus comme partenaires humains est proche de la réalité vécue et s’adresse à tous, quelle que soit leur situation.
Cependant cela pose au philosophe la question de préciser ce qui doit être respecté comme spécifiquement humain chez tous: quel est l’objet de ce respect? Ce que les gens en disent spontanément n’est guère éclairant: ils désirent être respectés ‘pour eux-mêmes’ disent-ils, c’est-à-dire indépendamment de leurs attributs sensibles, intelligence, santé, efficacité, argent, capacités diverses, etc. Quel est ce ‘soi-même’ que tous comprennent sans pouvoir en donner la définition?
Je ne puis ici faute de temps entrer dans les détails. En un mot je dirai que ce que les gens désignent de la sorte c’est qu’ils ont un esprit, qu’ils sont un esprit. Cette proposition n’a rien de religieux ni de métaphysique.
Il faut comprendre que tous les humains, par le fait qu’ils disposent d’une conscience réflexive, savent qu’ils existent. Les animaux sentent qu’ils existent. Les hommes également, mais en outre, ils savent qu’ils se sentent exister. Ils sont capables de se prendre eux-mêmes comme objet de leur pensée. Or, pour se penser, se prendre comme un objet de sa propre pensée, il faut se placer comme en recul, comme en dehors de soi-même de telle sorte que ce recul permette de se ‘voir’ comme objet de pensée. Or cette position ‘hors de soi’ n’est pas le corps, et n’est pas représentable, bien que chacun la ressente vivement comme le lieu essentiel de lui-même.
C’est en effet à partir de cette position qu’il pense, qu’il se pense, qu’il se juge et juge le monde. C’est une position de pure pensée, qui dépend de son corps mais qu’il ressent comme distincte de son corps. C’est d’ailleurs à partir de là qu’il peut parler de ‘son’ corps comme d’un objet qui ne le définit pas exactement dans l’essentiel de lui-même, dans son identité intime. Il peut d’ailleurs perdre des parties de son corps tout en restant la même personne. En un mot, c’est lui comme source de sa pensée, qu’il désigne d’habitude comme ‘lui-même’, ou encore ‘le vrai lui-même’, ou enfin comme son ‘esprit’.
Tout être humain se sent ainsi un esprit, au delà des avatars de son corps, de sa santé, de sa réussite, de sa richesse, de son efficacité, etc. C’est en tant qu’esprit que chacun demande à l’autre de le reconnaître quelle que soit sa situation. C’est quand on le reconnaît comme esprit, source de sa pensée, qu’il se sent vraiment accepté sur un pied d’égalité, comme vraiment un humain. C’est sur cette base que la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme édicte ses préceptes.
Accepter l’autre comme esprit, c’est l’accepter comme humain, différent des choses et des animaux. ‘On n’est pas des chiens’ disent ainsi les gens. Cette acceptation se manifeste par l’écoute, la prise au sérieux de ce que l’autre a à dire, la patience pour le comprendre, la bienveillance, la confiance qu’on lui accorde et, mieux que tout, l’affection qu’on lui porte.
La dignité humaine c’est le respect de l’esprit des humains.
Toute cette explication vous semble peut-être un peu difficile à suivre. C’est bien parce que nous vivons dans une société foncièrement matérialiste, qui ne s’occupe pas de l’esprit des gens, et que nous ne sommes plus habitués à penser l’esprit des gens.
La science croit qu’elle peut définir les humains seulement en connaissant les détails de fonctionnement de leur cerveau. Il faut bien sûr un cerveau pour penser, mais aucune analyse ne montrera que l’homme se sent et se sait être et qu’il y attache sa dignité. La dignité humaine ne se voit pas au bout d’un microscope. D’autres définissent l’humain par l’économie, ou par d’autres propositions matérielles encore. Mais tout cela n’est pas l’esprit qui fait la dignité de l’humain. La dignité est une qualité d’esprit que les personnes se reconnaissent entre elles.
C’est bien là ce que les soins palliatifs mettent en avant comme ce qui inspire et anime leurs pratiques, et c’est en cela, encore une fois, qu’ils sont un modèle d’humanité pour notre culture.
Prof. Léon Cassiers , professeur émérite UCL
Cet article a été rédigé à l’occasion d’une intervention donnée au cours d’un séminaire des Mutualités chrétiennes à Spa le 13 novembre 2008

Pour envisager différemment les analyses de situation

Le 30 Déc 20

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Tout le monde le dit, tout le monde le sait… avant de se lancer dans un projet, quel qu’il soit, il faut avoir soigneusement «analysé la situation». Oui mais voilà, tout le monde ne le fait pas. Parce que ça prend du temps, parce qu’on n’a pas d’argent pour ça, et aussi parce que c’est compliqué: entre l’analyse du problème, des besoins, des demandes, des ressources et des services, on ne sait plus trop bien où on va, ni par où il faut commencer… Et au bout du compte, quand de (parfois trop) nombreuses données ont été recueillies, on ne sait plus très bien lesquelles sont pertinentes à retenir pour construire sa stratégie d’intervention, son projet.
Cet article vous propose de clarifier cette notion d’«analyse de situation» et de concrétiser une démarche pour la mettre en œuvre. Il est le fruit d’une longue réflexion menée par l’APES-ULg et PIPSa, dans le cadre de la rédaction d’un guide méthodologique pour constructeurs d’outils (1).
L’analyse de situation est en effet une étape particulièrement importante pour le constructeur d’un outil pédagogique en promotion de la santé: la louper, c’est courir le risque de créer un outil inutile, redondant, inadapté… qui finira sa vie dans un tiroir… ou dans une poubelle!
Or, en rédigeant le chapitre sur l’analyse de situation, nous avons vite été déçues par la rigidité et le caractère peu opérationnel de l’approche classiquement proposée. Nous avons alors tenté un approfondissement de l’analyse de littérature et une réorientation du concept, que nous vous présentons ici avec la collaboration de Bernard Goudet .
Si la réflexion menée à l’origine a pour contexte la construction d’outils pédagogiques, elle n’en reste pas moins valable, moyennant l’une ou l’autre adaptation, pour toute autre analyse de situation.
Le lecteur pourra, par exemple, lire cet article en confrontant les réflexions proposées aux notions de «cadastre» ou «état des lieux» qui, au cours des dernières années, sont devenues des incontournables de la gouvernance. Le schéma de référence plus ou moins explicite de ces outils de gestion repose sur un postulat qui peut être discuté. Le recours aux «cadastres des acteurs ou actions en promotion de la santé/prévention» s’appuie souvent sur l’idée implicite selon laquelle il importe de confronter l’offre existante aux besoins (et parfois aux demandes) afin de mieux définir les priorités, les enjeux de cette confrontation étant d’ailleurs d’autant plus aigus que l’on se trouve dans un contexte de disette budgétaire.

L’approche «classique» et ses limites

Le schéma de base

L’approche classiquement utilisée pour l’analyse de situation en santé publique / promotion de la santé est d’évoquer les «besoins de santé», les «demandes» et les «offres de services». Elle est représentée par un schéma, bien connu, de trois cercles imbriqués (2). Dans ce schéma, la zone centrale, qui représente l’intersection des trois cercles, correspondrait alors à une situation «idéale», dans laquelle une institution offre un service correspondant à un besoin, pour lequel il y a une demande.

Dans cette approche, les besoins sont définis sur base de données objectives, ils sont mis en avant par des experts, étudiés au moyen de l’épidémiologie essentiellement. Ils sont définis en tant qu’écart par rapport à une norme ou un standard, eux-mêmes définis sur base d’études épidémiologiques et rarement sur la perception du bien-être.
Les demandes sont la traduction du désir d’un individu ou d’un groupe par rapport à une amélioration de la santé ou à l’utilisation d’un service. Une demande peut être exprimée ou non.
L’ offre est l’ensemble des services et des soins mis à disposition de la population par les professionnels et les systèmes de soins de santé.

Limites de l’approche «besoins, demandes, offre»

Si cette approche présente des avantages, et notamment celui d’articuler diverses rationalités et légitimités, elle comporte aussi d’importantes limites (3). Les trois types de partenaires dont le point de vue est pris en compte (experts, population, décideurs) sont isolés du contexte général dans lequel ils évoluent: système économique, formes culturelles dominantes, rapports sociaux. On se trouve dans une situation neutre, indépendante du type de société. De telles situations n’existent pas.
La réalité de la société post-moderne actuelle n’est pas celle d’une structure tripolaire idéale où s’équilibreraient rationalité scientifique et technique (experts), rationalité populaire affectuelle (population) et rationalité pratique (décideurs).
C’est une structure sociétale bipolaire qui fonctionne: celle des rapports entre «l’offre» et «la demande». La «demande» des populations n’est jamais indépendante de la manière dont elle se représente le stock et l’accessibilité des réponses disponibles. «L’offre» est structurée par les possibilités économiques et administratives de réalisation des prestations recommandées par les experts. La «demande» ne peut être honorée que dans la mesure où elle concerne une réponse déjà disponible ou facile à construire avec les éléments déjà en place.

Limites de la notion de besoin

Le caractère «objectif» de la notion de besoin n’est qu’apparent (4)
Le «besoin» tel que défini ci-dessus semble une donnée objective, mesurable et quantifiable, donc neutre. Répondre aux «besoins» n’amènerait à privilégier personne mais à assurer à chaque individu, ayant droit à l’aide de la collectivité, ce qui lui est nécessaire pour sa vie, pour sa santé.
Mais la problématique des «besoins» réduit la personne sociale, insérée dans un complexe d’appartenances et de relations de rôles, à un individu abstrait, objet de «besoins». Les besoins de santé sont souvent déterminés par des experts et des administrateurs, ce qui privilégie les données de type quantitatif. Les besoins sociaux des groupes fragiles et dominés sont toujours déterminés, en dernière instance, par les groupes sociaux forts et dominants.
Donc, une analyse de situation qui serait basée sur l’analyse des besoins, des demandes et des offres de santé tenterait de découvrir les besoins de «populations» considérées comme des ensembles homogènes caractérisés par des attributs épidémiologiques; les besoins se définiraient ainsi par les écarts entre les caractéristiques du rapport à la santé de la population et les normes des experts.
Cette approche nous paraît restrictive.
Nuancer les fondements théoriques de la notion de besoin
La notion de besoins «objectifs», qui seraient étudiés de l’extérieur par les experts et les épidémiologistes, est en contradiction avec les fondements théoriques du concept. Pourtois et Desmet (5) évoquent les auteurs qui se trouvent à la source de ce concept puis exposent quelques classifications de besoins bien étayées par la littérature.
Le paradigme de Pourtois et Desmet «s’ancre donc véritablement dans un corpus théorique préexistant» (p. 66). Ces théories ont en commun de placer la notion de besoin au cœur même de l’individu, de sa subjectivité, de son intériorité.
Ils nous disent que «tout individu est caractérisé par un certain nombre de besoins qui expriment sa dépendance à l’égard de son milieu extérieur». Ces besoins sont définis comme «une nécessité vitale présente en tout être humain» (Pourtois et Desmet, p. 60). Ou encore que «le besoin (ou pulsion) naît d’une tension interne de l’organisme qui vise un objet précis et s’épuise dans l’obtention de celui-ci» (Freud, in: Pourtois et Desmet, p. 60). Ou enfin que «le besoin est une manifestation naturelle de sensibilité interne éveillant une tendance à accomplir un acte ou à rechercher une catégorie d’objets» (Piéron, in: Pourtois et Desmet, p. 60).
De nombreux auteurs différencient les besoins physiologiques, psychiques et sociaux. Nuttin (in: Pourtois et Desmet, p. 65) distingue les besoins «cognitifs» (participant d’une recherche d’interactions optimales de l’individu avec son milieu) et les besoins «homéostatiques» (opérant par simple réduction de tension). De toutes ces théories, c’est souvent la «pyramide des besoins» de Maslow (1970, in: Pourtois et Desmet, p. 65) qui est retenue. Cette pyramide va des besoins physiologiques au besoin d’accomplissement en passant par les besoins de sécurité, d’appartenance, et de considération.

(5) maîtrise, développement de son potentiel, satisfaction spirituelle…
(4) respect, confiance en soi, confiance de la part des autres, compétence, autonomie…
(3) amour donné et reçu, relations et communications chaleureuses, acceptation de soi, appartenance à un groupe…
(2) absence de danger physique ou psychologique, stabilité, repères…
(1) respirer, boire, manger, dormir…

Ces théories fondatrices de la notion de «besoin» tentent donc de placer l’individu et sa subjectivité au cœur de l’analyse, ce qui s’oppose fondamentalement à une définition des besoins par les experts et l’épidémiologie.
Il n’en reste pas moins vrai que ces théories se situent toujours à l’intérieur d’une problématique générale empruntée à un «fonctionnalisme» réduisant l’individu à une entité abstraite et isolée de son contexte (6). Cela conduit à des applications aussi normatives que mécanistes niant la complexité des situations humaines, oubliant la contingence et les variations de ces situations et des opportunités qu’elles peuvent ménager, faisant l’impasse sur les contradictions qui habitent chaque sujet, occultant les jeux du manque et du désir.
Malinowski avait déjà souligné l’importance de la «coloration culturelle» des besoins, qui ne pourraient être étudiés en rapport à des normes objectivées et quantifiées une fois pour toutes car la manière dont les individus les satisfont est culturellement marquée (7).

Limites de la notion de demande

L’acception courante du terme «demande» (action de faire connaître à quelqu’un ce qu’on désire obtenir de lui – Petit Robert) se situe en contradiction avec la définition donnée plus haut.
D’une part, la demande est difficilement dissociable du caractère exprimé de celle-ci [ action de faire connaître …]: s’il y a une demande, c’est qu’elle est formulée. Si l’on distingue «besoins objectifs» et «demandes [formulées]», où place-t-on les difficultés vécues par le sujet mais pas nécessairement objectivables ni communiquées à l’extérieur?
D’autre part, la demande est difficilement dissociable de l’offre [… ce qu’on désire obtenir de lui ]: en demandant, on se fait toujours une représentation, une image de l’offre.
L’opposition qui est faite entre les besoins «objectifs» et les demandes «subjectives» nous semble également abusive. Si une demande n’a de sens que si elle est corroborée par un «réel» besoin de santé, où place-t-on les notions subjectives de confort, de bien-être, de qualité de vie…?
Notons que cet obstacle était déjà mis en évidence par Danielle Piette (8), lorsqu’elle souligne que le concept de demande est limité par la perception individuelle: si une demande ne correspond pas à un problème de santé «objectif», celle-ci est considérée comme non prioritaire pour décider d’un projet ou d’une intervention.

Limites de la notion d’offre

L’offre de services à laquelle il est fait référence dans ce schéma tripartite se rapporte à l’offre existante . Un élément fondamental à prendre en compte en matière d’analyse de l’offre de services est précisément l’accessibilité de cette offre. Un service peut être disponible (existant) et pourtant inaccessible (géographiquement, financièrement, ou même culturellement).
Petit exemple… Lors de la conférence de l’UIPES à Vancouver en juin 2007, un haut chef spirituel d’une tribu des îles Salomon est venu expliquer pourquoi une infrastructure de soins de santé (bâtiments, personnel, compétences et matériel), pourtant présente et performante, n’était pas utilisée par la population. C’était parce qu’elle ne s’insérait pas dans les traditions culturelles du groupe: les femmes et les hommes étaient reçus dans le même bâtiment, le réseau d’alimentation en eau potable était souterrain (et donc les villageois passaient par-dessus, ce qui rendait pour eux l’eau impropre à la consommation), les jeunes accouchées étaient renvoyées chez elles peu après la naissance de leur enfant (avant qu’elles soient passées par un nécessaire processus de «désacralisation»), etc.
Le schéma tripartite d’analyse de situation ne prend pas suffisamment en compte cet aspect de l’offre de services.

Une nouvelle façon de voir

Si, dans l’approche dite «classique», la situation «idéale» est représentée par une petite fraction du schéma, nous proposons de ne plus nous limiter à ces situations finalement très rares et difficiles à atteindre (correspondance parfaite entre besoins, demandes et offre). Il est au contraire nécessaire d’analyser ce qui peut être fait quand une demande existe mais n’est pas nécessairement renforcée par l’existence d’un «besoin de santé», quand la définition par un groupe d’individus d’un «besoin» est en contradiction avec l’épidémiologie, etc.
Cette nouvelle approche nous paraît particulièrement adéquate pour la construction d’interventions de proximité (santé communautaire, actions locales…). Appuyée sur les perspectives développées par les «sociologies à acteurs» et plus particulièrement sur les travaux de l’école de Michel Crozier (9), elle replace la situation qui motive l’intervention dans le cadre d’un champ social vivant, habité de stratégies implicites entre les divers partenaires – destinataires, promoteurs, experts, opérateurs, financeurs -, parcouru d’initiatives parfois divergentes appelant d’inévitables négociations.
Elle évite de transformer trop vite en «besoin» ce qui pose problème au demandeur et ce qui dissone avec les normes de l’expert au risque de prendre le symptôme pour le mal et de s’acharner sur l’arbre qui cache la forêt. Elle renvoie chacun à ses propres intérêts et à ses représentations, toujours relatives. Elle s’efforce de restituer au destinataire sa liberté d’acteur.

Une triple perception de la santé

Nous proposons, avec Goudet (10), de ne plus parler d’analyse de besoins mais bien d’étude de la situation selon la méthodologie des « situations-problèmes ».
Cette approche est structurée par les lignes directrices suivantes:
-les acteurs professionnels sont considérés comme faisant partie intégrante de la « situation problème », et donc de l’analyse qui en est faite;
-l’approche est mise en œuvre par des professionnels se situant comme agents de promotion de la santé et de développement social . Cette fonction les conduit au partenariat avec les acteurs institutionnels, au sein de réseaux et en liaison avec les initiatives locales;
-attentifs aux différentes dimensions des situations vécues quotidiennement par les habitants du territoire (les membres de la collectivité), ces professionnels s’efforcent de replacer les éléments de situation qui concernent directement ces habitants dans une approche globale des situations vécues posant problème aux sujets et aux groupes qui y sont impliqués;
– les demandes formulées par les gens eux-mêmes et les difficultés signalées par les professionnels de l’éducation, de la santé ou du social, sont abordées comme langages plus ou moins codés manifestant l’existence de situations qui posent problème à ceux qui les vivent car ils n’arrivent pas à y faire face.
Cette approche distingue dans l’analyse de situation trois modes de perception de la santé, chacun étant important et devant être étudié:
– la santé «diagnostiquée»: le point de vue des experts, la santé «objective», la santé «mesurée»;
– la santé «manifestée» ou «observée»: un problème est «manifesté» par le public final, ou «observé» par des relais… mais n’est pas nécessairement «vécu» comme altérant la qualité de la vie; il s’agit donc de la santé telle que manifestée au travers des modes de vie, des comportements, de la santé intégrée dans une appréhension globale de l’individu;
– la santé «vécue» ou «ressentie»: il s’agit du point de vue du public final sur sa qualité de vie, concept qui élargit la notion de santé.
Pour cerner au mieux la réalité de la situation que l’on espère modifier au moyen d’un outil, d’une action éducative, d’un projet de promotion de la santé… l’analyse de situation devra donc fournir des données renseignant sur ces dimensions et ces trois modes de perception de la santé.
Plusieurs approches pourront aider, l’une n’étant pas exclusive de l’autre:
-la démographie et l’épidémiologie fourniront des données sur la santé diagnostiquée, surtout dans sa dimension organique;
-l’anthropologie culturelle renseignera sur les modes de vie, les coutumes et sur la santé manifestée, en particulier dans ses dimensions psychosociales et culturelles;
-la psychologie abordera la santé vécue, sur sa dimension psychique;
-la sociologie étudiera la santé manifestée, sur sa dimension sociale, sur le rapport entre les individus et leur environnement, leurs conditions de vie…
Lorsque ces données seront réunies, il s’agira de les intégrer dans une approche en termes de «situations-problèmes», c’est-à-dire:
-relever les données « symptômes »;
-chercher à quelles difficultés par rapport à la santé, à l’insertion et au développement renvoient ces symptômes;
-en dégageant les systèmes de ressources et de contraintes des personnes et des groupes ;
-en les mettant en rapport avec les ressources et contraintes diverses que ménage l’environnement et les opportunités qui peuvent y survenir;
-en cherchant des « enjeux ».
La troisième partie de l’article fournit quelques pistes pour concrétiser cette approche.

Quelques repères pour mener une analyse de situation

Nous reprenons ci-dessous de larges extraits du guide méthodologique destiné aux constructeurs d’outils pédagogiques (11). Le contexte est donc particulier et le contenu en dépend fortement. Les grandes lignes sont cependant adaptables à tout autre type de projet de promotion de la santé.

Pour «relever les données symptômes»

Décrire le problème de santé sur le plan épidémiologique et démographique: recueil de données «objectives»
Pour faire quoi?
Mieux cibler votre public final.
Argumenter votre projet et trouver des partenaires et des subsides.
Comment faire?
Vos principales ressources seront ici les revues spécialisées et les organismes chargés de récolter des données (Institut national de statistiques, Banque de données en santé publique, écoles de santé publique, observatoires de la santé…).
Dans le cadre d’outils (de projets) locaux s’adressant à une population bien circonscrite, ne négligez pas les données qui seraient en possession des relais en contact avec le public (CPAS, maisons communales, maisons de quartier, maisons médicales…).
Etudier la santé «manifestée» du public bénéficiaire
Pour faire quoi?
Adapter les messages ou les services aux préoccupations du public.
Nuancer l’analyse de la santé «vécue» du public.
Comment faire?
Ceci s’étudie au travers de ce que le public exprime ou demande, au travers des modes de vie et du rapport entre les individus et leur environnement, mais aussi au travers de la perception des relais en contact proche avec le public.

Pour «analyser à quelles difficultés renvoient ces symptômes»

Etudier la santé «vécue» du public, au travers de ses représentations
Pour faire quoi?
Construire un outil ou un service pertinent par rapport aux représentations des personnes à qui on le propose (l’outil ou le service doit venir s’intégrer dans les représentations existantes sans tout bouleverser).
Favoriser l’acceptabilité de l’outil, de l’action, du service par le public.
Comment faire?
Quelles sont ses croyances, ses connaissances par rapport au problème de santé envisagé dans votre projet? Comment comprend-il, traduit-il ce problème dans son vécu quotidien? Quelle origine et quelle signification lui donne-t-il?
Prendre en compte les spécificités socioculturelles du public .
Pour faire quoi?
Vous assurer que le problème de santé est pertinent, qu’il a du sens pour le public.
Créer des messages et ou des services plus adaptés.
Mieux interpeller le public.
Comment faire?
Les représentations sont largement influencées par le niveau d’instruction, les habitudes sociales, les lieux de vie, l’ethnie, l’opinion politique… Toutes ces caractéristiques coloreront le reste de l’analyse du public. Elles sont néanmoins difficiles à recueillir car elles ne peuvent être perçues que par un contact direct.
Etudier les attitudes et les habitudes du public
Pour faire quoi?
Choisir un support et des procédés psychopédagogiques (ou des infrastructures et des services) qui intéresseront le public et ne provoqueront pas de rejet massif a priori.
Comment faire?
Qu’est-ce qui éveille l’intérêt du public? Quels sont ses loisirs? A quoi joue-t-il?
Ou encore: est-il favorable à la création d’un comité de quartier ou d’un groupe de parole, à la mise en place d’un projet dans l’école, à la mise à disposition d’un nouveau service ou d’une infrastructure… ou toute autre action que vous envisagez dans votre projet?
Mais aussi: comment vous, en tant que réalisateur de l’outil, promoteur du service ou réalisateur des actions, allez-vous être perçu et accueilli au sein du public?

Pour «dégager les systèmes de ressources et de contraintes des personnes et des groupes»

Décrire les ressources (potentialités) et les contraintes (difficultés, incapacités)
Pour faire quoi?
S’appuyer sur les forces existantes.
Ne pas s’engager dans des impasses.
Comment faire?
Observation directe, entretiens… La manière importe finalement peu, l’essentiel étant de réfléchir le recueil de données en termes de potentialités autant qu’en termes de difficultés.

Pour «dégager les systèmes de ressources et de contraintes que ménage l’environnement»

Etudier le caractère acceptable du thème sur le plan politique et sociétal .
Pour faire quoi?
Etre plus convaincant pour les partenaires.
Prévenir des résistances inattendues.
Juger de la pertinence de construire un outil pédagogique (de prévoir un nouveau service, une nouvelle action) sur ce thème.
Comment faire?
Chaque thème en rapport avec la santé a une image spécifique dépendant du contexte culturel, politique et économique dans lequel il s’inscrit. Le caractère «acceptable» ou non de votre outil dépendra bien sûr de grandes recommandations de santé publique (OMS…) mais aussi de priorités financières, de collaborations interministérielles, de valeurs véhiculées par certains thèmes de santé…
Pour estimer le caractère acceptable d’un thème en rapport avec la santé, vous devrez prendre en compte l’image du thème dans les médias et l’opinion publique, les discussions dans les périodiques spécialisés, ainsi que l’engagement politique vis-à-vis du thème (son caractère prioritaire).
Analyser les ressources et les contraintes que l’environnement apporte à la population concernée
Pour faire quoi?
S’appuyer sur les forces existantes, notamment celles que propose l’entourage.
Ne pas s’engager dans des impasses.
Construire un projet réaliste et original.
Comment faire?
Cette analyse doit porter sur les différents domaines de la vie quotidienne: habitat et vie domestique, transports, scolarisation, éducation ou formation professionnelle, emploi, activités culturelles et sociales, santé et soins… Veillez à distinguer les ressources (et les contraintes) informelles (solidarités familiale et de voisinage, réseaux de relation…) et formelles (procurées par des organisations et des institutions sociales, sanitaires, éducatives, etc.).
Cette phase doit également passer par l’analyse des moyens humains et financiers mobilisables, la recherche de partenariats, et l’analyse de ce qui existe déjà en termes d’outils (de services ou d’actions) auprès de votre public ou en rapport avec votre propre idée. Pour cela, rien de tel que le bouche-à-oreille et la consultation… d’Education Santé!

Pour «dégager les enjeux»

Pour faire quoi?
Eviter les résistances et trouver ce qui incitera les divers partenaires à s’impliquer dans l’action.
Comment faire?
L’enjeu, c’est ce qui est à «gagner», les bénéfices que chaque type d’acteurs a conscience de pouvoir tirer du projet, pour la population concernée, pour les partenaires institutionnels, pour les professionnels. Les enjeux apparaîtront au moment de l’analyse globale de l’ensemble des données réunies dans votre description de la «situation-problème».

Il ne vous «reste» plus qu’à colliger toutes ces informations pour décrire et analyser la «situation-problème». Commencez par dégager le(s) problème(s) prioritaire(s) qui se pose(nt) à cette population. Cherchez ensuite les réponses possibles en:
-formulant les enjeux;
-indiquant les opportunités qui peuvent se présenter – événements favorables rythmant l’année ou susceptibles de survenir dans l’actualité, restructurations du champ d’action appelant au changement des pratiques, apparition d’éléments nouveaux concernant le problème posé, etc. – et les moyens d’action possibles;
-examinant les réponses qui semblent pouvoir être apportées aux problèmes prioritaires et en dégageant celle qui paraît la plus opportune (souhaitable et faisable).

En guise de conclusion et de perspective…

Cette déconstruction du modèle classique de l’analyse de situation nous semble rendre une place plus participative à la population bénéficiaire des projets et des actions.
Cependant, le glissement que nous opérons pour remettre l’individu et sa perception «subjective» au cœur de l’analyse de situation, au même titre que la dynamique de son environnement social et d’autres données plus «objectives», va de pair avec une certaine complexification…
En effet, l’individu amène avec lui un état de santé, des connaissances et des expériences, mais aussi, et c’est là que cela peut devenir compliqué, des habitudes, des représentations et des attitudes bien ancrées, qui peuvent s’avérer selon les cas, de puissants obstacles au changement ou de puissants moteurs pour celui-ci.
Sophie Grignard (APES-ULg), Bernard Goudet (consultant, enseignant à l’université de Bordeaux II), Chantal Vandoorne (APES-ULg)

(1) Frérotte M, Spièce C, Grignard S, Vandoorne C. Comment créer un outil pédagogique en santé? Guide méthodologique. Bruxelles: UNMS, 2004.
(2) Piette D. Besoins, demandes et offres de santé publique. Fiche technique n°2. Bruxelles: ULB. 1998.
(3) Goudet B. Méthodologie d’élaboration de projet et d’évaluation en promotion de la santé et développement social [Notes de cours – DU en Santé Communautaire]. Bordeaux: Université Bordeaux 2, 2002.
(4) Goudet B. 2002, op.cit.
(5) Pourtois JP, Desmet H. L’éducation-postmoderne. Paris: Presses Universitaires de France, 3e éd., 2002.
(6) Goudet B. 2002, op. cit.
(7) Malinowski B. Une théorie scientifique de la culture. University of North Carolina Press, 1944.
(8) Piette D. 1998, op. cit.
(9) Le principal ouvrage de référence pour comprendre cette approche reste «L’acteur et le système», publié pour la première fois à Paris aux Editions du Seuil en 1977 et maintes fois réédité depuis.
(10) Goudet B. Eléments de méthodologie de projet en promotion de la santé et en éducation pour la santé. Formation des Médecins de l’Education Nationale (module Education pour la santé). Rennes: ENSP, 2004.
(11) Frérotte M et al. 2004, op. cit.

Ethique et promotion de la santé

Le 30 Déc 20

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Un colloque sur l’éthique en promotion de la santé (1), voilà une démarche intéressante. Des philosophes, des sociologues, des praticiens de la promotion de la santé y ont suscité beaucoup de réflexions en amenant une série de questions précieuses pour lesquelles il n’existe pas de réponses simples. En voici quelques-unes.

Plus de questions que de réponses

La complexité de la réflexion tient au sujet même de l’éthique et à son application dans le champ de la santé.
Les questions ont été illustrées à travers de multiples exemples qui mettaient en évidence quelques-uns de ces éléments qui font surgir l’éthique, dont notamment l’influence de la culture et de la religion dans la manière d’aborder la santé et dans les décisions qui sont prises par les autorités publiques. Et les intervenants de questionner la prise en compte des choix individuels. Jusqu’où, ou à partir de quand, faut il prendre des décisions pour la santé des autres?
La santé est autant liée à des éléments d’environnement qu’à des comportements personnels. S’il est parfois possible de modifier l’environnement, l’action sur les comportements est souvent complexe et fait plus rapidement surgir des questionnements éthiques.
Par exemple, interdire de fumer est une décision prise pour la protection d’une partie de la population mais elle contient en elle-même des effets négatifs en limitant les libertés d’une autre partie de la population.
Le paternalisme qui est associé à certaines décisions est une combinaison de deux éléments: une action (limiter les libertés de quelqu’un par exemple) et une raison (pour son bien). Le pouvoir de la santé publique est grand: coercition, interdiction, enfermement, secret… au nom de la santé.
Il faut donc établir des règles pour dire jusqu’où la santé publique peut aller. Il est important de pouvoir considérer les bénéfices attendus d’une intervention en regard des conséquences (personnes «blessées», exclues, respect de la confidentialité…) et de prendre alors la solution la plus respectueuse des libertés de tous. La réponse est décidément complexe.
Les décisions qui sont prises en termes de santé sont basées sur des valeurs, mais des personnes différentes auront des opinions différentes sur les valeurs prioritaires et elles auront chacune des raisons fondées. Aucun principe éthique ne permet de mettre une valeur avant une autre, le débat démocratique doit avoir lieu.

Des répercussions très concrètes

Pour illustrer le propos, je vous relate un exemple. Aux Philippines, la Constitution a beau séparer l’Etat et l’Eglise, la grande influence de celle-ci a modifié quelque peu la vision de la contraception. Bien que les méthodes fiables soient toujours disponibles, leur accès est rendu plus difficile et c’est la promotion des méthodes dites naturelles qui a pris le dessus. Le pays est chrétien à plus de 90% et un changement dans la Présidence a aussi modifié l’approche de la planification familiale, rendant non seulement la contraception moins accessible mais faisant aussi peser sur les individus la responsabilité du respect de la «vie».
Par ailleurs, la référence à la «bonne» santé est elle-même questionnée. Représente-t-elle le but unique? Ne peut-on offrir le choix plutôt qu’imposer par la coercition?

Une vraie priorité

Les inégalités en matière de santé ont été longuement évoquées au cours de ce colloque. La considération de la multitude de déterminants qui interviennent montre, s’il le fallait encore, la complexité du phénomène. Mais l’on peut questionner l’inégalité de la prise en compte de ses déterminants. En effet, nous vivons dans un monde où les «nouveaux» besoins d’une minorité prennent le pas sur les besoins essentiels d’une majorité: abondance pour les uns, manque flagrant pour les autres. Les droits humains et la santé sont liés, indissociablement. Tout ce qui s’oppose aux droits humains est antagoniste de la santé. L’asymétrie dans la distribution des richesses et du bien-être peut nous faire douter du bien-fondé des décisions prises dans un monde globalisé. Les disparités en santé sont évitables et injustes, elles constituent bien une priorité.
Les solutions à trouver pour permettre à chacun d’accéder à un état de bien-être passent aussi par le respect des valeurs de liberté et d’équité. Il y a en effet des valeurs auxquelles on tient tout autant qu’aux objectifs de santé. Mais quelle est l’application possible de ce fondement dans une société où tout est vu sous l’angle du «coût-bénéfice», où les investissements sont souvent pensés uniquement en termes de «rendement»?
Quelques règles éthiques pourraient encadrer les décisions… La promotion de la santé offre un cadre de base.
Un intervenant nous a proposé une petite comparaison, caricaturale certes, mais illustrative: la promotion de la santé vise une situation idéale quand la santé publique tend à arrêter les menaces dangereuses. La première combine une série d’actions de plusieurs secteurs, quand la deuxième agit directement sur la source de la menace.
Alors quid des réponses? Et bien, à nous de voir… Quelques pistes ont été tracées: lorsque surgit le questionnement, ouvrir le débat. Détailler les bénéfices recherchés, s’inquiéter des conséquences négatives possibles, rechercher des alternatives respectueuses des droits et libertés de chacun et au moment de faire un choix, ne pas hésiter à investir dans la meilleure solution.
Tout un programme…
Tatiana Pereira , Direction de la promotion de la santé, Communauté française de Belgique

(1) Setting an ethical agenda for Health Promotion, colloque qui s’est tenu du 18 au 20 septembre 2007 à l’Université de Gand

Usage de la peur et médias de prévention: quelques repères méthodologiques

Le 30 Déc 20

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Introduction: la peur et les médias

Les rapports entre peur et médias, dans un sens large, nécessiteraient de vastes développements. Les manières d’aborder cette thématique sont potentiellement multiples. Dans le cadre de cette contribution, nous entendons étudier la question de façon spécifique pour le domaine de la prévention et de l’éducation à la santé, en vue de donner des éléments de réponse à deux questions que se posent souvent les professionnels du domaine.
D’une part, il y a celle de l’efficacité de la peur comme moyen de prévention. Autrement dit, inscrire sur les paquets de cigarettes que “fumer tue” a-t-il un effet sur la consommation de tabac? Et comment cet effet est-il produit?
D’autre part la question de l’acceptabilité sociale de la méthode est difficilement contournable. La société n’est pas nécessairement prête à accepter des messages pouvant être perçus comme une agression à l’égard de parties plus ou moins importantes du public. En plus de la question de l’efficacité se pose aussi celle de savoir si “tous les moyens sont bons”, ou du moins acceptables ou souhaitables dans un contexte donné.
Notre contribution ne prétend ni faire le tour de la question, ni lui apporter une réponse “définitive”, pour autant que celle-ci existe. Notre objectif est bien plus modeste: il s’agit de donner des repères conceptuels et méthodologiques permettant au praticien, amené à concevoir des campagnes de prévention dans le cadre de son activité professionnelle, d’aborder de manière plus pertinente et autonome ces questions.
Pour ce faire, nous défendons qu’il faut éviter de se laisser enfermer dans un questionnement exclusivement centré sur l’usage de la peur ou la manière de la susciter. Il est nécessaire, au contraire, de prendre du recul pour mettre cette question en perspective par rapport à ce que sont la prévention et la démarche de conception d’un document de prévention. Nous adoptons résolument le point de vue du concepteur de médias de prévention pour qui la question pertinente ne doit, dès lors, pas être comment engendrer ou utiliser la peur mais comment peut on engendrer l’effet souhaité à l’aide d’un média de prévention , le recours à la peur étant un moyen parmi d’autres. C’est pourquoi nous développerons dans le détail la démarche de conception des médias de sensibilisation, avant de revenir sur l’usage concret de la peur dans ceux-ci.

L’usage de la peur, une définition difficile

Spontanément, tout le monde a une représentation plus ou moins précise de ce qu’est une campagne de prévention utilisant la peur. Mais c’est en réalité quelque chose d’assez difficile à définir. Quand utilise-t-on exactement ce levier? Quand sort-on de ce registre? Les exemples souvent cités (comme des campagnes de sécurité routière montrant sans fard des blessés couverts de sang) peuvent souvent être considérés à la limite de la peur, de la surprise, du dégoût ou d’autres sentiments. Dans quelle mesure peut-on donc véritablement associer média de prévention et ce sentiment primaire, assez précis, qu’est la peur?
La peur n’est pas un objet mais un sentiment. Donc, elle ne peut pas être directement présente en tant que telle dans un document médiatique, quel qu’il soit. Elle peut être mise en scène (à travers la représentation de personnages sujets à la peur) ou suscitée (la réception du message provoque ce sentiment chez le récepteur). Ces deux aspects peuvent évidemment parfois être conjoints: la mise en scène de la peur peut avoir pour effet de susciter ce même sentiment chez certains récepteurs, par exemple par projection/identification.

La «boîte noire»

Il est difficile voire impossible de savoir exactement ce qui se passe “dans la tête” d’un récepteur de média. Cela reste en grande partie de l’ordre de ce que De Smedt (3) appelle la “boîte noire”. Pourtant, si nous pouvions connaître exactement la manière dont un public interprète un message, cela permettrait de concevoir les messages de prévention en maximisant leur efficacité. Faute de “lois” de la réception, il reste possible et nécessaire de formuler des hypothèses sur le contenu de celle-ci, c’est-à-dire explicitant le lien entre l’exposition au message et la réaction produite chez le récepteur. C’est en fonction de telles hypothèses que le concepteur doit élaborer le message (et ses différentes caractéristiques) s’il ne veut pas travailler à l’aveuglette. Ces hypothèses sont à développer en fonction des connaissances que l’on a des mécanismes de réception, du public et de ses représentations, du contexte culturel, du mode ou du moment de diffusion, etc.
À ce titre, l’étape de modélisation de l’activité de l’utilisateur et la réflexion sur la manière de l’opérationnaliser concrètement dans le message constituent le cœur et la spécificité du travail du concepteur de médias éducatifs. Cette activité est commune à tous les concepteurs, quel que soit leur domaine de prédilection: prévention dans le domaine de la santé, sécurité routière, sensibilisation à l’environnement, initiation aux risques du web, etc. En ce sens, on peut affirmer que par-delà les différences de message, il s’agit bien du même métier.

Lorsque l’on parle d’“usage” de la peur dans les médias de prévention, on se réfère généralement à des campagnes visant à susciter la peur chez le récepteur en vue de provoquer certains effets. Aussi, nous parlerons plus précisément de l’induction de la peur comme stratégie de prévention.
Cela nous mène à la définition suivante, adaptée de Alexandra de Hemptinne : l’induction de la peur est une politique de prévention consistant à montrer les conséquences d’un événement non souhaitable (maladie, accident, etc.) ou à faire entrevoir plus ou moins directement le malheur qui s’en suit dans l’espoir que cela amène un changement d’attitude par rapport aux causes de cet événement (1, p.15).
Au-delà de cette définition assez “expositive”, divers travaux permettent d’identifier une gamme relativement variée de façons de présenter cet “événement non souhaitable” ou ses conséquences.
Le point commun de ces modes de présentation est généralement la présence d’une menace ou de ce qui sera perçu comme un danger pour le récepteur, sa santé, sa vie, ses proches ou la société dans laquelle il vit, ou des conséquences négatives de celui-ci (mort, répression sociale, punition, accident, perte d’intégrité physique, etc.) (1, p.27).
La manière de figurer ou formuler le danger, la manière de le mettre en scène peut par contre varier considérablement d’un cas à l’autre. Nous référant toujours à de Hemptinne, ainsi qu’au travail de Corinne Tarpataki (2), nous pouvons identifier deux grandes tendances: l’évocation directe du danger, en le donnant à percevoir directement (ou ses conséquences), et l’évocation “inférentielle”, c’est-à-dire laissant entrevoir la situation fâcheuse ou ses conséquences moyennant un travail de raisonnement, d’inférence (à des degrés plus ou moins forts).
Un passage en revue de campagnes de prévention suivant ces modèles permet aussi de constater que le danger peut référer au récepteur à titre personnel (sur le modèle: si tu fais / ne fais pas ceci , alors voici ce qu’il va t’arriver ), ou peser sur un personnage mis en scène (par exemple, sur le modèle du spectateur d’un Hitchcock qui sait que l’assassin va perpétrer son forfait, impuissant face à son écran et à la victime qui ne se doute de rien).
Le travail de mise en forme du message, en fonction des spécificités de son support et de la configuration des éléments permet de construire cette présentation de la menace ou de guider son interprétation. Nous y reviendrons. Mais avant cela, il convient de s’interroger sur la pertinence même de l’induction de la peur en recadrant cette stratégie éducative, parmi d’autres, dans la démarche globale de conception d’un média de prévention. En effet, l’analyse des caractéristiques et mécanismes de médias de prévention basés sur l’induction de la peur ne permet pas de répondre à ce que nous avons identifié comme étant la question essentielle pour aborder de manière pertinente et critique la question de la peur, à savoir comment peut on engendrer l’effet souhaité à l’aide d’un média de prévention ?

La démarche de conception d’un message médiatique de prévention

L’objectif de l’action de prévention est d’agir sur des représentations, des attitudes ou des comportements parce que l’action sur ceux-ci contribue à la résolution d’un problème (de santé, de sécurité, etc.) se posant dans l’espace social. Les actions de prévention ne sont donc pas nécessairement communicationnelles.
Rares sont les problèmes (alimentation trop grasse, cancer du sein, bonnes pratiques d’allaitement, tabagisme, etc.) qui ne présentent qu’une seule “solution” du point de vue de la démarche à entreprendre pour aller vers leur résolution. Au contraire, la plupart nécessitent des approches multiples impliquant différents acteurs et/ou différentes formes d’action sur l’espace social: actions législative (normes, interdiction), économique (augmenter le prix du tabac), d’équipement (rendre un centre facilement accessible), d’éducation formelle (école, diplômes), etc. Le vecteur communicationnel est donc une façon parmi d’autres à la disposition des pouvoirs publics, des acteurs sociaux, des institutions publiques ou privées de traiter un problème.
Il est du ressort du concepteur de concevoir son document de prévention dans le but de produire l’effet sur le public le plus adéquat en regard du problème traité. A ce titre, son domaine de compétence est limité (il n’est qu’un maillon de la “chaîne” de résolution d’un problème posé dans l’espace social), mais au sein de cette sphère d’action, son travail est essentiel quant à la traduction des objectifs sociaux au sein d’une stratégie éducative susceptible d’amener un public donné à évoluer d’un état A (par exemple considérer que le cancer est un problème qui ne nous concerne pas) à un état B (considérer comme envisageable de mener un dépistage au-delà d’un certain âge) quant à ses représentations, ses attitudes ou ses comportements par rapport au problème (3).

Modélisation des effets du média: les ressorts de l’action

Un média éducatif de prévention est un message (de toutes natures, de l’affiche au théâtre de marionnettes en passant par le spot TV ou l’autocollant) adressé à un public et visant à agir sur les représentations, les attitudes ou les comportements de ce public en matière de santé, de soins, de maladie, etc. La réussite du message de prévention tient donc bien dans le fait que l’effet escompté a bien été produit dans le sens souhaité, et pas simplement à ce que le message ait été émis.
Cet objectif doit donc être modélisé en termes d’effets à produire: à quoi sait-on que l’objectif est atteint? Ou, autrement dit, que doit-il s’être passé, que doit-on pouvoir observer pour s’assurer que l’action communicationnelle de prévention a été couronnée de succès?
Il s’agit de savoir ce qui est supposé se passer dans la tête du récepteur pour le faire passer de l’état A à l’état B cités plus haut. Certes, on n’aura jamais de certitudes à ce sujet —seulement des hypothèses— même en menant une recherche précise, mais cette étape est une des plus importantes de la démarche de conception. En effet, si cette modélisation est bien entendu utile pour évaluer a posteriori une campagne (et définir des indicateurs pertinents de la réussite de celle-ci), elle est aussi (et surtout) indispensable au concepteur pour savoir a priori comment, dans quel sens, en fonction de quoi il va devoir travailler pour atteindre son objectif auprès du public. Il est nécessaire pour le concepteur d’élaborer ces hypothèses, car ce sont elles qui vont guider la stratégie éducative à l’œuvre dans le document en cours de conception. Enfin, c’est par rapport à ces hypothèses que nous pourrons (en partie) situer et évaluer la question de l’induction de la peur comme stratégie de prévention.
S’interroger sur ce qui doit se passer dans la tête du récepteur d’un message de prévention pour que celui-ci fasse son effet revient à poser la question de “qu’est-ce qui pousse quelqu’un à agir?”, à adopter un point de vue, à changer d’opinion, etc. Avec des étudiants de ces dernières années (3), nous avons élaboré une liste des différents ressorts possibles de l’action humaine en général.
Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut retenir des causes de relativement “bas niveau” (comme satisfaire des besoins primaires, agir par réflexe ou dépendance physiologique acquise, par contrainte technique —on ne peut pas faire autrement, par exemple—) et des causes plus élaborées où interviennent les relations sociales, les croyances, les valeurs, etc. Par exemple, agir par adhésion à des valeurs, par goût du risque ou du défi, par soumission à une autorité, par crainte d’une sanction, par conscience morale, par désir mimétique, par assurance identitaire (rester dans la norme, ou au contraire s’en démarquer), par adhésion rationnelle, etc.
Face à ce “catalogue” valable de manière générale, concevoir une stratégie de prévention revient à identifier les ressorts possibles par lesquels l’objectif éducatif poursuivi peut être atteint en termes de comportement ou de représentation. Cela nécessite, dans toute la mesure du possible, une bonne connaissance de la sociologie du public auquel on s’adresse, de ses croyances, de ses références, de ses habitudes, du moins quand elles ont trait au problème posé ou aux éléments susceptibles d’intervenir dans un mécanisme de changement de représentation, attitude ou comportement.
Pour prendre un exemple simple, le public adolescent est généralement en recherche et construction identitaire, avec un souci particulier de reconnaissance et d’appartenance à un groupe de pairs. Dans ce cas, il y a de fortes chances qu’une stratégie de communication invitant à adhérer/s’identifier à un modèle connoté positivement ait une résonance particulière auprès d’eux dans un sens de l’adhésion au message ainsi présent. Le recours à un argument d’autorité sera beaucoup moins efficace sur ce public qui se construit en partie contre l’autorité parentale, scolaire, etc. La mise en œuvre du document visera alors à construire cette adhésion en définissant le type de “modèle” qui sera présenté, ses caractéristiques, la manière dont le récepteur pourra s’y reconnaître ou se sentir interpellé.
Il faut cependant être conscient des limites de la formulation que nous proposons ici. Celle-ci est un outil de travail utile au concepteur, mais pas une formule magique: il convient de prendre garde à une vision par trop mécanique de la communication, potentiellement manipulatoire, et heureusement sans garantie d’efficacité (les êtres humains ne sont pas des robots qu’une instruction prédéterminée permet de commander). La question est au contraire à (re)poser pour chaque problème particulier, pour chaque document, pour chaque public.

L’induction de la peur comme stratégie de prévention

Dans ce cadre, et rapportée à la modélisation de l’activité du récepteur et aux multiples causes d’action, la peur n’apparaît-elle tout au plus que comme un moyen possible parmi d’autres à disposition du concepteur pour remplir un objectif éducatif. “Faire peur” n’est pas un objectif en soi. Ce n’est qu’un “outil” au service d’une stratégie dans laquelle on peut montrer (ou postuler) que l’induction de la peur va engendrer un type d’effet donné. Et que cet effet va dans le sens souhaité. L’induction de la peur n’est donc intéressante comme stratégie éducative que par les effets de cette induction sur le récepteur. Il convient donc d’être conscient des différents types d’effets que peut provoquer l’induction de la peur. Nous allons le montrer avec un exemple concret et un modèle.
“Faire peur” en invoquant le risque de maladies graves liées au tabac peut être une stratégie dans un contexte où l’on a suffisamment d’éléments permettant de croire que la menace est nécessaire et suffisante pour inciter le fumeur à réduire sa consommation de tabac.
Il faut “modéliser” la manière dont la menace est susceptible d’entraîner cette réduction de consommation. Par exemple, cela est envisageable si l’on sait que le public visé est soucieux de sa santé d’une part, et que cet objectif va le pousser à un comportement rationnel. Mais cela ne peut marcher que dans une perspective où le fumeur s’adonnerait à son vice par habitude, inconscience ou ignorance et qu’une mise en garde sur les risques qu’il encourt est suffisante pour le ramener à la raison.
Par contre, il est moins sûr que cela fonctionne si le fumeur est convaincu que “le cancer, ça n’arrive qu’aux autres” ou, au contraire, que de toute façon, vu toutes les cigarettes qu’il fume depuis des années, ce n’est pas une de moins qui va endiguer la maladie inéluctable.
Enfin, cela risque franchement de poser des problèmes si le fumeur fume en regard de motivations différentes, qu’il s’agisse de l’appartenance à un groupe social, d’une manière de gérer son stress, d’un plaisir physique ou d’une dépendance physiologique. Dans ces cas, il est loin d’être certain que l’induction de la peur sera une stratégie payante, soit parce qu’elle n’est pas en mesure de contrebalancer le rapport qu’entretient le fumeur à la cigarette, soit parce qu’elle risque d’entraîner des effets indésirables voire contraires, comme un renforcement du comportement combattu à travers le rejet du message ou l’effet de stress provoqué par celui-ci.
Cet exemple illustre bien les deux problèmes à résoudre pour le concepteur: d’une part s’assurer que l’induction de la peur est une stratégie pertinente pour engendrer les effets voulus, et d’autre part s’assurer (avec les difficultés que cela comporte) que le média de prévention provoquera la “bonne réaction à la peur” parmi les différents types de réaction mis en avant par les travaux de psychologues ou psychologues sociaux. Ces types de réaction sont la fuite ou le déni, le sentiment d’être acculé et la nécessité d’affronter l’objet source de peur, et enfin la tentative de réduire l’impact de l’objet. Dans le cadre de l’action communicationnelle de prévention, il s’agit essentiellement de “viser” le troisième cas de figure en montrant au récepteur comment il peut agir pour faire diminuer la menace qu’il a identifiée.

Les effets de la peur

Dans la démarche de prévention, la peur n’est pas intéressante pour elle-même. Le recours à l’induction de la peur n’a d’intérêt que par les effets provoqués sur le récepteur.
Le problème, c’est que face à un danger perçu, différentes réactions du récepteur sont possibles. Cela peut le pousser à agir dans le sens souhaité, mais cela peut aussi le paralyser ou le pousser à une action contre-productive à travers le déni, par exemple.
Heureusement, des recherches en psycho(socio)logie ont pu montrer quels facteurs apparaissent comme les plus déterminants dans la réaction à une menace. Pour utiliser la peur “à bon escient”, il est donc utile pour le concepteur de se référer à un modèle issu de ces recherches pour encadrer précisément le message en fonction de ces facteurs. Ces travaux battent en brèche certaines idées reçues et parfois profondément ancrées, comme celle voulant qu’un message “choc” est supposé avoir plus d’impact, et donc être plus efficace, qu’un message moins percutant.
Cela montre aussi que dans tous les cas, le facteur déterminant est la nécessité de proposer au récepteur une parade à la situation indésirable qui lui est présentée: effrayer le récepteur est totalement inopérant si le message ne lui montre pas, en même temps, comment il peut contrôler la source de la menace. Autrement dit, ce n’est pas parce qu’une affiche de sécurité routière montre en gros plan un visage atrocement mutilé par un impact sur le pare-brise qu’elle est efficace, mais parce qu’en même temps elle propose au récepteur une solution efficace et crédible pour l’éviter: la ceinture de sécurité. Mais cela suppose que la ceinture est perçue comme efficace par le public visé, ce qui nécessite une bonne connaissance de celui-ci.

Beaucoup de recherches ont été menées dans ce domaine depuis cinquante ans pour expliquer les effets de la peur induite et leurs différents paramètres, donnant lieu à différents modèles. Dans le cadre de cette contribution, nous allons nous limiter à un seul dans la mesure où il a fait ses preuves dans le domaine de la prévention santé, et dans la mesure où il est souvent utilisé comme référence (même implicite) par les praticiens. Il s’agit de la théorie de la motivation à la protection (motivation-protection theory, dit “modèle PMT”) du psychologue américain Ronald Rogers (4).
Ce modèle donne une lecture cognitive de la réaction à la peur, montrant que cette réaction dépend de l’analyse que le sujet fait des causes de la peur et de ce qu’il peut faire face à ces causes.
On peut résumer grossièrement cette théorie en mettant en avant quatre facteurs importants: la crédibilité de la menace (pour entraîner l’action, la menace doit être jugée suffisamment crédible pour le récepteur), la nécessité d’une parade (il faut que le récepteur puisse voir une solution à la menace pesant sur lui), l’efficacité de la parade (cette parade doit être évaluée comme étant à la fois efficace et réalisable par le récepteur), et enfin l’intensité de la peur (une peur plus grande n’entraîne pas nécessairement des effets plus importants, au contraire). Il ressort donc que dans l’induction de la peur utilisée comme stratégie de prévention, le facteur le plus important n’est pas la peur elle-même, mais la réponse proposée à l’objet de la peur et les caractéristiques de celle-ci.
Si nous revenons à la prévention et à notre exemple de la lutte anti-tabac, le fumeur qui pense que le cancer n’arrive qu’aux autres sera peu sensible à l’induction de la peur car la menace ne lui paraît pas suffisamment crédible. Celui qui pense que s’arrêter de fumer n’effacera pas vingt ans de tabagisme ne sera pas plus sensible à la stratégie d’induction de la peur car la parade ne lui paraît pas efficace, tout comme celui qui a déjà essayer d’arrêter sans y parvenir, à qui elle paraît inaccessible.
La conscience de ces mécanismes doit donc se traduire dans les éléments concrets du message qui reposerait sur une stratégie d’induction de la peur. Dans la construction de son argumentation, bien sûr, mais également dans les différents éléments sémiotiques (images, sons, etc.) utilisés.
Ainsi, dans une optique d’évocation directe, l’identification à un personnage peut être renforcée par des caractéristiques diverses (physiques, regard recherchant le contact du récepteur, etc.), cette identification pouvant par exemple renforcer la crédibilité de la menace en montrant au spectateur qu’il peut être concerné lui aussi.
Dans une optique d’évocation indirecte, le trajet inférentiel nécessaire à la compréhension du message peut être guidé de sorte à mettre en évidence certains aspects, comme par exemple amener le récepteur à en déduire l’efficacité de la parade proposée. On pourrait faire, au-delà de ces quelques exemples, une longue liste des mécanismes sémiotiques (choix des termes, des signes, des connotations, des métaphores, etc.) et pragmatiques (configuration relationnelle, interpellations, etc.) susceptibles d’intervenir dans ces mécanismes, sans parler des mécanismes perceptifs à l’œuvre dans la réception médiatique (par exemple immersion dans l’image), mais l’espace nous manque ici (5).
Il convient simplement de ne pas perdre cet élément de vue: ce sont tous les éléments constituant le message de prévention qui doivent être mis au service de la stratégie éducative, donc dans notre cas particulier, au service de la mise en avant de la “solution” proposée au danger, à la cause de la peur. Il est du rôle du concepteur d’envisager tous les éléments du message médiatique de prévention en relation avec leur pertinence par rapport au message et aux contraintes qui pèsent sur celui-ci pour qu’il ait l’effet souhaité.

Conclusions

Le récepteur est au cœur de toute démarche communicationnelle de prévention: il en est le destinataire mais aussi l’acteur par le biais des réactions qu’il va manifester au message de prévention. Par conséquent, c’est sur le récepteur que le concepteur doit centrer son attention, en travaillant en fonction de celui-ci.
Premièrement, il doit connaître son public pour pouvoir formuler une hypothèse pertinente et opérationnelle sur les ressorts pouvant mener celui-ci d’un état A à un état B. Ensuite, la stratégie de communication éducative vient opérationnaliser cette hypothèse, et tous les éléments du message de prévention sont à réfléchir en référence à cette stratégie.
C’est dans ce cadre que l’induction de la peur peut être envisagée, à condition de se centrer sur les effets de celle-ci et non sur la peur elle-même, en cherchant à garantir tant que possible que l’effet suscité ira dans le sens recherché, et ne sera pas la fuite ou le déni. A cette fin, le modèle PMT met en avant le fait que le facteur déterminant dans la réponse à la peur n’est pas la peur elle-même ou son intensité, mais la réponse proposée à celle-ci. Nous espérons que les éléments structurant de cette démarche sont à même d’aider le lecteur à aborder lui-même, de façon critique et autonome, les questions liées à l’induction de la peur lorsque celles-ci se poseront dans le cadre de sa pratique.
Cela dit, notre contribution s’est fondée sur le point de vue du spécialiste en communication à la recherche de l’efficacité. Mais nous ne vivons pas dans un monde parfait, et l’efficacité seule n’est (heureusement) pas la seule dimension qui intervient dans la problématique.
Même armé de tous les outils nécessaires pour accomplir sa tâche le plus professionnellement possible, le concepteur de média éducatif ne peut faire l’économie d’une réflexion sur sa responsabilité sociale. “Tous les moyens” sont-ils bons pourvu que l’efficacité soit au rendez-vous? Sur l’induction de la peur, comme sur la stigmatisation, la violence ou d’autres techniques, il y a généralement un débat social nécessaire, parfois vif, notamment sur ce qui est “acceptable socialement” ou non. Tout n’est pas nécessairement bon à montrer, ou pas partout.
Cette dimension doit donc faire partie des éléments pris en compte lors de la conception de campagnes: ce sont des éléments facilitateurs ou des contraintes pesant sur le processus éducatif, faisant intégralement partie du public et des hypothèses qui peuvent être formulées quand à son “fonctionnement”, et à ce titre, sont à prendre en compte.
Il ne faut pas considérer que ces éléments “pèsent” sur l’efficacité de la campagne (au sens de considérer que de néfastes principes puritains empêcheraient les concepteurs de médias éducatifs d’atteindre leurs objectifs), mais il faut privilégier ce qui semble le plus efficace compte tenu des contraintes. Ces contraintes d’acceptabilité font pleinement partie des données du problème, et à ce titre doivent être envisagées du point de vue de l’efficacité éducative de la campagne.
En effet, dans le cas contraire, le risque d’être contre-productif est important. Ainsi, lorsque le 13 décembre 2006 la RTBF effraie bon nombre de téléspectateurs en annonçant l’indépendance de la Flandre, la question de l’acceptabilité du procédé (ici, à travers un débat déontologique) a évincé, voire rendu impossible, chez une partie des téléspectateurs l’effet éducatif de l’action (à savoir sensibiliser aux conséquences possibles d’une scission du pays). Autrement dit, il vaut mieux parfois adopter une approche différente plutôt que tenir à tout prix à une approche “par la peur” si celle-ci n’est pas acceptée/acceptable socialement (par exemple, refus de diffuseurs, de subsides, etc.).
Si notre contribution ne prétend nullement dire quand ou pourquoi l’induction de la peur est acceptable, nous espérons que le cadrage de la question dans une méthode de conception aidera le lecteur à sortir du “piège” dans lequel nous pousse parfois le débat sur ces questions, à savoir une polarisation visant à opposer induction de la peur et inefficacité (supposée).
Baptiste Campion , Membre du Groupe de Recherche en Médiation des Savoirs (GReMS), Assistant au Département de Communication, Université catholique de Louvain
Adresse de l’auteur: ruelle de la Lanterne Magique 14, 1348 Louvain-la-Neuve. Tél. 010 47 28 06. Fax. 010 47 30 44. Courriel: baptiste.campion@uclouvain.be. Internet: https://www.uclouvain.be/comu

Bibliographie

(1) de Hemptinne A-G., L’induction de la peur comme stratégie éducative : comment mettre en œuvre les dispositifs d’énonciation dans une affiche de prévention ? Etude de cas : la sécurité routière , Mémoire de licence (Th. De Smedt promoteur), Faculté des sciences économiques, sociales et politiques (Département de communication), Université catholique de Louvain, 2004.
(2) Tarpataki C., La peur comme stratégie éducative dans les médias de prévention , Mémoire de licence (Th. De Smedt promoteur), Faculté des sciences économiques, sociales et politiques (Département de communication), Université catholique de Louvain, 2002.
(3) De Smedt Th., Atelier de conception et d’évaluation de médias éducatifs (COMU2286), cours du Département de communication, Université catholique de Louvain, 2000-2007. https://didac.comu.ucl.ac.be/Medias_educatifs/
(4) Prentice-Dunn S. et Rogers R.W., “Protection Motivation Theory and preventive health: beyond the Health Belief Model”, Health Education Research, vol. 1, n°3, 153-161, 1986.
(5) Meunier J-P. et Peraya D., Introduction aux théories de la communication, De Boeck Université, Bruxelles, 2004 (seconde édition), pp. 155-364.
Cet article est une version légèrement remaniée d’un article intitulé “L’usage de la peur dans les médias de prévention: repères méthodologiques ” paru dans Education du patient et Enjeux de Santé, vol. 25 n°2, 2007, pp. 39-44 et reproduit avec son aimable autorisation.

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Le 30 Déc 20

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C’est au cœur des Marolles que quatre institutions psycho-médico-sociales se sont réunies en «réseau» pour travailler ensemble autour de la santé mentale. Très vite, la question du «secret professionnel partagé» s’est posée.
Les Marolles, un village dans la ville, enchevêtrement de ruelles étroites dans lesquelles tout le monde se côtoie et se connaît. Situé au sud de la ville de Bruxelles, ce vieux quartier populaire a toujours été peuplé de personnes pauvres et d’artisans. La première enceinte de la ville, construite entre 1150 et 1267, excluait déjà ce quartier pour maintenir à l’écart les Marolliens qui réclamaient des droits et se révoltaient.
Le quartier des Marolles connaît un réseau d’entraide très étendu. Dès le XVIIe siècle, face à la grande précarité du quartier, de nombreuses congrégations religieuses viennent s’y installer. Par la suite, des associations vinrent se greffer à ce réseau. Celles-ci, destinées à aider les habitants, cachaient souvent aussi un objectif de contrôle social. Prenons comme exemple la cité Hellemans – parmi les premiers logements sociaux – construite au début du XXe siècle à la place de nombreuses impasses insalubres, et dont l’architecture est délibérément ouverte sur le quartier pour faciliter ce contrôle. De son côté, le café actuellement nommé «Le mouton bleu», dans lequel est née la «Ligue belge pour le suffrage universel», illustre la perpétuelle ébullition sociale de ce quartier.
Etant une terre d’accueil depuis des siècles, sa population fut formée par vagues successives. Depuis l’arrivée des Espagnols au XVe siècle, suivie de celle des Wallons à partir de 1845, elle fut ensuite le lieu de l’exode rural de la Flandre vers Bruxelles. D’autres y ont abouti, Juifs, Polonais, Italiens. Plus récemment, ce quartier a accueilli l’immigration maghrébine, celle d’Afrique noire, d’Europe de l’Est, et d’Amérique latine. Malgré leurs différences, les Marolliens ont longtemps préservé une forte cohésion entre eux, restant notamment unis face aux grandes opérations urbanistiques qui menaçaient leur quartier.
Aujourd’hui, les Marolles se caractérisent par un métissage linguistique, culturel et social, et de nombreux Marolliens restent marqués par leur histoire et souffrent encore d’une grande précarité sociale, médicale et psychologique…
Le professionnel se voit confronté à des situations complexes. Dans celles-ci sont souvent imbriqués de multiples facteurs (financiers, sociaux, judiciaires, psychologiques, médicaux…). Différents professionnels de santé du quartier confrontés à ces situations complexes se sont réunis pour les partager, en parler, y réfléchir, collaborer ou se coordonner entre intervenants. Ils réunissent leurs compétences propres et leurs réflexions dans le but d’optimaliser la prise en charge du patient. Ce partage soulage le professionnel, trop souvent seul à porter une confidence parfois écrasante. Alors des questions se sont soulevées: «Le secret professionnel, c’est quoi?», «Peut-on tout se dire si nous sommes tous soumis au secret professionnel?», «Où est la limite à ne pas dépasser?…»

La loi et le secret professionnel

Le secret professionnel daterait du Ve siècle A.C.N. Dans le serment d’Hippocrate, une règle concernant le respect des secrets du patient est déjà envisagée: « Tout ce que je verrai ou entendrai dans la société , pendant l’exercice ou même hors de l’exercice de ma profession , et qui ne devra pas être divulgué , je le tiendrai secret , le gardant comme une chose sacrée
Au niveau législatif, l’article 458 du Code pénal « punit la violation du secret professionnel qui s’applique à toute personne dépositaire par état ou par profession des secrets qu’on lui confie ». Le secret professionnel est donc une obligation.
La loi ne fait par contre pas mention du secret professionnel partagé. Nous trouvons cependant un éclairage sur cette question à travers la loi du 22 août 2002 relative aux droits du patient, ainsi qu’à travers les codes de déontologie.
La loi relative aux droits du patient fait à plusieurs reprises allusion à la concertation pluridisciplinaire et à la consultation d’un autre praticien professionnel . Cette loi prévoit ainsi que cette concertation ait lieu dans certaines circonstances. Comme par exemple, lorsqu’un patient n’est pas en mesure d’exercer ses droits lui-même et qu’aucun représentant ne peut être désigné. Ainsi selon la loi «… Si une telle personne ne souhaite pas intervenir ou si elle fait défaut , c’est le praticien professionnel concerné , le cas échéant dans le cadre d’une concertation pluridisciplinaire , qui veille aux intérêts du patient » (art.14, §2).
Les Codes de déontologie abordent également la question du partage du secret.
Dans le Code de déontologie médicale , le partage du secret est admis moyennant des limites strictes: dans le cadre d’un travail en équipe, seules les personnes elles-mêmes liées par le secret professionnel et appelées à soigner la personne concernée ont accès à l’information.
Le Code de déontologie de l’Union des associations francophones des assistants sociaux pose des conditions supplémentaires: « la communication qui ne peut se faire que dans l’intérêt du client et avec son accord ou en cas de partage du secret au sein d’une même équipe , moyennant son information préalable -, ne peut s’opérer qu’à l’égard d’une personne tenue au secret professionnel et dont la fonction poursuit le même objectif ».
Le Code de déontologie de la Fédération belge des psychologues dit en outre que « le psychologue ne peut partager le secret professionnel avec un tiers que lorsque cela est indispensable à la bonne exécution de sa mission . Il doit le faire en respectant les règles de la profession , notamment le principe de la liberté de participation du patient et , en cas de compte rendu à une tierce personne , il doit se limiter à l’information qui se rapporte directement à la question posée
Il existe une exception qui autorise (et non oblige) le praticien à choisir de révéler un secret. Il s’agit de l’état de nécessité. On parle d’état de nécessité lorsqu’un danger ne peut être évité que par la révélation du secret. Bien entendu, il ne s’applique que pour un danger futur, quoi qu’ait pu commettre l’usager dans le passé.
Il faut donc des éléments nouveaux et graves étayant le risque. Prenons par exemple le cas d’un intervenant à qui son patient révèle qu’il ne peut s’empêcher de battre violemment son bébé. Si le danger est imminent et se profile pour le futur, et si l’intervenant ne peut éviter celui-ci par ses propres moyens, il est en droit de choisir de rompre le secret professionnel. Pour illustrer la complexité de cette question nous citons un extrait du livre de A. Marchal et J.-P. Jaspar: « Ce n’est que dans des cas extrêmes , c’est à dire en cas d’abstention consciente , volontaire et injustifiée de procurer une aide , que le fait de ne pas parler , si c’est le seul moyen d’écarter le péril , serait constitutif du délit de non assistance à personne en danger sanctionné par l’article 422bis du Code pénal

La notion de secret professionnel en fonction de la formation de base

Tous les professionnels de santé sont-ils égaux face au secret professionnel? Qu’est-il enseigné sur le secret professionnel dans nos formations de base respectives? Les psychologues, les kinésithérapeutes, les infirmiers, les médecins, les assistants sociaux, les accueillants mettent-ils les mêmes concepts derrière la notion du secret professionnel?
Le rapport au secret professionnel peut notamment varier suivant la tâche que le professionnel doit réaliser avec l’usager. Par exemple, l’assistant social aura besoin d’éléments plus concrets pour aider la personne que le psychologue qui pourra travailler au niveau de sa réalité subjective ou psychique.
Par ailleurs, les informations qu’un professionnel est en droit de divulguer à propos d’un usager varient plus en fonction de sa mission auprès de ce dernier (aide, travail sous mandat, expertise…) qu’en fonction de sa profession de base.
Rappelons, malgré tout, le cas des enseignants, qui ne sont pas tenus au secret par leur profession.

Quelques éléments à propos du sens du secret professionnel

Le secret professionnel est tout d’abord une condition nécessaire pour que tout citoyen puisse avoir confiance envers certaines professions. Il facilite la rencontre, puis l’établissement d’une relation de confiance entre le professionnel et l’usager.
Le secret professionnel a ainsi un rôle de protection , tant pour la personne qui se confie que pour le professionnel. Ce dernier n’a pas l’obligation de lever le secret, et ne se rend pas complice de l’usager. Il a le devoir de garder le secret à l’exception notable de l’état de nécessité.
De manière générale, le secret professionnel évite l’ instrumentalisation par la société (les autorités) des interventions de type psychosociales et médicales , au service d’objectifs sécuritaires ou autres.
D’un point de vue plus clinique, le secret professionnel, en maintenant l’usager ultime détenteur de son histoire passée et à venir, préserve – et aide à restaurer – sa place d’acteur de cette histoire, place souvent mise à mal dans des parcours de vie difficiles. Replaçant l’usager au centre du travail effectué, le secret professionnel nous repositionne dans notre rôle d’aidant, d’accompagnant, et non de décideur de son sort, de celui qui contrôle la situation, même si c’est censé être «pour son bien». Il nous oblige à viser une mobilisation des ressources propres de l’usager, au lieu d’agir à sa place.
Structurant, imposant des limites, le secret professionnel est un véritable outil de travail avec des familles en mal de repères, en mal d’intimité, souvent devenues «objets», tant de leurs difficultés que des services mis en place pour y remédier.
Le professionnel doit rester d’autant plus vigilant quand il travaille avec une personne précarisée prête à mettre son histoire «en pâture» dans l’espoir d’améliorer une situation parfois désespérée. Prenons pour exemple la situation où la personne doit révéler son histoire pour obtenir un droit de vivre sur notre territoire.
Le secret professionnel cache par ailleurs certains enjeux fantasmatiques de pouvoir. Le professionnel serait tenté de se sentir central par rapport à l’usager. Un médecin exprimait la difficulté de faire le deuil de notre toute-puissance quand nous nous sentons seuls détenteurs d’informations sur un patient. Certaines équipes peuvent utiliser le partage du secret professionnel dans le but de redistribuer cette impression de pouvoir (c’est entre autre la philosophie des maisons médicales). Dans la réalité, le secret professionnel, limitant l’usage pouvant être fait des informations, atténue ce pouvoir potentiel.
La situation suivante illustre la complexité du partage du secret professionnel.
Une jeune femme enceinte se confie auprès de son assistant social sur les circonstances dramatiques dans lesquelles l’enfant à naître fut conçu. Peu avant l’accouchement, la patiente est hospitalisée pour un suivi médical plus rapproché. L’assistant social est conscient du traumatisme vécu par sa cliente et voudrait optimaliser la prise en charge de celle-ci. Il choisit de partager le secret avec l’infirmière-chef du service hospitalier dans le but d’un meilleur encadrement. Lorsque l’assistant social revoit sa cliente après l’accouchement, celle-ci est furieuse. En effet, durant son hospitalisation elle s’est aperçue que de nombreuses personnes de l’équipe soignante connaissaient son histoire.

Les difficultés du secret professionnel

Certaines situations nécessitent néanmoins un important travail de mise en lien de la part des professionnels: mise en lien des différents éléments de l’histoire du sujet ou d’une famille, travail du lien avec l’entourage… y compris l’instauration d’une meilleure coordination entre intervenants multiples.
Pensons par exemple à la psychose, où se côtoient fusion et morcellement, tous deux dangereux antagonistes l’un de l’autre. Pour éviter une relation angoissante de trop grande proximité avec l’autre, y compris avec les professionnels, la personne fait souvent entrer en jeu des mécanismes de morcellement qui peuvent compartimenter et éclater le réseau de soin. Pour garder sens et efficacité, ce réseau de professionnels devra jongler entre «faire du lien», y compris en son sein, et respecter les angoisses de l’usager qui le poussent à morceler.
La psychose n’est qu’un exemple. Nous pouvons également citer certaines affections invalidant, pour la personne, la possibilité de faire des choix entièrement seule, ou encore la perversion, qui se joue des limites que nous essayons de préserver, etc.
Ne risque-t-on pas de se sentir bridé par cette loi, coincé entre la nécessité d’être productif pour le patient ou son entourage, et le risque d’être poursuivi?
Pour illustrer cette difficulté, voici une petite vignette clinique.
Une assistante sociale est en visite chez une cliente à la demande du médecin généraliste de celle-ci. Elle la trouve particulièrement déprimée, lui confiant avoir des idées suicidaires. Elle apprend par celle-ci qu’elle a arrêté son traitement antidépresseur et elle lui demande de ne pas en parler à son médecin. Quelques jours plus tard, les deux intervenants se rencontrent fortuitement et le médecin demande à l’assistante sociale des nouvelles de sa patiente.
Il est évident que nous ne pouvons pas toujours nous en tenir au strict secret professionnel «non partagé». Mais dans quelles circonstances, à quelles conditions, comment le partager? Voici quelques pistes de travail pour nous aider à concilier deux exigences pouvant parfois paraître contradictoires.

Les pistes de travail

Il existe des pistes de travail concernant le partage du secret en équipe (ou entre professionnels d’institutions différentes) pour ne pas se sentir coincé par le secret tout en respectant les droits du patient.
Au niveau législatif, il n’y a pas de repère précis. Cependant, nous pouvons nous baser sur le travail de réflexion de certains auteurs qui considèrent que le secret professionnel peut être partagé si cinq obligations sont remplies (selon Moreau T.):
«1. Informer le maître du secret (patient, client).
2. Obtenir l’accord du maître du secret.
3. Ne partager qu’avec des personnes soumises au secret.
4. Ne partager qu’avec des personnes soumises à la même mission.
5. Limiter le partage à ce qui est strictement nécessaire pour la réalisation d’une mission commune (par mission commune, on entend par exemple l’appartenance au même service et au même groupe de professionnels, ou lorsqu’une collaboration d’un intervenant extérieur est nécessaire pour réaliser la mission du professionnel dépositaire du secret. C’est l’existence d’un mandat confié par une même autorité, on ne parle pas de mission commune si les mandats sont issus d’autorités différentes ou entre des professionnels divers auxquels la personne s’adresse directement).»

Ces balises rejoignent certains codes de déontologie cités précédemment.
Au niveau de la relation professionnelle, il est important de placer l’usager au centre de la relation de travail. Ceci peut se concrétiser en l’associant à la réflexion quant à l’opportunité d’un partage d’informations avec d’autres professionnels; cette réflexion débouche souvent sur le consentement de l’usager. En cas de refus mais d’extrême nécessité (état de nécessité) nous avons le droit de nous défaire du secret professionnel.
Par ailleurs, quand une institution propose un travail d’équipe, avec discussions de situations en réunion, il pourrait être opportun d’en informer l’usager dès sa première rencontre avec un professionnel de l’équipe.
On pourrait également désigner un membre de l’équipe garant du respect du secret ou encore préciser entre intervenants le cadre du partage d’informations.
Enfin, quand nous échangeons à propos d’usagers en intervisions inter-institutionnelles, l’anonymat ou l’invention de cas fictifs ne paraissent pas superflus.
A chacun de trouver les balises adéquates à sa pratique. Que partager? Avec qui? Pour en faire quoi? Dans quelles conditions?
Une réflexion en équipe pourrait permettre de fixer des balises pour le partage du secret car la question est complexe, aucune règle ni loi ne donnera la réponse qui conviendrait le mieux à une équipe déterminée.
Comment créer un «espace du secret»? Un lieu clos où le secret serait déposé par le professionnel qui ne serait plus seul à le porter et où chacun, fort de sa formation particulière, pourrait collaborer au dénouement d’une situation difficile.

En guise de conclusion

Et si le patient redevenait le centre de la relation de soins?
Chaque équipe ou professionnel qui collabore se pose un jour la question. Travailler ensemble, mieux comprendre le travail de l’autre, optimaliser notre prise en charge mais dans quel cadre? Quelle est la place de la personne qui se confie? Quelle est celle du professionnel? Le professionnel n’occupe-t-il pas parfois la place centrale qui est celle du patient?
Le secret professionnel est ressenti avec ambiguïté par le praticien, entre la rigidité de la loi et la difficulté de la pratique. Partager une situation difficile ne signifie pas le non-respect de son patient, mais comment garder celui-ci au centre de nos préoccupations? A l’heure où l’espace potentiel du partage du secret tend à s’élargir, notamment via la création de réseaux formalisés de santé, ces questions ont d’autant plus de poids. Le secret professionnel nous renvoie à nous-même, au respect de l’autre, à la société que nous voulons.
Céline Ego , médecin généraliste
d’après le travail de réflexion sur le secret professionnel partagé de l’équipe Réseau Santé Mentale Marolles.

Références bibliographiques

-Procès-verbal de la réunion plénière du RSMM du 30/05/06 sur le secret professionnel partagé
-Travail de synthèse de la réflexion en équipe réseau sur le secret professionnel partagé (avril 2006) par Yaëlle Seligmann
-Nouvelle encyclopédie de bioéthique, Gilbert Hottois et Jean-Noël Missa, 2002, pp 725-729
-Balises pour des contours juridiques incertains, T. Moreau, JDJ n°189, nov.1999, p12
-Secret professionnel, acte du colloque de Bruxelles du 5/12/2003 sous la direction de I. Brandon et Y. Cartuyvels: «Judiciaire et thérapeutique: quelles articulations?» Lucien Nouwynck
-Droit criminel, A. Marchal et J.-P Jaspar, Bruxelles, Larcier, 1965, p.458
-Confidentialité et secret professionnel: enjeux pour une société démocratique. Recueil d’articles «Temps d’arrêt: lectures». Coordination de l’aide aux victimes de maltraitance.
* La confidentialité, ciment de la relation d’aide: la personne au centre de la rencontre, Claire Meersseman
* Quelques balises juridiques, Jean-François Servais
-Code de déontologie médicale
-Code de déontologie de l’Union des associations francophones des assistants sociaux
-Code de déontologie de la Fédération belge des psychologues
-Loi relative aux droits du patient, Moniteur belge, 22 août 2002
-Une histoire de Bruxelles, Roel Jacobs, éd. Racines, 2004
-Site internet https://www.lesmarolles.be

La promotion de la santé à l’école au centre de deux logiques

Le 30 Déc 20

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Des objectifs généraux

Voici quelques années déjà, la Communauté française a choisi une approche de promotion de la santé . Ce choix constitue une rupture avec l’approche préventive pure qui prédominait jadis. Cette manière de voir était et reste une conception assez «médicale» puisqu’elle s’appuie sur le décours naturel des différentes maladies et sur une définition de la santé «classique» vue comme l’absence de maladie!
C’est ainsi que l’on parle de «prévention primaire» si l’intervention a lieu avant émergence de tout symptôme (vaccination par exemple), de «prévention secondaire» s’il s’agit de rechercher des signes avant-coureurs d’une maladie (dépistage précoce par exemple), de «prévention tertiaire» si l’objectif est de prévenir des complications (donner à des personnes présentant un risque augmenté un traitement qui retarderait la survenue d’une maladie) et de «prévention quaternaire» si l’on vise, chez les personnes déjà atteintes, à empêcher les rechutes et diminuer des séquelles (intervention diminuant l’ampleur d’un handicap prévisible).
Tout ceci reste valable aujourd’hui, mais, dans notre nouvelle manière de voir, plus intégrale, nous optons pour une approche de promotion de la santé qui va au-delà du ‘médical’. Celle-ci se donne en effet comme ambition de travailler sur les déterminants de la santé, tant biologiques que psychologiques, sociaux, culturels ou environnementaux. Le choix de cette approche a été officialisé par le décret du 14 juillet 1997 portant organisation de la promotion de la santé. A sa suite et fort logiquement, deux Programmes quinquennaux de promotion de la santé, le premier pour la période 1998-2003, le deuxième pour celle de 2004 à 2008, ont été rédigés et recommandés à tous les acteurs. Des plans communautaires opérationnels sont d’ailleurs venus les compléter et concrétiser. Notamment en définissant les problématiques de santé prioritaires suivantes: la prévention des assuétudes, des cancers, des maladies infectieuses, ainsi que des traumatismes. Mais aussi la promotion de l’activité physique, de la santé bucco-dentaire, de la santé cardiovasculaire, du bien-être et de la santé mentale, de la santé de la petite enfance, et enfin celle d’un environnement sain.

Mettons-nous d’accord sur les termes

La promotion de la santé, nécessitant une gestion multidisciplinaire, nous la concevons, conformément à la Charte d’Ottawa (1986), comme «le processus qui vise à améliorer le bien-être de la population en mobilisant de façon concertée l’ensemble des politiques, de manière à permettre à l’individu et à la collectivité d’agir sur les facteurs déterminants de la santé et, ce faisant, d’améliorer celle-ci. Il s’agit d’un processus qui privilégie, pour ce faire, l’engagement de la population dans une prise en charge collective et solidaire de tous les aspects de la vie quotidienne qui déterminent sa santé. Il s’agit d’un processus qui choisit que cet engagement se fasse en alliant choix personnel et responsabilité sociale.»
Quant à la médecine préventive, qui est surtout le fait des acteurs médicaux, nous la définissons comme étant «un ensemble de méthodes par lesquelles les professionnels de santé visent à éviter les affections morbides ou à découvrir le plus rapidement possible, dans la population, les personnes qui sont réceptives ou atteintes d’une affection qui risque de détériorer gravement l’état de santé du malade lui-même et/ou de se propager à son entourage et/ou de provoquer une dégradation de la situation matérielle et sociale des personnes affectées.»
Le champ de la médecine préventive est donc inclus, on le voit clairement si l’on tombe d’accord sur ces deux définitions, dans celui, plus large, de la promotion de la santé. Les concepts et orientations de travail de celle-ci constituent donc une référence pour la médecine préventive. Laquelle peut se faire à travers l’action des intervenants du secteur ambulatoire, les médecins généralistes et les autres professionnels de la santé ou de l’aide sociale (services de l’Office de la naissance et de l’enfance et de la Promotion de la santé à l’école), en optimalisant les structures logistiques au bénéfice des programmes de médecine préventive.

Une «philosophie de promotion» pour rendre la prévention médicale plus cohérente

La prévention médicale reste trop souvent le fait d’actions individuelles, de dispositifs épars, non coordonnés par une organisation et/ou une réglementation cohérente. Aussi souhaitons-nous, non seulement articuler entre eux les différents programmes existants de médecine préventive, mais aussi intégrer ceux-ci, et d’autres à venir, dans une démarche, un cadre général, de promotion de la santé qui renforce la cohérence des diverses matières de santé.
Ce sera l’enjeu des prochaines années, en matière de médecine préventive: articuler les programmes entre eux et dans une démarche d’éducation et de promotion, qui doit nécessairement intervenir, le plus possible, en amont des problèmes de santé et de façon globale (sans même forcément cibler telle ou telle maladie en particulier).
Un consensus se dégage progressivement dans la communauté scientifique pour s’accorder sur la pertinence de certaines démarches de médecine préventive et en confirmer le bénéfice pour la santé et la qualité de vie de la population. Actuellement, il s’agit des dépistages, précoces et organisés, des cancers (du sein, col de l’utérus, ainsi que colo-rectal) mais aussi de la prévention du diabète sucré et de l’identification du risque cardiovasculaire global, etc. Quant au sida, la tuberculose et l’hépatite C, par exemple, ces pathologies méritent, elles, des stratégies de dépistage spécifiques, visant des groupes de populations particulièrement vulnérables, puisqu’elles ne touchent pas indifféremment l’ensemble de la population.

Une stratégie globale

Les lieux de vie, tels que les milieux d’accueil des jeunes enfants (accueil de 0 à 3 ans, accueil extrascolaire…), mais aussi les lieux de soins et d’hébergement des différentes catégories d’âges (maisons de repos, homes, prisons…) se prêtent spécialement bien, tant à une stratégie de promotion de la santé (développer des modes de vie sains, développer une participation citoyenne, développer les aptitudes individuelles et sociales…), qu’à la pratique de la médecine préventive. Tout ceci est particulièrement vrai en milieu scolaire. C’est bien pourquoi ce souci de cohérence a notamment présidé à la réforme de l’inspection médicale scolaire, en la faisant évoluer vers la promotion de la santé à l’école.
Le milieu scolaire fait l’objet d’une attention toute particulière. En effet, la population des jeunes de 6 à 18 ans est soumise à l’obligation scolaire, et la Communauté française rassemble des compétences particulièrement orientées vers ce public: enseignement, culture, sport, promotion de la santé, aide à la jeunesse. C’est évidemment une opportunité pour développer des programmes cohérents de promotion de la santé à l’école.

De l’inspection à la promotion

Par le décret du 20 décembre 2001, la Communauté française a réorganisé la médecine scolaire, en vue de la faire évoluer vers une organisation à même de réaliser une véritable promotion de la santé à l’école.
Ce décret actualise les missions des anciens centres d’Inspection Médicale Scolaire, ou IMS, un nom qui d’ailleurs reste encore aujourd’hui mieux connu de la population. Mais ces missions sont actuellement assurées par les équipes dénommées maintenant Services de Promotion de la Santé à l’école ou «PSE». Ces équipes offrent gratuitement un service de santé publique aux populations scolaires.
Le décret redéfinit les quatre missions principales, confiées à tous les PSE (et assimilés):
– promotion d’un environnement favorable;
– dépistage et suivi, ainsi que vaccination, lors de bilans de santé;
– prophylaxie des maladies transmissibles;
– recueil standardisé de données sanitaires.
Il en réaffirme le caractère obligatoire pour les équipes. Ce nouveau mode de travail se met progressivement en place. Les adaptions nécessitent un certain temps, mais elles se font, car elles correspondent à un besoin réel. Les obligations sont rappelées et une certaine pression de la part de l’Administration existe. Mais nous l’exerçons tout en reconnaissant que, vu les limites budgétaires inhérentes à notre Communauté, les équipes manquent des moyens indispensables pour remplir, de manière optimale, l’ensemble de leurs missions dans chacune de leurs dimensions potentielles. Le fait d’être passé du terme «inspection» au terme «promotion» et d’avoir retiré le terme «médical» est bien cohérent avec la nouvelle philosophie. Celle-ci était souhaitée et est approuvée par tous les acteurs, même si certains, par exemple des médecins, rechignent parfois un peu.

Une mission de promotion de la santé, de la qualité de vie et du bien-être

Le décret traduit une approche plus large de la santé. Le rôle de la médecine scolaire n’est pas seulement de détecter certaines maladies ou de prévenir la transmission de maladies contagieuses, mais aussi d’assurer le bien-être des enfants dans leur environnement et de contribuer à en faire des adultes ayant plus de chances de grandir en santé.
Car être en bonne santé, ce n’est pas seulement ne pas être malade. Le bien-être de l’enfant dépend des conditions dans lesquelles il vit avec ses amis, ses parents, ses enseignants, dans son quartier et son école, et de la manière dont il appréhende les facteurs influençant sa santé. Le décret a pour but de soutenir les approches collectives en faveur d’un environnement scolaire agréable et respectueux de chacun, où l’on peut échanger, communiquer, se sentir bien.
C’est pourquoi la Communauté française demande désormais aux services PSE de prendre en compte les différentes composantes et déterminants de la santé des enfants, dans leur globalité. C’est-à-dire, outre les missions anciennes d’examen médical, mettre en place, dans le plus d’écoles possibles si pas dans toutes, des projets visant à améliorer la santé des écoliers et leur maîtrise sur ce qui conditionne leur santé future, développer la qualité de vie et le bien-être à l’école, veiller à un environnement scolaire agréable, lieu d’échange et de communication, dans lequel des relations saines avec les écoliers, les étudiants, les enseignants et les parents peuvent s’épanouir, dans le respect des différences de chacun. Des programmes d’éducation pour la santé compléteront des programmes de promotion d’un environnement favorable à la santé.
L’enfant passe beaucoup de temps à l’école. Son bien-être et sa santé dépendent de la qualité de ce milieu de vie. Inutile de souligner l’importance d’un bon climat relationnel entre enfants et enseignants. Mais insistons aussi sur le caractère indispensable d’une vérification périodique des locaux qui se doivent d’être accueillants, sûrs et propres, de même que les abords des écoles, qui doivent être spécifiquement aménagés pour la sécurité. Enfin ne négligeons pas une surveillance régulière de la qualité des boissons et aliments mis à disposition des écoliers.
Promouvoir la qualité de vie dans une école n’est possible qu’avec la participation de tous. Le service PSE devrait coopérer avec:
-les élèves, les parents et les enseignants;
-la direction, le centre PMS, et le pouvoir organisateur (PO), de l’établissement;
-ainsi que le Centre local de promotion de la santé (CLPS) et, s’il y a lieu, le conseiller en prévention, le service de médecine du travail (SEPPT), voire l’inspection des denrées alimentaires (AFSCA).
Le projet de santé de l’école , idéalement élaboré par elle, en collaboration avec l’équipe PSE, sollicitera la participation de toute la communauté éducative: élèves, parents, enseignants, et direction. L’implication de tous est essentielle pour faire de l’école un lieu de vie plaisant et épanouissant.
Le Conseil de participation est l’organe qui rassemble pratiquement toutes ces personnes, et pourrait, de ce fait, être le lieu idéal pour l’élaboration d’un tel projet. Des partenariats et des actions devraient se construire à partir de ce lieu d’échanges et de concertations, sans oublier les autres partenaires extérieurs: certaines asbl locales, l’un ou l’autre Service communautaire spécialisé sur un thème, voire l’Observatoire provincial, mais surtout le CLPS.

Une mission de médecine préventive

A côté d’aspects «promotionnels» (peut-être plus psycho-sociaux), la médecine préventive (sans doute plus bio-médicale) reste plus que jamais d’actualité et se doit d’elle aussi s’améliorer. En matière d’urgences sanitaires par exemple, il existe une liste de maladies transmissibles dont la déclaration, à l’aide d’un certificat médical type, est obligatoire. Informé, par un médecin traitant, un hôpital, ou notre administration, du diagnostic, ou constatant lui-même la présence, d’une de ces maladies au sein de l’école, le médecin qui en est responsable pour l’équipe PSE, prendra, en accord et collaboration avec l’inspecteur d’hygiène, toutes les mesures utiles afin de réduire le risque d’une épidémie.

Les missions des services PSE

Assurer la promotion de la santé (20% du temps de travail doit y être consacré selon le décret) dans l’école (c’est-à-dire un programme d’ éducation pour la santé au service de l’établissement, pour les élèves et les enseignants, avec eux et par eux). Assurer aussi la promotion d’un environnement favorable à la santé à l’école (c’est-à-dire une attention portée à la sécurité , l’ hygiène et le bien-être , concernant les locaux et abords, mais aussi les aliments et boissons disponibles, ainsi que les possibilités de gestion sur place des premiers soins éventuels, etc.).
Réaliser le suivi de la santé globale des enfants en effectuant, pour chacun, des bilans de santé périodiques (ces visites médicales sont le rôle le plus connu des anciens IMS). Cette activité inclut la nécessité de transmettre aux parents une note reprenant les conclusions du bilan effectué, de recommander le cas échéant une consultation et de recontacter les parents ou le lieu où l’enfant a été référé, pour voir si l’examen conseillé a bien été effectué.
Contrôler , lors de ces bilans individuels, l’état vaccinal . Offrir les vaccinations de base gratuites recommandées aux élèves. Aider à la gestion des situations liées à la présence d’enfants malades dans l’école. Assurer la prophylaxie des maladies transmissibles (risques de contagiosité et urgences sanitaires lors d’apparition de certaines maladies infectieuses).
Contribuer à une politique et à des stratégies de promotion de la santé des jeunes, ainsi qu’à une gestion des informations en la matière, notamment par le recueil de données sanitaires utiles. Cette collecte est réalisée lors des examens de suivi effectués périodiquement au sein de l’ensemble de la population scolaire.
Enfin, seulement pour certains des services: organiser une permanence «point-santé» au sein d’établissements de l’enseignement supérieur, lorsque le service en a sous tutelle, pour disposer ainsi d’un lieu de contact, ouvert aux étudiants et leur permettant d’y rencontrer, à la demande, un professionnel de santé apte à répondre à leurs questions.

En ce qui concerne la prophylaxie des maladies contagieuses, trois d’entre elles constituent une urgence sanitaire: diphtérie et polio sont heureusement rares, mais les infections à méningocoques (dont la plus célèbre est la méningite) sont assez fréquentes. Elles exigent des mesures de protection dans les 24 heures. Chaque service PSE est donc organisé pour prendre ces mesures dans les plus brefs délais.
La qualité de la communication est déterminante pour que le système soit efficace. Dès suspicion clinique, ces trois pathologies doivent faire l’objet d’une déclaration immédiate à l’un des médecins inspecteurs d’hygiène de notre administration. L’article 2 de l’Arrêté du 17 juillet 2002, relatif à la prophylaxie des maladies transmissibles dans le milieu scolaire et étudiant, prévoit qu’un dispositif d’urgence doit être organisé. Grâce à celui-ci, si par exemple nous sommes avertis par un hôpital du fait qu’un élève hospitalisé présente une méningite bactérienne, nous sommes en mesure, même en dehors des heures d’ouverture des services et des écoles, et donc théoriquement 7 jours sur 7 et 24 h sur 24, de contacter l’établissement scolaire concerné et le médecin scolaire requis pour gérer avec eux les mesures à prendre dans les heures qui suivent.
Enfin, en ce qui concerne la mission la mieux connue des parents, les fameuses visites médicales, elles restent bien sûr une tache essentielle des services. Il s’agit d’effectuer, pour tous les élèves, les bilans de santé périodiques légalement prévus (en moyenne tous les deux à trois ans, au moins sept fois sur l’ensemble du cursus) et les vaccinations de base recommandées (effectuées et/ou, à tout le moins, vérifiées, au moment de la visite médicale).
Ces moments de rencontre avec le médecin scolaire permettent de dépister certaines maladies touchant les enfants et les adolescents et un rapport est adressé aux parents, à qui il est conseillé, si nécessaire, de consulter le médecin traitant et/ou un spécialiste. Ces visites médicales permettent la collecte de renseignements sur l’état de santé de la population scolaire, via la constitution d’un recueil informatique de données sanitaires.
Nous reviendrons dans un prochain numéro sur certains aspects plus concrets, en développant deux objectifs particulièrement novateurs qui ont récemment vu le jour dans le secteur de la Promotion de la santé à l’école, celui du recueil des données et celui du projet de service.
Jérôme de Roubaix , Médecin inspecteur d’hygiène, coordonnateur de la Médecine scolaire,
responsable du Service Surveillance à la Direction générale de la santé de la Communauté française
Adresse de l’auteur: Ministère de la Santé de la Communauté française, Bd Léopold II 44, 1080 Bruxelles. Courriel: jerome.deroubaix@cwfb.be.
Version révisée le 24 janvier 2008 d’un article précédemment paru dans La Plume du Coq, journal interne du Ministère de la Communauté française (n° 69 de septembre 2007) et publié avec son aimable autorisation.